Qui étaient vraiment les Physiocrates ?
Par Benoît Malbranque
(Extrait de : Benoît Malbranque, Les théoriciens français de la liberté humaine, Institut Coppet, 2020, p. 114-132.)
Qui étaient vraiment les physiocrates ? Ici je suis assez en peine, car je ne suis pas même rentré sur ce terrain que déjà se présentent à mes yeux des panneaux pour dire : ici on a tendu des pièges aux hommes. Ici, en effet, le récit fourni traditionnellement par les historiens ne me convainc pas.
Il faudrait dire ce qu’est la physiocratie ; on ne s’embarrasse guère, la chose est facile. Le mot même vient du grec, paraît-il ; c’est Du Pont (de Nemours) qui le donna, et on l’explique, quoique lui-même a oublié de le faire. Et ce n’est que le début des extravagances. Sans faire attention aux formes du récit et surtout aux contextes d’écriture de l’histoire, on retient et on répète des physiocrates ce que leurs adversaires ont dit d’eux : qu’ils formaient une secte, que leurs idées étaient systématiques, absolues et radicales, et encore principalement axées sur la notion du produit net et de la productivité unique des terres ; qu’en outre ils défendaient le despotisme plutôt que la démocratie. Je m’en excuse, mais ces représentations, qui sont dans tous les livres d’histoire, me paraissent maladroitement formulées et, puisqu’il faut que j’ose le dire, même tout à fait fausses. J’y reviendrai. Mais je voudrais commencer par prouver ce qu’on oublie et qui me semble le plus important quand on veut parler d’eux : c’est qu’Adam Smith, supposément le fondateur de la science économique et du libéralisme économique, avec sa Richesse des Nations (1776), a repris à son compte des idées que les physiocrates avaient exposées, parfois même avec plus de justesse, plus d’une décennie auparavant.
Je prouverai ceci en recourant autant que possible aux ouvrages physiocratiques qu’Adam Smith possédait dans sa bibliothèque, d’après les relevés qui en ont été faits, car qui prouve le plus prouve le moins. Adam Smith possédait notamment : du marquis de Mirabeau, la Théorie de l’impôt (1760), et la Philosophie rurale (1763)[1] ; de Mercier de la Rivière, l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767)[2] ; et en outre différents volumes des journaux physiocratiques : dix volumes du Journal de l’agriculture, du commerce et des finances (1765-1767)[3] et 42 volumes d’Éphémérides du Citoyen (1766-1769)[4].
Il me paraît inutile d’examiner la doctrine de l’équilibre de l’offre et la demande : elle est déjà fort ancienne ; sa formulation chez Richard Cantillon (1755), laissait déjà peu à désirer. Mais voyons certaines propositions clés de Smith, comme cette idée, qui eut une immense retombée, que par l’effet de cette loi de l’offre et de la demande le salaire de l’ouvrier se borne au minimum des subsistances. Mercier de la Rivière, dans un ouvrage qu’on a vu être possédé par Smith, écrivait dix ans avant la Richesse des Nations : « Examinez bien quel est l’état de tous ceux dont la profession est de servir aux différents travaux que la culture occasionne ; en général, vous ne verrez en eux que des hommes réduits à des consommations qu’on peut regarder comme l’étroit nécessaire ; il s’en faut bien qu’ils soient salariés en raison de l’utilité qui résulte de leurs travaux : leurs diverses professions sont communément d’une pratique si facile, qu’elles sont à la portée d’une multitude d’hommes, et d’hommes nés sans aucune sorte de richesses ; par cette raison, la grande concurrence de ces ouvriers qui se forment promptement et sans frais, tient nécessairement leurs salaires au plus bas prix possible, je veux dire, à un prix au-dessous duquel on ne trouve que l’indigence et la misère, fléaux toujours destructifs des classes d’hommes dont ils forment l’état habituel. »[5] Et de même Turgot, dans une étude insérée dans l’un des numéros des Éphémérides, écrivait : « Le simple ouvrier, qui n’a que ses bras et son industrie, n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher ; mais ce prix plus ou moins haut ne dépend pas de lui seul : il résulte de l’accord qu’il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu’il peut ; comme il a le choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance. »[6]
Adam Smith est encore célébré pour ses sages maximes fiscales ; on pourrait les comparer à celles de Vauban, dans la Dîme royale ; mais voyez aussi Mirabeau, dans sa Théorie de l’impôt, où il dit qu’« il peut être résumé à trois conditions nécessaires de l’imposition. 1° Qu’elle soit établie immédiatement et à la source des revenus. 2° Qu’elle soit dans une proportion connue et convenable avec ces mêmes revenus. 3° Qu’elle ne soit point surchargée de frais de perception. »[7]
Mais c’est surtout pour ses principes sur l’intérêt personnel et encore plus sur la « main invisible », que sa contribution à l’édification du libéralisme économique est vantée. Je n’ai pas à justifier qu’on puisse trouver le cœur d’une doctrine dans une expression qui ne s’y trouve qu’une fois, et sous forme métaphorique : les spécialistes de Smith s’en débattent déjà comme ils peuvent. Il me suffit de dire que la théorie de l’intérêt personnel est partout dans la littérature française précédente, et notamment chez les physiocrates.
Déjà le bon Crucé disait qu’« il ne faut denigrer le marchand, principalement celuy qui d’une resolution genereuse entreprend des voyages hazardeux, afin de s’enrichir luy et son pays. Il ne peut faire l’un sans l’autre, et le public estant composé des particuliers, il se ressent des richesses et de la pauvreté de ceux-cy. »[8] Et parmi les physiocrates, on trouvera tous les auteurs en accord. Louis-Paul Abeille reconnaît que c’est le motif unique qui fait agir les commerçants étrangers dans le transport des marchandises. « C’est uniquement de l’intérêt qui fait rouler toute la machine du commerce »[9] ; et il ajoute immédiatement à la suite que « tout autre motif de confiance serait illusoire ». [10] Car l’intérêt personnel est un motif si enraciné en l’homme qu’on peut compter sur sa puissance pour guider avantageusement les combinaisons des hommes. « On peut laisser aux commerçants le soin de ne s’engager que dans les opérations qui leur promettent des bénéfices » dit-il dans une autre brochure[11], qui semble avoir été assez diffusée, puisqu’on la retrouve l’année même traduite en espagnol[12], malgré la capacité du public espagnol, et européen en général, à lire la langue française. [13]
En dehors du cadre strict de l’école physiocratique, des adeptes émancipés soutenaient la même doctrine. Examinant la question du commerce des grains dans un ouvrage là encore bien diffusé, et traduit en italien[14], C.-J. Herbert évoque les marchands et écrit qu’« on sait qu’ils doivent gagner, et qu’ils ne peuvent se conduire que par des motifs d’intérêt. »[15] Comme les plus célèbres physiocrates, Herbert voyait dans l’intérêt personnel un motif de confiance. « Si le ministère dans ces occasions laissait agir le commerce, et que l’on fût assuré que l’on peut s’y livrer sans risques et sans formalités, les importations de blés se succéderaient à proportion des besoins ; la cupidité saura les prévoir et les soulager. Cherté foisonne, dit le proverbe ; c’est douter de l’avidité des hommes pour le gain, que de craindre qu’ils ne portent pas la denrée partout où ils la vendront avantageusement. » [16] « On ne saurait trop répéter que l’intérêt est le motif le plus puissant qui fasse agir les hommes », dit encore Simon Clicquot-Blervache la même année[17] ; et André Morellet écrit quant à lui que « nous voyons dans la nature de l’homme un principe d’action toujours soutenu, toujours vigilant, toujours énergique : l’intérêt. »[18] Cette dernière affirmation semble peu : mais en vérité Morellet insista tellement sur l’intérêt personnel dans ses écrits qu’un commentateur l’a qualifié de « précurseur d’Ayn Rand, défenseur de la moralité de l’égoïsme éthique et de l’intérêt personnel rationnel »[19]. L’abbé Morellet allait en effet jusqu’à écrire : « Mes concitoyens ont le droit de vivre de leur travail, de leur industrie, de leur propriété, et de vendre ce travail, cette industrie, cette propriété à tous les membres de la société et à moi-même, tout ce qu’ils veulent ; mais ils n’ont pas celui de fixer, autrement que par une convention libre entre nous, le prix de ma denrée, qui est elle-même ma propriété, le fruit de mon travail et de mon industrie. Ils ont le droit de vivre, mais non pas aux dépens d’aucun autre membre de la société. » [20] Et dans les salons, où Morellet répétait cette doctrine, l’idée était remarquée. Mme d’Holbach, qui tenait l’un d’eux, disait de lui, avec tout l’esprit qui la caractérisait, qu’« il allait toujours les épaules serrées en devant pour être plus près de lui-même. »[21]
Adam Smith, cependant, n’avait pas ces derniers ouvrages dans sa bibliothèque. Il a séjourné à Toulouse et à Paris, au moment où ils furent écrits, il a rencontré plusieurs de leurs auteurs, cela doit compter. Ce même Morellet évoque Smith dans ses Mémoires et écrit : « Nous le vîmes plusieurs fois ; il fut présenté chez Helvétius : nous parlâmes théorie commerciale, banque, crédit public, et de plusieurs points du grand ouvrage qu’il méditait ». [22] Mais je veux bien admettre n’avoir encore ici rien prouvé. Continuons donc.
Voyons exclusivement ce qui se trouve dans les quelques ouvrages qui se trouvèrent avec certitude en la possession de Smith : on y retrouvera la doctrine de la main invisible exprimée dans toute sa force. Dans la Philosophie rurale, le marquis de Mirabeau en fournit une première formulation, claire, éclatante : « Le commerce libre qui favorise les dépenses, et rapporte leur effet aux lieux où il doit fructifier, a trouvé le seul moyen facile et prospère. Il dirige et excite les travaux par l’appas du profit, par l’effet de la volonté. Chacun est, ou se croit libre dans sa sphère, et chacun est entraîné par la vue de son propre bien à concourir au bien universel. Toute la magie de la société bien ordonnée est que chacun travaille pour autrui, en croyant travailler pour soi. Cette magie, dont l’ensemble et les effets se développent par l’étude dont nous traitons, nous démontre que le grand Être nous donna, en père, des principes économiques et de concorde, quand il daigna nous les annoncer et nous les prescrire en Dieu, comme lois religieuses. »[23] Mercier de la Rivière, dans l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, cherchant à faire reposer ses observations économiques sur l’homme tel qu’il est, écrit dans la même voie : « Ne cherchons point dans les hommes des êtres qui ne soient point des hommes : la nature, comme je l’ai déjà dit, a voulu qu’ils ne connussent que deux mobiles, l’appétit des plaisirs et l’aversion de la douleur… La façon dont nous sommes organisés nous montre donc que dans le système de la nature chaque homme tend perpétuellement vers son meilleur état possible, et qu’en cela même il travaille et concourt nécessairement à former le meilleur état possible du corps entier de la société. »[24] Et, comme chez lui l’idée avait de l’importance, alors qu’elle paraît n’en avoir eu que peu chez Smith, Mercier de la Rivière la répète encore quelques pages plus loin. « Voulez-vous qu’une société parvienne à son plus haut degré possible de richesse, de population, et conséquemment de puissance ? Confiez ses intérêts à la liberté ; faites que celle-ci soit générale ; au moyen de cette liberté, qui est le véritable élément de l’industrie, le désir de jouir irrité par la concurrence, éclairé par l’expérience et l’exemple, vous est garant que chacun agira toujours pour son plus grand avantage possible, et par conséquent concourra de tout son pouvoir au plus grand accroissement possible de cette somme d’intérêts particuliers dont la réunion forme ce qu’on peut appeler l’intérêt général du corps social, ou l’intérêt commun du chef et de chacun des membres dont ce corps est composé. » [25] Et en concluant son grand traité, il ne put s’empêcher de revenir encore une dernière fois sur cette grande idée, appelée à tant de développements futurs. « L’intérêt personnel, note-il alors, encouragé par cette grande liberté, presse vivement et perpétuellement chaque homme en particulier, de perfectionner, de multiplier les choses dont il est vendeur ; de grossir ainsi la masse des jouissances qu’il peut procurer aux autres hommes, afin de grossir, par ce moyen, la masse des jouissances que les autres hommes peuvent lui procurer en échange. Le monde alors va de lui-même ; le désir de jouir et la liberté de jouir ne cessant de provoquer la multiplication des productions et l’accroissement de l’industrie, ils impriment à toute la société, un mouvement qui devient une tendance perpétuelle vers son meilleur état possible. »[26]
Je me suis borné aux ouvrages possédés par Smith ; dois-je dire encore que les deux auteurs que nous avons rencontrés plus tôt, Boisguilbert et d’Argenson, soutenaient la même idée ? Le premier, qui analysa avec une extrême justesse la solidarité du point de vue économique, parlait de « l’harmonie de la république, qu’une puissance supérieure régit invisiblement ».[27] « Il y a une réflexion à faire, disait-il, que tout le commerce de la terre, tant en gros qu’en détail, et même l’agriculture, ne se gouverne que par l’intérêt des entrepreneurs, qui n’ont jamais songé à rendre service ni à obliger ceux avec qui ils contractent par leur commerce ; et tout cabaretier qui vend du vin aux passants n’a jamais eu l’intention de leur être utile, ni les passants qui s’arrêtent chez lui à faire voyage de crainte que ses provisions ne fussent perdues. C’est cette utilité réciproque qui fait l’harmonie du monde et le maintien des États ; chacun songe à se procurer son intérêt personnel au plus haut degré et avec le plus de facilité qui lui est possible, et lorsqu’on va acheter quelque marchandise à quatre lieues de sa maison, c’est parce qu’on n’y en vend pas à trois lieues, ou qu’elle y est à meilleur compte, ce qui récompense le plus long chemin. »[28] De même le marquis d’Argenson remarquait que dans la république des Provinces-Unies « chacun est parfaitement libre dans ce qui ne nuit point aux autres : de l’usage de cette liberté, et de cette multiplicité d’intérêts qui agissent sans se choquer, résultent des effets immenses… ; il en est de cela comme d’une fourmilière ou d’une ruche d’abeilles, où chaque insecte agit suivant son instinct, il résulte de leurs actions un grand amas pour les besoins de la petite société ; mais cela ne s’est point opéré par des ordres, ou par des généraux qui aient obligé chaque individu à suivre les vues de leur chef. » [29]
Que restait-il à Smith, après tout cela, pour produire une doctrine personnelle ? Un exemple frappant, peut-être, celui du boulanger ? En vérité il est déjà chez Mirabeau, qui dans une lettre à Rousseau parlait plaisamment de l’ingratitude qu’il y avait à « n’être pas autant sensible aux obligations qu’à votre boulanger qui vous nourrit. Mais, dit-on, c’est pour son avantage. Et qui diable nous a jamais obligés, ni vous ni moi, que par intérêt ?… Personne ne donne ici-bas, tout le monde prête, vend ou place, et messieurs les bienfaiteurs désintéressés peuvent brider des oies, mais non pas moi. »[30] Le même Mirabeau s’ingénia à travers tous ses écrits et probablement encore plus dans ses conversations orales, à convaincre que le motif de l’intérêt personnel était un fondement solide, malgré toutes les dénégations. Loin de dénaturer l’homme, les philosophes qui usaient l’intérêt personnel comme base de leurs raisonnements avaient de la nature humaine une vue plus dénuée de préjugés. Au même Rousseau, qui était parmi les sceptiques, il écrivait : « si l’on nous accuse d’avoir espéré et prêché comme possible la perfection humaine individuelle et absolue, on nous calomnie. Je ne m’arrêterai point à vous dire que, quoique tout ce qui passe sur le pont Neuf soit agité de bien des passions aveugles, divergentes, toutes ces passions néanmoins concourent au même point, qui est de passer sur le pont, au lieu de se jeter à l’eau ». [31] Ce fut l’un de ses combats, l’un de leurs combats à tous, à travers de très multiples écrits, qu’on a oublié aujourd’hui injustement, pour célébrer plutôt l’un de leurs successeurs, pétri de talent, mais rarement d’originalité. À l’époque, l’ordre des mérites n’avait pas encore été inversé, et à la parution de la Richesse des Nations, en 1776, Mirabeau eut cette réaction : « J’ai ouï parler du livre de Smith. Je crois que nous l’avons un peu aidé ». [32] C’était peu dire.
Si mes lumières ne me font pas défaut, il m’apparaît, comme je l’ai dit, que les physiocrates ont été interprétés et sont racontés encore aujourd’hui d’une manière passablement erronée, par suite des calomnies dont ils furent l’objet, que des documents nouveaux remettent en cause. On dit (car je ne suis pas délateur) qu’ils formaient une secte, sous le patronage du maître François Quesnay, et que toute leur doctrine se résumait au produit net, au Tableau économique, et à cette idée que seule l’agriculture est productrice ; enfin, qu’ils défendaient le despotisme légal.
À lire leurs ouvrages, et jusqu’à leurs manuscrits et leurs correspondances, la prétendue secte m’apparaît toute bonnement introuvable. Bien sûr Forbonnais, qui était leur adversaire, a dit d’eux alors qu’ils défendaient la doctrine de leur maître François Quesnay « avec la même ardeur qu’on vit autrefois les premiers apôtres de Mahomet faire recevoir l’Alcoran ». [33] Eux-mêmes ne l’entendaient pas ainsi. Du Pont (de Nemours) repoussa la critique comme infondée, « injurieuse » et déraisonnable. [34] Dix ans plus tard, il se repentira encore d’avoir parfois donné l’impression d’accepter cette imputation, de même que certains de ses amis, ce qui au final ne pouvait que desservir leur message. [35]
Quesnay n’était pas un maître d’école et se refusait tout à fait à ce rôle. Il n’admettait pas qu’un de ses collègues se place sous son autorité et l’encense comme un supérieur, et il l’expliqua « rudement » à Du Pont en 1766, comme ce dernier le rapporte dans une lettre privée à Le Trosne. [36] Et quand Mirabeau parut se ranger à répéter platement certaines de ses idées, il lui fit la remarque : « Je me suis aperçu que mes misérables brouillons vous rendaient paresseux. Pensez à votre tour. Vous en savez autant que moi par principes. » [37]
D’ailleurs, pour œuvrer en maître, encore aurait-il fallu à Quesnay faire accepter sa doctrine à ses soi-disant élèves ; et c’est ce qu’il ne paraît jamais avoir réussi. Son Tableau économique est aujourd’hui considéré comme central ; sait-on qu’il fut pourtant à l’époque non seulement peu connu, mais peu goûté, et peu compris, et ceci par les supposés disciples eux-mêmes ? Dans une lettre à un affilié physiocrate, Charles Richard de Butré, le marquis de Mirabeau expliqua un jour qu’à tous les deux, et avec Du Pont et Baudeau, ils étaient les seuls à comprendre le Tableau de Quesnay ; Mercier de la Rivière n’en connaissait rien, poursuivait Mirabeau, pas plus que Turgot, ni même Roubaud, qui n’y avait même jamais porté les yeux ; enfin il finissait en disant que parmi tous les affiliés et convertis aux idées portées par le groupe, on aurait cherché en vain un connaisseur du Tableau. [38] De même Du Pont confirme dans les Éphémérides que le Tableau était tenu en peu d’estime. « La plupart ont regardé le Tableau économique comme obscur et de peu d’usage. C’est un excellent outil, qui avance beaucoup le travail, mais dont le prix ne peut être connu que par les maîtres qui le savent bien manier. »[39] Certains physiocrates majeurs, tels Abeille ou Le Trosne, ne l’évoquèrent jamais et ne s’en préoccupaient guère.
Comment, d’ailleurs, Quesnay aurait-il pu dominer presque tyranniquement un large groupe de penseurs épars, quand lui-même était peu lu, et surtout peu connu ? Quoiqu’il signa toujours scrupuleusement ses écrits médicaux, François Quesnay ne voulut jamais compromettre sa position de médecin à la Cour de Versailles : ses articles dans l’Encyclopédie sont signés de « Quesnay le fils », et plus tard dans le Journal de l’agriculture ou les Éphémérides, il recourra à divers pseudonymes : M. A, M. H, M. N, M. Nisaque, M. Alpha, etc., sans jamais laisser son nom apparaître, et ce jusqu’en 1768. Il exigeait de ses collègues économistes qu’ils ne le désignent jamais que par des périphrases, sans avoir « jamais voulu permettre qu’on le nommât »[40], dit Du Pont. Cet ordre, ils le suivirent très scrupuleusement, et parfois jusque dans leur correspondance privée. Ainsi quand Du Pont, en nouvel adepte, se renseigna auprès de Mirabeau sur l’origine de sa doctrine, celui-ci dit simplement qu’il y avait encore au-dessus de lui un maître plus grand que lui, dont « il n’était pas digne », écrivait-il emphatiquement, « de dénouer les souliers ». [41]
En comparaison de Quesnay, Mirabeau était au moins tout aussi considéré et respecté, et en outre il était formidablement plus célèbre. Après le succès éclatant de l’Ami des Hommes (1757), le marquis de Mirabeau jouissait d’une notoriété qu’on peine à s’imaginer. Son frère, qui voyagea peu après dans les provinces, fut invité par les grands et séduits par les dames, malgré ses cheveux grisonnants, du fait de sa parenté avec le célèbre auteur. « L’ami des hommes est un peu la cause de cela, et on croit l’entrevoir en voyant quelqu’un qui lui tient de si près ». [42] De même passant à Saint-Malo en 1758, il note : « Je vois que si je reste encore ici huit jours, mon habit n’y tiendra pas, ils en voudront avoir des morceaux pour des reliques. »[43] Parmi les adeptes, les plus grands honneurs lui étaient accordés. Du Pont vante son grand ouvrage de 1763, « la Philosophie Rurale, livre très nouveau, mais qui sera quelque jour gravé en lettres de lumière dans le cabinet de tous les princes sages, et dans les archives de l’humanité »[44], et cela jusque dans sa correspondance privée de jeunesse, où il parle encore du « sublime et savant auteur de la Philosophie rurale, homme digne d’être le président honoraire et perpétuel de toutes les académies d’agriculture ». [45] L’écart de notoriété était tel entre Mirabeau et Quesnay, que le frère du marquis, entendant que l’un et l’autre venaient de se lier d’amitié, supposa que Quesnay était le disciple de son frère, et rendant compte d’un passage qu’il fit à la cour de Versailles, où étaient Mme de Pompadour et son médecin personnel Quesnay, il écrit : « Je fus hier dîner chez ta conquête ». [46] Plus tard, en vantant Quesnay, tout juste décédé, Mirabeau prononcera ces mots : « il ne me doit rien que sa célébrité ». [47] En effet, c’est grâce à son insertion dans les ouvrages de Mirabeau (dans la sixième partie de l’Ami des hommes) que le Tableau économique fut connu, et encore on a dit dans quelles limites. En comptant même sur cette entraide fraternelle, les textes de Quesnay eurent peu de lecteurs et peu d’écho, surtout en comparaison des écrits des autres physiocrates : en particulier Mirabeau, dont les écrits connurent de multiples rééditions, jusqu’à vingt en trois ans pour l’Ami des Hommes[48], et dix-huit pour la Théorie de l’impôt en moins d’une décennie[49], de même qu’ils furent diffusés jusqu’en Suède. [50] Même Mercier de la Rivière jouissait d’une plus grande notoriété que Quesnay, notamment grâce à son Ordre naturel, qui se vendit fort bien, comme le rapporte Du Pont. [51]
Voici donc une secte curieuse, car sans véritable maître ; ou furent-ils deux, ou trois ? L’interprétation courante ne convainc pas, d’autant qu’en étudiant le fond théorique des écrits des différents adeptes de la physiocratie, on trouvera une chose bien étrange : c’est qu’ils ne défendaient nullement une doctrine uniforme. La chose apparaissait du reste clairement aux contemporains. Du Pont le prouve très bien dans sa Notice sur les économistes ; et je rappelle au passage que les physiocrates s’appelaient entre eux les économistes, tout court ; mais on ne peut les suivre ici sans confusion, de même que l’usage d’appeler les socratiques les philosophes, tout court, ne pourrait jamais tenir. Enfin dans ce texte Du Pont soutient qu’il y avait en vérité deux écoles économiques, la première, héritée de Gournay, et la seconde, héritée de Quesnay, et qu’en outre, dans cette dernière école, Baudeau et Mercier de la Rivière avaient formé « une branche particulière », insistant sur le despotisme légal. [52] À l’époque, un de leurs adversaires, le nantais Graslin, reconnaissait qu’il n’y avait pas un système uni qu’on aurait pu attaquer en bloc, et que la critique par conséquent ne pouvait porter que sur les auteurs pris individuellement, soutenant qu’« anti-Économiste n’est pas le mot propre, et qu’il faudrait dire anti-Quenéiste, anti-Miraboliste ». [53]
C’est ce qui ne semble pas avoir été tout à fait perdu de vue des spécialistes. Il y a un siècle, Edgar Depitre avertissait que « le libéralisme de Quesnay devrait être soigneusement distingué de celui de ses disciples, et quant à son fondement et quant à sa portée »[54], et August Oncken, l’éditeur des œuvres du prétendu maître, soulignait pareillement que « Quesnay était bien éloigné de pousser jusqu’à l’extrême la liberté économique demandée par lui. Il se distingue essentiellement en cela de son école ». [55] En vérité, il m’apparaît qu’on devrait idéalement distinguer auteur par auteur ; qu’à défaut, et parce que les regroupements, mêmes coupables, ont leur utilité, il faudrait a minima distinguer deux groupes, qui seraient : en premier lieu, les théoriciens du produit net (Quesnay, Mirabeau, Baudeau, dans une certaine mesure Du Pont, dans une certaine mesure Mercier de la Rivière) ; et en second lieu les défenseurs du laissez-faire (Abeille, Le Trosne, et dans une certaine mesure Turgot). Mais là encore la séparation, bien qu’assez nette, ne rendrait pas compte de l’extrême pluralité des points de vue et des doctrines. Mais l’histoire a-t-elle une chance d’être reçue, si elle n’est pas simplifiée pour ceux qui la lisent ?
Prenons un exemple parmi d’autres, pour illustrer cette pluralité de vues. De même que Quesnay défend le libre-échange parce que la France est un pays agricole qui a besoin de débiter ses denrées à bon prix, de même il défend la réglementation de l’intérêt de l’argent parce que la prospérité de l’agriculture, pense-t-il, en dépend. Tout découle, chez lui, de la théorie du produit net : c’est en application de la théorie du produit net qu’il apparaît parfois libéral, et c’est en application de la théorie du produit net qu’il réclame ici l’intervention de l’État sur la question du prêt à intérêt. Mirabeau se range à cette conception ; mais Turgot et Du Pont, notamment, s’en écartent tout à fait. S’appuyant sur l’institution de la propriété privée et la liberté économique, ils concluent, tout à rebours, à la liberté du taux de l’argent. [56] Gêné par les idées réglementaires de son pseudo-maître, Du Pont a soigneusement écarté les « Observations sur l’intérêt de l’argent » de celui-ci pour son volume sur la Physiocratie, cherchant à masquer un aspect de la doctrine du maître avec lequel il était en désaccord profond.
Au moins, demandera-t-on, l’idée de la productivité unique des terres et celle du despotisme légal sont-elles bien à eux ? Pas même. D’abord, l’idée de la productivité unique de l’agriculture me semble mal comprise ; de la manière avec laquelle on la rapporte, elle est injuste. Quesnay lui-même, pour qui cette idée importait beaucoup, étendait la qualification de productif non seulement à l’agriculture, mais aussi au commerce de première main ; et Mercier de la Rivière rappelait quant à lui que « par le produit des terres, il faut entendre aussi celui des eaux. »[57] Ces subtilités importent, quoique je ne puisse pas rentrer ici dans trop de détails, d’autant que ce n’est pas l’essentiel pour un lecteur du XXIe siècle. Il importe peut-être un peu plus de vérifier s’ils ont été des partisans du despotisme légal comme on l’affirme. Il faudrait d’abord trier parmi les auteurs, mais prenons l’accusation en bloc, comme la prenait aussi Mirabeau quand il écrivit rétrospectivement que « les économistes ont surtout été accusé d’être outrément monarchiques, on leur a reproché leur despotisme légal ».[58] D’abord entendons-nous : leur despotisme est celui de l’évidence des vérités économiques, comme on pourrait dire que dans toutes les sociétés on subit despotiquement la loi de l’offre et de la demande, qu’on le veuille on non ; c’est encore celui des vérités mathématiques, qui nous conduisent comme malgré nous. « Euclide est un véritable despote, dit bien Mercier de la Rivière ; et les vérités géométriques qu’il nous a transmises, sont des lois véritablement despotiques : leur despotisme légal et le despotisme personnel de ce législateur n’en sont qu’un, celui de la force irrésistible de l’évidence : par ce moyen, depuis des siècles le despote Euclide règne sans contradiction sur tous les peuples éclairés ». [59] Et dans une lettre à Rousseau, Mirabeau ne dit pas autre chose, parlant de « notre despotisme légal qui vous effraye, et qui ne doit pas pourtant vous étonner davantage que le despotisme du calcul, qui depuis qu’il est reçu décide tous les comptes faits et à faire… Le chiffre arrive, décide le cas despotiquement et sans appel, car, dites-moi, quelles sont les contre-forces de l’addition et de la soustraction ? »[60] Enfin c’est une question qu’il faudrait examiner, et qui ne paraît pas l’avoir été beaucoup, de savoir si dans le fond de leur cœur, les physiocrates étaient bel et bien des adeptes du pouvoir absolu. Car dans un manuscrit sur la révolution américaine, Du Pont fait cet aveu précieux, quand il évoque la question de la forme du gouvernement et dit qu’elle mériterait d’être plus approfondie : « Les économistes y ont été vite, et en partie par politique. Ils sont nés dans l’arrière cabinet de la maîtresse du Roi ; et il leur fallait liberté de parler et d’écrire. »[61]
Qui sont-ils vraiment ? Quelles étaient au vrai leurs idées ? Il faudrait tout reprendre par le menu, à partir des textes, ouvrages imprimés, journaux, correspondance, manuscrits, et évoquer même la chronologie, car les auteurs, même pris individuellement, ont encore eu des pensées évolutives. Je ne peux m’y livrer ici. Mais je voudrais tout de même essayer de dégager l’une des grandes idées dont on peut dire proprement qu’elle leur était commune, ce qui est assez rare, et qui fait la valeur de leur héritage intellectuel. Cette idée, c’est l’impossibilité de la planification économique par l’État, dont on a jadis montré les prémisses chez Descartes.
Les physiocrates vont faire de cette idée une théorie solide. D’abord en 1763, dans une brochure cruciale dans l’histoire des idées, et malheureusement trop peu connue, l’un d’eux, Louis-Paul Abeille, faisait usage de cet argument pour fournir une explication originale des disettes et des chertés dont souffrait la France. « Le désordre naît, écrivait-il, de ce que l’administration porte la main à des objets qui, à certains égards, sont au-dessous, et à d’autres égards au-dessus d’elle »[62] ; car, pour reprendre l’une de ses observations, déjà citée dans un chapitre précédent, « un grand État ne peut, ni ne doit être gouverné comme une famille où des yeux médiocres peuvent tout voir, tout compter, tout arranger en détail. »[63] Ces propos, il en précisera encore le sens dans une autre brochure de 1768 : « le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, et par conséquent, il est indispensable de l’abandonner à lui-même ». [64] Car les opérations du commerce, parce qu’elles se font seules et sans difficultés apparentes, paraissent simples ; mais à celui qui voudrait les tenir en main, il les brise, il s’épouvante devant la difficulté. « Quand on songe à la multitude, à la complication de ressorts et de contrepoids nécessaires pour que cette denrée se porte partout ; que partout elle soit proportionnée au besoin et à l’énorme anéantissement qu’opère une consommation quotidienne, on comprend sans effort l’impossibilité de gouverner les détails et l’ensemble d’une opération si vaste. Son étendue et sa complication avertissent les hommes ordinaires et font sentir, plus qu’à d’autres, aux hommes supérieurs, qu’il faut laisser aller de soi-même ce qui est au-dessus de toute capacité humaine. »[65] En particulier, fixer le prix du blé et le faire varier législativement paraît au-dessus des forces de l’administrateur le plus habile : « À travers cette complication, et elle est infiniment plus grande qu’on ne la montre ici, n’est-ce pas proposer une police très supérieure aux forces de l’administrateur le mieux instruit, le plus vigilant, et doué de l’esprit le plus transcendant, que de lui dire : Fixez le prix que doivent se vendre ces grains disséminés çà et là dans tout le royaume ; mais fixez-le avec tant de sûreté et de précision, que le consommateur l’obtienne toujours à un taux proportionné à ses facultés, et que le cultivateur trouve toujours de l’a-vantage à perpétuer d’année en année la quantité nécessaire de subsistances ? »[66] La solution à ce problème ne peut être que la liberté, le laissez-faire, c’est-à-dire que l’autorité, constatant son incapacité, se recule et s’efface. « L’administration la plus active et la plus éclairée, dit Abeille, ne peut connaître, même par approximation, ni le nombre de gens qui sèment, ni la quantité qu’ils sèment, ni le sort heureux ou malheureux qu’auront les récoltes particulières, dont la réunion constitue la récolte générale ; dans cet état d’ignorance invincible, le moyen le plus sûr de porter les hommes à semer au-delà du besoin précis, qui n’est connu ni par eux, ni par ceux qui les gouvernent, c’est de les y exciter par leur propre intérêt. »[67] Cette politique, cependant, étonne à première vue : elle semble négative, barbare. La simplicité de ce plan d’administration, qui consiste essentiellement à s’abstenir de faire et à laisser faire, « ne pouvait qu’étonner et peut-être indisposer ceux qui, sur d’autres matières, se sentent la capacité de tout voir, de tout régler, de tout conduire. Mais des événements aussi décisifs qu’effrayants, et toujours les mêmes, avertissent ceux qui écouteraient leur amour-propre avec le plus de complaisance, que le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, que par conséquent il est indispensable de l’abandonner à lui-même. »[68]
Ce principe fécond se répandit rapidement dans les cercles physiocratiques, qui avaient, comme les économistes du réseau Guillaumin plus tard, leurs institutions, leurs réunions et leurs cercles. En 1764, Du Pont dit aussi : « Ô balance sublime de la nature, tu n’es bien qu’entre les mains de ton auteur. Toutes les fois que des créatures faibles et bornées, sujettes aux passions et à l’ignorance, à l’intérêt et à l’erreur, ont osé s’arroger la direction, leur main vacillante n’a fait que précipiter alternativement tes bassins ». [69]
De même, d’après Guillaume-François Le Trosne, dans une brochure fameuse, traduite en italien[70], si les gouvernants échouent à diriger la marche du commerce du blé, c’est qu’en « entreprenant de diriger le commerce et de gouverner les prix, ils ont méconnu la portée de leur faible intelligence ; ils ont essayé de tenir une balance qui leur échappe, et dont la direction surpasse leur pouvoir et leur force. »[71] « Il en est du prix du blé comme de celui de toute autre marchandise. Il n’a rien d’absolu, et ne consiste pas dans un point déterminé. Il n’appartient pas aux hommes d’entreprendre de le fixer, parce qu’il n’est pas en leur pouvoir d’influer sur les causes physiques qui doivent le faire varier. Lorsque les hommes s’ingèrent d’en faire un objet de police, ils ne parviennent pas à le fixer, mais à en rendre les variations plus fréquentes et infiniment plus sensibles. Toutes leurs précautions n’aboutissent qu’à le tenir dans certains temps plus bas qu’il ne le serait naturellement, et qu’il ne doit l’être pour l’intérêt de la société entière ; et à ne pouvoir ensuite l’empêcher de monter beaucoup plus haut qu’il ne devrait ». [72] Car fixer le prix du blé et conduire tout entier ce commerce, nécessite l’emploi de connaissances qu’on ne peut jamais se flatter d’avoir. « La proportion de la récolte avec la consommation annuelle, étant variable d’une année à l’autre, ne peut être connue ni mesurée : elle ne peut devenir l’objet d’une opération quelconque, parce que les éléments sur lesquels il faudrait opérer sont impossibles à obtenir. Il faudrait tous les ans les établir de nouveau, c’est-à-dire, dresser un tableau fidèle de la récolte, constater combien elle rend au battage, en farine et en pain dans chaque canton, apprécier la consommation qui varie aussi de son côté, et faire entrer, dans cette estimation, toutes les circonstances qui peuvent y influer (par exemple celle du défaut de récolte en vins et en fruits, car la consommation en devient plus forte en pain) ».[73] Et dans les Éphémérides, Le Trosne clamera encore plus férocement à un contradicteur : « Eh ! Monsieur, cette balance que vous voulez mettre aux mains de tout le monde, il n’appartient à personne de la tenir, pas même aux souverains. Suivons le cours naturel des choses, nous ne serions capables que de le bouleverser ; c’est une maladie dont il serait bien temps de nous guérir, que celle de vouloir tout régler, tout ordonner, et tout soumettre à nos vues si faibles et si courtes. Laissons à la liberté du commerce le soin d’approvisionner les nations, de conduire le superflu où manque le nécessaire, d’enrichir les unes par la vente de leurs productions, de nourrir les autres alternativement, de hausser ou baisser le prix suivant le flux et reflux des circonstances, et de procurer l’avantage commun par l’observation du grand précepte de se secourir mutuellement, précepte que le souverain maître a mis d’autant plus à leur portée, qu’il l’a lié inséparablement avec l’intérêt particulier de chacun. »[74]
Sous la plume du marquis de Mirabeau, la prétention des dirigistes à la maîtrise d’opérations qu’ils demeurent incapables d’ac-complir est décrite également comme étant à l’origine des maux économiques de la nation. « Plus nous nous sommes occupé du commerce des grains, remarque-t-il, et avons voulu tenir la balance des subsistances, plus nous avons vu les maux s’accroître, s’étendre et se multiplier. »[75] Cette expérience, poursuit-il, a été forte en enseignements. « Nous avons enfin appris que l’autorité ne peut porter qu’une main sacrilège et meurtrière, sur les ressorts de l’action préordonnée par le grand ordonnateur, ressorts qui doivent aller d’eux-mêmes au bien de l’humanité. »[76] D’ailleurs, toujours d’après Mirabeau, il serait vain de chercher des aménagements techniques pour parer à l’impossibilité apparente de diriger le commerce : cette impossibilité est et demeurera. Ainsi, « quand le commissaire chargé de l’approvisionnement général du royaume aurait un télescope portant à 200 lieues, braqué sur un point pivot toujours tournant pour regarder partout, et à côté une couleuvrine chargée de blé pour l’envoyer immédiatement au marché, encore ne saurait-il, à cause de la lenteur et proportion des achats, de la lenteur des avis, de l’étendue des distances, etc., faire au prix du courant la médecine universelle de la faim. »[77]
Enfin Turgot, quelques années plus tard, étant alors intendant du Limousin, ne manquera pas d’utiliser le même argument pour convaincre l’abbé Terray, Contrôleur général, de laisser la liberté au commerce, l’avertissant que « pour le diriger sans le déranger et sans se nuire à soi-même, il faudrait pouvoir suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l’industrie des hommes ; il faudrait les connaître dans un détail qu’il est physiquement impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de se tromper au moins de la moitié ».[78] Et la remarque, valable pour le commerce des grains, l’était aussi d’après lui pour tout autre commerce. « Il n’est aucune marchandise pour laquelle l’administration la plus éclairée, la plus minutieusement prévoyante et la plus juste, puisse répondre de balancer toutes les circonstances qui doivent influer sur la fixation du prix et d’en établir un qui ne soit pas au désavantage, ou du vendeur, ou de l’acheteur. »[79] Pas même donc le salaire ou le taux de l’intérêt, qu’on prétend encore fixer chez nous. Quittant d’avance ces voies, Turgot concluait que ce qu’il convient de faire, est précisément de ne rien faire ; l’acte juste est le non-agir. « Ce que doit faire la politique, écrit-il, est donc de s’abandonner au cours de la nature et au cours du commerce, non moins nécessaire, non moins irrésistible que le cours de la nature, sans prétendre le diriger ». [80]
Or voyez maintenant tous les hommes de notre époque, qui à chaque élection attendent un messie, un organisateur de peuple qui, tel un ange provenant de l’au-delà, pourrait assumer la tâche immense de diriger les activités de ses semblables, sans y mêler ses passions, ses préjugés et la faiblesse toute humaine de son intelligence. Voyez ces hommes s’enthousiasmer à chaque saison électorale, espérer l’impossible, se bercer d’illusions vaines, appelées à se briser ; et dites-leur : que ne lisez-vous pas les physiocrates ?
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[1] J. Bonar, A Catalogue of the library of Adam Smith, 1894, p. 69 ; H. Mizuta, Adam Smith’s Library: A Supplement to Bonar’s Catalogue with a checklist of the whole library, 2008, p. 120.
[2] H. Mizuta, Adam Smith’s Library, etc., 2008, p. 111.
[3] J. Bonar, A Catalogue of the library of Adam Smith, 1894, p. 2.
[4] H. Mizuta, Adam Smith’s Library, etc., 2008, p. 111.
[5] Mercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 279.
[6] Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses ; Œuvres, éd. Institut Coppet, vol. II, p. 476.
[7] Marquis de Mirabeau, Théorie de l’impôt, 1760, p. 142.
[8] Émeric Crucé, Le nouveau Cynée, etc., 1623, p. 29-30.
[9] Louis-Paul Abeille, Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763, p. 10.
[11] Louis-Paul Abeille, Réflexions sur la police des grains, 1764, p. 21.
[12] El trigo considerado como genero comerciable [lit. Le blé considéré comme matière de commerce], 1764.
[13] Son muchos en el dia los que pueden leer el original, por ser tan comun la lengua Francesa. — Avant-propos du traducteur espagnol des Dialogos sobre el comercio de trigo, 1775.
[14] Riflessioni sull economia generale de grani, 1765.
[15] C.-J. Herbert, Essai sur la police générale des grains, 1755, p. 46.
[16] C.-J. Herbert, Essai sur la police générale des grains, 1755, p. 66.
[17] Simon Clicquot-Blervache, Dissertation sur les effets que produit le taux de l’intérêt de l’argent sur le commerce et l’agriculture, 1755, p. 18.
[18] André Morellet, Fragment d’une lettre sur la police des grains, 1764, p. 30
[19] Proto-Ayn Randian, proponent of the morality of “ethical egoism” and of personal, rational self-interest. — Steven L. Kaplan, The Economic Turn: Recasting Political Economy, 2019, p. 316.
[20] André Morellet, Réfutation de l’ouvrage qui a pour titre Dialogues sur le commerce des blés, 1770, p. 103-104.
[21] Denis Diderot, « Sur le Prospectus du Dictionnaire du Commerce par l’abbé Morellet », 1770 ; Œuvres, éd. DPV, vol. XVIII, 1984, p. 230.
[22] André Morellet, Mémoires sur le dix-huitième siècle et sur la révolution, 1821, p. 237.
[23] Marquis de Mirabeau, Philosophie rurale, etc., 1763, p. 50.
[24] Mercier de la Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 33, 35.
[26] Mercier de la Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 447.
[27] Le Détail de la France, 1695 ; Œuvres, t. II, p. 621
[28] Le factum de la France contre les demandeurs en délai, 1705 ; Œuvres, t. II, p. 748-749.
[29] Marquis d’Argenson, Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, 1765, p. 41.
[30] Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 27 octobre 1766 ; G. Streckeisen-Moultou, J. J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance, vol. II, p. 320.
[31] Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 30 juillet 1767 ; G. Streckeisen-Moultou, J. J. Rousseau, etc., vol. II, p. 362.
[32] Lettre à Marc Charles Frédéric de Sacconay, 19 août 1776 ; Collection privée, mise à disposition par l’Université de Lausanne.
[33] Véron de Forbonnais, « Observations sur la grande et petite culture », Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, août 1768, p. 35.
[34] P. S. Du Pont, « Notice abrégée, etc. », Éphémérides du Citoyen, 1769, vol. IX, p. 69.
[35] Lettre au comte Scheffer, 8 septembre 1779 ; Riksarkivet [archives nationales] de Stockholm, Schefferska samlingen Skrivelser till Karl Fredrik Scheffers [Collection des lettres de K. F. Scheffer], boîte IV.
[36] Lettre à G.-F. Le Trosne, 24 juillet 1766 ; Eleutherian Mills Library, Winterthur Manuscripts, W2-5.
[37] Lettre au marquis de Mirabeau, fin 1760 ; Œuvres, vol. II, p. 1208.
[38] Lettre à Charles Richard de Butré, 16 décembre 1777 ; Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 12101.
[39] P. S. Du Pont, « Notice abrégée, etc. », Éphémérides du Citoyen, 1769, vol. I, p. xliv.
[40] Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain, 1768, discours de l’éditeur, p. c.
[41] Mémoires de Du Pont, 1792 ; L’enfance et la jeunesse de Du Pont de Nemours racontées par lui-même, 1906, p. 207. (Ce livre, imprimé pour la famille Du Pont, n’a pas été mis dans le commerce.)
[42] Lettre du bailli de Mirabeau à son frère, 29 septembre 1760 ; Loménie, Les Mirabeau, t. I, p. 278.
[43] Lettre du bailli de Mirabeau à son frère, 21 juin 1758 ; Loménie, Les Mirabeau, t. II, p. 169.
[44] P. S. Du Pont, De l’exportation et de l’importation des grains, 1764, p. 18-19.
[45] Lettre à M. le président Labouret, 15 septembre 1764 ; Archives départementales de l’Aisne, série D.
[46] Lettre du bailli de Mirabeau à son frère, 31 juillet 1757 ; Loménie, Les Mirabeau, t. II, p. 231.
[47] Lettre au marquis de Longo, 5 septembre 1775 ; Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 1201.
[48] J.-C. Perrot, « L’économie politique et ses livres », in H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, 1984, vol. II, p. 255.
[49] P. S. Du Pont, « Notice abrégée, etc. », Éphémérides du Citoyen, 1769, t. I, p. xlix.
[50] Tankar om Sedernas Werkan på Folkmängden i et Land, 1759.
[51] Lettre à Mercier de La Rivière, novembre 1767 ; Eleutherian Mills Library, Winterthur Manuscripts, W2-11.
[52] P. S. Du Pont, Notice sur les économistes, in Œuvres de Turgot, vol. III, 1808, p. 315.
[53] Correspondance entre M. Graslin et M. l’abbé Baudeau, etc., 1777, p. 29.
[54] Introduction à la réédition de Du Pont, De l’exportation et de l’importation des grains, 1911, p. x-xi.
[55] Introduction à son édition des Œuvres économiques et philosophiques de François Quesnay, 1888, p. xxi.
[56] A. Rougon, Les physiocrates et la réglementation du taux de l’intérêt, 1906, p. 138-139.
[57] Mercier de la Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 177.
[58] Marquis de Mirabeau, Observations sur la déclaration des droits du bon peuple de Virginie portée le 1er juin 1776 ; Dialogues physiocratiques sur l’Amérique, 2015, p. 84.
[59] Mercier de la Rivière, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p. 185.
[60] Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 30 juillet 1767 ; G. Streckeisen-Moultou, J. J. Rousseau, ses amis et ses ennemis. Correspondance, vol. II, p. 364.
[61] P. S. Du Pont, Remarques sur les observations qu’a faites M. de Mirabeau au sujet de la déclaration des droits publiée par l’État de Virginie ; Dialogues physiocratiques sur l’Amérique, 2015, p. 168.
[62] Louis-Paul Abeille, Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains, 1763,
p. 13-14.
[63] L.-P. Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, 1768, p. 100.
[66] L.-P. Abeille, Principes sur la liberté du commerce des grains, 1768, p. 35.
[69] P. S. Du Pont, De l’exportation et de l’importation des grains, 1764, p. 163.
[70] Lettere ad un amico sopra i vantaggi della libertà del commercio dei grani, 1770.
[71] G.-F. Le Trosne, Lettres à un ami sur les avantages de la liberté du commerce des grains, 1768, p. 52.
[74] G.-F. Le Trosne, « Lettre sur les avantages de la concurrence des vaisseaux étrangers pour la voiture de nos grains, etc. », Éphémérides du Citoyen, 1765, vol. I, p. 70.
[75] Marquis de Mirabeau, « Projet d’édit sur le commerce des grains », vers 1768 ; G. Weulersse, Les manuscrits économiques de François Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives nationales, 1910, p. 107.
[77] Marquis de Mirabeau, « Réponses de Mirabeau à des propositions de M. du Saillant », vers 1769 ; G. Weulersse, Les manuscrits économiques de François Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives nationales, 1910, p. 116.
[78] Turgot, Lettre sur la marque des fers, 1773 ; Œuvres, éd. Institut Coppet, vol. III, p. 558.
[79] Turgot, Mémoire sur les prêts d’argent, 1770 ; Œuvres, éd. Institut Coppet, vol. III, p. 172.
[80] Turgot, Lettre sur la marque des fers, 1773 ; Œuvres, éd. Institut Coppet, vol. III, p. 558.
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