Traduit par Frédéric Jollien, Institut Coppet
Source : The Economist, Oct 11th 2013, by C.W.
Si vous demandez à vingt âmes bien éduquées de citer un physiocrate, peu seraient capables de vous aider. Contrairement à Adam Smith ou à David Ricardo, les écrivains comme A. R. J. Turgot, le marquis de Condorcet et François Quesnay ne sont pas des noms familiers. Mais ils ont leur importance. Selon un historien de la fin du 19e siècle, les physiocrates (qui s’appelaient eux-mêmes « les économistes ») ont créé « le premier système économique strictement scientifique ».
La Physiocratie est une théorie de la richesse. Les physiocrates, menés par Quesnay, ont estimé que la richesse des nations provenait uniquement de la valeur de l’agriculture. La compréhension de Quesnay sur la valeur ajoutée était plutôt primitive : il ne pouvait pas voir, par exemple, comment l’artisanat pouvait créer de la richesse. Les agriculteurs, en revanche, le faisaient. Comme Karl Marx l’explique dans Le Capital, « les physiocrates insistent sur le fait que la main-d’œuvre agricole est productive, car cela seul, disent-ils, donne une plus-value ».
Les physiocrates sont le plus souvent connus pour ces idées économiques simplistes. Mais ce n’est pas leur contribution la plus importante à la pensée économique. C’est plutôt l’approche méthodologique des physiocrates à la science économique qui était révolutionnaire.
Avant la physiocratie, l’économie n’était pas une discipline très scientifique. Les penseurs mercantilistes supposaient que l’art d’amasser de l’or était la meilleure stratégie économique. L’efficacité économique est une idée qui leur était étrangère.
Mais Quesnay était un scientifique (il était médecin) et il voulait appliquer les principes scientifiques de la médecine à l’étude de la richesse. Le Tableau Economique, qui montre en une seule page comment l’économie fonctionne, est la plus célèbre contribution de Quesnay. Il a montré que l’économie était quelque chose qui doit être respecté, analysé et compris un peu comme un corps humain. Elle ne pouvait simplement pas être modifiée pour s’adapter à la volonté d’un monarque.
Il s’agissait d’une étape extrêmement importante. Le comte de Mirabeau, une figure importante de la Révolution, considérait le tableau de Quesnay comme l’une des trois grandes découvertes du monde, égalée seulement par l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’argent.
Les notions essentielles de l’économie libérale contemporaine découlent de l’approche scientifique de Quesnay. Les physiocrates, comme beaucoup d’autres penseurs du XVIIIe siècle, ont souscrit à l’idée d’un « ordre naturel ». Ils ont montré que des lois immuables régissent tous les processus économiques. Par conséquent, il est généralement admis que les physiocrates étaient opposés à l’intervention du gouvernement. La main mortelle de l’État ne ferait que corrompre l’évolution naturelle de l’économie. Jacob Viner, économiste canadien, a évoqué les physiocrates comme les véritables pionniers du laissez-faire (aux côtés d’Adam Smith).
Un bon exemple également, de l’approche scientifique des physiocrates, se retrouve dans les écrits d’un disciple peu connu, Louis Paul Abeille. Abeille, dans les années 1760, a examiné le commerce des céréales. Il s’est opposé aux idées mercantilistes sur ce qu’il faut faire pendant une période de pénurie alimentaire (par exemple après une mauvaise récolte). Les idées reçues étaient que pendant une période de pénurie, le gouvernement devait intervenir de force pour faire baisser le prix du grain, de sorte que les gens puissent se permettre de l’acheter. Les gouvernements pensaient également interdire les exportations de céréales.
Mais Abeille a montré que l’intervention du gouvernement dans le commerce des grains était vouée à l’échec. Avec la baisse des prix, il a expliqué que les producteurs de grains produiraient moins. Ils feraient également moins de profits et auraient donc moins d’argent à investir dans la récolte de l’année suivante. L’intervention du gouvernement, en d’autres termes, perturbait le bon fonctionnement du marché libre des grains, ce qui, en fin de compte, transformait la rareté en famine.
Selon lui, le gouvernement devait se retirer du marché et laisser les prix locaux augmenter. Les producteurs des autres régions du pays répondraient à des prix élevés, et la région serait inondée de grains. Le problème serait ainsi résolu. Mais Abeille a reconnu qu’il y aurait un décalage entre la hausse des prix et la réponse de la demande. Selon certains auteurs, les conséquences de l’idée d’Abeille étaient que les gens qui ne pouvaient s’offrir des céréales seraient laissés à l’abandon et à la mort. Par cette gestion économique efficace, l’humanisme serait éclipsé.
Sans surprise, de nombreux auteurs ont critiqué les physiocrates pour leur dogmatisme. Adam Smith, dans un passage amusant vers la fin de la « richesse des nations », estimait qu’ils étaient emportés par le désir de perfection. Smith, conscient que Quesnay était médecin, a écrit que :
Quelques médecins spéculatifs se sont imaginé (…) que la santé du corps humain ne pouvait se maintenir que par un certain régime précis de diète et d’exercice dont on ne pouvait s’écarter le moins du monde, sans occasionner nécessairement un degré quelconque de maladie (…). Cependant, l’expérience semble bien démontrer que le corps humain conserve, au moins (…) le plus parfait état de santé sous une immense multitude de régimes divers, même avec des régimes que l’on croit généralement fort loin d’être parfaitement salutaires. (…) M. Quesnay, qui était lui-même médecin, paraît s’être formé la même idée du corps politique.
Smith estimait que les physiocrates désiraient un système parfait de laissez-faire, ou pas de système de gestion économique du tout. Mais sur ce point, Smith s’est trompé. Les physiocrates étaient moins dogmatiques que la plupart des gens le pensaient. Turgot, par exemple, souscrivit en principe à l’idée que le libre-échange dans les grains était le meilleur moyen de résoudre la pénurie. Mais il a dû faire face à une famine réelle dans le sud-ouest de la France en 1770. Et dans la pratique, Turgot a appuyé divers programmes qui ne peuvent être décrits comme du laissez-faire : un programme d’emplois publics et de soutien aux importations. Le marquis de Condorcet, un autre écrivain associé à l’école des physiocrates, est également en faveur de l’expansion de l’emploi public pendant les périodes de disette.
Les physiocrates ont été mal interprétés. Une grande partie de leur théorie économique est plutôt inutile. Mais leur approche de l’étude de l’économie a apporté une contribution inestimable. Et, contrairement à l’économie académique d’aujourd’hui, leur fascination pour les modèles abstraits ne les rendaient pas aussi inflexibles et autoritaires qu’on pourrait le penser.
Annexe. Citation d’Abeille extraite de l’ebook édité par l’Institut Coppet :
« Les partisans de la liberté n’ont cessé de dire et de répéter que l’unique police, en matière de subsistances, consistait à laisser aller les choses d’elles-mêmes ; à ne faire sentir la main de l’administration que contre les obstacles à une entière liberté ; que le Commerce des grains, qui, parmi nous, est à peine effrayé, se montera tout seul ; que la sûreté, pour tous les temps, pour toutes les circonstances, sera le fruit immédiat d’une exportation et d’une importation entièrement libres. La simplicité de ce plan d’Administration ne pouvait qu’étonner et peut-être indisposer ceux qui, sur d’autres matières, se sentent la capacité de tout voir, de tout régler, de tout conduire. Mais des événements aussi décisifs qu’effrayants, et toujours les mêmes, avertissent ceux qui écouteraient leur amour-propre avec le plus de complaisance, que le régime d’un Commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, que par conséquent, il est indispensable de l’abandonner à lui-même. »