Qu’est-ce que la richesse ?

Dans cet article paru en novembre 1882 dans le Journal des économistes, Ernest Martineau réfute les positions de l’auteur d’une étude précédente, qui identifiait la valeur avec la richesse. Martineau explique donc, suivant notamment Bastiat, la vraie nature de la valeur et de la richesse, en détaillant particulièrement les effets de la production gratuite d’utilité faite par les ressources et les forces de la nature.


 

Ernest Martineau, « Qu’est-ce que la richesse ? », Journal des Économistes, novembre 1882.

CORRESPONDANCE 

QU’EST-CE QUE LA RICHESSE ?

 

À M. le Rédacteur en chef du Journal des Économistes,

Voilà une question qui rentre, à coup sûr, dans le domaine des recherches de l’économiste ; ajoutons que c’est une de ces questions primordiales sur lesquelles il serait à souhaiter que tous les amis de la science arrivassent à se mettre d’accord. Cependant la discussion n’est pas close encore sur ce sujet, et c’est ce que vient de rappeler M. Mongin, professeur de droit à Dijon, dans un travail d’ailleurs fort intéressant sur les éléments de la valeur, qui a paru dans le numéro du Journal de septembre dernier.

Pour prouver l’importance de la théorie de la valeur, M. Mongin a écrit la phrase suivante : « La valeur, pour beaucoup d’économistes dont nous accepterions volontiers l’opinion, s’identifie avec la richesse; on ne doit considérer comme richesses, au sens propre du mot, que les choses ayant de la valeur. Pour d’autres, le mot richesse est plus général ; il comprend des choses qui, malgré leur utilité, sont dénuées de valeur, telles que les agents atmosphériques ; mais, même dans cette opinion, il est certain que la plus forte part des richesses est constituée par les choses susceptibles d’évaluation. » Ainsi, après avoir signalé les deux doctrines en présence, M. Mongin déclare se rallier à celle qui assimile la richesse à la valeur, de manière à concevoir ces deux mots comme exprimant des idées identiques. Cette opinion est-elle fondée et n’y a-t-il pas lieu, au contraire, de lui préférer la doctrine qui compte aussi parmi les richesses ce qu’on appelle les agents naturels ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner dans le présent travail.

I

Dans l’analyse du phénomène de la production des richesses, il y a une observation de J.-B. Say qu’il ne faut jamais perdre de vue, à raison de son importance capitale : c’est que la production consiste à créer non de la matière, mais de l’utilité. Sur ce point, aucune divergence n’est possible ; les sciences physiques, d’ailleurs, confirment pleinement cette proposition en établissant que la quantité de matière qui existe dans l’univers est invariable, qu’elle ne peut être ni augmentée, ni diminuée. L’homme n’a donc pas la puissance de créer; il se borne à utiliser les matériaux et les forces que la nature met à sa disposition. Le mineur qui extrait la houille des profondeurs du sol ne crée pas plus de matière que le voiturier qui la transporte ; l’un et l’autre se bornent à créer de l’utilité, à rendre service à autrui, à mettre l’utilité que la nature a déposée dans la houille à la disposition des consommateurs.

La production consiste donc dans la coopération de la nature et du travail, dans l’association des forces naturelles et des forces humaines ; la nature est un esclave que l’homme maîtrise et contraint à travailler à la satisfaction de ses besoins. Mais cet esclave qui fournit ainsi à l’homme des matériaux et des forces innombrables, il est à remarquer qu’il apporte une collaboration purement gratuite. Qu’on se place, en effet, à un moment où l’action du travail humain n’est pas encore intervenue, n’est-il pas évident que ces matériaux et ces forces sont des éléments gratuits, puisqu’ils n’ont, jusque-là, coûté aucun effort ? La houille, par exemple, que nos mines renferment, a de l’utilité naturelle, puisqu’elle possède ces qualités si précieuses qui lui ont mérité le nom de pain de l’industrie, et cette utilité est gratuite, avant l’intervention du travail de l’homme ; à partir de ce moment commence à apparaître le principe de la valeur, parce que l’utilité procurée par le travail est une utilité onéreuse, produite par un effort fait au profit d’autrui, et qui donne droit à un service équivalent en retour. Et il en est ainsi dans toute production, quelle qu’elle soit ; partout et toujours nous rencontrons cette association de la nature et du travail.

Mais, et c’est ici que nous arrivons au cœur même de notre sujet, la proportion d’utilité gratuite et d’utilité onéreuse que contient un produit, un service quelconque, est-elle invariable et constante ? Voici, par exemple, un bloc de pierre ; pour le faire arriver jusqu’au consommateur, il a fallu recourir à des travaux d’extraction et de transport ; ces travaux sont-ils aussi rudes, aussi pénibles aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a un siècle, et ainsi de suite en remontant jusqu’à l’origine de la civilisation ? Poser la question, c’est évidemment la résoudre ; il est évident que les progrès de la mécanique et des autres sciences ont diminué, dans une très grande proportion, le travail humain nécessaire à cet effet de notre temps ; grâce aux machines puissantes dont dispose l’industrie moderne, aux moyens de transport perfectionnés qui sont à son service, la collaboration humaine, par suite la valeur du bloc de pierre, a diminué, et diminué, ne l’oublions pas, sans nuire au résultat final. Pourquoi ? parce que la collaboration de la nature a augmenté, parce que ses forces puissantes et inépuisables ont été conquises et qu’elles ont été contraintes à faire gratuitement l’œuvre primitivement accomplie par les nerfs et les muscles des travailleurs.

Et il en est ainsi de tous les ordres de production de richesses, et c’est, en effet, une formule devenue banale que l’homme, grâce aux progrès de la science, devient de plus en plus le maître de la nature, à laquelle il arrache ses secrets, et qu’il asservit à la satisfaction de ses besoins. Et, d’ailleurs, comment expliquer le progrès économique autrement que par cette modification incessante des proportions de l’utilité gratuite et de l’utilité onéreuse, en ce sens que l’utilité gratuite augmente de plus en plus, à mesure que l’utilité onéreuse, la valeur, la part contributive du travail humain, diminue d’autant ?

Au moment où j’écris ces lignes dans mon cabinet, mon attention est distraite par le bruit aigu du sifflet d’une locomotive. Certes, voilà un puissant moyen de transport ; du jour où il a fait son apparition dans un pays, la voiture publique a cessé de rouler, elle n’a pas essayé de lutter, d’engager une concurrence impossible avec ce rival écrasant. Ce perfectionnement dans nos modes de transport m’avait suggéré naguère une question qui m’embarrassait singulièrement, avant mes études d’économie politique. Autrefois, me disais-je, pour parcourir un espace déterminé, je prenais la diligence, et je payais à cet effet un certain prix ; aujourd’hui, grâce à l’établissement d’un chemin de fer, je parcours le même espace plus promptement, plus commodément, et cependant je paye moins cher. Pourquoi cela ? Comment se fait-il qu’alors que l’utilité du service a augmenté, la valeur en a diminué ? Vainement mettais-je mon esprit à la torture, je ne trouvais pas de solution satisfaisante. Eh bien ! avec la théorie de M. Mongin, qui identifie la richesse avec la valeur, la question est insoluble, et c’est ce qui démontre la fausseté de sa thèse ; quelle est, en effet, la valeur d’une théorie qui est impuissante à expliquer les faits ? Au contraire, avec la doctrine que j’expose dans ce travail, l’explication est facile : la diminution de valeur s’explique par ce fait que, pour vaincre l’obstacle de la distance, la part contributive du travail humain a diminué ; l’homme est parvenu à utiliser des forces naturelles jusque-là demeurées sans emploi, notamment la force élastique de la vapeur d’eau, et ainsi il a augmenté la proportion de l’utilité gratuite en diminuant d’autant, sans nuire au résultat, la proportion de l’utilité onéreuse.

Et de même en toutes choses : partout le génie de l’homme, sous l’impulsion de cet indomptable mobile, l’intérêt personnel, a cherché à diminuer la part de l’effort, du rude travail humain ; partout il a appliqué les forces de son intelligence dans ce sens, et il a réussi en domptant la nature, en l’obligeant de plus en plus à collaborer, avec ses forces gratuites, à l’œuvre de la production. Et à chacune de ces conquêtes successives, une portion de valeur, d’utilité onéreuse, a été anéantie ; et à mesure que diminuait ainsi le domaine de la valeur, relativement à un produit déterminé, le domaine de la gratuité s’augmentait d’autant, en sorte que dans l’état social s’est ainsi établie peu à peu une communauté progressive dont le cercle va s’élargissant sans cesse, pour le plus grand bien de tous, et surtout des déshérités de la fortune.

II

Si cet exposé est exact, il renverse et détruit le système adopté par M. Mongin. Loin d’identifier, comme il le fait, la richesse avec la valeur, il importe, au contraire, de les distinguer soigneusement. La richesse réelle, en effet, est un composé d’utilités gratuites et onéreuses, et nous avons établi que le progrès économique consiste à modifier, pour chaque produit, la proportion des deux utilités dans le sens de l’augmentation de l’utilité gratuite. Loin donc que la valeur soit toute la richesse, elle n’en est qu’une fraction, et une fraction que le progrès amoindrit de plus en plus, pour un résultat donné, car elle correspond au côté onéreux de la production, à l’effort pénible et rude que le génie de l’homme s’applique à diminuer sans cesse.

Est-ce à dire que la somme des valeurs tendrait à diminuer d’une manière absolue ? En aucune façon ; et bien grande serait l’erreur de ceux qui tireraient une telle conclusion de nos principes. Ce qu’il faut remarquer, en effet, c’est que les besoins ne sont pas une quantité invariable et fixe, que le cœur humain est une source inépuisable de désirs, en sorte que, quand, grâce à ses conquêtes sur les forces naturelles, l’homme est parvenu à obtenir un résultat donné avec un moindre travail, il applique l’effort, le travail devenu ainsi disponible à vaincre d’autres obstacles, à satisfaire des désirs nouveaux. Ce n’est donc pas la somme des valeurs qui diminue, c’est la somme des satisfactions qui augmente, parce que le travail humain, secondé par des forces naturelles plus nombreuses et plus puissantes, produit des résultats de plus en plus grands. C’est pour éviter toute confusion dans l’esprit des lecteurs que nous avons eu soin d’indiquer que cette diminution de la valeur vis-à-vis de l’utilité gratuite avait lieu relativement à tel produit, à tel résultat donné, et non d’une manière absolue.

Ainsi donc, il importe beaucoup de distinguer ce qu’a confondu M. Mongin, de séparer la richesse de la valeur. Sans cela, une foule de questions seraient insolubles, et Proudhon aurait eu raison de signaler la doctrine de la valeur comme contradictoire et inintelligible. Comment répondre, en effet, dans le système que nous combattons, au passage suivant du livre des Contradictions économiques, chapitre de la valeur :

« Puisque nous sommes d’autant plus riches que nous produisons et échangeons davantage, la conséquence pour chacun est de produire le plus possible de valeur utile. Eh bien ! le premier effet, l’effet inévitable de la multiplication des valeurs, est de les avilir ; plus une marchandise abonde, plus elle perd à l’échange et se déprécie commercialement. N’est-il pas vrai qu’il y a contradiction entre le travail et ses résultats ? Il n’y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur, de cause assignable ni d’explication possible ; au lieu de chercher une explication chimérique, contentons-nous de bien constater la nécessité de la contradiction ».

Et Proudhon a raison ; en effet, il n’y a pas d’explication possible, du moins dans un tel système. Si vous assimilez, comme le fait M. Mongin, la valeur à la richesse, je défie que vous puissiez trouver une réponse satisfaisante, que vous arriviez à résoudre l’antinomie signalée par Proudhon. Et n’est-ce pas là la preuve évidente que le système de M. Mongin est faux, puisqu’il aboutit à une contradiction insoluble ? N’est-ce pas aussi un témoignage puissant en faveur de la théorie que j’ai exposée, que seule elle fournit l’explication demandée ?Étant donnée la distinction de la richesse et de la valeur, de l’utilité gratuite et de l’utilité onéreuse, rien de plus naturel, en effet, que la prétendue contradiction signalée. La valeur se déprécie par ce fait que la proportion d’utilité gratuite et onéreuse d’un produit se modifie dans le sens de l’augmentation de l’utilité gratuite ; partant, de la dépréciation de la valeur, comme nous l’avons déjà vu. Il n’est donc pas vrai que, comme le soutient Proudhon, il y ait dans la notion de valeur une contradiction au seuil même de l’économie politique ; la contradiction se dissipe et disparaît à la lumière de la véritable théorie.

L’erreur du système de M. Mongin est donc singulièrement dangereuse, puisqu’elle fournit des armes si redoutables aux détracteurs de l’économie politique ; et il importe, dans l’intérêt de la science, de mettre hors de combat un adversaire tel que Proudhon. En outre, une telle erreur est de nature à égarer et à entraînerà des conséquences étranges même les meilleurs esprits. C’est ainsi que M. de Sismondi, sous l’empire de cette confusion de la richesse et de la valeur, a été amené à maudire les machines, les inventions, le libre-échange, toutes choses qui, comme le fait remarquer Proudhon, amènent la dépréciation, l’avilissement de la valeur, par conséquent, dans ce système, de la richesse. Voilà où la logique conduit fatalement ; et ce n’est pas tout, elle conduit encore à cette conclusion que les incendies, les guerres, sont à souhaiter comme moyen d’exciter au travail et d’augmenter la richesse de valeur. Une doctrine qui aboutit à de telles conséquences est bien vite jugée et condamnée comme une erreur certaine.

Mais comment se fait-il que des économistes tels que J.-B. Say, Blanqui, Sismondi, que des esprits distingués soient tombés dans une telle erreur ? C’est que l’erreur ici provient, comme presque toujours, d’une observation incomplète. « N’est-il pas vrai, dit M. Mongin, que produire, échanger de la richesse, c’est produire, échanger des choses ayant de la valeur ? » Sans doute, cela est vrai, mais vous ne prenez pas garde à ceci, c’est que, pour ce qui regarde la production, il y a lieu de tenir compte de la coopération, de la collaboration des agents naturels, cette collaboration toujours gratuite et toujours croissante ; et quant à l’échange, il est bien vrai que ce sont des valeurs qui en font l’objet, mais, en outre, chacun des co-échangistes transfère à l’autre, sous la pression de la concurrence, et par-dessus le marché, pour employer une formule vulgaire, toute la portion d’utilité gratuite que la nature a mise dans les produits échangés. Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue, ce qu’il faut remarquer avec le plus grand soin, et si ce phénomène a été méconnu, cela s’explique, comme l’a très bien fait observer Bastiat, par cette considération qu’il se produit sous une forme négative. Cette fraction de valeur que chaque progrès anéantit, comme, par exemple, dans le cas du chemin de fer substitué à la diligence, ne figure plus désormais dans l’échange, elle disparaît du marché, et c’est pourquoi on n’y fait plus attention. Mais si le vulgaire la néglige, il est nécessaire que l’économiste y prenne garde, et que, dans l’intérêt de la science, il concentre sur ce phénomène si important toute sa puissance d’attention. Sans cela, en effet, il est impossible de discerner le progrès en matière économique et, comme le dit Proudhon, il est impossible aussi de fournir l’explication des faits de la vie pratique.

Débarrassons donc la science de cette confusion funeste de la valeur et de la richesse. Reconnaissons, en dernière analyse, qu’il y a lieu d’envisager la richesse à un double point de vue, de distinguer la richesse relative de la richesse absolue. Au point de vue de l’échange, de la richesse relative, la doctrine de J.-B. Say, adoptée par M. Mongin, est exacte : ce sont, en effet, des valeurs qui s’échangent contre des valeurs, car ici il s’agit de relation, de comparaison, et les valeurs sont essentiellement des rapports ; mais la richesse réelle effective, celle qu’il importe de connaître et de bien discerner au point de vue du bien-être des hommes, c’est la richesse qui comprend l’ensemble des utilités gratuites et onéreuses résultant de la collaboration des agents naturels et du travail, en remarquant que la proportion des deux utilités se modifie sans cesse dans le sens de l’amoindrissement de la valeur, de l’augmentation de l’utilité gratuite.

 

E. MARTINEAU.

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