Quels moyens de subsistance ont les femmes

En 1862, le Journal des économistes ouvre ses pages à Mlle Julie-Victoire Daubié, féministe, première bachelière de l’histoire (1861), et auteur d’un mémoire sur l’amélioration du sort des femmes. Dans ce texte, elle appelle à une prise de conscience sur le sort économique des femmes, concurrencées dans leurs métiers traditionnels par la grande industrie et le recours à des ouvriers mâles ; elle réclame pour les femmes une égale liberté et davantage de considération. « Quand la vie est devenue un combat, écrit-elle, les arbitres ne peuvent sans iniquité jeter inégalement des armes dans la lice, pour que la femme pauvre, considérée comme la balayure dune rue quon veut assainir, se trouve partout écrasée sous le char de la civilisation. »

 

QUELS MOYENS DE SUBSISTANCE ONT LES FEMMES  [1]

I. — LE TRAVAIL MANUEL.

DIVISION DU SUJET. — I. Ancienne organisation de l’industrie féminine. — II. Les fileuses et les tricoteuses. — III. Les dentellières et les brodeuses. — IV. Différentes industries parisiennes et départementales. — V. L’ouvrière à l’atelier. — VI. Essais d’amélioration.

I. — ANCIENNE ORGANISATION DE L’INDUSTRIE FÉMININE.

Dans l’ancienne France, les attributions de chaque sexe étaient définies et limitées par les corporations d’arts et métiers. Leurs règlements admettaient les femmes à l’inspection du travail, dans les industries exercées exclusivement par elles. Elles prenaient alors le titre de maistresse de mestier ou de preudes femmes. Les occupations communes aux deux sexes, comme le tissage de la soie, comptaient un nombre égal de preud’hommes et de preudes femmes. Au XIVesiècle, la magistrature des filassiers de Rouen était confiée à une femme. Quand les ouvrières ne géraient pas de charges dans les communautés d’hommes, la même exclusion frappait ceux-ci dans les corporations de femmes.

L’ouvrier, admis au service d’un maître, pouvait, après un an révolu, faire travailler sa femme, bien qu’elle n’eût point fait d’apprentissage.

Dans diverses corporations, l’apprenti qui épousait une fille de maître était exempté de ses deux années de compagnonnage.

Les statuts accordaient une réduction des droits payables pour la maîtrise, à l’étranger épousant une fille de maître, qui, elle aussi, pouvait prendre un établissement, après apprentissage de la profession.

Les filles étaient admises à dix-huit ans à la maîtrise, quoique les hommes ne pussent l’être qu’à vingt.

Louis XVI, accordant une grande latitude au sexe à qui sa faiblesse, dit-il, a donné plus de besoins et moins de ressources, déclare favoriser ses efforts individuels, pour ne point seconder la séduction et la débauche.

L’édit qu’il promulgua à cet effet (août 1776) admit les femmes aux professions d’après des bases si larges, qu’elles purent entrer dans la corporation des pêcheurs. Un arrêt subséquent [2], sans forme impérative, suppliait, en des termes empreints de la plus bienveillante protection, les filles, et en particulier les jeunes filles de dix-huit ans, de ne point se faire inscrire sur le registre des pêcheurs, vu le danger qui pourrait en résulter pour les bonnes mœurs, et les graves accidents auxquels la santé trop faible de ces femmes, leur inexpérience dans ces travaux, les exposeraient.

Les anciennes associations protégeaient particulièrement les veuves ; elles pouvaient continuer le commerce de leur mari défunt, souvent même après un second mariage avec un homme étranger au métier du premier.

Les corporations des bouchers et des boulangers ayant attaqué le droit des veuves remariées, en alléguant que les statuts exigeaient qu’on exerçât personnellement la profession, les arrêts du parlement confirmèrent ces femmes dans leurs privilèges.

Une ordonnance de 1710 établissait aussi les droits d’une veuve inquiétée dans son commerce de blé par les marchands de Vitry.

Les maîtres argentiers avaient fondé un hospice pour recueillir leurs vieillards, leurs infirmes et leurs veuves.

Les statuts des associations obligeaient en général à soutenir les veuves de maîtres ; on concédait même à ces femmes plein droit d’exercice dans les fonctions les plus étrangères à leur sexe, en leur accordant latitude de les faire gérer. Ainsi, la veuve d’un maître chirurgien pouvait exercer la charge du défunt, si elle présentait au jury un garçon qui devait être examiné gratuitement ; quand, pour les opérations décisives et la levée des appareils, on exigeait la présence ou les avis d’un maître, il était forcé, sous peine de cinquante livres d’amende, de faire, à la place de ces garçons, sans rétribution aucune, les deux premières visites.

Les garçons agréés allaient, chaque année, renouveler leur enregistrement, accompagnés de la veuve dont ils continuaient la clientèle.

On concédait les mêmes privilèges à la veuve du maître apothicaire, pendant sa viduité, et les années que le gérant de ses affaires passait chez elle lui étaient comptées comme temps de service.

Pour être reçu maître libraire ou imprimeur, il fallait avoir fait un apprentissage de quatre années consécutives, servi trois ans au moins comme compagnon, subir une information de vie et mœurs, attester devant le recteur de l’université qu’on était congru en langue latine, et qu’on savait lire le grec. Les veuves des imprimeurs et des libraires, cependant, avaient toutes immunités d’exercice pendant leur viduité ; si elles contractaient un second mariage, leurs maris devaient acquérir les connaissances exigées pour l’obtention de la maîtrise.

L’édit d’août 1776, modifiant celui de février de la même année, sur la suppression des jurandes, laissait la liberté à de nombreuses industries, en érigeant de nouveau six corps marchands et quarante-quatre communautés d’arts et métiers, où des droits égaux étaient acquis partout aux artisans de l’un et de l’autre sexe. Les trois quarts des recettes d’admission payaient les pensions accordées aux maîtres pauvres et à leurs veuves.

Cependant, cet édit qui favorisait relativement les veuves, et leur permettait d’exercer leur profession sans payer aucun droit, restreignit leurs anciens privilèges, en les obligeant à se faire recevoir maîtresses elles-mêmes, un an après la mort de leurs maris ; elles étaient alors allégées de moitié des frais fixés par le tarif d’admission ; le veuf d’une maîtresse se trouvait soumis aussi à la même loi.

De nombreuses réclamations en faveur des veuves arrivèrent aussitôt jusqu’à Louis XVI. Il s’empressa de déclarer que son intention étant de faciliter à tous ses sujets, et particulièrement aux veuves, les moyens de subsister par le travail, il permettait, comme par le passé, aux maîtres et aux maîtresses de transmettre leurs professions à leurs maris et à leurs femmes [3].

Quoique la veuve pût entrer directement comme l’homme dans les corporations, on l’y protégea quelquefois au point d’accorder sans examen et sans frais la maîtrise à tout homme épousant une veuve de maître.

La veuve, même en contravention, trouve grâce devant une miséricordieuse justice ; un arrêt de la cour des monnaies (4 septembre 1776), qui défend de mettre en vente des poids non étalonnés, amnistie par indulgence la veuve Foucault, maître balancier ; il fait dormir la loi en sa faveur, et lui rend les poids saisis chez elle.

Mais l’action la plus salutaire et la plus générale des corporations d’arts et métiers, pour le bien-être de la femme, consistait dans le respect des mœurs, dont elles étaient les gardiennes puissantes et sévères ; dans les limites des droits de chaque sexe, qui arrêtait cet empiètement effrayant des hommes dans les carrières féminines.

Le concubinage, cet état presque normal aujourd’hui d’une si grande partie de nos populations ouvrières, était tellement flétri autrefois, que les statuts des corporations défendaient d’admettre un concubinaire, et que la moindre irrégularité dans les mœurs était un motif d’exclusion de toute communauté.

On abattait publiquement l’ouvroir ou l’atelier du maître et de la maîtresse dont la conduite n’était point exemplaire. Un maître étranger, allant habiter une ville avec une femme, n’était pas admis avant d’avoir fait justifier de la célébration de son mariage, que les statuts lui imposaient parmi les obligations de sa charge.

Défense était faite aux tisserands et ouvriers de gracieuser les filles de leurs confrères, s’ils n’avaient pas l’intention de les épouser.

L’apprenti même, soupçonné d’avoir courtisé une femme sans motif honnête, était déchu de ses droits à la maîtrise, et le séducteur exclu de toutes les corporations.

Cette justice légale, cette sévérité protectrice de la femme, était la confirmation des lois de l’Église, excommuniant les concubinaires dans les conciles, et les désignant nominativement au prône comme retranchés de la communion des fidèles.

L’aumône du métier, indépendante de l’aumône générale, consistait, dans les corporations, à marier de pauvres orphelines.

Dans le même esprit, on prononçait une amende de trois à six livres contre celui qui, pendant le travail de l’atelier, proférait des blasphèmes, des paroles obscènes, des railleries, des menaces, ou qui même eût raconté des histoires propres à distraire les travailleurs.

Au Moyen-âge, si la femme avait à attendre une plus grande part de justice, à titre d’être absolu, elle se trouvait tellement absorbée ainsi comme être relatif, qu’elle ne se dégage pas encore dans l’histoire ; elle ne nous apparaît qu’à l’ombre du cloître, et nous la voyons partout protégée au foyer domestique, à titre de fille, de femme ou de veuve de maître, de fiancée d’ouvrier, de compagnon, et par cette inspection morale surtout, qui, comme nous venons de le voir, refusait les honneurs de la maîtrise au compagnon concubinaire, et frappait la séduction de peines poussées jusqu’à la barbarie.

Si nous trouvons des hommes dans la corporation des brodeurs, ce n’est pas une raison pour croire qu’ils s’occupaient de travaux féminins comme les hommes de notre siècle, car l’apprenti qui ne se sentait point le talent de devenir maître, restait toujours apprenti plutôt que d’échanger le rabot contre le dé et l’aiguille. S’il eût tenté cette dérogation aux usages reçus, il aurait été accueilli par les huées de ses compagnons de travail. La broderie blanche, sur mousseline, n’était pas connue au Moyen-âge ; pour ces lourdes broderies sur soie et sur laine, en or et en argent, destinées aux tentures, à l’ornementation des églises, des vêtements des prêtres, des armoiries d’or, des croix du Saint-Esprit sur velours, etc., le livre des métiers statue (règlement de 1310), que peut être broudeur et brouderesse qui veut, pour quoi il sache fere le mestier de brouderie aus us et aus coutumes du mestier. Dans ce recueil, je trouve à peine quelques noms de broudeurs, au milieu d’un grand nombre de brouderesses.

Cette broderie était bien moins vétilleuse que les travaux de tapisserie donnés quelquefois aujourd’hui comme passe-temps aux jeunes hommes désœuvrés.

L’autorité intervenait partout pour fixer les droits respectifs de chaque sexe, d’après ses aptitudes naturelles ; si la corporation des tailleurs pense que celle des couturières a empiété sur ses attributions, cette affaire litigieuse est laissée à l’arbitrage des tribunaux industriels ; des preud’hommes et des preudes femmes décideront que les tailleurs fripiers ont, concurremment avec les maîtresses couturières, le droit de confectionner des corsages de robe, mais que les habillements sans corsage sont réservés exclusivement aux couturières [4].

Nous avons vu, du reste, quelle protection particulière Louis XVI et Turgot accordèrent aux femmes en dehors de la liberté générale.

Il n’est pas même besoin de porter un jugement sur le passé pour apprécier la position actuelle de la femme devant toute espèce de salaire.

Des démarcations bonnes ou mauvaises, imparfaites si l’on veut, étaient tracées autrefois entre les travaux de chaque sexe ; les lois eussent-elles favorisé l’homme, il ne faudrait pas pour cela crier au scandale, car il méritait des avantages particuliers, en raison même de l’organisation sociale, qui lui imposait, partout et toujours, le devoir d’élever l’enfant et de protéger la femme.

Nous pourrions voir de la tyrannie seulement et de l’oppression, dans un ordre de choses permettant à l’homme irresponsable, à l’homme déserteur des charges de la famille, d’accaparer à son profit personnel et égoïste, le travail réservé autrefois exclusivement aux femmes par les lois et les mœurs. Tyrannie et oppression surtout, si la société, consacrant le droit du plus fort, maintenait d’odieuses interdictions contre le sexe faible, qui ne relève que de son abandon.

La liberté de l’industrie a-t-elle dédommagé la femme de l’ancienne répartition que les lois faisaient des occupations de chaque sexe ? Évidemment non, puisque sur ce nouveau champ de bataille, où luttent un si grand nombre de concurrents, la victoire est restée au plus instruit, au plus fort ; l’ouvrière se trouve écrasée ainsi par la prépondérance de l’ouvrier et par l’immoralité de toutes les classes ; la position de la femme du peuple, autrefois semblable à celle de l’homme, quand elle n’était pas relativement meilleure que celle-ci, est aujourd’hui cent fois pire. Si cette concurrence, née de la liberté de l’industrie, lui fait enfanter tous les jours des merveilles, on ne peut nier non plus qu’elle n’ait créé de grands maux, par l’instabilité des salaires et l’absence de tout frein moral, qui a ravalé au-dessous de la brute une portion si nombreuse de nos populations ouvrières.

Or, dans ce mélange de bien et de mal, il est incontestable qu’en vertu des mœurs actuelles, la somme du mal tombe presque tout entière sur la femme, qu’elle accable souvent.

Sans récrimination contre le présent, sans glorification aucune du passé, j’en appelle ici à tous les hommes éclairés et impartiaux.

Qu’inférons-nous donc de là ? Proposons-nous de rétablir ces arbitraires, ces vexatoires, ces humiliantes et tyranniques corporations, mortes depuis longtemps, au milieu d’un concert de réprobations unanimes ?

Qui serait assez insensé pour inviter l’adulte, agité sur sa couche douloureuse, à chercher le calme et la vie en s’efforçant de se rapetisser jusqu’à son premier berceau ?

Non, nous pensons qu’ordonner le recul au fleuve des générations humaines, c’est entreprendre de faire rétrograder l’ombre du cadran solaire : aussi, quand nous prendrons des jalons sur la route du passé, ce ne sera jamais que pour les planter sur celle de l’avenir, en demandant à notre société moderne des lois et des institutions égales pour tous.

Comme il est établi que le travail de l’homme seul reste plus que suffisant pour les besoins de la consommation générale, il s’ensuit que par là même il est déjà trop peu rétribué pour suffire à l’entretien de la famille, de sorte que la femme, privée de toute éducation industrielle, inférieure par les forces physiques, se trouve, en raison de notre organisation sociale, condamnée à lutter, non seulement pour sa subsistance individuelle, mais pour celle de l’enfant, qui tombe presque toujours à sa charge. C’est ainsi qu’en cherchant à pourvoir à leurs besoins les plus pressants, ces êtres faibles que nous ne devrions compter qu’à l’école et au foyer, contribuent à avilir le salaire d’une manière déplorable.

Voilà, si je ne me trompe, une des plus grandes plaies de notre industrie moderne : j’indiquerai le remède que je crois unique, après avoir parcouru les principales phases de l’existence de l’ouvrière.

II. — LES FILEUSES ET LES TRICOTEUSES.

Le filage était autrefois l’occupation presque exclusive des femmes : par métonymie, la quenouille désignait même la fille des rois, comme nous l’atteste encore l’ancien proverbe qui résume la loi salique.

Ce travail était si productif en France au temps de Duguesclin, que ce guerrier, fait prisonnier à Auray, ne craignit pas de fixer sa rançon au prix exorbitant de cent mille livres, parce qu’il savait, dit-il, que les Françaises fileraient leur quenouille pour la payer. À l’époque de la prospérité du filage domestique, les fileuses gagnaient de dix à quinze sous par jour, quand les dépenses nécessaires étaient moitié moindres qu’aujourd’hui.

Au XVIIIsiècle encore, d’après Roland de la Platière, les fileuses de laine gagnaient dix sous par jour [5].

Le filage absorbait autrefois si complètement les femmes dans la famille, que Colbert réunit avec peine deux cents ouvrières dans la première manufacture d’or filé qu’il créa à Lyon, pour affranchir la France, alors tributaire de l’étranger : le manque seul de fileuses paralysait la prospérité de l’établissement ; l’archevêque de Lyon s’en plaignit même au ministre en disant : « Je fais tous mes efforts pour obliger les religieuses de mon diocèse à s’instruire dans ce métier. »

Les travaux paisibles du foyer domestique, auxquels la femme ne pouvait suffire, durent battre en retraite devant l’invasion des métiers, des filatures et des mécaniques. Les premières machines à carder, filer et brosser la laine, furent importées en France de 1802 à 1804. Dès leur apparition, le filage domestique périclita, car un métier à filer, de soixante broches, conduit par un adulte et un enfant, exécute le travail de vingt fileuses à la main, et fabrique un fil beaucoup plus égal pour la finesse, la torsion, que celui de l’ouvrière qu’il a ruinée.

Le filage mécanique du lin et du chanvre, importé chez nous en 1826 seulement, eut une influence aussi promptement désastreuse pour le filage au fuseau et au rouet.

L’Angleterre nous envoya alors une telle quantité de fils [6], que le gouvernement français, s’inspirant des doctrines protectionnistes, y vit un danger pour l’agriculture comme pour le commerce. Nos lins et nos chanvres ne trouvant plus de débouchés, une ordonnance royale proscrivit, en 1842, l’importation des fils et des tissus étrangers : le filage domestique n’en continua pas moins à être perdu sans retour.

Les toiles pour voilure étaient encore une des richesses industrielles de la Bretagne ; cette contrée luttait victorieusement contre les concurrents étrangers ; mais le tissage à la mécanique et l’invasion de la vapeur triomphent tous les jours des efforts impossibles que font les Bretons pour sauver d’une ruine complète cette ancienne occupation nationale qui répandait une grande aisance dans les campagnes surtout, en employant sous le toit domestique les femmes et les enfants au filage et à la confection des toiles.

Le Perche aussi vendait annuellement pour 200 000 livres de fils.

Que devinrent les fileuses dans cette rapide révolution industrielle ?

Chaque chiffre nous montre ici une créature humaine qui souffre, végète, languit ou meurt. Les fileuses furent si promptement dépossédées, que, dans les environs de Roanne seulement, plus de 25 000 femmes qui, en 1835, produisaient près de 700 000 kg de fil, étaient sans occupation en 1840. Dans moins de vingt ans, la mécanique, en Flandre et en Bretagne, fit aussi tomber la quenouille des mains de 200 000 fileuses de lin et de chanvre.

Cet humble travail du pauvre disparut devant des sociétés puissantes qui, agglomérant les travailleurs les plus rapprochés, laissèrent, en Bretagne surtout, un grand nombre de villages dans la plus affreuse indigence. La faim, chassant de leurs demeures ces paisibles fileuses, les poussa plusieurs fois jusqu’à l’émeute. Un certain nombre d’entre elles, faute d’autres occupations, persistent à gagner cinq centimes par jour [7].

De réduction en réduction, ou plutôt de capitulation en capitulation devant la mécanique, elles sont arrivées à ce minimum de salaire dans certains districts de la Bretagne, du Maine et des Vosges.

Quelques-unes, plus habiles, parviennent, dans une journée de quatorze heures, à élever leur gain de dix à vingt-cinq centimes. Une fileuse bretonne, qui a obtenu le premier prix pour la perfection de son filage, à l’exposition de 1855, gagnait trente centimes par jour à ce travail. Une demande de secours, alors faite en sa faveur par un membre de l’Institut, n’obtint ni succès ni réponse. Souvent ces femmes nécessiteuses des campagnes, ne trouvant aucune occupation rétribuée, vont, dans les longues et froides soirées d’hiver, tiller du chanvre, sans autre salaire que leur place à l’âtre pétillant du laboureur.

En Bretagne, les anciennes fileuses travaillent tant que leur rouet peut marcher sans les réparations qu’elles ne sont point à même de payer ; lorsqu’il leur fait défaut, elles sont réduites à la mendicité.

La Sarthe, pour remédier à la ruine de l’industrie des fileuses, n’a encore trouvé que la triste et insuffisante ressource de l’assistance privée et publique.

L’enquête générale faite sur le filage domestique, à l’invasion des machines, se résuma ainsi : 400 000 femmes dont le salaire est anéanti et dont on ne sait comment utiliser les bras.

Au XVIIIsiècle déjà, la naissance et l’extension rapide d’industries autrefois étrangères à notre pays avait réduit le salaire des fileuses et multiplié le nombre des indigents ; dans les écoles de charité, les maisons de refuge, les hospices, etc., on leur distribua de la laine, du lin, du chanvre qu’ils filaient. La Révolution conjura la crise commerciale née de nos troubles civils, en faisant une espèce de droit au travail de cette libéralité du XVIIIsiècle. En 1793, une filature des indigents fut fondée à Paris, pour venir en aide aux femmes inoccupées. L’envahissement des métiers a rendu aujourd’hui plus que jamais cet établissement indispensable ; aussi, la filature parisienne subsiste encore, sans avoir changé le but de sa fondation ; elle reste ouverte à toute femme qui désire du travail ; on lui fournit un rouet, un dévidoir et une certaine quantité de filasse, qui la mettent à même de gagner 50 à 75 centimes par jour. Cependant, pour assurer ce trop modique salaire, on est contraint à d’énormes sacrifices, qui laissent apprécier la position précaire de la fileuse abandonnée de nos campagnes.

La filature des indigents dépense environ 450 000 francs par an, pour frais de fabrication et blanchiment de toile. Près de 5 000 femmes, en moyenne, y reçoivent des secours ; mais la plus ou moins grande activité de l’industrie libre fait augmenter ou diminuer sensiblement le nombre des fileuses qui lui demandent l’emploi de leur temps ; les ouvrières sont de 3 000 à 6 000, selon la détresse ou la prospérité commerciale.

On se plaint beaucoup de la désertion des campagnes ; ne cherche-t-on point cependant à la favoriser en concentrant ainsi dans les grandes villes, et surtout à Paris, les institutions de bienfaisance ?

Je ne sache pas que la province ait une seule filature de ce genre.

Du reste, leur multiplicité deviendrait aussi abusive que leur principe est déplorable ; car, comme il est attesté qu’il n’y a pas de lutte possible entre le filage mécanique et le filage domestique, les fileuses subventionnées représentent le combat de don Quichotte contre les moulins à vent. Ne vaudrait-il pas mieux employer les fonds qui entretiennent des fileuses dans la misère, à la protection des femmes les plus abandonnées, pour l’apprentissage d’industries lucratives ?

L’industrie du coton était presque nulle aussi avant la Révolution.

En 1762, les premières toiles furent tissées à Mulhouse, alors république suisse, avec du coton du Levant, filé à la main, dans les vallées des Vosges. Le tissage se faisait au foyer domestique, chez les tisserands disséminés dans les villages.

En France, Amiens fut le berceau de l’industrie cotonnière, qui, par le filage mécanique, s’étendit avec la même rapidité que celle des lins et des chanvres.

Aujourd’hui, presque toutes les filatures, excepté celles de passementerie et de grosse bonneterie, emploient la mécanique.

La filature à la main disparaît même de la Picardie, de la Normandie, du Nord, etc., où elle avait persisté plus longtemps ; il reste encore ici et là quelques fileuses de laine sans autre gagne-pain ; il n’est pas besoin de dire que l’envahissement des mécaniques a eu pour elles des résultats semblables à ceux que nous avons énumérés pour le filage du lin et du chanvre, car les Bretonnes, fileuses de laine, gagnent actuellement quinze à vingt-cinq centimes par jour.

Le bobinage mécanique menace aussi de déposséder complètement, à Sainte-Marie et dans les environs, les misérables vieillards, les femmes, les infirmes qu’il laisse vivre encore d’une manière fort précaire.

Dans cette marche impitoyable des machines, l’invention du métier à bas devait tuer aussi une branche importante de travail, gagne-pain de la plus grande partie des femmes, dans presque tous nos départements ; car le tricot à la main, comme le filage domestique, ne fut pas en état de soutenir la concurrence des mécaniques.

Les tricoteuses, gagnant autrefois les dix et vingt sous par jour qui en représenteraient aujourd’hui plus de vingt et quarante, ont eu le sort des fileuses ; même avec du travail, elles sont nécessiteuses, si ce n’est indigentes. Quand cette vieille génération qui tombe tous les jours, fauchée par la misère plus encore que par les années, sera complètement éteinte, nous connaîtrons les tricoteuses seulement par la triste célébrité qu’elles acquirent dans nos troubles civils.

À cette époque de leur histoire, leur gain diminuait sensiblement déjà, et leur position devenait précaire ; la fondation de la filature des indigents, dont nous avons parlé, voulait aussi leur venir en aide contre l’envahissement du métier appliqué à la fabrication des bas.

Cette lutte, tous les jours de plus en plus inégale, subsistait depuis le XVIIsiècle.

Comme nous venons de le constater, la plupart des anciennes industries féminines ont été ruinées par l’invasion des mécaniques ; cependant, la femme travaille partout dix fois plus qu’au siècle dernier.

En Normandie, elle tisse la toile sur un métier Jacquard ; cette occupation, toute pénible qu’elle est, ne l’arrache pas au foyer domestique, et l’on peut se féliciter qu’ici encore la machine lui obéisse, tandis qu’à l’atelier, où nous la suivrons bientôt, elle est devenue la très humble servante de la machine.

L’organisation même de l’industrie moderne, groupant les individus, peut rarement disséminer le travail selon les besoins individuels des habitants des campagnes ; un grand nombre de nos départements agricoles auraient besoin d’une vive impulsion et d’une protection puissante pour créer, par l’apprentissage, des travaux sédentaires qui remplacent les anciennes industries éteintes ; ainsi, en Bretagne, les tricoteuses qui survivent à la ruine de leur gagne-pain trainent une existence aussi précaire que les fileuses.

Les manufactures de tabac de Morlaix et de Nantes occupent un certain nombre d’ouvrières suffisamment rétribuées ; mais, sauf ces cas exceptionnels, quelles ressources reste-t-il aux Bretonnes ? Les unes travaillent aux mines argentifères de Poullaouen et du Huelgoat, où elles reçoivent un modique salaire ; les autres cultivent la terre et accomplissent concurremment avec la bête de somme les travaux les plus pénibles de l’agriculture. Quelques journalières à prix réduit reçoivent six sous par jour ; la plupart ont à peine de l’ouvrage assuré pour un tiers de l’année. Cependant, les campagnes (vu les habitudes parcimonieuses de leurs habitants, et les ressources presque gratuites qu’offrent les productions de la terre) sont moins frappées encore que certaines villes, n’ayant point opéré la transformation industrielle nécessaire pour la subsistance de leurs habitants. Vitré, dont toutes les femmes pauvres étaient occupées au tricot et au filage, en compte un très grand nombre dans la gêne, tandis qu’à Landernau, où il y a une importante filature mécanique, la transition a été moins pénible.

Nulle part on ne peut mieux constater qu’en Bretagne l’avilissement du salaire de la femme, par le manque de choix dans les occupations, car nulle part elle ne s’est mise elle-même à un tel rabais, et en aucun lieu, on ne l’exploite plus ouvertement.

Ainsi, elle fait face à un homme pour le battage du sarrasin ; chacun applique à tour de rôle son coup de fléau ; la femme ne le donne ni moins vite, ni moins fort ; elle tient pied du matin au soir, tout comme l’homme, et lorsque l’heure du paiement arrive, elle reçoit moitié moins que lui.

En 1858, j’ai eu occasion de vérifier par mes investigations personnelles cette position précaire des femmes bretonnes. C’était aux jours mêmes où la vieille Armorique se levait tout entière pour saluer de ses patriotiques acclamations la marche triomphale de l’Empereur et de l’Impératrice. Les villes et les villages étaient presque déserts ; la majeure partie des habitants se pressaient sur les pas du cortège impérial : on parlait de mille projets d’amélioration et d’embellissement du pays ; ici s’élèvera un quai, là passera une route ; la vieille capitale de la province se rajeunira aussi, etc.

Presque partout on trouvait un sentiment enthousiaste de reconnaissance profonde pour l’accueil paternel et l’oreille bienveillante que le chef de l’État avait accordés aux délégués de la population bretonne ; mais nulle part je n’entendis parler des moyens de subsistance à créer aux femmes, et je doute que cette modeste cause du faible, si sacrée pourtant, ait trouvé des interprètes jusqu’au pied du trône.

Cette dépréciation, plus ou moins générale du salaire des femmes, n’est point particulière, du reste, à la Bretagne, car, ainsi que je l’ai fait remarquer, elle devient sensible surtout dans les départements qui manquent d’industrie spéciale ; la femme partage alors, à la campagne, les plus rudes travaux de l’homme.

L’ouvrière en journée loue, avons-nous dit, ses bras à moitié prix de ceux de l’ouvrier ; si elle est native d’un pays pauvre, comme la partie peu productive de la Lorraine, ou de cette Champagne crayeuse et aride, surnommée par la langue énergique du peuple la Champagne pouilleuse, elle émigre pour la moisson et la fenaison ; notre société, nos lois et nos mœurs la chargent de se protéger elle-même contre tous les hasards d’une longue pérégrination, où, le soir, tous doivent dormir pêle-mêle, en plein air, ou dans quelque grenier à foin abandonné. Malheur à cette jeune fille si quelque lâche exploite l’insuffisance de son salaire, abuse de son abandon, de sa misère ou de sa faiblesse.

« Ces femmes gagnent, en moyenne, quarante centimes par jour, et cherchent à augmenter leurs ressources en glanant [8]. »

L’État lui-même, quand il emploie les femmes aux travaux de terrassements, les rétribue moins que l’ouvrier. Ainsi, l’administration des ponts et chaussées donne, ad libitum, les deux tiers ou la moitié de la journée de l’homme à la femme, qui ne doit pas recevoir plus que l’enfant [9].

Il est prouvé que la femme s’exténue de travail, précisément dans les pays où ses occupations sont moins variées et où ses moyens de subsistance sont plus restreints ; cette considération est, je crois, une réponse assez péremptoire à offrir aux personnes qui craignent de voir élargir la sphère d’action des femmes.

L’épouse du laboureur, propriétaire ou fermier, a souvent aussi une existence fort rude dans nos campagnes ; si son mari est actif, sobre, humain, elle partage ses travaux ; mais quand c’est une de ces bêtes brutes dont l’espèce devient si commune depuis que la femme, perdant de plus en plus sa valeur individuelle, tend à être la servante et non la compagne de l’homme, sur elle tombe tout le faix du jour, toute la charge de la famille, pendant que son mari querelle, se repose ou s’enivre au foyer.

Dans nos communes rurales, le regard de l’observateur est constamment attristé par ces ivrognes qui jouent, blasphèment, fument, ricanent au cabaret, tandis que les femmes pétrissent le pain, l’enfournent, veillent à la moisson, à la fenaison, à l’étable, à la basse-cour, au ménage, et battent même à la grange. Leurs attraits ont disparu, leur peau s’est tannée dans ces rudes labeurs, et le mariage a rivé un anneau de plus à leur longue chaîne de fer, quand le lâche que la nature leur donnait pour protecteur, usant de son privilège marital, les frappe impunément au nom de la société qui le rend maître et seigneur.

Les progrès de l’agriculture, quoique beaucoup moins sensibles et beaucoup plus lents que ceux de l’industrie, tendent à apporter une grande perturbation dans la position de la villageoise ; des machines la remplacent déjà pour la moisson, la fenaison, le battage du lin et du chanvre. Depuis cette époque nous voyons des filles de fermiers même demander leur subsistance à la domesticité des villes.

Parmi les départements industriels qui font encore subsister leurs habitants, nous citerons surtout ceux qui les occupent à la broderie et à la dentelle, car ces travaux ont pris une grande extension et emploient de nombreuses ouvrières.

III. — LES DENTELLIÈRES ET LES BRODEUSES.

Colbert, pour propager, au XVIIIsiècle, l’industrie dentellière, exercée seulement par quelques ouvrières isolées, éprouva d’aussi grandes difficultés que pour le filage de l’or. Malgré les avantages et les privilèges accordés, il dut céder souvent devant l’obstination que mettaient les femmes à conserver leur tricot, leur rouet et leur fuseau ; quelquefois il lui fallut reculer, lorsque la matière première de ses ateliers lui manquait dans la personne de l’ouvrière ; il assura d’abord un salaire convenable, qu’un grand nombre de femmes refusèrent, sous prétexte que la dentelle, travail trop appliquant, gâterait leur vue.

Les mille ouvrières enrôlées par Colbert, regrettant leurs occupations domestiques, se révoltèrent contre le directeur de leur atelier. Cette émeute féminine prit de telles proportions, qu’elle eût coûté la vie au directeur, si Colbert et Louis XIV n’avaient point cédé en le destituant.

Ils nommèrent une directrice, qui accorda aussitôt gain de cause à ces indisciplinées, en leur permettant de travailler chez elles.

Enfin Colbert, revenant à sa première idée et désirant, avant tout, créer des ouvrières, donna 150 000 francs, avec des avantages et des privilèges énormes, à une dame Gilbert, pour établir un atelier dans un magnifique château qu’il possédait près d’Alençon.

Le zèle intelligent de madame Gilbert triompha de mille difficultés imprévues. Pour suppléer au point de Venise, elle créa le point d’Alençon, obtint la division du travail et, sans que la production pût suffire à la demande, elle réunit jusqu’à 9 000 ouvrières gagnant de deux à trois francs par jour. Louis XIV, émerveillé de ses dentelles, se la fit présenter et lui remit lui-même une forte somme d’argent.

Des immunités plus ou moins grandes furent accordées à toutes les provinces où l’on espérait pouvoir recruter des ouvrières. Quand madame Dumont s’établit à Paris, elle obtint, dit Voltaire, le droit exclusif d’y élever des ateliers de dentellières ; on lui donna un des cent Suisses du roi pour garder sa maison, et les ouvrages sortis de cet atelier effacèrent les points de Venise.

L’Auvergne aussi fabriqua alors tant de dentelles qu’à Aurillac seulement la paye des ouvrières s’élevait, chaque année, de 6 000 à 7 000 francs.

Une directrice fut encore préposée par Colbert à l’atelier de dentelles qu’il créa à Auxerre ; partout ce grand ministre suivit ces établissements avec une inquiète sollicitude, et les protégea avec une bienveillance paternelle ; non content d’accorder lui-même des primes aux ouvrières les plus habiles et les plus assidues, il engageait les femmes des autorités de chaque ville à visiter les ateliers, à entrer dans le détail des occupations, à converser avec les ouvrières et à les encourager par des récompenses.

Cette protection puissante et éclairée éleva si haut la prospérité de nos dentelles et la réputation de nos dentellières, que la Flandre belge s’en émut au point d’édicter des peines sévères contre l’embauchage des ouvrières [10].

La ville d’Aurillac, aujourd’hui sans industrie, et où les femmes émigrent pour la domesticité, occupait, nous l’avons vu, une quantité d’ouvrières ; il en est de même au Havre et dans les villes environnantes, où 25 000 dentellières répandaient autrefois l’aisance dans les familles de marins.

Il est regrettable aussi que nous ayons cédé la palme et le monopole de la valencienne à la Belgique, à laquelle nous payions annuellement, pour cet article, une somme de douze millions.

Les villes de Dieppe et de Valenciennes occupaient, au XVIIIsiècle, plus de 8 000 ouvrières gagnant de 1 fr. à 1 fr. 25 c. par jour, et aujourd’hui il n’en existe plus une seule à Valenciennes.

Sous le premier empire encore, les ouvrières de Caen et des environs gagnaient jusqu’à 3 fr. par jour [11].

La broderie blanche ou de luxe, de lingerie, d’ameublement, qui se fait sur batiste, jaconas, mousseline et tulle, se propagea en France vers le milieu du XVIIIsiècle ; sous Louis XV, elle atteignit, ainsi que la dentelle, des prix inconnus aujourd’hui, car ces industries ont eu à souffrir, comme beaucoup d’autres, de la concurrence et de l’invasion des machines, livrant à vil prix les dentelles et les tulles communs d’imitation. Dans les crises industrielles qui paralysent tout d’abord les industries de luxe, les chômages prolongés réduisent à une position précaire, quand ce n’est point à l’indigence, quantité de femmes privées d’autres ressources ; ainsi, en 1848, Blanqui, de l’Institut, vit à Dieppe des centaines de dentellières qui ne pouvaient élever leur gain au-delà de 25 centimes, en travaillant quinze heures par jour.

Dans les Vosges, en temps ordinaire, on évalue à trois millions les produits de l’industrie dentellière, et à 80 centimes la moyenne du salaire des ouvrières qui les livrent au commerce.

La fabrication de la dentelle occupe aujourd’hui, en France, 240 000 ouvrières, disséminées dans douze ou quinze départements, ayant Alençon, Lille, Arras, Mirecourt, le Puy, pour points centraux. La broderie emploie 150 000 à 170 000 femmes, filles ou enfants.

Le salaire des brodeuses varie de 40 centimes à 1 fr. 25 c. et 1 fr. 50 c. par jour.

Les brodeuses au métier, en général plus habiles que les autres, gagnent d’ordinaire 1 franc ; il est regrettable qu’on applique à ce travail de trop jeunes filles, auxquelles il peut déformer la taille.

La broderie à la main est, du reste, plus fatigante, plus absorbante pour l’ouvrière, qui, sans aucun support, a continuellement le bras tendu ; c’est dans la confection de ces broderies grossières, des articles de Saint-Quentin, des broderies en cordonnet, nommées broderies anglaises, qu’on trouve un si grand nombre de femmes dont le salaire est insuffisant. Cependant, des mères de famille qui n’ont fait aucun apprentissage se trouvent réduites à chercher leur subsistance dans cette ingrate occupation ; des filles du peuple abandonnées, les plus dignes d’intérêt, des orphelines souvent, qui n’ont, dans nos écoles primaires, ni l’enseignement gratuit, ni l’éducation professionnelle (organisable à si peu de frais pourtant), s’y consument aussi douze ou quinze heures par jour pour arriver à une rétribution qui varie de 15 à 50 centimes.

Malgré la dépression sensible de salaire apportée à la dentellière et à la brodeuse par les transformations sociales, si nous considérons la position impossible que l’industrie moderne fait à un si grand nombre de femmes, nous devons nous féliciter encore qu’un travail où l’ouvrière médiocre végète, et l’ouvrière habile vit dans l’aisance, retienne plus de 400 000 femmes au foyer domestique.

En sortant de ces ateliers où le cœur se serre à la vue de femmes maigres, pâles, étiolées, qui, aspirant un air méphitique, luttent d’agilité avec une machine emportée par la vapeur, on regarde comme un heureux contraste ces groupes de jeunes filles au teint frais, au visage reposé, qui, à l’ombre du noyer abritant leur demeure, ou du vieux porche qui en forme l’entrée, redisent, sans interrompre leur travail et sous l’œil maternel, quelques joyeuses romances ou quelques cantiques pieux. Ces femmes doivent tout d’abord leur bien-être à un grand esprit d’économie puisé dans la vie de famille, la simplicité des habitudes rurales et la modicité de leurs besoins ; protégées par des parents qu’elles soutiennent souvent de leur travail et qui leur rendent en échange mille soins domestiques et affectueux, elles n’ont aucune de ces lourdes charges auxquelles l’ouvrière isolée des villes ne peut suffire ; c’est ainsi qu’elles lui font une existence précaire pour la confection des objets qu’elles livrent à un prix inférieur aux frais de subsistance de l’ouvrière urbaine. Il résulte de là que les quelques femmes obligées de confectionner ces travaux dans nos grands centres sont souvent dans la gêne, car la brodeuse, qui vit au village avec 50 centimes et 1 franc par jour, est indigente à Paris avec une égale rétribution. Quelles que soient la délicatesse et la perfection des objets confectionnés dans nos villes, on trouve la même dépression de salaire pour toutes les industries féminines ; l’ouvrière isolée reste ainsi exposée aux plus grands dangers de démoralisation, par suite des difficultés de l’existence [12].

À Nancy, on attribue de même (journal l’Espérance) l’irrégularité de conduite des brodeuses à l’insuffisance du salaire, au manque d’éducation, à la misère qui les force de travailler trop jeunes, et au défaut de surveillance des parents, forcés de s’absenter pour s’occuper au dehors.

Quoique la broderie et la dentelle soient des industries moralisatrices, quand elles accordent un salaire suffisant, on se plaint que la dépravation des mœurs se propage tous les jours, même chez les ouvrières qui ne sont en lutte avec aucune des nécessités de la vie, et, par cette considération, on conclut souvent au maintien de l’exploitation de la femme sans pain.

Dans nos départements agricoles, les ouvrières sont généralement religieuses et morales, car la conduite de la femme dépendra, partout et toujours, de son éducation, de son entourage et de son indépendance ; dans toute position, elle subira plus ou moins l’influence de son siècle ; comment ne serait-elle point dépravée au milieu d’une population ouvrière dissolue ?

D’un autre côté, dans ces départements d’industrie féminine, dont le sol est peu riche, les hommes émigrent tellement dans les villes, qu’un grand nombre de nos communes rurales comptent sept jeunes filles pour un jeune homme ; sous une législation meilleure, il en conduirait une à l’autel, à titre d’épouse ; mais, recherché quelquefois par elles, il s’habitue à faire des promesses à toutes et à n’en tenir à aucune ; il s’isole souvent dans une hideuse indépendance, dans un égoïste et ignoble cynisme, tout heureux et tout fier, en s’entendant appeler le coq du village, d’en usurper les privilèges.

Le décret récent qui abolit les droits sur les broderies étrangères nous inondera-t-il réellement de produits suisses et irlandais ?

Sera-t-il, comme quelques-uns le redoutent, la ruine de la brodeuse française, qui partagera le triste sort de la fileuse et de la tricoteuse ? Ou bien, comme d’autres le croient, restera-t-il sans influence sur le bien-être, la gêne ou l’indigence de son humble foyer ?

Je n’en sais rien, et je ne me permettrai pas même d’asseoir un seul jugement ni une seule prévision sur l’avenir qui attend cette industrie nationale ; mais j’ai été frappée surtout, dans les nombreux débats établis sur ces questions, des réclamations réitérées de gros industriels se croyant déjà ruinés par les nouvelles mesures, tandis que nulle part je n’ai entendu plaider la cause de la modeste ouvrière villageoise, qui a subi en silence une grande crise commerciale et dont le salaire a diminué encore depuis la lettre de l’empereur ; des fabricants la lui ont montrée et la tiennent suspendue sur sa tête comme une menace, pour la réduire à subir leurs conditions.

Qu’inférer de là ? Me reprochera-t-on encore ici de m’efforcer d’apporter de tous petits bâtons dans la roue du progrès, et de vouloir, par des vues étroites, subordonner le bien-être général à quelques intérêts particuliers ? Ce n’est nullement mon intention, car je pense que le temps n’est plus où les rois, en prohibant, par des droits élevés, les broderies étrangères, pouvaient, dans leurs ordonnances, déclarer que leur intention expresse et formelle était de protéger les occupations vertueuses du beau sexe ; je crois même qu’au milieu des transformations inévitables que subiront certaines industries par la liberté des transactions, la ruine complète de nos broderies ne nuirait point à l’ouvrière dans une société à son état normal ; mais, si la brodeuse campagnarde doit être poussée par la faim dans nos villes, pour y devenir, sans aucune protection morale, le jouet de la corruption ; si cette civilisation qui vulgarisera les chemises et les mouchoirs brodés, se traduisait en une recrudescence de séductions, de concubinages, d’infanticides, de prostitutions, etc., je n’y verrais pas, j’ai le mauvais goût de l’avouer, un grand progrès social, et, par là même, je conclurai ici encore à une justice générale, bien plus qu’à une protection particulière ; je démontrerai que de toutes les réformes, de tous les pores, pour ainsi dire, de la société moderne, sortent des droits égaux pour chaque sexe devant les lois et les institutions. Quand la vie est devenue un combat, les arbitres ne peuvent sans iniquité jeter inégalement des armes dans la lice, pour que la femme pauvre, considérée comme la balayure d’une rue qu’on veut assainir, se trouve partout écrasée sous le char de la civilisation [13].

JULIE-VICTOIRE DAUBIÉ.

 

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[1] Ce travail est extrait du mémoire inédit couronné par l’Académie de Lyon le 21 juin 1859, sur l’amélioration du sort des femmes.

[2] Arrêt de la Table-Ronde, concernant la pêche, 3 septembre 1776.

[3] Déclaration concernant les veuves de maîtres, dans les corps et communautés d’arts et métiers. Versailles, 18 août 1777.

[4] Les corporations admettaient des cabaretières : les Bollandistes citent Marie Rousseau, cabaretière parisienne, consultée au XVIIsiècle par les plus saints personnages de l’époque.

[5] Les gardeuses de vaches, cousant des bas près de leur troupeau, gagnaient sept sous.

[6] Plus de 700 000 kg en 1839.

[7] Audiganne, les Populations ouvrières et les industries de France dans le mouvement social du XIXsiècle. Paris, 1854.

[8] Pierre Vinçard, Prolétariat français au XIXsiècle.

[9] Gérando, Dela bienfaisance publique.

[10] E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules César jusqu’à la révolution de 1789.

[11] Travaux de la commission française sur l’industrie des nations ; rapport de M. Félix Aubry.

[12] Statistique de l’industrie à Paris.

[13] En imitant la Suisse, nous pourrions obtenir dans la main-d’œuvre du blanchiment et du blanchissage de nos broderies une réduction de prix, qui nous permettrait de lutter plus facilement avec l’étranger. En général, nos broderies fines, confectionnées en province et en Lorraine surtout, se blanchissent à Paris. La Suisse rend ce blanchissage très peu coûteux, en le faisant dans ses chalets isolés, où l’on coud préalablement les tissus qui, au lieu d’être payés à la pièce, le sont au mètre. Nos montagnes des Vosges ont, en outre, des fleuves et des sources aux eaux limpides, beaucoup plus propres à ce blanchiment que l’eau de Seine, qui exige des agents chimiques, employés au grand détriment des batistes, jaconas et mousselines.

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