Ernest Martineau, Propos d’un libre-échangiste. Moniteur des eaux-de-vie de Cognac, 5e numéro (30 mai 1900).
Propos d’un Libre-Échangiste
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À M. Alphonse VIVIER,
directeur du Moniteur des Eaux-de-Vie de Cognac.
MON CHER CONFRÈRE ET AMI,
Dans votre remarquable et judicieux article du Moniteur des Eaux-de-Vie de Cognac, en date du 30 avril dernier, vous affirmez avec grande raison qu’une Exposition universelle est une puissante leçon de choses en faveur de la liberté des échanges ; qu’elle est « la preuve que nous avons tous besoin les uns des autres suivant les ressources naturelles de notre sol, ou les aptitudes spéciales au génie de chaque peuple. »
L’argument le plus fort d’ailleurs que l’on puisse donner en faveur de l’utilité des échanges, au point de vue de l’intérêt général, c’est que sans les obstacles apportés au mouvement du commerce par les tarifs douaniers inscrits dans les lois protectionnistes, les peuples échangeraient entre eux spontanément, volontairement, leurs produits divers : la protection est donc mauvaise, funeste dans ses résultats, puisqu’elle ne repose que sur l’intervention d’une violence faite au cours naturel des choses, puisque c’est forcés et contraints que les peuples en sont réduits à s’abstenir d’échanger leurs produits entre eux aussi largement qu’ils le voudraient.
Cependant, malgré que l’instinct des peuples devrait les amener à reconnaître l’importance, la puissance irrésistible d’un tel argument, la plupart des nations civilisées n’en sont pas moins encore soumise au système d’isolement des tarifs soi-disant protecteurs.
Pourquoi ? Le motif en est principalement dans l’ignorance des principes, dans la puissance des préjugés économiques courants.
L’obstacle à vaincre dans la lutte contre le protectionnisme réside dans l’égarement de l’opinion publique : c’est elle qu’il faut ramener. Et lorsqu’on s’est bien rendu compte de la cause du mal, le remède à trouver devient facile. Il importe de bien le comprendre, car c’est une condition nécessaire du succès que de se rendre compte de la cause du mal ; on sait ainsi quelle est la nature du remède à y apporter.
Il est remarquable, en effet, que toutes les fois que les ports de commerce ont protesté contre les tarifs protecteurs comme menaçants, par voie de représailles, nos exportations de vins, d’eaux-de-vie, et autres produits, les protectionnistes ont répondu invariablement qu’ils ne le méconnaissaient pas, mais que l’intérêt général du pays producteur était en opposition avec les intérêts particuliers des ports de commerce et des commerçants exportateurs ; que les importations des pays étrangers étaient une menace et une cause de ruine pour le travail national et pour le développement de la richesse du pays. Et c’est avec de pareilles raisons qu’ils ont constamment triomphé et emporté l’adhésion de la majorité tant à la Chambre et au Sénat que dans le pays.
Vainement donc des hommes de talent, dans l’une ou l’autre de nos assemblées, ont défendu les intérêts des ports de commerce : malgré leur vaillance et l’énergie de leurs efforts, ils devaient succomber dans la lutte, tant qu’ils se plaçaient sur le terrain de la défense du commerce et des intérêts de nos exportations, et ils ont effectivement succombé parce qu’ils ne représentaient qu’une minorité d’intéressés.
La question, la vraie question, c’est celle de savoir si les importations des produits étrangers sont ou non favorables à l’intérêt général, au développement de la richesse nationale, sans distinction, aussi bien de la richesse des agriculteurs et des industriels que de celle des commerçants. C’est sur ce terrain que nous devons engager la bataille, parce que c’est le seul sur lequel nous puissions imposer à tous la vérité économique.
L’histoire est là, d’ailleurs, pour prouver la justesse de ce point de vue. Lorsque Cobden et ses amis de la « Grande Ligue » pour l’affranchissement des échanges ont engagé la lutte en Angleterre contre le régime protectionniste, ils se sont placés résolument sur le terrain de la liberté entière, complète, des échanges ; pour combattre et éviter les sophismes économiques de leurs adversaires, ils ont montré combien absurde et ridicule était l’objection tirée des dangers de l’importation des produits étrangers, et démontré que les produits s’échangeant contre les produits, il n’y avait rien à redouter de ce chef pour le travail national : ainsi, ils ont fait la lumière dans les esprits, ils ont marché droit au fantôme inventé par les protectionnistes, et le fantôme s’est dissipé et évanoui en fumée.
Le libre-échange s’est établi en Angleterre en l’année 1846 : depuis lors le développement de la richesse générale s’est constamment accru dans ce grand pays. En dépit de la fameuse balance du commerce, les importations ont dépassé chaque année les exportations, dans la proportion de deux à trois milliards par année, et malgré les prédictions et les prophéties protectionnistes, les Anglais ont persévéré librement, volontairement, dans ces échanges avec l’étranger qui devaient les conduire à la ruine, et qui les ont tellement ruinés qu’à cette heure, malgré les barrières douanières établies chez les nations protectionnistes, et qui ont porté préjudice aux exportations des produits anglais, il n’y a pas eu en Angleterre un seul homme public pour oser manifestement combattre le régime du free trade, du libre-échange : les adversaires de la liberté économique y sont réduits à prendre un masque, à se poser en Fair traders, se disant partisans d’un prétendu Loyal Echange, et encore ne sont-ils qu’une infime minorité.
Ainsi donc, c’est à la lumière de l’histoire que nous devons nous éclairer, nous qui voulons l’abolition des barrières protectionnistes et l’établissement de la liberté des échanges, pour rechercher le chemin le plus sûr qui doit nous conduire à la victoire ; l’obstacle à vaincre, c’est une erreur publique, c’est un préjugé ou plutôt un ensemble de préjugés économiques contre les importations de produits étrangers, dans l’intérêt prétendu du développement du travail national ; c’est cette erreur, c’est ce préjugé qu’il faut combattre et détruire.
La balance du commerce, le travail national, le danger des importations étrangères, voilà les armes de combat du vieil arsenal protectionniste ; aux libre-échangistes à trouver les armes perfectionnées, que les progrès de la science moderne leur fourniront en grand nombre, et au moyen desquelles ils n’auront pas de peine à renverser et à abattre les barrières douanières dignes du Moyen-âge, mais dans lesquelles étouffe la civilisation moderne.
Agréez, mon cher ami, etc.
E. MARTINEAU.
Membre de la Société d’économie politique de Paris,
membre du Cobden-Club de Londres.
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