Pour diminuer le nombre croissant de déserteurs, l’abbé de Saint-Pierre étudie, à la suite de Vauban, si la faiblesse de leur rémunération ne serait pas en fait la raison principale de ce fléau. En comparant le montant des soldes et en prenant en compte la variation des monnaies, il démontre que la hausse des prix, suite des manipulations monétaires, a provoqué un appauvrissement pour les soldats. Par conséquent, pour maintenir des troupes fidèles, endurantes et habiles, qui ne cherchent pas la première occasion pour s’échapper ou revenir dans la vie civile, il faut rétablir la juste proportion, et augmenter leur solde.
Projet pour rendre les troupes beaucoup meilleures et les soldats plus heureux
Par l’abbé de Saint-Pierre
[Ouvrages de politique et de morale, t. X, 1735, p. 230-259.]
Dès avant 1698 je fis connaissance avec le feu maréchal de Vauban, esprit ferme et solide, excellent citoyen, officier des mieux instruits de tous les détails de la guerre, toujours occupé du service du roi et des intérêts de la patrie. Je me plaisais fort à l’entendre raisonner sur son métier.Et un jour je fus étonné de lui entendre dire et répéter assez souvent que la solde du simple soldat était trop faible de plus d’un tiers. Le marc d’argent était alors à 29 £ et il est à présent environ à 49 £.
Il fondait son opinion sur le calcul qu’il avait fait de ce qu’il fallait au soldat pour avoir suffisamment de pain, de viande, et autres besoins ou commodités, comme bière, vin, eau-de-vie, tabac, etc., sans compter ce qu’on lui retient sur sa solde, comme souliers, linge et habillement, et le trentième pour les invalides.
Il avait pour principe que pour rendre le métier de soldat un métier stable, quoique composé de soldats qui avaient essayé des autres métiers, il fallait que le soldat s’y trouvât plus commodément que dans les autres métiers qu’ils avaient quittés ; ou bien il fallait se résoudre à les voir déserter fréquemment, et passer souvent chez les ennemis, à quitter le service à la fin de leur engagement, et à n’avoir par conséquent que de nouveaux soldats, la plupart engagés par force, par finesse, ou à force d’argent, et retenus par la seule crainte de la peine de la désertion : peine qu’ils évitaient sûrement, en passant chez les ennemis.
Ces métiers qu’ils quittent sont ordinairement de manœuvre, de compagnon de boutique, de valet de charrue, de valet voiturier, de simple journalier, etc. Il est vrai que dans les temps de paix, le simple soldat a moins de peine et de travail que le simple journalier ; et que dans les temps de guerre, il a l’espérance de butiner, et de devenir anspessade, et puis caporal, et puis sergent ; mais il risque sa vie dans la guerre, et est privé du plaisir de vivre en famille ; et pour lui faire toujours préférer la profession de soldat, il faudrait qu’il eût à dépenser par an pour nourriture et entretènement un peu plus qu’il n’avait dans son premier métier, autrement il songera toujours à quitter le métier de soldat.
Le maréchal de Vauban, qui avait comparé ces deux sortes de vie, avait vu par son estimation et par son calcul que la solde de son temps ne suffisait pas pour retenir dans leur métier les simples soldats ; mais malheureusement, nous n’avons plus ce calcul.
Il en jugeait encore par le traitement des soldats des autres nations. La solde des soldats espagnols, hollandais et anglais, chez qui les denrées qui servent à la nourriture et à l’habillement du soldat, sont à peu près au même prix que chez nous ; et il disait que leur solde, évaluée sur le pied de notre monnaie, est plus forte d’un tiers que la nôtre : traitement que les soldats savent bientôt par les prisonniers, et connaissance qui est très propre à nous débaucher nos soldats.
Apparemment que la solde des Allemands et des Italiens est également forte par rapport à ces denrées ; mais comme nous sommes les seuls qui avons imprudemment diminué le poids d’argent de nos livres tournois ou numéraires de nos monnaies, sans augmenter en même temps la solde du soldat, nous pourrions bien aussi être les seuls de l’Europe qui avons ainsi très imprudemment diminué la solde annuelle de nos soldats, en diminuant le nombre de marcs d’argent qu’ils avaient il y a cent quarante ans.
Il sera fort facile de savoir par les intendants des armées, et par nos ambassadeurs, en quoi consiste le traitement des simples soldats de nos voisins, et d’en faire la comparaison avec le traitement des nôtres.
Il attribuait à la faiblesse de notre solde présente cinq grands inconvénients. Le premier était une beaucoup plus grande désertion de nos soldats que n’était la désertion des soldats ennemis.
Le second, c’est que la plupart de nos soldats, après avoir servi le temps de leur engagement, quittaient le service au lieu de s’engager de nouveau, faute de commodités suffisantes, que ne pouvait pas leur donner une solde trop faible.
Le troisième, qui en est la suite, c’est que nos armées étaient beaucoup moins remplies de soldats de 15 ans, de 20 ans, de 30 ans de service que n’étaient celles de nos ennemis.
Le quatrième, c’est que la désertion de nos soldats chez les ennemis faisait un double mal à l’État puisqu’ils se fortifiaient par la diminution de nos forces et par l’augmentation des leurs.
Le cinquième, c’est qu’il fallait, à cause de la plus grande désertion ou abandonnement, un beaucoup plus grand nombre de soldats de recrue ; et qu’il avait appris de vieux officiers qui servaient sous Louis XIII qu’il y avait alors dans les troupes la moitié plus de soldats de 20 ans et de 30 ans de service qu’il n’y en avait de son temps, et que trente mille pareils soldats bien disciplinés en eussent battu facilement quarante-cinq mille de nos troupes d’aujourd’hui : parce qu’étant tous plus accoutumés à la fatigue et à la discipline, il était difficile de les rompre ; ils savaient se rallier plusieurs fois et revenir au combat, se saisir des postes avantageux ; ils étaient plus robustes ; ils perdaient moins de temps à se bien retrancher, à se bien camper, à se mieux mettre à couvert des injures des saisons ; et faisaient beaucoup mieux tous les autres services militaires ; au lieu que la plupart des nouveaux soldats de recrue meurent souvent de maladie, faute de savoir se bien gouverner ; ils ne savent ni se bien poster, ni se rallier promptement, ni se retrancher, ni se hutter comme il faut.
ORIGINE DU MAL
Il n’était pas venu à l’esprit de M. le maréchal de Vauban que la solde de nos soldats pouvait bien être affaiblie insensiblement depuis Henri IV par l’augmentation insensible de nos monnaies, et par l’augmentation insensible du prix des denrées nécessaires à la vie : augmentation qui devait être à peu près proportionnée à l’augmentation de nos monnaies, et du marc d’argent, en nombre de livres numéraires.
C’est la grande augmentation arrivée depuis 30 ans à nos monnaies numéraires qui m’a fait songer que la faiblesse excessive de notre solde pourrait bien venir de ce que les ministres, en augmentant très imprudemment le nombre de livres du marc d’argent, n’avaient pas songé à augmenter en même proportion le nombre de livres de la solde annuelle du soldat. Il est vrai que dans la Régence on augmenta d’un sou par jour cette solde, mais cette augmentation ne fut pas proportionnée à celle de la monnaie.
Pour m’éclaircir du fait, j’ai voulu savoir avec certitude plusieurs choses. La première, quelle était la solde annuelle des simples soldats qui servaient si bien Henri IV. La seconde, à combien de livres tournois était alors le marc d’argent. La troisième, combien de livres vaut présentement le marc d’argent, et quelle est notre solde présente. Afin de faire la comparaison du traitement du soldat sous le règne d’Henri IV, avec le traitement du même soldat sous le règne de Louis XV.
Ma raison était que c’est un préjugé décisif pour mettre notre solde au même point qu’il mettait la sienne : lui qui était si habile sur tout ce qui regardait la guerre ; lui qui l’avait faite, presque toute sa vie, avec les meilleurs capitaines de son temps ; lui qui en connaissait les détails par lui-même, aussi exactement qu’un vieux officier d’infanterie ; lui qui savait mieux que personne comparer les services et les succès que l’on doit attendre des vieux soldats, avec les services et les succès que l’on doit attendre des armées où il y a beaucoup de nouveaux soldats, et de soldats de recrue ; lui qui avait tant d’intérêt à bien choisir, entre avoir avec la même finance une armée plus nombreuse d’un quart, ou une armée moins nombreuse d’un quart, mais la moitié plus aguerrie.
S’il se trouve qu’Henri IV, pour nourriture et entretènement du simple soldat par an, donnait un peu plus de cinq marcs et demi d’argent, et que Louis XV, pour la nourriture et entretien d’un pareil soldat, ne donne effectivement qu’environ trois marcs, il faut en revenir, ou à choisir le système d’Henri IV, qui est le même que celui de nos voisins, ou du moins à examiner le fond du système par les différents calculs qu’avait faits le maréchal de Vauban ; car je crois possible de trouver des officiers aussi instruits de ces détails, aussi expérimentés, et qui pussent faire des estimations aussi justes que celles qu’il avait faites, et que celles sur lesquelles les soldats étaient traités du règne d’Henri IV ; en prenant toujours pour principe que pour faire préférer pour toujours la condition de soldat, il faut qu’à tout peser elle soit toujours préférable.
RÉPONSE À UN PRÉJUGÉ
Mais par quel hasard, me dira-t-on, nos ennemis mettent-ils une taxe si juste à la solde de leurs soldats, tandis que nous faisons la nôtre beaucoup plus faible que la leur ?
La réponse est bien facile. Nos ennemis, pour arriver à cette justesse, n’ont pas décidé de nouveau quelle solde il fallait donner à leurs soldats pour les engager la plupart à servir toute leur vie dans leurs armées ; ils n’ont fait nouvellement aucune estimation, aucun nouveau calcul des denrées nécessaires à la vie ; ils n’ont pas fait une nouvelle comparaison entre les biens et les maux d’un simple soldat, et les biens et les maux d’un simple journalier, d’un simple garçon de métier : ils n’ont fait que suivre la taxe ancienne, et ont continué à donner pour solde le même nombre de florins par an en Hollande, le même nombre de livres sterling en Angleterre, le même nombre de marcs et d’onces d’argent par an pour la nourriture et entretien du simple soldat ; et ce qui est décisif, c’est qu’ils n’ont pas assigné comme nous au marc d’argent, depuis plus de cent vingts ans, un plus grand nombre de florins ou de livres sterling. Ainsi les denrées nécessaires à la vie étant demeurées au même nombre de florins ou de livres sterling qu’elles étaient il y a cent vingts ans, leur solde est demeurée précisément toujours la même depuis ce temps-là, et telle que leurs soldats ont toujours regardé leur métier comme meilleur, à tout prendre, que le métier qu’ils ont quitté.
Au lieu que la solde que donne aujourd’hui Louis XV, et qui paraît un peu plus forte, en nombre de livres, de sous et de deniers, que celle que donnait Henri IV, est devenue réellement plus faible de plus d’un tiers que la sienne, par ces différentes augmentations insensibles en nombre de livres tournois ou livres numéraires, à nos monnaies ou au marc d’argent.
De sorte que si nos voisins et nos ennemis donnent réellement à leurs soldats la même solde, le même poids d’argent par an, qu’ils leur donnaient il y a cent vingt ans, ce n’est pas qu’ils aient été obligés de faire de nouvelles estimations des denrées nécessaires à la vie du soldat, et suffisantes pour lui faire toujours préférer son métier à celui qu’il a quitté ; c’est seulement qu’ils n’ont point augmenté depuis ce temps-là le marc d’argent d’un plus grand nombre ou de florins ou de livres sterling et qu’ils ont suivi chaque année la solde de l’année précédente.
De même si nous sommes parvenus à retrancher peu à peu de plus d’un tiers la solde de nos soldats, ce n’est pas que nous ayons été obligés depuis cent vingts ans de faire une nouvelle estimation de ces denrées, et de supputer ce que gagnent les garçons de métier et les journaliers ; c’est uniquement que nous avons augmenté le marc d’argent de plus de moitié du nombre de livres tournois depuis 120 ans, et que nous avons toujours continué à payer au soldat, non le même poids d’argent par année ou par mois, mais seulement à peu près le même nombre de sous et de deniers par jour, le même nombre de livres tournois par an.
PRÉJUGÉ TIRÉ DE LA SOLDE DU SOLDAT ROMAIN
M. l’abbé Du Bos, auteur très exact dans son savant ouvrage de l’Histoire critique de la monarchie française, imprimé à Paris en 1734, dit, tom. I, pag. 102, que dès le temps de Tibère, le soldat romain touchait par semaine la valeur de quinze francs de la monnaie qui a cours aujourd’hui.
C’était près de quarante-trois sous par jour, et pour cinquante-deux semaines par an, ce serait sept cent quatre-vingts livres.
Nous ne savons pas précisément ce que ce soldat était obligé de se fournir, et si les appointements des officiers de la légion étaient compris dans le total de la solde. Mais ce qui résulte de ce fait historique, c’est qu’il est certain qu’un soldat romain coûtait beaucoup plus à l’Empire sous le règne de Tibèrequ’un soldat français ne coûtait au royaume sous le règne de Henri IV : puisqu’il ne coûtait au roi que deux cent soixante-quinze livres.
De là il suit que le métier de soldat était regardé alors comme un métier pour toute sa vie, qui était rendu meilleur que les autres métiers : parce qu’il était, en temps de guerre, plus pénible et plus dangereux.
De là il suit que les soldats romains étaient choisis, qu’ils apprenaient bien mieux leur métier de soldat, qu’ils étaient beaucoup plus soumis, beaucoup mieux disciplinés, et qu’ils en valaient chacun trois autres.
PREUVE DU NOMBRE DE LIVRES TOURNOIS DU MARC D’ARGENT, EN 1610
Chacun peut consulter, comme moi, le Traité de la variation des monnaies de France par le Sr Le Blanc, édition d’Amsterdam 1692 ; et l’on trouvera qu’en 1610, année de la mort d’Henri IV, le même marc d’argent, qui vaut aujourd’hui environ 49 £ tournois numéraires, ne valait alors que vingt livres cinq sous quatre deniers tournois numéraires ; c’est à peu près en même proportion que de cinq à douze. C’est donc une augmentation de moitié et d’un sixième en sus.
PREUVE DE LA SOLDE DU SOLDAT, NOURRITURE ET ENTRETÈNEMENT, EN 1610
Chacun peut consulter comme moi, à la Chambre des comptes, le second et le septième volume des comptes de l’extraordinaire des guerres de delà les monts, rendus par M. Pierre Le Charron, de l’année 1610.
On verra que la solde du simple soldat était alors de douze livres par mois, de trente-six jours chaque mois, c’était dix mois, et par an c’était cent vingt livres. C’était cinq marcs et environ cinq onces d’argent, et par conséquent un peu plus de six sous six deniers par chaque jour de trois cent soixante-cinq par an.
PREUVE DE LA SOLDE DE SIMPLE SOLDAT DU RÉGIMENT DES GARDES, EN 1734
Chacun peut consulter comme moi les officiers, ou si l’on veut le trésorier du régiment des gardes, et l’on trouvera qu’en 1734 la solde du simple soldat ou mousquetaire est présentement de douze livres dix sous par mois de trente jours le mois, et de cent cinquante livres par an : et si l’on veut s’informer à la monnaie combien, dans 150 £ en argent d’aujourd’hui, il y a de marcs d’argent, on verra qu’il n’y a que trois marcs et environ une demi-once d’argent.
CONSÉQUENCES
De là il suit que pour donner au simple soldat d’aujourd’hui la même solde que donnait Henri IV, il faudrait lui donner par an cinq marcs et plus de cinq onces d’argent, qui à 49 £ le marc serait environ deux cent soixante-quinze de nos livres d’aujourd’hui, c’est-à-dire cent vingt-cinq livres plus que les cent cinquante livres qu’on lui donne, et sur lesquelles même on lui retient plus de cent sous pour les neuf deniers pour livre des invalides, ce qui ne se faisait point en 1610. Ainsi il aurait 22 £ 18 s. par mois au lieu de 12 £ 10 s., sur quoi retenant par an 75 £, savoir 9 £ pour les invalides, et le reste pour les souliers et pour l’habillement, il lui resterait, pour les quatre-vingt-onze prêts et un quart par an de quatre jours par prêt, plus de onze sols six deniers par jour pour vivre, c’est-à-dire la moitié plus qu’il ne lui reste présentement, puisqu’il ne lui reste que cinq de nos sous par jour.
Je sais bien que l’on peut dire que le prix du blé n’a pas depuis 1610 augmenté comme les monnaies, c’est-à-dire comme de cinq à douze, mais on le dira sans preuve. Je me suis informé au Châtelet s’il y avait des registres des appréciations du blé de 1610, et le greffier a répondu que ces registres ne se trouvaient plus, et qu’il n’y en avait que depuis soixante ans ; mais il serait facile de trouver ailleurs des registres anciens et nouveaux du prix du blé.
On peut même donner en réponse un fait très véritable, qui est que depuis 1610 jusqu’à présent, il est entré en France un tiers plus d’argent de l’Amérique qu’il n’y en avait alors dans le royaume, ce qu’il est facile de justifier à la Monnaie : et qu’ainsi les denrées, au lieu de diminuer de prix, ont dû enchérir. Car là où il y a plus d’argent dans le commerce, là les denrées sont plus chères, là il faut plus d’argent pour subsister : et c’est la raison pourquoi la journée du journalier est plus chère d’un tiers, d’une moitié, dans les grandes villes, que dans les villages des provinces éloignées.
D’ailleurs quand vous ne donneriez présentement au soldat à son prêt de quatre jours que sur le pied de sept sous six deniers, au lieu de cinq qu’il en reçoit, neuf sous au soldat de dix ans de service, et onze sous au soldat de vingt ans, et augmentant à proportion les bas officiers, ils seraient tous fort contents ; et regardant leur métier comme le meilleur de tous les métiers, il ne faudrait plus d’argent d’engagement, on choisirait les hommes, et il faudrait de la protection pour entrer soldat de recrue.
Outre les neuf deniers, ou le trentième de retenue pour les invalides, on trouvera même qu’il serait à propos de retenir encore les six deniers par livre restants des onze sous six deniers, pour donner en pension la demi-paie aux soldats de quarante ans de service, pour se retirer dans leurs provinces avec une pension de quatre-vingts livres, et exemption de taille d’industrie.
Ces six deniers du simple soldat, à ne compter que quatre-vingt mille simples soldats, produiraient quarante mille sous ou deux mille livres par jour, et sept cent trente mille livres par an ; et 3 125 pensions de quatre-vingts livres pour les soldats de quarante ans de service, c’est plus de la moitié qu’il n’y a de pareils soldats. Mais on pourrait étendre ces pensions à tous les estropiés, et décharger ainsi l’Hôpital des Invalides.
OBJECTION I
Je conviens que pour trouver facilement des soldats, pour leur faire goûter le métier de soldat, et pour le leur faire préférer toute leur vie à tous les autres métiers qu’ils ont faits, ou qu’ils pourraient faire, il faut que pour compenser la crainte d’être tué dans quelque combat, dans quelque siège, et la privation du plaisir de vivre en famille, il y ait dans ce métier moins de peine à souffrir, plus de liberté, plus d’oisiveté, plus de commodités, plus de subsistance, et plus de sûreté en temps de paix, et de plus grandes espérances en temps de guerre, que dans leurs autres métiers. Mais il faut aussi observer d’épargner en même temps le plus que l’on pourra sur la solde, afin qu’avec la même finance on puisse entretenir plus de vieux soldats contents de leur condition.
Je suppose comme vous que la solde du simple soldat de Henri IV était environ de cinq marcs et cinq onces par an, et que la solde du soldat de Louis XV n’est que d’environ trois marcs et la moitié d’une once d’argent ; mais je soutiens que la solde du règne de Henri IV était trop forte, et qu’il fallait la réduire à la nôtre, qui n’est pas trop faible, ou qui ne l’est guère trop.
Ma preuve sera la comparaison du pain du journalier à la solde du soldat. Or je soutiens que le gain du journalier ou du garçon de métier, qui sont ceux dont on fait les recrues, ne monte pas à plus que la solde du soldat aux gardes ; qui, déduit le droit des invalides, monte par an pour nourriture et entretien à 145 £ de notre monnaie, sa taille et son logement payés : parce que les dimanches et les fêtes, qui montent par an à quatre-vingts jours, les journaliers ne gagnent rien, au lieu que le soldat gagne cinq sous par jour ; et parce qu’il y a des jours outre les fêtes, où le journalier n’a point de travail et n’est point employé, et par conséquent ne gagne rien.
Réponse
1° Il y a des journaliers dans les campagnes éloignées des grandes villes, où la journée commune, soit d’été soit d’hiver, n’est payée, l’une portant l’autre, que sur le pied de huit sous ; tandis que dans les villes et dans les campagnes du voisinage des grandes villes, pareille journée commune est payée sur le pied de seize sous. Or faisant une addition de huit sous et de seize sous, ce sera vingt-quatre sous, dont la moitié au pied commun sera douze sous.
À l’égard des quatre-vingts fêtes, il faut considérer aussi que dans l’année il y a plus de quarante jours dans les temps de la moisson des blés, des foins, et de la vendange, où les journaliers gagnent le triple de leur gain ordinaire, ce qui compense et au-delà les quatre-vingts jours de fêtes ; et d’ailleurs plusieurs gagnent quelque chose ces jours-là par leurs voyages.
À l’égard des jours où ils ne trouvent point d’ouvrage, ils ont presque tous un jardin, ou quelque morceau de vigne ou de terre, où ils travaillent utilement.
Mais supposons que soit par les fêtes, soit par les maladies, soit par manque d’ouvrage, ils soient au plus par an vingt jours sans travail, il ne reste que trois cent quarante-cinq jours, au lieu de trois cent soixante-cinq à douze sous, qui font 207 £ ; ôtez-en 20 £ pour sa taille et son logement, il restera 187 £, c’est-à-dire 42 £ plus que les 145 £ que le roi donne par an au simple soldat pour nourriture et entretien.
De là il suit 1° que le traitement du simple journalier lui-même est meilleur de 42 £ par an que le traitement du soldat.
2° Le journalier est exempt du danger d’être tué, et a l’avantage de pouvoir vivre en famille. Or pour compenser cette exemption de danger, et le plaisir de se marier, peut-on moins lui donner que deux marcs d’argent de plus par an, et lui faire ainsi une solde qui monte environ à nos 275 £ dont je viens de parler ? c’est-à-dire aux cinq marcs cinq onces d’argent : solde qui d’un côté n’a pas étéestimée trop forte par Henri IV pour oser en rien diminuer ; et qui de l’autre sera suffisante pour faire préférer, par presque tous les soldats, le métier de la guerre au métier de simple journalier.
Au reste la supputation du prix de la journée du simple journalier de vingt ans, réduit à un pied commun des villes et des villages, peut facilement être vérifiée par les intendants des provinces. C’est sur trois vérifications semblables, que j’ai fait faire dans trois intendances, que j’ai établi mon pied commun ; Alençon, Orléans et Caen, à 20 lieues, à 30 lieues, et à Saint-Pierre à 75 lieues de Paris.
3° Il faut considérer que nos jeunes journaliers ne suffiraient pas pour remplir le tiers de nos soldats, et que nous sommes obligés de les remplir encore de jeunes gens qui ont ou des conditions, ou des métiers, dans lesquels ils sont nourris toute l’année, et où ils gagnent le double, le triple plus de gages que les 53 £ que l’on retient aujourd’hui au soldat pour son entretien ; et que ces garçons de métier, pour préférer pour toujours le métier qu’ils quittent, doivent avoir, comme les journaliers, quelque solde assez forte pour les faire passer par-dessus la crainte de la mort violente, et le désir de se marier.
OBJECTION II
Le projet est bon, mais il n’est praticable qu’en temps de paix, et nous sommes en guerre ; car il n’est pas proposable qu’au milieu de la guerre nous diminuassions le nombre de nos troupes.
Réponse
1° Ne faites pas en temps de guerre tout ce qu’il serait à propos de faire un jour, mais faites-en toujours une partie ; car si vous n’augmentez pas la solde de quelque chose présentement, le nombre de vos soldats anciens et nouveaux diminuera beaucoup tous les ans par la désertion ; et qui pis est, ces déserteurs se disperseront chez nos ennemis, de peur d’être punis comme déserteurs.
2° Vous ne craignez point la désertion de vos bas officiers, parce que leur solde est quant à présent suffisante pour les retenir. Ainsi vous n’avez, durant la guerre, qu’à empêcher la désertion des simples soldats d’infanterie ; et vous les empêcherez de déserter, en augmentant leur solde d’un sou et demi par jour, et promettant plus à eux et à tous les bas officiers à la paix ; car l’espérance donne de la patience.
Or supposé qu’il y ait en France cent vingt mille simples soldats d’infanterie, non compris les bas officiers, anspessades, caporaux et sergents, cette augmentation n’ira qu’à 9 000 £ par jour, et à trois millions deux cent quatre-vingt-cinq mille livres par an, pour sauver à l’État une perte plus de deux fois plus grande.
À ne compter la désertion que pour un dixième par an, le dixième de cent vingt mille, c’est douze mille, qui seulement à 500 £ chacun font six millions. Or un soldat vaut à l’État plus de 500 £ dont la faiblesse de la solde prive l’État, et dont elle augmente les forces des ennemis. Or n’est-ce pas un grand inconvénient de donner toutes les campagnes six mille soldats et six mille ouvriers de plus à nos ennemis ?
OBJECTION III
Il ne faut pas croire que le simple soldat n’ait réellement à dépenser présentement que cinq sous par jour ; car il y a toujours, dans les compagnies qui sont en garnison dans les villes, la moitié des soldats qui savent des métiers : ils y travaillent en temps de paix, par permission de leur capitaine ; ils y gagnent douze ou quinze sous par jour, et en donnent cinq sous à leurs camarades, pour faire leur faction à leur place.
Réponse
1° Cet avantage n’est que pour les temps de paix, et encore faut-il que les soldats soient dans les villes, et qu’ils trouvent de l’ouvrage de leur métier.
2° S’ils savent bien leur métier, ils en sont plus portés à aller l’exercer chez les ennemis, et l’État perd les meilleurs.
3° Ce petit avantage était pour les soldats de Henri IV, comme pour ceux de Louis XV ; et cependant ils n’avaient pas, dans leurs cinq marcs cinq onces par an, une solde trop forte.
4° Les soldats ennemis ont le même avantage que les nôtres ; cependant on ne diminue point leur ancienne solde, quoique plus forte d’un tiers que la nôtre.
AUTRES AVANTAGES
Il y a encore d’autres grands avantages à avoir une armée de vieux soldats aguerris.
1° Une armée de trente mille hommes, dont les dix-neuf parts de vingt sont de vieux soldats aguerris, et depuis dix ans jusqu’à trente ans de service, opposée à une armée de quarante-cinq mille hommes, dont plus de la moitié seront de recrues et de soldats peu aguerris de trois ou quatre ans de service : l’armée inférieure d’un tiers en nombre, mais réellement supérieure en force, portera plus facilement ses vivres, elle en dépensera un tiers moins, et pourra ainsi demeurer un tiers plus longtemps dans son camp, et jouir de l’avantage de voir décamper l’armée supérieure en nombre, d’en battre l’arrière-garde, et d’obliger le reste de l’armée de combattre en désordre, et avec désavantage de terrain.
2° Une armée moins nombreuse d’un tiers peut un tiers plus facilement se porter d’un lieu à un autre, pénétrer et subsister en pays ennemi. Les vieux soldats sont meilleurs ménagers de vivres ; ils savent dans les occasions défiler plus vite, se former, se camper, se hutter, se retrancher mieux et plus promptement, se tenir serrés et unis dans le combat, faire des marches forcées, mieux et plus promptement.
3° Comme ils se connaissent depuis longtemps, ils ont plus de confiance à la valeur et àla fermeté les uns des autres. Or c’est la supériorité de confiance réciproque des soldats qui les fait durer plus longtemps au combat, et qui par conséquent donne toujours la victoire.
CONCLUSION
De là il suit que dans une affaire de cette importance pour l’État, il semble qu’il est à propos que le ministre consulte les anciens officiers d’infanterie sur les faits articulés dans ce mémoire.Car il est grand temps de songer à faire cesser la grande désertion, à élever plus grand nombre de vieux soldats dans nos armées, et à rendre ou plutôt à laisser à l’État pour l’agriculture, et pour les autres arts ou métiers, quarante ou cinquante mille hommes qui seraient bons ouvriers, et qui sont ou mauvais soldats, ou déserteurs. Avantage qui arrivera à la France, dès que nous pourrons avoir cent mille vieux soldats aguerris et contents de leur profession ; au lieu de cent cinquante mille nouveaux soldats, non suffisamment aguerris, qui cherchent tous les jours à déserter impunément.
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