Au XIXe siècle, l’étatisation progressive du transport ferroviaire avait fait naître, en son temps, un débat vigoureux. Avec une quasi unanimité, les économistes français s’étaient prononcés contre l’étatisation et pour le respect du marché, des contrats, et de la libre concurrence.
Privatisation ou étatisation des chemins de fer
par Benoît Malbranque
Laissons Faire, n°6, novembre 2013
L’une des principales ambitions de cette revue a été, dès les origines, de présenter des débats de nature économique qui ne sont plus relayés par les médias ni la classe politique. Déterrer des débats désormais révolus, ce n’est pas chicaner sur des problèmes mineurs ni faire renaître le passé par amour du passé lui-même. C’est parce qu’ils nous font réfléchir sur le présent et nous questionnent sur nos préjugés politiques et économiques que les penseurs du passé sont d’une utilité si manifeste. Ici, aujourd’hui, ils nous feront réfléchir sur une question réglée d’avance en France : les chemins de fer et le transport ferroviaire doivent-ils être gérés par l’État ou par des entreprises privées fonctionnant sur un marché concurrentiel ?
Avant d’appeler les noms des économistes qui ont traité cette question avec génie, un mot est nécessaire sur les termes mêmes de la question. En la posant de cette manière, nous avons voulu polariser le débat autour de deux alternatives : la gestion privée et la gestion publique. Nous n’ignorons pas qu’il serait possible de mettre en place des systèmes hybrides mêlant une part de public et une part de privé, ou de faire fonctionner des entreprises privées dans un cadre très serré défini par l’État : qu’elles soient viables ou non, ces solutions ne sont que des dérivés de la solution plus générale qui peut et, en réalité, qui doit être fournie : celle de savoir s’il est préférable de laisser les chemins de fer à l’État ou au marché.
Bien que ce ne soit plus une question débattue de nos jours en France, et que tout le spectre politique français, de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le centre, ou défend vaillamment le monopole public sur le rail, ou n’ose évoquer l’idée d’une mise en concurrence que parce que le cadre européen l’y contraint, cette grande question fut pendant des décennies au centre de vigoureux débats. Cette période houleuse date de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.
Le camp des défenseurs de la gestion entièrement privée des chemins de fer est représenté par tous les grands économistes de la première moitié du siècle. À cette époque, le transport ferroviaire existe sous forme privé dans tous les pays d’Europe, et il semble inconcevable qu’il en soit autrement. Très représentatif de cette opinion est le Dictionnaire de l’économie politique, la somme du savoir scientifique français en matière d’économie politique au milieu du XIXe siècle. Dans le premier volume de ce fameux Dictionnaire, nous trouvons l’article Chemins de fer, écrit par le professeur d’économie politique Michel Chevalier. L’auteur y raconte l’histoire entièrement privée des chemins de fer, les principes de son exploitation rigoureuse, et les avantages que son introduction et son développement ont apporté aux sociétés humaines. Il n’évoque cette question de la possible gestion publique que de façon liminaire, quand le cas de l’Angleterre, où ce débat avait éclos, l’y pousse — on pourrait dire l’y force. Alors il écrit que la nationalisation serait une erreur, et qu’elle aurait été une erreur en Angleterre si elle avait été réalisée.
« Le gouvernement anglais aurait eu tort de s’emparer des chemins de fer en les rachetant d’autorité. C’eût été une atteinte très sérieuse à l’esprit d’association qui est une des forces vitales de la société anglaise. C’eût été une attaque contre la liberté de l’industrie qui est un des attributs indispensables de la société moderne. Jusque là, dans les chemins de fer, les administrateurs s’étaient mépris, la liberté de l’industrie avait fait un écart. Ce n’était pas une raison pour exercer envers les compagnies des violences et pour entraver systématiquement la liberté de l’industrie en matière de chemins de fer. Les associations étaient accessibles à la raison. La liberté de l’industrie portait en elle-même, le temps aidant, le remède à ses propres excès. ».
Nous voudrions mobiliser un second exemple pour prouver que la thèse de la supériorité de la gestion privée des chemins de fer était courante dans la France de la première moitié du dix-neuvième siècle. Il s’agit d’un homme politique, par ail-leurs éloigné des convictions profondes des économistes libéraux : Pierre-Antoine Berryer. 1
Comme le rappelle M. de la Fortelle, « le XIXe siècle fut celui du chemin de fer qui révolutionna le transport humain. Il n’est donc pas surprenant que la construction des chemins de fer soit devenu un enjeu politique majeur à partir de la seconde partie de la décennie 1830. » C’est dans ce cadre qu’intervient Berryer.
Détaché de toute école de pensée, Berryer ne soutient pas un laissez-faire inconditionnel. Néanmoins, c’est à la marge qu’il envisage la possibilité d’une intervention de l’Etat : celle-ci ne peut se faire que si la concurrence privée n’est pas parvenu à établir une ligne de chemin de fer. Berryer explique ainsi :
« Dans les raisons pour donner la préférence aux compagnies, nous n’avons pas cherché à mettre en lutte le midi de la France avec le nord, l’est avec l’ouest; nous avons dit que là où il y a des terrains riches, où se trouvent des populations industrielles agglomérées, où l’ établissement des chemins de fer peut présenter des produits, on doit appeler la spéculation privée, et qu’il ne faut pas que ce soit l’État qui impose à tous le fardeau de ces travaux; que là où l’industrie privée peut fonder un établissement avec un avantage pour tous, il ne faut pas que l’État fasse la dépense au détriment de tous, au détriment de ceux là mêmes qui n’en trouveraient pas. Ainsi, partout où il y a une population active, agglomérée, industrieuse, et où un chemin de fer apportera un nouveau développement de richesses, il faut que l’industrie privée s’unisse à toutes les industries, qu’elle vienne les animer, et que ce ne soit pas l’État qui fasse sortir de la poche des contribuables les plus éloignés, les frais d’établissement, là où la richesse privée peut subvenir à tout.
Quand au contraire il y a, sur un point quelconque du territoire, à l’une ou à l’autre extrémité, un travail important, un lien de communication qui doit être établi, mais traversant des pays infertiles où les populations sont rares, où les établissements industriels ne se rencontrent pas, où la spéculation privée ne pourrait pas retirer un produit suffisant de ses avances, et que cependant le lien de communication présente un intérêt général ; j’ai dit que l’État, comme tuteur des intérêts de tous, ce sont nos propres expressions, doit faire la dépense avec l’argent de tous, dans l’intérêt de tous.»
Dans des termes les plus clairs possibles, nous avons là l’état du débat au milieu du XIXe siècle : si l’initiative privée est encore considérée comme le moteur principal pour la construction et la gestion des chemins de fer, il n’y a plus désormais de dogmatisme sur cette question : l’État pourrait, dans certains cas bien précis, avoir son rôle à jouer.
C’est dans cette voie dangereuse que va s’insérer toute une réaction critique, adepte de l’étatisation de l’économie. La première grande opposition à ce point de vue presque unanimement partagé nous est venu en France d’un économiste bien connu : Léon Walras, dans un mémoire intitulé L’État et les chemins de fer, datant de l’année 1875. Walras y postule, sans doute parce que cela arrange la suite de son raisonnement, la différence « fondamentale » entre les « produits d’intérêt privé » et les « produits d’intérêt public ». Les seconds sont ces biens ou services qui, selon lui, n’intéressent pas les individus eux-mêmes mais uniquement la communauté ; et les chemins de fer, soutient Walras, rentrent dans cette seconde catégorie. Citons ses mots :
« Les services et produits d’intérêt public sont théoriquement ceux qui intéressent les hommes comme membres de la communauté ou de l’État procédant d’autorité à l’établissement des conditions sociales, c’est-à-dire à la satisfaction de besoins qui sont les mêmes pour tous et qui sont égaux pour tous. »
Cela est assez troublant, puisqu’on ne saurait convenir que le transport fer-roviaire nous est indifférent à nous individus : notre besoin de transport se fait sentir en nous, tout comme le besoin de logement. Ensuite, s’il est certain que le transport rapproche les hommes, cela ne saurait constituer un argument en faveur du monopole, ou alors il faudrait retirer à la concurrence les restaurants et les clubs sportifs, parce qu’eux aussi rapprochent les hommes. Quoi qu’il en soit, il conclue :
« Ce n’est donc qu’exceptionnellement que l’État peut attendre de la concurrence la production des services ou produits d’intérêt public ; en général, il doit les produire lui-même, et s’il a des raisons de vouloir, non seulement que ces services ou produits soient consommés, mais qu’ils le soient dans certaines conditions, il peut toujours déclarer qu’il les produira seul : en termes techniques, il peut s’en réserver le monopole. »
Là encore, la conclusion est étonnante. Si l’initiative individuelle ne peut fonctionner pour les chemins de fer, et si donc des entreprises privées ne peuvent fournir l’offre de transport ferroviaire, alors pourquoi fournir à l’État un monopole ? Les entreprises privées ne sauraient s’insérer sur ce marché, donc à quoi beau créer des barrières pour les en prévenir ? Walras écarte cette objection en prétextant que si l’Etat « a des raisons de vouloir » un mode de fonctionnement particulier sur un marché, « il peut toujours déclarer » qu’il s’en réserve un monopole. L’objection, en effet, tombe, mais la liberté individuelle, et ce qui fait l’essence même d’une économie de marché tombe avec elle : il suffit pour l’Etat de « vouloir » et de « déclarer », pour qu’un abus se transforme tout à coup en loi, et que la concurrence soit rendu illégale sur tout un pendant de l’économie.
Cette argumentation très spécieuse, et ce manque d’explications quant aux postulats de la démonstration, sont le signe de la pauvreté de cette objection au fonctionnement libre de la concurrence sur le marché du transport ferroviaire. Malheureusement, la pauvreté de cette démonstration n’a pas empêché son acceptation enthousiaste par les hommes politiques — c’est peu étonnant — et par les économises — ça l’est davantage. De nos jours, on continue à aligner sophisme après sophisme pour défendre le monopole étatique sur les rails. Qu’on se le dise, c’est là l’un des plus fragiles pans de l’obstruction étatique de notre économie, et donc un pan sur lequel il faut agir. Pour qu’enfin le transport ferroviaire soit à nouveau guidé par les principes sains de la libre concurrence.
B.M.
—————
1Nous remercions chaleureusement Vianney de la Fortelle de nous avoir présenté habilement les positions de cet homme méconnu, et nous renvoyons à son mémoire : La pensée politique de Pierre-Antoine Berryer
Laisser un commentaire