Principes sur la liberté du commerce des grains

Principes sur la liberté du commerce des grains

Par Louis-Paul Abeille (juillet 1768)

 

Nemo enim sanus debet velle impensam ac sumptum facere in culturam, si videt non posse refici.  Varr. libr. I. cap. II, § 8. 

[« Aucun homme sain d’esprit ne prendra la peine d’assumer les frais de la culture, s’il entrevoit qu’il n’en obtiendra pas les fruits. » Marcus Terentius Varro, De re rusti ; éd. Loeb, p. 172.]

Nec omnibus annis eodem vultu venit Æstats aut Hiems ; nec pluvium semper est Ver aut humidus Autumnus. Colum. libr. I. § 23. 

[« L’été et l’hiver ne se présentent pas chaque année sous les mêmes formes ; le printemps n’est pas toujours pluvieux ni l’automne humide. » Lucius Junius Moderatus Columella, Rei rusticae ; éd. Loeb, p. 18.]

 

Nécessité d’un principe d’administration par rapport aux grains

Personne ne doute que, par la fécondité naturelle, par l’étendue des terres qui y sont en valeur, la France ne produise, année commune, plus de grains que n’en consomment ses habitants. Il n’est pas rare d’y voir des années de surabondance, et alors la quantité de subsistances l’emporte sur la consommation possible de l’intérieur. Comment concilier avec ces faits la possibilité de disettes réelles ?

D’autres faits incontestables se présentent d’eux-mêmes sur cette question. Il y a eu des disettes en France ; il y en a eu beaucoup ; on doit donc supposer qu’elle ne produit pas une quantité de grains suffisante pour remplacer ce qui lui manque, lorsque la récolte est malheureuse.

Tout le monde avoue que, si le petit peuple souffre dans les temps où les grains montent à des prix qui font dire que le blé est cher, le corps de l’État ne souffre pas moins, lorsque les grains tombent à un taux qui fait dire qu’ils font à vil prix. Il est donc très naturel que les uns, par intérêt personnel, les autres, par amour pour l’humanité, désirent que l’administration établisse un régime qui nous éloigne en tout temps de ces deux extrémités. On voudrait que, par une suite nécessaire de ce régime, les années surabondantes compensant les années faibles, tinssent le prix du grain dans le juste milieu où l’on suppose qu’il se trouve dans les années ordinaires.

Ce vœu général a fait imaginer un grand nombre de plans d’administration qui peuvent se réduire à trois. Prohibition absolue du commerce extérieur des grains. Liberté absolue de les exporter en tout temps. Mélange de liberté et de prohibition, selon que le blé est cher ou à vil prix dans le royaume. S’il y a un moyen sûr pour choisir entre des principes si opposés, c’est, sans doute, d’examiner les causes de prospérité des autres branches de notre commerce, et de faire agir les mêmes causes sur le commerce des grains.

Causes de la diversité d’opinions sur le principe qu’on devrait préférer

Peut-être n’a-t-on pas assez senti qu’on n’avait aucune règle pour affirmer avec connaissance que le blé est cher, ou qu’il est à vil prix ; que, faute de règle à cet égard, il pouvait et devait même arriver que ces expressions fussent mal appliquées ; que l’abus des termes exposait à confondre avec des disettes réelles, fondées sur l’insuffisance des récoltes, ces disettes apparentes ou artificielles, causées par les passions ; qu’il est aussi déraisonnable de dire qu’une denrée enchère, lorsqu’elle n’augmente de prix que dans la proportion de son insuffisance avec le besoin, que de dire qu’elle est à vil prix, lorsqu’elle ne perd de sa valeur qu’en proportion de la surabondance où elle se trouve par rapport à la consommation ; que, tant que les proportions se maintiennent, la denrée est évidemment à son vrai prix ; que par conséquent les mots vil prix et cherté présentent un faux sens, qui devient un obstacle au succès des arrangements de police que ce faux sens peut faire adopter.

Le blé, comme toutes les marchandises, doit coûter plus lorsqu’il y en a peu ; il doit coûter moins lorsqu’il abonde ; ce n’est ni cherté, ni bas prix. La différence d’un prix à l’autre nous fait sentir le besoin d’une règle, d’après laquelle on puisse juger avec sûreté si le blé qu’on dit être trop cher, et celui qu’on dit être à bas prix, sont l’un et l’autre à leur vrai prix ; c’est-à-dire s’il ne s’est élevé, ou n’a baissé qu’en proportion de la quantité comparée au besoin ou à la consommation. Mais ce qui nous fait sentir le besoin d’une règle, ne nous la donne pas. Ce serait cependant l’unique moyen d’apprécier les plaintes du peuple, lorsque les grains coûtent plus qu’il ne voudrait les payer, et les murmures des fermiers et des propriétaires, lorsque le blé se maintient au-dessous du prix qu’ils voudraient le vendre.

Difficulté de trouver une règle pour juger du vrai prix des grains

Il serait à souhaiter qu’on pût puiser cette règle dans la comparaison de la quantité des blés existants, avec le nombre des consommateurs. Mais personne n’ignore qu’il est absolument impossible de connaître, et à beaucoup près, ce qu’il existe de grains des anciennes récoltes ; ce qu’en a fourni la dernière moisson ; quelle est la quantité des autres productions en fruits, en légumes, en boissons, qui suppléent les grains en tout, ou en partie, dans certaines provinces. Il n’est pas moins impossible de connaître ce que l’augmentation de prix dans les grains peut opérer de diminution dans ces consommations de fantaisie, ou de recherche, qui contribuent à la nourriture, mais dont on se passe aisément. Il faut donc renoncer à établir, d’après des éléments si fugitifs, la règle dont on a besoin.

Il ne serait pas plus raisonnable de chercher à l’établir d’après la connaissance des prix du moment, dans les différents marchés du royaume. Il y aurait de l’inconséquence à regarder ces différents prix comme des éléments sûrs, pour constater si les grains sont à leur vrai prix, ou s’ils sont au-dessus ou au-dessous. Car, si on avait lieu de compter que les prix des marchés fussent le vrai prix de chaque lieu, la règle serait toute trouvée ; et, si l’on croyait n’y devoir pas compter, comment pourrait-on se fier au résultat qu’ils donneraient ? Les prix des marchés ont été jusqu’à présent des éléments trompeurs : 1° parce qu’ils varient d’une province à l’autre, d’un marché à l’autre, et souvent à de très petites distances ; 2° parce que les prix peuvent varier par une infinité de causes indépendantes de la quantité des subsistances et de la consommation. Deux passions très vives, la peur d’un côté, et la cupidité de l’autre, ont donné plusieurs fois en France le spectacle de l’abondance et de la cherté, existant en même temps. La peur, qui paye tout sans examen ; la cupidité que rien ne rassasie, lorsqu’elle tire de la législation même les moyens de perpétuer la peur ; l’espérance, plus ou moins vive, d’obtenir du secours de la part de l’étranger ; la crainte d’une mauvaise récolte, malgré les apparences les plus favorables ; tout concourt à faire varier le prix des grains dans différents marchés.

Pour se tracer une route sûre à travers ce chaos, il semble qu’on doit commencer par examiner si la difficulté tient à la chose en elle-même, ou si elle n’est que la suite d’embarras accessoires introduits par les passions, par les préjugés, ou, ce qui ne serait pas moins redoutable, par des systèmes d’administration contraires à la nature des choses. Le mal est irrémédiable, et il est physiquement impossible de découvrir une règle sûre pour connaître le vrai prix des grains, si les obstacles qui s’y opposent sont dans la nature. Si, au contraire, ces obstacles sont factices, s’ils sont notre ouvrage, il doit suffire pour les vaincre de retirer la main qui les a formés et qui les entretient.

Il existe une règle sûre pour connaître le vrai prix des marchandises de toute espèce

Rien ne nous porte à penser qu’il y ait quelque différence entre le commerce des grains, considéré comme commerce, et celui de toute autre denrée. Nous retrouvons dans toutes sortes d’objets de commerce la production, le travail, l’échange ou la vente, la consommation ; aussi, relativement aux subsistances, toute la société est-elle composée de propriétaires, de fermiers, d’ouvriers, de voituriers, de marchands, de consommateurs. On doit en conclure que, si l’expérience nous donne de justes motifs de sécurité sur une branche de commerce, toute autre branche, dont les conditions seront égales, nous donnera les mêmes motifs de sécurité.

On ne connaît aucune production qui existe persévéramment en quantité égale. On pourrait peut-être affirmer de plus qu’il n’y a jamais deux années où la consommation soit exactement la même en quantité. Il est donc impossible qu’il puisse exister d’uniformité de prix pour quoi que ce soit. Quand la denrée excède la consommation, on l’obtient à meilleur compte. Quand elle n’est qu’en quantité suffisante, et, à plus forte raison, quand elle ne suffit pas, elle augmente de prix. Dans le premier cas, les propriétaires de la denrée à qui il ne se présente pas assez de consommateurs, cherchent à les multiplier en portant ce qui surabonde entre leurs mains, chez l’étranger qui peut en manquer. Dans le second cas, les marchands qui voient les besoins, et qui connaissent les profits attachés aux soins qu’on se donne pour les satisfaire, cherchent à attirer des lieux où la denrée abonde, ce qu’ils savent que leurs compatriotes achèteront avec empressement.

Ces opérations sont quotidiennes et universelles. Nous nous assurons la jouissance des choses qui surabondent chez nos voisins et qui nous manquent, en les payant avec ce qui leur manque et qui surabonde parmi nous. C’est de ces échanges continuels, innombrables, qui se font d’eux-mêmes et sans le moindre concert entre la multitude qui les exécute, que nous tirons l’avantage de ne manquer de rien en choses agréables, commodes, utiles, et, à plus forte raison, en choses nécessaires. Les partisans des prohibitions devraient être bien étonnés de voir que les différences de prix qui résultent de tant d’échanges et d’une communication si générale et si complète, n’étonnent et n’alarment qui que ce soit. Une denrée dont nous avons trop, baisse de prix parmi nous, on l’exporte ; la quantité diminue, le prix augmente ; personne ne s’en plaint et ne craint d’en manquer. Nous avons trop peu d’une autre, elle double de prix ; on en introduit dans le royaume, la quantité augmente et le prix diminue. On n’éprouve point d’inquiétude dans le premier moment, ni de surprise dans le second. D’où vient cette sécurité, ce calme dans les circonstances les plus opposées ?

Il vient de ce que l’expérience rend nécessairement tous les hommes justes et raisonnables, sur les opérations d’un commerce libre, et sur presque toutes les choses qui en sont l’objet. Justes, en ce qu’ils ne trouvent ni étrange, ni dur, que la denrée augmente de prix, lorsqu’elle ne se trouve pas en quantité proportionnée avec la consommation ordinaire ; en ce qu’ils ne trouvent pas mauvais que celui qui en est surchargé au-delà de la consommation, cherche à ramener le prix commun en faisant passer aux acheteurs étrangers tout ce qui constitue la surabondance. Raisonnables, en ce qu’ils comptent que l’exportation de ce qui surabonde sera toujours au-dessous de ce que les besoins permettraient d’exporter, et qu’on n’exportera jamais au point de laisser un vide intérieur, parce que le prix national y mettrait un obstacle invincible ; en ce qu’ils sont convaincus par une habitude qui ne se dément jamais, que l’importation de ce qui manque se fait toujours avec la célérité dont l’esprit d’intérêt est capable, et que les quantités importées sont toujours suffisantes pour ramener les prix accoutumés.

C’est uniquement pour les grains qu’on ne fait pas usage de cette règle

Il n’est que trop notoire que le même esprit de justice et de raison n’existe point, relativement au commerce des grains, dans cette partie nombreuse de la nation à qui l’habitude tient lieu de logique. Elle s’alarme, disons mieux, elle s’épouvante, lorsque l’insuffisance réelle ou imaginaire des grains en fait augmenter le prix. La peur, si contagieuse par elle-même, le devient encore plus lorsqu’elle s’annonce par des cris. Elle se communique alors à ceux même qui, sur toute autre matière, sont capables de raisonnement, de calcul et de fermeté. Les uns proposent de taxer les grains ; d’autres de forcer les fermiers et les marchands à garnir abondamment les marchés. Propositions bien humiliantes pour la raison humaine ! Elles tendent à établir un prix indépendant de l’état des choses, ou, pour mieux dire, contraire à leur état actuel. Toutes les voix publient la disette, et ceux à qui les grains n’appartiennent pas proposent de forcer les propriétaires à les vendre au même prix que dans les temps d’abondance. Dans ces moments d’inconséquence, les précautions que prennent les propriétaires pour garantir leurs grains de l’invasion dont on les menace, et pour les maintenir à un prix proportionné à la quantité et à la consommation, sont traitées d’abus, de malversation, de monopole. Enfin, c’est dans le sein d’un État policé que la violence se convertit en droit, et le besoin en titre de propriété. 

D’un autre côté, lorsque l’abondance des récoltes surcharge les propriétaires et les fermiers, le bas prix qui les ruine ne rassure pas entièrement le peuple contre la crainte de manquer de grains dans les années suivantes et dans le moment même. Il ne voit pas sans inquiétude et sans murmure les plus légères exportations, et même la circulation d’une province à l’autre. Tous NOS grains s’en vont, et nous allons en manquer. Voilà le cri séditieux qui s’est fait entendre plus d’une fois dans ces années heureuses par leur fécondité, que les prohibitions ont souvent rendues si malheureuses.

Ce renversement d’idées et de principes n’a lieu que pour le commerce des grains. D’où peut venir cette différence ? N’est-il pas évident qu’elle vient de ce que les autres branches de commerce sont libres, tandis que celle des grains ne l’est pas ? Le défaut d’expérience et d’habitude sur ce commerce en particulier empêche de sentir que le blé doit coûter plus lorsqu’il n’existe pas en proportion de la consommation, puisqu’il coûte moins lorsqu’il est surabondant ; que l’augmentation de prix attirera le blé étranger, si les possesseurs de ce blé peuvent le vendre avec sûreté ; que la concurrence des spéculateurs sur cet objet soutiendra les importations jusqu’à ce que le prix avertisse que les approvisionnements se sont proportionnés à la consommation ; qu’il est injuste, à l’égard des propriétaires, et périlleux pour la nation, de ne pas laisser exporter les grains dans les temps d’abondance, parce qu’il importe à tout l’État de payer avec nos denrées celles qui nous manquent, et dont nos voisins sont surchargés.

Si les prohibitions n’avaient pas bouleversé toutes ces notions, ce que nous nommons avec effroi cherté ne serait pour nous que l’annonce des importations qui vont se faire ; et ce que nous nommons bas prix, ne servirait qu’à nous faire sentir l’utilité et même la nécessité des exportations. Dans l’un et l’autre cas, tout le monde convaincu que le plus et le moins de valeur tient uniquement à la quantité de la denrée, que par conséquent elle est à son vrai prix, attendrait sans trouble et sans inquiétude le retour du prix moyen, c’est-à-dire d’un autre vrai prix qui résulterait des quantités ou importées, ou exportées.

Au reste, on ne peut se dissimuler que les inquiétudes qu’éprouve le peuple sur les grains, et qu’il n’éprouve jamais sur aucun autre objet de ses besoins, viennent plus immédiatement de la police qu’ont entraînée les prohibitions, que des effets directs des prohibitions en elles-mêmes. C’est ce que prouve encore la différence d’idées et de conduite du peuple sur le commerce des grains, et sur les autres branches de notre commerce, assujetties à des prohibitions ou des restrictions. Relativement à ces autres branches, le peuple isole tous les événements heureux ou malheureux. Il ne voit rien entre lui et le vendeur de la denrée qui renchérit ; ainsi il ne saurait à qui s’en prendre lorsque le renchérissement survient. Mais, à l’égard des grains, les événements ne sont jamais isolés aux yeux du peuple. Il voit le gouvernement entre lui et les marchands qui haussent le prix de la denrée ; il lie le renchérissement aux opérations de l’administration. Accoutumé à la voir se charger de faire passer des grains d’une province à l’autre, à les tirer quelquefois de l’étranger, dès qu’ils deviennent chers le peuple croit savoir à qui s’en prendre. Dispensé depuis des siècles de songer au produit suffisant ou insuffisant des récoltes, à l’influence de ces événements sur les prix, il sait que l’administration s’est chargée de maintenir les grains à un taux commode pour le consommateur ; cette espèce d’engagement est devenue pour lui un titre contre la cherté. Est-il bien étonnant que, d’après cette confiance invétérée, le peuple crie quand le blé renchérit ? Toute sa logique sur ce sujet se réduit à ceci : Le gouvernement s’est chargé de m’assurer du pain à bon marché ; il est cher ; à qui dois-je m’en prendre ? Il ne peut faire ce raisonnement sur quelque autre objet que ce soit ; aussi ne le fait-il pas.

Danger et injustice des règles qu’on a cru pouvoir suivre au sujet du commerce des grains

Toute police fondée sur d’autres principes qu’une entière liberté de commerce est évidemment anarchique. Rien n’est plus aisé que de faire tomber la denrée à bas prix lorsqu’elle est rare, insuffisante et par conséquent chère. Il suffit, comme dans les temps de disette du dernier siècle, de forcer les greniers ; de faire verser les grains sur les marchés ; et d’enhardir le peuple contre ceux qui ont le malheur de posséder alors cette denrée. Mais les suites funestes qu’eurent autrefois ces opérations seraient aujourd’hui les mêmes, puisqu’elles seraient liées aux mêmes causes. En versant tout à coup sur les marchés une denrée qu’il serait si essentiel de n’y voir paraître que successivement, puisqu’elle doit être la subsistance de plusieurs mois, on est sûr de procurer l’abondance du moment. Mais dans quel état sera-t-on quelques mois après, dans tout pays dont les avenues seront fermées aux secours étrangers ? On parviendra par des coups d’autorité, ou plutôt par des traits de violence, à faire tomber le prix des grains dans la capitale ; mais le prix du setier montera dans les provinces à 84 l. de notre monnaie actuelle [1] ; parce que la violence qui ne frappe le monopole que dans quelques parties de détail, jette dans des convulsions toutes les opérations des marchands. Ainsi, et les monopoleurs et les propriétaires honnêtes, qui ne cherchent qu’à conserver leur droit de propriété, resserreront et cacheront les blés dans mille et mille endroits, tandis que des inquisiteurs en découvriront et en enlèveront quelques faibles parties. Il s’établira nécessairement des prix faux, et par l’abondance apparente de quelques marchés, et par l’épuisement apparent des greniers. Il est à peine croyable que ce système d’administration se soit introduit uniquement pour celle de nos denrées qu’il était le plus essentiel d’en excepter. 

Quand il y a peu de grains dans le royaume, tout le monde sait qu’il y en a peu. On ignore en quelle quantité nous en avons ; mais on sait que nous en avons. On sait de plus que ces grains ont des propriétaires ; que des propriétaires ne doivent pas être dépouillés comme des ravisseurs. Il est donc d’une justice étroite de les laisser maîtres du prix, et d’attendre que ce prix change par la nouvelle proportion entre la quantité et les besoins qu’établit la concurrence étrangère. Quand les besoins les plus urgents, les périls les plus pressants de l’État font resserrer toutes les bourses ; quand le besoin et la rareté forcent l’administration à acheter l’argent soit au dedans, soit au dehors, aux conditions les plus onéreuses, on sait bien qu’il y a de l’argent dans le royaume ; on sait même beaucoup mieux où il est, qu’on ne sait où sont les blés ; on sait de plus qu’il n’y a que de faibles secours à attendre du dehors. Pourquoi ne se présente-t-il jamais à l’esprit de forcer les coffres des particuliers, d’obliger les propriétaires de l’argent à le mettre en évidence, à le vendre au corps de l’État au même prix que lorsqu’il circule, et que la circulation en déclare l’abondance ? Et si ce projet d’invasion ne se présente jamais à l’esprit des personnes les moins difficiles sur le choix des moyens, comment peut-on former et exécuter le projet de forcer les greniers et les magasins, d’obliger les propriétaires du grain à garnir les marchés, et par conséquent à vendre, d’après une abondance chimérique, au même prix que si l’abondance était réelle et générale ? On respecte les droits de la propriété dans un cas ; on les foule aux pieds dans l’autre. Cette conduite contradictoire semble annoncer deux nations, plus distinctes encore par la différence de principes et de mœurs, que par la différence de domination.

Si la peur et les préjugés laissaient aux hommes un libre usage de leur raison, ils sentiraient que partout où il existe une police qui oblige ceux qui possèdent des blés, à les vendre au-dessous du prix auquel ils s’élèvent d’eux-mêmes dans les années malheureuses, on s’impose le devoir d’obliger les consommateurs à les payer au-dessus du prix où ils tombent d’eux-mêmes dans les années surabondantes. Dans l’impossibilité de secourir alternativement par cette compensation et les consommateurs et les propriétaires de la denrée, il ne peut y avoir de police juste que celle dont les mesures tendent à tenir le blé au plus bas prix possible dans les années où il est nécessairement cher, et à le soutenir au plus haut prix possible dans celles qu’il tombe nécessairement à vil prix. Il n’y a clairement qu’une liberté entière d’exporter et d’importer qui puisse produire ce double effet. Les grains seront alors à leur vrai prix ; car ils en ont un comme tout ce qui entre dans un libre commerce. Le plus grand intérêt de l’administration et du peuple est que ce vrai prix soit connu, maintenu, et qu’aucun prix illusoire ne puisse s’introduire. Or, l’exemple des autres denrées prouve qu’il y a une règle pour s’assurer de ce qui constitue le vrai prix de tout, et par conséquent celui des grains.

L’abus de ces mots, Prix commun, Bon prix, Vil prix, Cherté, Monopole, a donné et perpétue de fausses idées sur commerce des grains

Rien n’a de prix absolu ; mais tout ce qui entre dans le commerce acquiert un prix à peu près fixe, qu’on nomme prix commun. Le prix de chaque chose peut et doit même augmenter ou diminuer, à raison de l’abondance, ou de la rareté. L’abondance suppose une quantité supérieure, la rareté une quantité inférieure à ce qu’exige la consommation ordinaire. On est dans l’usage de nommer indistinctement cherté, ce qui surpasse la valeur accoutumée, et bas prix ou vil prix, ce qui se trouve au-dessous.

On s’entendrait mieux, et l’on s’épargnerait bien des méprises, si les mots cherté et vil prix n’étaient pas devenus l’annonce d’un état de désordre, au détriment du peuple ou des cultivateurs. Par exemple, le prix commun du froment est de 18 à 20 livres le setier [2]. Cette fixation ne devrait pas empêcher de regarder comme le prix juste et raisonnable, en un mot, comme le vrai prix du blé, celui auquel il s’élève, ou celui auquel il tombe naturellement par la rareté ou l’abondance, lorsque ce prix est réellement proportionné à l’une ou à l’autre. En effet le blé coûte plus, mais le consommateur n’est pas fondé à se plaindre qu’il soit trop cher, lorsque étant réellement rare ou fort rare, il monte à 25, à 28, à 30 livres. Le blé se vend moins, mais le cultivateur n’est pas fondé à dire qu’il est à vil prix, lorsqu’étant réellement abondant ou surabondant, il tombe à 15, à 13, à 12 livres le setier. C’est ce qu’avoueront sans peine tous ceux qui ne se passionnent exclusivement ni pour les consommateurs, ni pour les cultivateurs. L’enthousiasme ne permet de voir qu’un seul objet ; la raison cherche à les voir tous, et à les mettre à leur vraie place.

Puisqu’on attache communément l’idée de désordre au mot cherté, on ne devrait s’en servir que pour désigner les différents taux auxquels parvient le blé, quand des spéculations quelconques le font monter au-dessus du prix commun, quoique sa quantité égale ou surpasse le besoin et la consommation. Par la même raison, on ne devrait regarder comme vil prix, que le taux auquel tombe le blé, quand des opérations quelconques en entretiennent la surabondance, comme, par exemple, les défenses de le faire circuler, ou de l’exporter. On pourrait, peut-être, ajouter qu’ayant donné le nom de monopole à ce qui fait renchérir les grains par les revendeurs de cette denrée, on devrait aussi regarder comme une espèce de monopole ce qui force les vendeurs de la première main, c’est-à-dire, les cultivateurs et les propriétaires des terres, à les vendre au-dessous de leur vrai prix. Dans l’un et l’autre cas, les intérêts d’une partie de la nation sont sacrifiés aux intérêts de l’autre. Or, comme c’est d’après le préjudice que cause une opération, qu’on se porte à lui donner un nom odieux, il paraît que l’expression monopole pourrait s’appliquer également à ces deux cas, puisqu’ils sont évidemment préjudiciables à une portion nombreuse du public. Est-il moins odieux de faire la loi dans les achats que dans les ventes ? Pourquoi ne donnerait-on pas le nom de monopole à ce qui met en état de faire la loi sur l’une ou l’autre de ces opérations du commerce ?

Au reste, le monopole, qu’à limitation des Romains nous avons cru pouvoir placer au rang des crimes, est évidemment impossible en fait de grains. Si l’on prend ce terme en rigueur, monopole signifie exactement vendre seul. On sent bien qu’un crime qui supposerait annuellement une avance de plus de huit cents millions [3], ne peut être commis, ni par aucun particulier, ni même par aucune confédération de particuliers, quelque opulents qu’ils pussent être. Aussi l’usage a-t-il resserré confusément le nom de monopoleurs à ceux qui savent saisir les circonstances pour acheter et pour vendre avec plus de profit, et par conséquent dans les moments les plus désavantageux aux cultivateurs de qui ils achètent, et aux consommateurs à qui ils revendent. Sous cet aspect, il y a plus que de l’austérité à regarder comme un crime ce qu’on nomme monopole en fait de grains, ou plus que de l’indulgence à ne pas regarder tout commerce secondaire, ou de revente, comme un monopole ; car il n’y a point de marchand qui ne fasse tous ses efforts pour acheter au plus bas prix et pour vendre au plus haut prix qu’il peut. 

Il n’est pas impossible de voir pourquoi c’est principalement au commerce des grains que s’appliquent ordinairement les mots : monopole et monopoleurs. Les prohibitions multiplient les occasions et les facilités d’acheter la denrée fort au-dessous de sa valeur, et de la vendre fort au-dessus du prix auquel la réduirait une libre et entière concurrence. Comme ces occasions et ces facilités ne peuvent se rencontrer dans les commerces libres, les efforts que font les concurrents pour gagner et en achetant et en vendant, ne servent qu’à maintenir les marchandises à leur vrai prix ; il serait donc absurde de traiter les marchands de monopoleurs. À l’égard des marchands de grains, ce qu’ils font pour augmenter leurs bénéfices n’a rien de différent en soi. Cependant leur conduite peut être, ou du moins peut paraître moins innocente, parce qu’ils profitent contre le public, d’une prohibition qu’on n’a établie que dans l’espérance de mieux servir ses intérêts. Tout ce qu’on doit en conclure, c’est que la prohibition est vicieuse en elle-même ; elle va contre son objet. Les marchands de grains sont devenus, par le vice de la loi, des espèces de joueurs, qui s’exposent au risque de gagner, ou de perdre, mais qui ne négligent rien pour profiter du beau jeu et des fautes des joueurs. Serait-ce là un crime ? Et, si c’en est un, n’est-il pas le fruit immédiat et nécessaire de toute police prohibitive ? Quand un commerce est libre et que la concurrence est générale, le public a toujours beau jeu, et ne peut faire de fautes. Toutes les fautes sont du côté des marchands et contre eux. La plus grande avidité pour le gain, la plus grande vigilance à le poursuivre, ne peuvent plus mériter le nom de monopole, à quelque prix que la denrée puisse monter. Le monopole devient une chimère. Au lieu que, sous les prohibitions, la conduite la plus naturelle dans un marchand l’expose à recevoir le nom de monopoleur. 

Ces précisions ne serviraient peut-être qu’à embrouiller les idées, si on les substituait brusquement à l’acception vulgaire des mots prix commun, bon prix, cherté, vil prix, monopole. Mais on a cru qu’il pouvait être utile d’avertir qu’on a senti, en écrivant sur cette matière, le besoin d’expressions plus exactes, et dont le sens fût déterminé. L’abus des termes est devenu inévitable, fréquent, et une source d’obscurité dans la discussion des principes. 

L’abus de cette expression, le niveau du prix des denrées, donne et perpétue de fausses idées sur le commerce des grains

Ceux qui prétendent, par quelque motif que ce soit, que la liberté du commerce des grains est désavantageuse pour le royaume, ou peut le devenir, se servent très souvent d’une autre expression, dont il n’est que trop aisé d’abuser, faute d’en avoir déterminé le sens précis. L’effet nécessaire de la liberté, disent-ils, est d’augmenter le prix ancien des blés. Cette augmentation dérange le niveau où ils étaient avec les autres denrées ; ces autres denrées n’augmentant pas de prix, tous ceux qui en font commerce, ou qui en consomment, deviennent hors d’état de soutenir le niveau du prix des grains. 

Le vrai niveau, celui qui résulte de la comparaison des valeurs proportionnelles que doivent avoir les denrées, ne peut exister qu’autant que les denrées qu’on cherche à comparer, jouissent, dans le commerce, de conditions égales. Si, par exemple, l’une de ces denrées peut être mise en vente au dedans ou au dehors du royaume, avec une pleine et entière liberté ; que l’autre soit gênée, contrainte, en sorte qu’elle ne puisse être présentée que dans un petit nombre de marchés ; la première s’élèvera à toute la valeur dont elle est susceptible, parce qu’elle profitera de la concurrence du plus grand nombre d’acheteurs possible ; la seconde sera toujours et nécessairement au-dessous de sa vraie valeur, parce que la concurrence étant générale entre les vendeurs, elle ne sera, à l’égard des acheteurs, que faible et partielle. Leur vrai prix relatif demeurera donc inconnu, par l’impossibilité de conjecturer à quel taux il se serait fixé par l’effet d’une liberté réciproque dans la vente. Deux espèces de marchandises qui se vendent librement, acquièrent un prix quelconque, résultant d’un côté de la quantité de la chose, et de l’autre de la quantité des consommateurs. C’est de la comparaison de ce prix que se conclura leur niveau. Qu’on change cette condition essentielle, la liberté ; qu’on la laisse à l’une de ces marchandises et qu’on en dépouille l’autre ; la première conservera son prix ; la seconde perdra de celui qu’elle avait obtenu par la liberté. La comparaison qu’on ferait ensuite du prix de l’une et de l’autre, donnerait un faux niveau, ce qui serait équivalent à n’avoir point de niveau.

C’est précisément ce qui est arrivé aux grains du royaume, en conséquence des longues prohibitions sous le joug desquelles ils ont été retenus. Ce serait perpétuer le malheur des propriétaires de cette denrée, et tendre à la destruction de cette portion précieuse et immense de nos richesses, que de regarder comme un niveau réel, l’ancienne différence de prix entre les grains et les autres denrées.

En quoi consisterait donc le niveau dont parlent les partisans des prohibitions de commerce ? Voudraient-ils, par exemple, que le vigneron, le nourricier de bétail, le manufacturier, puissent obtenir le blé au-dessous de sa valeur, lorsque des vendanges malheureuses, des épidémies sur les bestiaux, des deuils, des changements de mode, ou un commerce forcé de la part de l’étranger, diminuent leurs facultés ? Ce serait former le vœu de l’asservissement de la propriété des cultivateurs et des possesseurs de grains, à toutes les autres propriétés quelconques. Ce serait aux dépens du laboureur que les vignes auraient été grêlées ; que les lins et les chanvres seraient gelés, que les troupeaux périraient par des épidémies, et que les manufactures seraient suspendues par des deuils ou par l’ascendant de la concurrence étrangère. D’ailleurs, à quel taux fixerait-on le prix du blé pour qu’il se trouvât toujours au niveau des facultés, selon les différends degrés de diminution qu’elles pourraient éprouver dans les années plus ou moins malheureuses ? Les adversaires de la liberté, pour être justes, devraient établir aussi en principe que quand les gelées, les pluies, la sécheresse, la nielle ravagent les moissons, les autres propriétaires fourniront à bas prix, aux laboureurs et à tous leurs agents en sous-ordre, du vin, du bois, de la viande, de la toile, des étoffes, en un mot tout ce qu’une année malheureuse les met hors d’état de payer au même taux que dans les années fécondes.

Qui ne voit l’impossibilité de faire adopter, par une administration courageuse et bienfaisante, un système si minutieux, si injuste ? N’est-il pas évident que les terres qui produisent du grain, les avances qu’elles exigent, les dépenses annuelles, sans lesquelles il serait insensé d’attendre des moissons, ne doivent rien aux propriétaires, ou aux cultivateurs des vignes, à ceux des montagnes et des prairies qui nourrissent des troupeaux, aux ouvriers qui fabriquent pour leur compte, ou qui vendent leur temps et leur industrie à des entrepreneurs de fabriques ou de manufactures. Attaquer ce principe, on ne saurait trop y faire attention, c’est bouleverser les fondements des sociétés policées, et ne reconnaître de droit que celui du plus fort. En effet, quelle serait la propriété qu’à son tour le laboureur dut respecter, si les propriétaires, et même les simples ouvriers de toutes les autres classes, pouvaient se croire dispensés de respecter la sienne ?

Tout ce que se doivent des hommes en société, tout ce que doit l’administration à ceux qu’elle gouverne, c’est de mettre obstacle à toute usurpation. C’en est une que de vendre les choses au-dessus de leur vrai prix ; c’en est une que de mettre obstacle au vrai prix des choses. Il n’y a donc de maximes respectables, en fait de commerce, que celles qui assurent l’existence continue du vrai prix. Alors nul ne peut sur-vendre ; nul ne peut spolier ; tout prend un juste niveau, et par conséquent il ne peut exister ni murmures ni plaintes légitimes, soit de la part des vendeurs, soit de la part des consommateurs. La pleine et entière liberté de commerce est le seul moyen d’atteindre ce but. Tout autre système d’administration trahirait les intérêts de la nation et de l’administration même.

Au reste ce n’est pas uniquement pour les grains que la liberté du commerce est la sauvegarde des richesses de l’État. S’il existe quelques marchandises, et à plus forte raison, s’il existe quelques denrées en France dont le commerce soit gêné, elles y sont certainement en stagnation et à un faux prix. Les dégager de leurs entraves pour les ramener à leur prix vrai, ce serait assurer pour toujours ce niveau général, sans lequel il y a nécessairement une multitude d’hommes qui souffrent, et beaucoup de branches de nos richesses qui périclitent.

La prohibition est un obstacle invincible au prix qui mettrait les grains au niveau des autres denrées

Le produit annuel de nos récoltes est-il bien connu ? Sont-elles au-dessous de nos besoins ? Sont-elles suffisantes ? Récoltons-nous plus de grains que nous ne pouvons en consommer ? Voilà des questions auxquelles il est impossible de répondre avec quelque confiance, tant que cette denrée sera dans les liens des prohibitions. Personne n’ignore qu’un grand nombre d’hommes ne consomment point de blé, ou n’en consomment que fort peu. Les grains, dans leur totalité, sont disséminés entre une multitude innombrable de propriétaires plus ou moins riches, plus ou moins pauvres. Les uns habitent des provinces qui ne recueillent jamais une quantité de grains suffisante, d’autres ont leurs biens situés dans un pays qui ne fournit que le nécessaire exact ; une troisième classe est habituellement dans une surabondance plus ou moins grande ; et tous sont exposés à voir leur situation aggravée ou améliorée par l’irrégularité des saisons. Entre toutes ces provinces, les communications sont plus ou moins faciles, et elles sont quelquefois impossibles. La mer, les rivières navigables, les routes par terre servent les intérêts des unes, et manquent totalement aux autres, ou en tout temps, ou pendant plusieurs mois de l’année. À travers cette complication, et elle est infiniment plus grande qu’on ne la montre ici, n’est-ce pas proposer une police très supérieure aux forces de l’administrateur le mieux instruit, le plus vigilant, et doué de l’esprit le plus transcendant, que de lui dire : fixez le prix que doivent se vendre ces grains disséminés çà et là dans tout le royaume ; mais fixez-le avec tant de sûreté et de précision, que le consommateur l’obtienne toujours à un taux proportionné à ses facultés, et que le cultivateur trouve toujours de l’avantage à perpétuer d’année en année la quantité nécessaire de subsistances ?

Si cette fixation était possible, il est évident que la première opération à faire serait de mettre la totalité des grains en mouvement, afin qu’il se fît, entre les différentes provinces, une compensation qui chassât le besoin des unes, et la surabondance des autres. Mais ce mouvement universel ne peut être communiqué immédiatement par l’administration, puisqu’elle ne possède pas la denrée. Il ne peut être que l’ouvrage et le fruit du commerce. C’est donc par le commerce qu’il faudrait songer à l’imprimer dans le premier moment, et à le perpétuer dans la suite. Or, comment imaginer la possibilité d’intéresser à cette opération des commerçants, des marchands, des propriétaires qui n’auraient aucun profit à espérer de leur intelligence et de leur avidité, et qui auraient tout à craindre des clameurs du peuple et des surprises qui pourraient être faites à l’administration ?

Cela s’est exécuté, dira-t-on, pendant la longue durée de nos prohibitions. Certainement. Les cultivateurs découragés ont toujours reçu le prix qu’on a bien voulu leur offrir dans les bonnes années, et les grains se sont toujours vendus au taux de l’avidité dans les mauvaises, ainsi nos grains n’ont jamais été à leur vrai prix. Il est notoire que la France a éprouvé tous les maux qu’entraînent les disettes réelles, quoiqu’elle eût des grains en abondance, parce que ce qu’on nomme monopole marche toujours à la suite des prohibitions et n’existe que par elles. Il est notoire qu’il ne s’est jamais fait de compensation de prix par le mouvement des grains d’une province à l’autre, parce que les prohibitions engourdissent le commerce et tiennent tout en stagnation. Il est notoire qu’habituellement les grains étaient à la fois chers dans une province, à vil prix dans une autre, en prenant ces expressions dans leur signification rigoureuse ; et que souvent, à de très petites distances, il ne se formait aucun milieu entre ces deux extrémités. Actuellement même que des murmures, des plaintes et même des cris ont éclaté, il n’y a point de compensation entre les prix, parce que le mouvement n’est pas général dans l’intérieur, preuve évidente que le commerce des grains n’est pas encore établi en France. 

On pourrait citer une foule d’exemples actuels de la diversité de prix dans les provinces ; diversité uniquement fondée sur le défaut de mouvement dans le commerce intérieur des blés. C’est de ces faits qu’il faut partir pour sentir toute l’impossibilité d’établir et d’entretenir un juste niveau entre une denrée qui souffre encore des prohibitions longues et absolues qu’elle a essuyées, et d’autres denrées qui se sont toutes élevées à leur vrai prix. Leur supériorité n’a point d’autre cause que la liberté ancienne et actuelle d’en faire le commerce au dedans et au dehors.

La prohibition rend fausses, à l’égard des grains, les maximes les plus incontestables pour tout commerce, de quelque nature qu’il soit

Il n’y a peut-être encore que trop de gens qui pensent qu’on peut appliquer au blé, dans l’état même de prohibition, ce principe commun : la valeur d’une denrée est toujours proportionnée à la quantité qui en existe dans le pays, et au besoin qu’on en a. Ce principe est rigoureusement vrai partout où le commerce est libre, parce que la grande concurrence qui résulte d’une entière liberté établit nécessairement la proportion du prix des choses sur leur quantité, et sur le nombre et le besoin des consommateurs. Mais ce même principe est rigoureusement faux partout où la liberté du commerce est éteinte ou limitée. Cela vient de ce que, dans l’état de prohibition totale ou partielle, le besoin reste tout entier, et que la denrée qui pourrait le faire cesser ne reste pas, ou, ce qui revient au même, ne paraît pas toute entière dans le commerce. Il n’y a donc plus de proportion possible entre le prix, la quantité et le besoin. Le besoin réel s’accroît par la crainte où l’on est de ne pouvoir le satisfaire, et le prix de la chose s’élève au-dessus de ce qu’il devrait être, c’est-à-dire, au-dessus du prix vrai qu’il est si essentiel de connaître et de maintenir. La réalité, et même la seule espérance d’une augmentation de prix, porte à cacher, à resserrer une grande partie de la denrée. Cette partie cachée devient nulle pour le commerce puisqu’elle n’y entre pas. Ainsi, par une suite du principe même qu’on vient de rapporter, le prix augmente et doit nécessairement augmenter, parce que relativement aux acheteurs, la quantité se trouve réellement diminuée de la totalité de ce qui est inconnu. Les blés de la récolte de 1693, qui se trouvèrent gâtés en 1698, parce qu’on n’avait pas cru devoir les livrer à 74 liv. le setier, étaient nuls à l’égard du prix qui se forma en 1693. [4] S’ils fussent entrés dans la quantité qui se vendit alors, le prix eût certainement diminué, parce que le besoin, quoiqu’au même degré, eût paru moindre, et que le péril de manquer de subsistance eût été moindre en effet. En conséquence personne n’eût offert 74 liv. du setier de blé ; et le vendeur se fût déterminé par la crainte de voir sa denrée baisser de prix, au lieu qu’il se détermina par l’espérance de la voir devenir de plus en plus chère.

Dans l’état de liberté, tout prend son niveau ; le prix proportionnel des choses s’établit de lui-même. Pourquoi ? Parce que la quantité, le besoin, les demandes et les offres de l’universalité des vendeurs et des acheteurs, tout est en évidence. Au contraire, dans l’état de prohibitions totales ou partielles, la concurrence devient insensiblement bornée, et souvent nulle, et ainsi il existe une incertitude universelle sur la quantité. Alors, au lieu de se proportionner à la quantité et au besoin, le prix se proportionne à la peur de ceux qui consomment et à l’adresse des vendeurs. Ces deux mobiles sont susceptibles de variations si grandes en plus ou en moins, qu’il faudrait n’avoir aucune connaissance et des hommes et des faits, pour supposer que dans les moments d’effervescence de deux passions telles que la peur et la cupidité, il s’établira tranquillement un prix proportionnel à la quantité réelle et au besoin réel. Il faut en conclure que si l’objet le plus important pour l’administration est de bien connaître la somme des grains existants dans le royaume, et l’étendue précise du besoin, elle n’a qu’un seul moyen d’acquérir cette connaissance ; c’est de s’assurer du vrai prix de la denrée. Mais, comme les prohibitions et les limitations ne donnent jamais que des prix faux et exagérés, et que la liberté et la concurrence sont les moyens uniques de connaître le prix vrai, la liberté de commerce devient un principe absolu et fondamental de toute bonne administration ; or les principes absolus et fondamentaux excluent tous les autres, comme destructifs.

Il est peut-être nécessaire d’avertir ici qu’en parlant du prix vrai, on est bien éloigné de vouloir faire entendre que ce prix serait le même dans tout le royaume. Cela est impossible, parce qu’il en coûte plus pour le transporter dans certains endroits que dans d’autres, et que par conséquent il doit coûter plus, ou coûter moins, à raison des frais de transports, des salaires et des profits de ceux par qui ils s’exécutent. Mais cette différence même entre dans le prix vrai de la denrée. Il suffit, pour le bien général, qu’elle soit à peu près à un même prix de vente dans les marchés primitifs, et que la différence ne consiste que dans la disproportion des dépenses nécessaires pour la faire parvenir dans les lieux de la consommation. Ces milieux, qui se multiplient à l’infini, depuis la récolte des grains, jusqu’à leur conversion en pain, ne pouvant exister que par l’effet d’un commerce libre, les prohibitions ne peuvent que jeter dans des extrêmes, soit dans les années peu favorables, soit dans les années surabondantes. C’est pourquoi, dans le commerce, tout marche d’un mouvement souple et continu avec la liberté, au lieu que sans elle, rien ne peut être mis en mouvement que par des convulsions et des secousses qui dérangent toute proportion entre la valeur, la quantité et le besoin.

Une liberté pleine et entière est le seul principe qui puisse remplir les vues d’une bonne administration

Les partisans de la liberté n’ont certes de dire et de répéter que l’unique police, en matière de subsistances, consistait à laisser aller les choses d’elles-mêmes ; à ne faire sentir la main de l’administration, que contre les obstacles à une entière liberté ; que le commerce des grains, qui, parmi nous, est à peine essayé, se montera tout seul ; que la sûreté, pour tous les temps, pour toutes les circonstances, sera le fruit immédiat d’une exportation et d’une importation entièrement libres. La simplicité de ce plan d’administration ne pouvait qu’étonner et peut-être indisposer ceux qui, sur d’autres matières, se sentent la capacité de tout voir, de tout régler, de tout conduire. Mais des événements aussi décisifs qu’effrayants, et toujours les mêmes, avertissent ceux qui écouteraient leur amour-propre avec le plus de complaisance, que le régime d’un commerce aussi compliqué que celui des grains est au-dessus des forces de l’homme le plus supérieur, que par conséquent il est indispensable de s’abandonner à lui-même.

En effet le commerce des grains est le seul qui intéresse au même degré et à peu près en même quantité, l’universalité des hommes, depuis les souverains jusqu’aux plus obscurs de leurs sujets. Les branches les plus étendues de notre commerce intérieur ou extérieur, ne répondent aux besoins que de quelques classes d’hommes ; l’article des grains embrasse toutes les classes et celle des mendiants n’en est même pas exceptée. Les besoins sont donc immenses ; ils sont quotidiens ; ils s’étendent à chaque individu, quels que soient son âge, sa condition, sa fortune. Le grain ne vient pas partout ; c’est une production surabondante pour certaines provinces, tandis que d’autres en manquent absolument, ou n’en produisent que pour quelques mois. Les villes, où il s’en fait une si grande consommation, ne produisent pas un seul épi. Quand on songe à la multitude, à la complication de ressorts et de contrepoids nécessaires pour que cette denrée se porte partout ; que partout elle soit proportionnée au besoin et à l’énorme anéantissement qu’opère une consommation quotidienne, on comprend sans effort l’impossibilité de gouverner les détails et l’ensemble d’une opération si vaste. Son étendue et sa complication avertissent les hommes ordinaires et font sentir, plus qu’à d’autres, aux hommes supérieurs, qu’il faut laisser aller de soi-même ce qui est au-dessus de toute capacité humaine.

Le prix des grains doit suffire pour en déclarer à l’administration la rareté ou l’abondance ; mais pour en juger d’après le prix, il faut le connaître, et il ne peut être connu que quand il existe une concurrence capable de dissiper les illusions que causent et la peur et l’avidité. La liberté, bornée à l’exportation, asservit l’Angleterre aux monopoleurs [5] ; la liberté, bornée à l’importation, a conduit plusieurs fois la France au péril d’une famine, au milieu de subsistances abondants. La liberté limitée, soit sur l’exportation, soit sur l’importation, est donc le triomphe du monopole, parce qu’il découle immédiatement des opérations qu’on fait pour le prévenir, et qu’il se fortifie de plus en plus par les mesures qu’on prend pour l’arrêter.

Une liberté limitée peut devenir plus dangereuse pour la nation qu’une prohibition totale

Toute limitation suppose une portion de liberté, et la plus petite portion de liberté est un bien en elle-même. L’exemple de l’Angleterre est décisif à cet égard. Elle ne jouit que d’une des branches du commerce des grains, l’exportation ; cependant elle en a tiré de grands avantages. Mais l’importation y étant presque impossible, la circulation intérieure y est nécessairement imparfaite. Ces deux branches qui lui manquent, lui manqueront peut-être toujours, par la seule raison que l’importance d’une entière liberté de commerce n’y a pas été sentie dans les premiers moments. Les Anglais seraient infiniment plus frappés de la nécessité d’une liberté entière, s’ils sortaient d’une prohibition absolue, qu’ils ne peuvent l’être après avoir limité la liberté à l’importation. Voilà l’effet presque nécessaire des limitations ; ainsi il est aisé de sentir à quel point elles peuvent devenir dangereuses.

Leur ascendant sur les hommes ordinaires vient de ce qu’elles semblent annoncer des méditations profondes, des calculs politiques mûrement réfléchis. Cette espèce d’appareil impose. Il devient par conséquent un obstacle très grand au retour vers les principes simples et salutaires d’où dépend le bien public. Ces principes, au contraire, par la raison qu’ils sont simples, renferment tout leur mérite en eux-mêmes. Ils ne sont que les résultats des faits, et les résultats n’imposent point par un air de méditations et de calculs antérieurs. Aussi, lorsqu’on les oppose à un autre principe absolu, comme celui de la prohibition, la victoire n’est plus douteuse. Les forces sont trop inégales. Mais si l’illusion qui résulte des limitations a tant d’ascendant sur le gros des hommes, la certitude des principes de la liberté est telle qu’on peut sans crainte porter le défi à tous les calculateurs et à tous les politiques de l’Europe de trouver : 1° un autre moyen pour administrer avec justice et sûreté le commerce intérieur des blés, que d’en connaître le prix ; 2° d’en connaître le vrai prix par aucune autre voie que celle d’une liberté pleine, entière, illimitée d’exporter, d’importer et de faire circuler cette denrée. Ce sont des calculs faux ou du moins insuffisants, qui ont conduit aux limitations. Des calculs plus approfondis eussent démontré que chaque limitation était une partie incalculée et par conséquent inconnue. Or il n’appartient qu’à la liberté, pour emprunter ici l’expression des géomètres, de faire évanouir toutes les inconnues qui embarrassent ce problème politique.

Ce n’est, on le répète, que par des résultats saisis en grand, que l’administration peut juger avec une pleine sécurité de ce qui manque, ou de ce qui surabonde dans le royaume. Ces résultats sont fournis par le commerce général, et ne peuvent l’être que par lui. Il n’y a point de commerce général sans liberté, parce que, sans liberté, il devient partiel, et par conséquent sans concurrence. La concurrence est donc l’élément essentiel et unique, sans lequel il serait physiquement impossible de connaître ce qui existe dans un royaume, ce qui lui manque, et jusqu’où va l’excès ou le défaut.

La liberté entière d’exporter n’est qu’un moyen pour parvenir à la circulation générale dans l’intérieur, et par conséquent à la répartition générale des subsistances

On suppose assez généralement que l’unique but de ceux qu’on nomme partisans de l’exportation, est de former une branche de commerce de tous les grains qui sont consommés par des animaux, ou qui périssent dans les greniers pendant les années d’abondance. C’est leur supposer des vues bien bornées. L’exportation n’est qu’une des branches du libre commerce des grains. Elle ne doit être envisagée que comme un moyen d’atteindre un but infiniment plus intéressant pour l’humanité, que les richesses acquises par le commerce extérieur. Ce but est : 1° d’établir une circulation générale dont le royaume a un besoin extrême, qui n’y existe pas, et qui ne peut y exister que par la liberté d’exporter ; 2° d’assurer des subsistances lorsqu’il survient des années trop peu abondantes.

Personne ne contestera, sans doute, qu’au moment de l’édit du mois de juillet 1764, la France ne fût dans un état de surabondance onéreuse. Tout était à peu près disposé du côté des ports, pour profiter du bienfait qu’accordait le roi à ses peuples ; les lieux situés sur les grandes rivières pouvaient en assez peu de temps se mettre en état de faire descendre leurs grains jusqu’à la mer ; mais rien n’était prêt dans les provinces méditerranéennes pour remplacer les grains qui allaient s’écouler par les rivières et par les ports. Point de marchés accrédités, qu’à des distances assez considérables les uns des autres ; point de magasins formés ; point de correspondances établies ; point de communications connues et faciles, soit par terre, soit par eau. Les remplacements de proche en proche, sans lesquels le niveau du commerce et des prix ne peut se former, ne pouvaient donc se faire que faiblement, difficilement et lentement. C’était une secousse, et les secousses empêchent les choses morales, comme les choses physiques, de prendre leur niveau. Par une conséquence nécessaire on vit à la fois les grains à trop haut prix dans certaines parties du royaume, tandis qu’ils étaient à trop bas prix dans d’autres.

Que manquait-il alors dans l’intérieur ? Il ne manquait évidemment qu’une circulation générale solidement établie, puisqu’il y avait surabondance et bas prix dans les lieux où le mouvement, causé par l’exportation, ne s’était pas communiqué, et une apparence de cherté partout où ce mouvement s’était fait sentir, sans être suivi de remplacements. Une autre preuve que la circulation manquait, c’est qu’après quatorze mois de liberté d’exporter, il n’était sorti que 803 mille setiers de grains du royaume [6], et qu’une si faible exportation devait à peine influer sur les prix, puisqu’on était dans la surabondance.

Le plus funeste de tous les effets des anciennes prohibitions, et ces effets se font encore sentir dans presque tout le royaume, c’est cette cessation, ou, pour mieux dire, cette extinction de toute circulation entre les différentes provinces. Il est très certain, très constant, et on en fournirait mille preuves, que le blé, étant à un prix un peu fort dans un canton, est, quelquefois et même assez souvent, à si bas prix à des distances de dix, de douze et de quinze lieues, qu’on gagnerait beaucoup à le transporter où l’on en manque ; cependant on ne l’y transporte pas. C’est évidemment un double désordre, un double malheur dans l’État : il existe à la fois le mal du besoin, et le mal de l’appauvrissement par la surabondance, entre des cantons peu éloignés, et qui pourraient, avec profit, s’accorder de mutuels secours. C’est encore un fait qu’on est en état de prouver, que des négociants avertis de ces occasions de faire un bénéfice prompt et sûr, n’ont pas voulu en profiter. Ils ont dit qu’ils n’avaient jamais fait ce genre de commerce ; qu’ils n’avaient ni correspondants, ni magasins, ni aucune commodité établie pour le faire ; enfin on est en état de prouver que les deux extrémités sont restées dans la même position, besoin et cherté d’un côté, surabondance et bas prix de l’autre.

S’il y a un mal intérieur auquel il soit important et pressant de remédier, c’est certainement celui-là. Mais ce mal ne peut céder qu’à un seul remède, la libre exportation ; tous les autres moyens sont impuissants. La liberté de la circulation de province à province, formellement interdite depuis 1699, a été rétablie par la déclaration du 25 mai 1753. [7] Quelque sage que fût cette loi, comme il n’existait, quand elle parut, aucun moyen, aucun motif pour en faire usage, tout, ou presque tout, restait en stagnation. La liberté d’exporter n’existait pas encore ; cette liberté pouvait seule donner du mouvement à la denrée, et ce mouvement, ne pouvant se communiquer que de proche en proche, il était aisé de prévoir que l’exportation même, employée comme moyen, n’eut agi que peu à peu et avec lenteur. L’expérience n’a que trop prouvé la justesse de cette conjecture. On a peu exporté, cependant la circulation a commencé à s’établir. Il y a quatre ans que la liberté d’exporter a été accordée ; cependant il s’en faut de beaucoup que la circulation ne soit générale. Le commerce intérieur se forme ; mais il est encore bien éloigné d’être formé. Il n’eût jamais existé sans l’exportation, et il ne peut se perfectionner et parvenir à un état de consistance que par la liberté continue et illimitée d’exporter. C’est cette issue au-dehors, qui, dégarnissant la frontière extrême, excite les remplacements. Ces premiers remplacements en exigent d’autres dans les lieux d’où ils se sont faits. Les spéculations naissent de tous côtés ; une multitude de correspondances s’établissent ; les petits magasins se forment ; et c’est ainsi que dans toutes les espèces de commerces libres, le mouvement se communiquant de la circonférence au centre, ou du centre à la circonférence, porte et entretient partout la vie et l’activité.

Les adversaires de l’exportation ne voient, dans cette opération supérieure, que les grains qui sortent du royaume, ou plutôt que les grains qu’ils s’imaginent qu’on peut en faire sortir. Ils ne voient aucun des obstacles qui s’opposent à l’exportation réelle d’une portion considérable de nos récoltes ; cependant ces obstacles sont en assez grand nombre, et il y en a d’invincibles. Ce qu’il est essentiel de voir, et de ne jamais perdre de vue, c’est la supériorité, immense en quantité, des grains que retiendrait la consommation intérieure, si une circulation générale entretenait une consommation générale et facile. Il n’existe, et il ne peut exister, entre les mains de qui que ce soit, une quantité de blé suffisante pour alarmer les gens les plus ombrageux. La masse totale des grains circulants ou exportés, est composée d’une multitude innombrable de très petites parties, que de petits et pauvres fermiers ou propriétaires des provinces portent dans les marchés. Ce n’est qu’après avoir fourni les subsistances locales, après avoir passé successivement par les mains de ceux qui font quelques amas, soit pour leur compte, soit par commission, que ces petites parties de grains, d’abord disséminées, contribuent, par leur réunion, à former des greniers un peu remarquables. Si l’on empêchait ces petits amas de se former, et qu’on regardât comme suspects les greniers et les magasins qui s’établissent par degrés, et de distance en distance, dans la vue de faire, un peu en grand, le commerce de circulation ou d’exportation, les trois quarts du produit total de nos récoltes annuelles demeureraient en stagnation. Comment s’opérerait donc cette répartition générale entre les différentes provinces, sans laquelle le malheur du besoin, et celui de la surabondance, subsistent en même temps, et sont inévitables ?

Le commerce de circulation constitue le commerce des grains proprement dit, et même toute espèce de commerce. On n’exporte jamais le nécessaire, dans quelque genre que ce soit ; et ce qu’il est possible d’exporter, n’est qu’une très petite portion de ce qu’absorbe la consommation intérieure. Le grand intérêt de l’État est donc de favoriser en tout genre la plus grande circulation. C’est peut-être le plus sûr préservatif contre les exportations qu’on croirait pouvoir devenir excessives ; quoiqu’il soit impossible de se rassurer contre d’excessives exportations, sans maintenir la liberté d’exporter.

Dira-t-on que les opérations de l’intérieur étant provoquées par la perspective de faire sortir les grains, ils s’élèveraient partout à un trop haut prix, et s’y soutiendraient continûment ?

1° Il est nécessaire et juste que les grains parviennent, dans toute la France, au prix qu’établit pour les autres denrées la plus grande concurrence possible de vendeurs et d’acheteurs ; c’est là le vrai prix de la chose, et nul n’a droit de prétendre au privilège absurde de vendre sa denrée à son vrai prix, et de forcer les autres à lui vendre la leur au-dessous de ce qu’elle vaut.

2° La liberté du commerce établissant une concurrence générale, l’étranger qui entre dans cette concurrence ne permet pas au vendeur régnicole de soutenir la denrée à un trop haut prix. La liberté établit donc le prix vrai contre le vendeur par l’importation, et contre l’acheteur par l’exportation.

3° Cette balance d’intérêts serait maintenue quand même il ne se ferait réellement aucune exportation et aucune importation ; parce que chacun saurait qu’il est hors d’état de faire la loi sur le prix, et que personne ne s’avise de spéculer d’après un abus impossible.

D’ailleurs n’est-ce pas se faire illusion, que d’imaginer qu’une pleine circulation bien établie, bien consolidée, aura, par rapport au blé, un autre effet que celui qu’elle produit pour les autres denrées, dont le besoin s’étend dans tout le royaume ? Elles ont un prix ordinaire, que tout le monde connaît, et dont personne ne se plaint. Quand ce prix augmente, c’est toujours, ou presque toujours, parce que la récolte a été faible ; cette cause n’est ignorée de qui que ce soit, et tout le monde sent l’injustice qu’il y aurait à se plaindre. Le prix ordinaire en est à peu près le même partout ; car il n’est pas juste de regarder comme une différence dans le prix de la denrée, ce qu’il en coûte en frais de voiture, en salaires et en bénéfices des agents du commerce, depuis le premier magasin, jusqu’au lieu de la consommation. L’huile de Provence, par exemple, ne coûte pas plus cher à Paris qu’en Provence. Pour en juger, il ne faut que déduire du prix qu’elle se vend dans la capitale, les droits, les frais, les salaires, les bénéfices, sans lesquels elle ne pourrait y être transportée. Il arriverait infailliblement la même chose pour les grains.

Ces effets universels dans le commerce lorsqu’il est libre, avertissent que le blé coûterait toujours plus au centre du royaume qu’à la circonférence, lorsque nous aurions besoin d’être secourus par l’étranger. On sait assez que ces cas sont rares, et ils le deviendront de plus en plus par une suite naturelle de la liberté. Mais l’augmentation inévitable du prix dans le centre de la France n’est point, comme on pourrait le croire, une objection contre l’exportation. C’est au contraire un argument très puissant contre ceux qui la craignent, car, par la même raison, les blés de France seront toujours plus chers dans les lieux où s’exécutent les exportations, c’est-à-dire à la frontière extrême, que dans ceux d’où il faut les tirer pour les exporter ; ce sera un obstacle très considérable et souvent décisif contre la sortie. Supposons que le port de Nantes ne put exporter des grains avec profit qu’au cas que le prix n’excédât point 21 liv. le setier ; il est évident que le blé ne pourrait sortir d’Angers, de Saumur, de Tours, de Blois, d’Orléans pour se rendre à Nantes, lorsqu’il se vendrait dans ces différentes villes 20 ou 21 liv. le setier, et même moins, parce que les transports ne se font pas gratuitement d’Orléans, de Blois, de Tours, de Saumur et d’Angers à Nantes. Et, s’il était arrêté dans ces différentes villes par le prix, combien de petites villes, de bourgs, de villages collatéraux seraient hors d’état de fournir à l’exportation et même à une circulation un peu éloignée ! Le blé resterait donc dans l’intérieur ou du côté du centre, par la seule raison que le vrai prix, le prix moyen de concurrence, le prix juste résultant du niveau donné par un commerce libre et général, ne promettrait plus de bénéfice aux exportateurs, lorsqu’il serait surchargé des frais et des bénéfices indispensables du transport.

Pendant cette stagnation apparente, les grains conserveraient leur mouvement de proche en proche, parce que d’un côté la seule espérance de l’exportation, et de l’autre les profits d’une circulation générale, auraient multiplié les petits amas, les greniers, les magasins, en un mot tous les débouchés nécessaires aux cultivateurs et aux petits propriétaires. Il existerait pour les grains ce qui existe pour toutes les autres branches de commerce, des entrepôts de tout, et partout. C’est la liberté dont jouissent les autres marchandises, qui entretient leur circulation, et cette circulation n’opère pas de renchérissement. La liberté ferait circuler la totalité des grains, sans les faire monter au-dessus de leur vraie valeur. Il arriverait dans cette partie ce qui arrive dans toutes les autres : la consommation intérieure ne laisserait à l’exportation que ce qui serait surabondant ; ainsi tout serait en règle et en ordre utile. Les frayeurs disparaîtraient aussi bien que ce qu’on nomme monopole ; car c’est principalement le défaut de circulation qui favorise les entreprises des monopoleurs. Enfin il résulterait immédiatement de la liberté même d’exporter, qu’on exporterait moins dans les bonnes années, et qu’on importerait plus dans les mauvaises.

Voilà le grand effet qu’attendent de l’exportation ses partisans zélés et éclairés. Ils ne l’envisagent que comme un moyen, mais comme un moyen unique d’atteindre le but qu’ils désirent. Ce but, que leurs adversaires désirent aussi, quoiqu’ils en méconnaissent le moyen, est : de substituer le commerce au monopole dans l’intérieur ; d’établir continûment, par une circulation facile et générale, des prix toujours proportionnés à la quantité et au besoin de la denrée, et d’attirer l’étranger par une confiance pleine et entière que ses intérêts ne seront pas trahis, lorsqu’il nous apportera des secours. Le cas du besoin réel sera toujours borné et rare en France, lorsque les grains n’y seront pas dispersés, pour ainsi dire, par petits tas qui ne sont connus que des petits marchands monopoleurs, et dont ils ne connaissent même qu’une partie. Dès que le mouvement sera bien établi de proche en proche, et que par conséquent il deviendra général, le blé se montrera partout de lui-même, et le monopole n’aura plus rien à faire, parce qu’il a besoin des ténèbres qui se répandent à l’ombre des prohibitions, et qu’alors tout sera connu et à découvert.

Quant à l’exportation, considérée en elle-même et d’une manière isolée, c’est si peu de chose en comparaison du commerce des grains dans l’intérieur ; c’est même si peu de chose en soi, comme le démontrent nos premiers moments de liberté, quoiqu’ils aient été des moments d’effervescence, qu’elle égale à peine les branches les plus médiocres de notre commerce extérieur. Qu’est-ce en effet pour la France, que 546 000 setiers exportés par an, dans des années où elle éprouvait une surabondance notoire, et où la disette se faisait sentir dans plusieurs États de l’Europe ? [8] Mais cette faible exportation devient d’un prix inestimable sous le vrai point de vue où il faut l’envisager. Elle a été le véhicule d’un commencement de circulation. La circulation est bien éloignée d’être générale ; elle le deviendra, si on lui laisse le temps de se perfectionner par la liberté d’exporter, et bientôt l’exportation effective sera nulle ou presque nulle. Il faudrait avoir la vue bien courte pour ne pas lire dans l’avenir, que ce qui doit arriver lorsqu’un commerce est solidement établi, ne peut ressembler à ce qui arrive aujourd’hui que ce commerce commence à peine à s’introduire. Il éprouve encore des secousses ; mais on ne doit pas en conclure qu’elles subsisteront toujours ; ce serait vouloir déterminer par l’accélération et intermittence du pouls d’un malade de l’état où sera son pouls, lorsqu’il aura recouvré la santé. On ne peut trop le dire et le répéter : il n’y aura de commerce de grains en France, que quand la circulation sera devenue universelle par l’impulsion d’une liberté d’exportation illimitée. Les quantités exportées se réduiront à peu de chose ; elles se réduiront à rien ; et les importations ne pourront avoir lieu que dans ces cas presque uniques, qui font époque dans le siècle où ils arrivent. On croit aussi devoir dire et répéter qu’une liberté partielle et susceptible d’instabilité équivaut presque aux prohibitions, et que les prohibitions, comme le prouve l’expérience, produisent partout et nécessairement terreur, cherté, disette, famine et enfin toutes ces calamités contre lesquelles les lois, l’autorité, les richesses pécuniaires sont des remèdes impuissants.

Enfin on est intimement convaincu qu’en méditant cette matière avec persévérance et avec candeur, ceux qui s’en sont le moins occupés verront sans nuage que la population, la production et la consommation étant inconnues, il est impossible d’établir (pour assurer la répartition des subsistances en grains) des règlements sur le succès desquels on puisse compter ; que l’administration la plus active et  la plus éclairée ne peut connaître, même par approximation, ni le nombre de gens qui sèment, ni la quantité qu’ils sèment, ni le sort heureux ou malheureux qu’auront les récoltes particulières, dont la réunion constitue la récolte générale ; que, dans cet état d’ignorance invincible, le moyen le plus sûr de porter les hommes à semer au-delà du besoin précis, qui n’est connu ni par eux, ni par ceux qui les gouvernent, c’est de les y exciter par leur propre intérêt ; c’est de les animer par la pleine sécurité que, s’ils manquent d’acheteurs régnicoles, rien ne les empêchera d’aller recevoir de l’étranger le remboursement de leurs frais de culture, le salaire de leurs sueurs, et le dédommagement des risques qu’ils ont courus ; que quand même il ne s’exporterait pas un seul boisseau de blé, les cultivateurs se tiendront toujours plus près de la surabondance que de l’insuffisance, par la seule persuasion que l’exportation les délivrera avec profit d’un excédent onéreux ; qu’à n’envisager que les besoins intérieurs, et c’est l’objet le plus intéressant, ils ne peuvent être pleinement satisfaits que par la tendance de tout le commerce intérieur vers l’importation, quand même elle ne s’effectuerait pas, parce qu’il n’y a que cette tendance qui puisse faire naître une circulation générale, et par conséquent une communication et une répartition totale de la denrée ; que c’est uniquement le défaut de circulation, occasionné par la défense d’exporter, qui a persévéramment entretenu en France l’étonnant spectacle de provinces appauvries par l’abondance et le bas prix de leurs grains, tandis que d’autres étaient épuisées, ruinées par le prix exorbitant que les grains leur coûtaient ; que c’est uniquement le défaut de circulation qui a plié une multitude de Français à ne se nourrir que de racines, de châtaignes, de pommes de terre et d’autres aliments de nulle valeur dans le commerce national, tandis qu’une autre multitude nourrissait des animaux avec le plus beau froment que produise l’Europe ; que si la liberté d’exporter est le moyen unique de remédier à ces maux, en provoquant successivement une circulation générale, la circulation sera un obstacle sûr à l’exportation réelle, puisque tout ce qui sera consommé de plus, par l’effet infaillible de la circulation, sera une soustraction à ce qui aurait pu être exporté ; que la circulation générale étant bien établie, il ne pourra plus exister de monopole, et par conséquent de ces disettes factices que nous avons tant éprouvées au milieu de l’abondance. Une pleine concurrence, en mettant la totalité de la denrée en évidence et en mouvement, ne laisse aucune ressource aux monopoleurs et anéantit sans retour leur activité et leur audace. Enfin le commerce intérieur ne peut exister que par l’impulsion de l’exportation effectuée ou possible ; il faut donc exporter, ou, ce qui revient au même, il faut avoir la liberté d’exporter, pour que tous les blés du royaume circulent. Et il faut qu’ils circulent, pour que la totalité de la nation ait habituellement des subsistances, et pour qu’elle les ait toujours à leur vrai prix.

Nos exportations prouvent que la circulation et l’importation augmentent ou diminuent, en raison de la liberté plus ou moins grande d’exporter

Quelque faibles que puissent paraître nos exportations, surtout à ceux qui s’étaient imaginés qu’un quart, et peut-être un tiers de nos récoltes sortiraient du royaume aux premiers moments de liberté, on pourrait dire qu’elles ont été très fortes, puisqu’elles montent à cinq cent quarante-six mille setiers par an. Cette quantité n’est rien lorsqu’on la compare à la somme annuelle de nos grains, et ce n’est pas ce qui est sorti qu’on doit regretter. Ce qui est réellement affligeant, c’est que la circulation se soit trouvée éteinte au point que cette quantité ait pu sortir.

Les étrangers ont beaucoup importé en France pendant les mêmes années où nous avons exporté. Le besoin existait donc dans quelques parties du royaume. Qui oserait affirmer que tous les besoins ont été remplis ? Et, s’ils ne l’ont pas été, n’est-il pas au moins vraisemblable qu’une circulation générale eût mis obstacle à l’exportation d’une partie des 546 000 setiers qui sont sortis de France ?

On n’ignore pas qu’il pourrait se faire quelques exportations et quelques importations dans le temps même où la circulation intérieure serait le mieux établie. La Franche-Comté, par exemple, pourrait gagner à alimenter la Suisse, tandis que Marseille trouverait du profit à tirer ses subsistances de Barbarie. Mais le calcul de nos avantages dans ces cas d’exception ne peut se faire que quand la circulation se sera étendue et consolidée par la liberté. Jusque-là il serait impossible de juger si les exportations et les importations utiles ont gardé leur vraie proportion. Elles ont pu laisser subsister le besoin et la surabondance dans beaucoup d’endroits. La nation pourrait-elle ne pas regretter l’introduction du grain étranger, tandis qu’elle exporte et qu’elle n’a pas encore de règle fixe pour connaître si les importations tournent réellement à son profit ?

Cependant le tableau de nos exportations doit faire faire deux observations bien importantes : l’une que le commerce extérieur des grains a subi des espèces de balancements qui annoncent un commerce qui se forme et qui cherche à prendre son niveau. Quoique la liberté ait été accordée dans le temps d’une surabondance effrayante, l’exportation a eu des commencements assez faibles. Elle a augmenté par degrés en 1765 ; elle s’est affaiblie vers le milieu de 1766, après avoir repris de nouvelles forces à la fin de la même année et au commencement de 1767 ; la diminution en a été sensible depuis le mois d’avril jusqu’au mois d’octobre. L’autre observation qu’on doit faire, est que dans les six derniers mois où l’exportation a sensiblement diminué, plusieurs ports se sont trouvés fermés, d’après les dispositions de l’édit de 1764, et que l’importation a diminué dans le même temps. Elle se serait évidemment fortifiée en conséquence de l’augmentation des prix, si cette augmentation n’eût pas donné lieu à une prohibition à la sortie. L’étranger, toujours enhardi par la liberté, est toujours alarmé par les prohibitions. La clôture de nos ports, déterminée par le prix du blé, monté au-dessus de 30 liv. le setier, lui annonçait que nous avions besoin de secours, et qu’il avait des bénéfices à faire. Cependant les secours ne montèrent pas au quart de ce qu’ils étaient lorsque, gagnant moins, il trouvait son dédommagement dans la sécurité de pouvoir disposer librement de sa denrée. Sous ces différents aspects nos faibles et courtes exportations ont confirmé les bons principes, et nous ont donné d’importantes leçons dont il ne dépend que de nous de profiter. Nous sommes avertis par les faits que trois années n’ont pas suffi pour établir la circulation ; que la moindre gêne arrête les importations dans les moments où elles seraient plus nécessaires pour nous, et plus profitables pour les étrangers. Enfin le haut prix auquel les grains ont monté dans quelques provinces, depuis que nos principaux débouchés ont été fermés, confirme de plus en plus cette maxime que les prohibitions, loin de remédier au besoin, le rendent plus pressant par l’augmentation de prix de la denrée et par la cessation des importations.

La liberté du commerce des grains est favorable aux classes laborieuses

L’objection la plus imposante, ou, pour mieux dire, la plus séduisante qu’on ait faite contre l’exportation, est fondée sur les besoins de la plupart des artisans et de toutes les classes d’ouvriers. Il est assez vraisemblable qu’ils forment plus de la moitié des habitants du royaume. Le pain, qui n’est que trop souvent leur unique nourriture, est pour tous la partie la plus considérable des subsistances. Une opération dont l’effet est d’augmenter, d’une manière permanente, le prix du blé, retombe donc presqu’en entier sur ces classes indigentes à qui le travail le plus pénible et le plus assidu fournit à peine le nécessaire le plus étroitement mesuré.

S’il était vrai que la liberté d’exporter immolât aux propriétaires des grains, ces classes nombreuses, utiles et malheureuses, il faudrait, sans balancer, renoncer à l’exportation. Mais ce que les adversaires de la liberté présentent ici comme le cri de l’humanité, n’est, dans les uns, qu’un prestige du préjugé, et, dans les autres, qu’un piège de l’intérêt personnel. Il serait difficile d’abuser avec plus d’inhumanité qu’ils le font, de la commisération, de ce sentiment conservateur de tous les êtres, qui porte l’homme à faire les plus grands sacrifices par amour pour ses semblables. Ce sont les prohibitions qui accablent l’indigence laborieuse. C’est, au contraire, la liberté, l’exportation, la circulation générale que l’exportation fait naître, qui viennent directement et immédiatement au secours de cette multitude qui languit dans l’obscurité et le besoin. Cet effet est trop important, puisqu’il s’étend à plus de la moitié des habitants du royaume, pour ne le pas développer. On n’aspire point à éclairer sur ses vrais intérêts cette multitude dont on va prendre la défense ; mais elle en profitera ; et c’est la récompense la plus flatteuse que puisse tirer un citoyen, des discussions politiques dans lesquelles il l’engage.

Le salaire du travail doit faire face à deux espèces de besoins : la subsistance et l’entretien de celui qu’on fait travailler. S’il était d’usage de payer le travail avec des denrées en nature, au lieu de le payer avec l’argent qui ne sert qu’à les représenter, il faudrait fournir à l’ouvrier une quantité de blé, dont une portion servirait à sa subsistance, et l’autre portion à acquérir des vêtements, des outils, etc.

Supposons que le salaire moyen de la journée d’un ouvrier soit, ou de 10 sols en argent, ou d’un boisseau de blé en nature, c’est-à-dire, que le prix habituel d’un boisseau de blé soit de 10 sols. Tant que ce prix de la denrée subsistera, un ouvrier, travaillant 280 jours chaque année, recevra en nature 280 boisseaux de blé, comme l’équivalent de 140 liv. en argent. Il n’aura point à se plaindre, parce qu’il trouvera sa subsistance dans la consommation d’une portion de son blé, et que, par la vente ou l’échange du reste, il aura de quoi satisfaire à ses autres besoins.

Si, par une révolution quelconque, le prix habituel du blé monte à 12 sols le boisseau, l’ouvrier aura pour 280 jours de travail un salaire équivalent à 168 liv. en argent, c’est-à-dire 28 l. de plus qu’il n’avait lorsque le prix du boisseau était de 10 sols. Dans cette nouvelle position, la valeur de ce qu’il consommera en pain sera augmentée ; mais la consommation sera la même en quantité. Il aura donc, outre la subsistance accoutumée, ce que vaudra de plus la portion de ses salaires en blé, consacrée à son entretien. Voilà un profit très évident pour l’ouvrier, et ce profit résulterait clairement de l’augmentation de prix de la denrée.

Il semble que le propriétaire ne perdrait rien à cet arrangement, mais que d’un autre côté il ne retirerait aucun profit de l’augmentation de prix, relativement à la portion de ses récoltes qu’il dispenserait en salaires. Ceux qui savent calculer d’après les modifications que reçoivent les choses par la pratique et par l’usage, verront bien que le profit ne peut pas rester longtemps à l’ouvrier seul ; que bientôt il se partagera tout naturellement entre l’ouvrier et le propriétaire. Ce partage sera très juste en soi, d’après la convention tacite que le salaire doit répondre à peu près à la subsistance et à l’entretien de l’ouvrier. Le prix du pain augmente, circonstance indifférente à celui qui reçoit du blé en nature ; mais le prix des autres denrées ou marchandises n’augmente pas, ou du moins l’augmentation ne peut être qu’un infiniment petit, parce que depuis longtemps la liberté et la concurrence les ont portées à toute leur valeur. Le propriétaire cessera donc de donner chaque jour la totalité d’un boisseau de blé à son ouvrier, sans quoi la convention tacite ne serait pas exécutée. Il lui en donnera la quantité nécessaire à sa subsistance, mais il retranchera une portion de ce qu’il lui donnait autrefois pour faire face à son entretien, parce que le blé qui n’en doit être que l’équivalent, a augmenté de prix, tandis que le prix des choses d’entretien est demeuré le même.

Ce tempérament, ce juste milieu, ne pouvant être qu’un résultat, ni l’ouvrier, ni le propriétaire ne peuvent le saisir brusquement. Mais ils le saisissent à la fin de part et d’autre ; d’où il arrive que l’ouvrier reçoit réellement un salaire proportionné à sa subsistance et à son entretien, et que le propriétaire jouit d’un accroissement de revenu. Sous ce nouveau point de vue, on pourrait croire que tout le profit de l’augmentation de prix des grains demeure au propriétaire. Mais la dépense du revenu constitue tout le patrimoine de ceux qui ne subsistent que par le salaire de leur travail ; ce patrimoine accroît donc lorsque l’augmentation du revenu assure la continuité du travail et des salaires. L’augmentation de prix du blé est donc un avantage très réel dont profitent et le propriétaire et l’ouvrier.

Pour mieux sentir la justesse de cette conséquence, établissons le cas inverse. Supposons qu’au lieu d’augmenter de prix, le blé tombe d’un tiers, d’un quart au-dessous de sa valeur habituelle, et que cette diminution de prix devienne son état permanent. La condition tacite de fournir, en échange du travail, de quoi répondre à la subsistance et à l’entretien de l’ouvrier, serait-elle remplie en continuant de lui donner chaque jour un boisseau de blé ? Il est vrai que son sort serait égal du côté de cet aliment ; mais comment fournirait-il à son entretien, lorsque tous les objets qui y sont relatifs auraient conservé leur valeur ordinaire, tandis que la quantité de blé, destinée à les payer, aurait perdu un tiers ou un quart de sa valeur ? On sent bien que l’absolue nécessité d’un rapport entre toutes les choses susceptibles d’échange, forcerait le propriétaire à donner, en sus du boisseau de blé, toute la quantité dont l’ouvrier aurait besoin pour faire face à son entretien.

Il paraît que dans cette hypothèse l’état de l’ouvrier resterait le même. Mais le sort du propriétaire serait évidemment plus désavantageux. Il ne pourrait vendre qu’une moindre quantité de blé, puisqu’il serait dans l’indispensable nécessité d’en donner plus à ses ouvriers. Il éprouverait une seconde diminution dans ses revenus, puisque la quantité de blé qui lui resterait, déduction faite de ce qu’il en aurait donné en salaire, vaudrait un tiers ou un quart de moins qu’auparavant. Par un contrecoup inévitable, le patrimoine des ouvriers serait diminué, ce qui entraînerait nécessairement ou la diminution des salaires quotidiens, ou le défaut de continuité de travail. On sent bien que les propriétaires avec des revenus diminués d’un tiers, ou d’un quart, seraient dans l’impossibilité de salarier au même prix et continûment, le même nombre d’hommes. Aussi le peuple est-il pauvre partout où les denrées sont à bas prix. Il ne jouit de quelque aisance que dans les lieux où leur valeur est augmentée et soutenue par la facilité des débouchés.

Il est donc d’une évidence frappante que l’augmentation du prix des grains est favorable aux classes industrieuses, et que ces classes ont beaucoup à perdre lorsque cette denrée est à bas prix. Or quel est l’effet des prohibitions de commerce, par rapport au prix des denrées, c’est incontestablement de les faire tomber au-dessous de leur valeur. La liberté, au contraire, les amène à leur prix vrai. Il était donc très essentiel, pour les classes laborieuses et salariées, que l’exportation vînt à leur secours pour les tirer de l’état de langueur où les entretenait dans plusieurs provinces nos anciennes prohibitions. Tout, excepté le blé, y était à son vrai prix, et c’était le fruit de la liberté ; ce n’était donc que par le véhicule de la liberté accordée au commerce des blés qu’on pouvait y rétablir le niveau entre cette denrée et les autres, et y amener le vrai prix du travail et de l’industrie. Si, dans les premiers moments de l’importation et d’une circulation jusqu’alors inconnues, les grains sont montés trop haut dans quelques endroits, dans mille autres l’augmentation de prix a fait passer les habitants de la misère à un commencement d’aisance. C’est un fluide dont la surface devient inégale par l’effet d’un ébranlement subit, mais qui reprend bientôt son niveau. Or le niveau fait disparaître le haut prix et le bas prix. La valeur juste et vraie s’établit, et les revenus augmentés de tout ce que la prohibition avait fait disparaître, augmentent l’aisance des classes salariées, ou par l’augmentation des salaires, ou par la continuité du travail.

Les revenus, comme tout le monde le sait et le voit, sont annuellement dépensés par le plus grand nombre des propriétaires. Au profit de qui le sont-ils, si ce n’est au profit de toutes les espèces d’ouvriers ? On ne désire d’être riche, on ne sent qu’on l’est, disons plus, on ne l’est en effet que par des additions de jouissances. Voilà donc un fonds immense annuellement consacré à des entreprises, à des travaux agréables ou utiles, à des consommations ou nouvelles, ou plus recherchées qui n’eussent jamais eu lieu, sans un accroissement de revenus. L’effet immédiat et continu du désir de jouir, dans ceux qui ont les moyens de le satisfaire, est d’occuper sans relâche tous les instruments qui conduisent aux jouissances. C’est donc une suite nécessaire de l’accroissement du revenu, que l’occupation, non seulement générale, mais continue des gens à salaires. Quand l’augmentation juste et proportionnelle du prix des grains se sera fixée à son terme, on ne verra plus une multitude d’ouvriers manquer de travail pendant une partie de l’année, et une multitude plus grande encore de femmes et d’enfants dépourvus de toute occupation, morceler entre eux les salaires d’un chef de famille, qui suffiraient à peine à sa propre subsistance. Et combien n’en voit-on pas aujourd’hui qui, faute de travail, sont devenus pour l’État un fardeau aussi énorme que dangereux, en se vouant à la mendicité !

La circulation générale donnera des valeurs à des productions qui n’en ont point, faute de consommateurs

Ceux qui connaissent le royaume autrement que par le séjour de la capitale, qui ne se sont même pas bornés à étudier nos richesses et nos besoins dans les villes des provinces, mais qui ont porté sur les campagnes un peu éloignées, un esprit et un patriotisme observateurs, savent, parce qu’ils l’ont vu, qu’il y a des productions innombrables qui demeurent presque sans valeur faute de consommateurs en état de les acheter, malgré l’excessive modicité de leur prix. Ils savent que dans beaucoup d’endroits, tantôt on laisse dépérir, tantôt on livre aux animaux, ce qui, à de très petites distances, manque à des hommes qui ne demanderaient pas mieux que de les acquérir au prix de leurs sueurs, si leurs sueurs avaient un prix. Le bois, les œufs, le laitage, les petits vins qui, par le défaut de qualité, ne pourraient supporter des frais de transport, sont des exemples de ces richesses qui existent dans l’État, et que le défaut de salaires suffisants, c’est-à-dire continus, anéantit presque partout. Ces objets et beaucoup d’autres dont l’énumération ne serait que trop facile, peuvent paraître petits en eux-mêmes ; ils deviendraient très imposants par leur réunion. S’ils étaient achetés et consommés, il en résulterait de nouvelles richesses territoriales, qui fortifieraient la source des salaires ; et la population deviendrait plus nombreuse, plus robuste, plus heureuse, parce qu’elle se procurerait des jouissances qui sont aujourd’hui fort au-dessus des facultés du petit peuple. Tout entrerait dans le commerce par une utile consommation ; ainsi les choses communes, et par conséquent abondantes et de peu de valeur, trouveraient des acheteurs et des consommateurs dans des vieillards, des femmes, des enfants qui pèsent maintenant sur la chose publique, et qui contribueraient à la soulager ou plutôt à la vivifier.

La France est vaste, féconde en productions de toute espèce ; la nation est d’un caractère vif et industrieux ; mais les productions qui surabondent dans certaines provinces, manquent dans d’autres ; le désœuvrement et la pauvreté sont répandus dans presque toutes les campagnes. On ne peut donc se dissimuler que le commerce et le travail ne sont pas généralement établis dans l’intérieur ; que les communications n’ont pas été pleinement ouvertes aux productions et aux mains laborieuses, et, si on ose le dire, que ce beau royaume ne forme pas un tout régulier dont les parties puissent s’étayer et se fortifier réciproquement. Le commerce des grains est de tous les moyens de rapprochement et d’union le plus général, parce qu’il s’étend à toutes les classes d’habitants, et que, comme on l’a dit, celle des mendiants même n’en est pas exceptée. C’est donc de tous nos biens commerçables celui dont il est le plus essentiel d’entretenir le mouvement et la circulation, afin que leur vrai prix établi partout, établisse le vrai prix des salaires. C’est un moyen bien simple, mais sûr, de donner des valeurs à mille productions condamnées jusqu’à présent à périr sur les lieux mêmes où elles naissent, parce qu’il n’y a que le travail continu et les salaires qui y sont attachés, qui puissent procurer des acheteurs.

Fausseté du principe que le bas prix de la main d’œuvre est utile à l’État

Il semble qu’on n’a plus rien à faire lorsqu’on a prouvé que les prohibitions sont ruineuses pour ceux qui ne subsistent que par des salaires ; mais il est plus que difficile de réduire au silence les préjugés et les passions. Les thèses contradictoires arrêtent ceux qui raisonnent ; elles n’arrêtent ni les passions ni les préjugés. Après avoir objecté sérieusement que l’augmentation du prix du grain accablerait les classes laborieuses, on a objecté aussi sérieusement que si leurs salaires prenaient le niveau de l’augmentation de prix des subsistances en pain, les manufactures du royaume seraient ruinées ; qu’il n’y a que le bas prix, auquel la main-d’œuvre est réduite, qui nous mette en état de soutenir la concurrence des manufactures étrangères. Ceux qui concilient de pareilles idées, veulent donc qu’on n’exporte point, afin que la facilité de subsister établisse à bas prix la main-d’œuvre, et que le bas prix de la main-d’œuvre nous donne l’avantage sur les autres manufacturiers dans les marchés étrangers. Ce n’est donc plus aux ouvriers qu’ils proposent de sacrifier la liberté du commerce des grains, dans la fausse supposition qu’elle leur est préjudiciable ; c’est aux entrepreneurs de nos manufactures, c’est à nos marchands d’ouvrages de main-d’œuvre que ce sacrifice doit être fait.

Les manufactures du royaume méritent certainement beaucoup d’attention. Mais si l’on n’envisage dans ce qui en sort que la portion qui se verse dans les pays étrangers, c’est un objet bien mince en comparaison du produit de l’agriculture du royaume. C’est là notre grande manufacture, et il faudrait être bien peu versé dans les matières d’administration, pour ignorer que c’est cette grande manufacture qu’il importe à toutes les autres, et à toutes les classes d’habitants, d’entretenir dans l’état le plus florissant. À peine est-il croyable qu’on puisse proposer d’en borner les richesses et les progrès, pour favoriser, non la multitude (puisqu’on désire que l’ouvrier ne puisse obtenir qu’un très faible salaire de son travail, par le dédommagement trompeur que semble lui promettre le bas prix du blé), mais pour favoriser une poignée de manufacturiers et de marchands qui font vendre au-dehors ce que la nation n’a pu consommer, faute de besoin, ou par indigence. Car le bas prix de la main-d’œuvre est un moyen sûr de retenir dans l’indigence la partie de la population qui est sans comparaison la plus nombreuse.

Pour parvenir à rendre la main-d’œuvre moins chère, proposer d’avilir d’autorité une denrée dont le prix ne devrait dépendre que du propriétaire, ou de la concurrence entre tous les propriétaires ; perdre de vue les droits des cultivateurs, droits fondés sur leurs avances pécuniaires, sur leur travail, sur les risques qu’ils courent ; immoler tous les ouvriers du royaume, par la suppression d’une portion du juste prix de leur main-d’œuvre, à quelques marchands intéressés à tenir dans la plus étroite indigence les instruments de leurs richesses ; c’est se jeter dans les écarts les plus dangereux que puisse produire l’esprit systématique.

L’utilité, pour l’État, du bas prix de la main-d’œuvre, est un principe faux, ou, pour mieux dire, un principe absurde. C’est une espèce de dicton que ceux qui se piquent d’être éclairés, ou qui veulent le paraître, doivent abandonner aux marchands qui le perpétuent par intérêt, et aux gens en sous-ordre qui le répètent sans en entrevoir les conséquences les plus immédiates. On se croit en sûreté en alléguant que M. Colbert n’a eu d’autre but, en défendant l’exportation des grains, que de maintenir à bas prix les subsistances, et par conséquent la main-d’œuvre ; qu’il a regardé le bas prix de la main-d’œuvre comme le moyen unique de faire entrer en concurrence, et d’assurer ensuite la préférence à nos manufactures sur celles des étrangers. Cette allégation prouve qu’il est reconnu que la prohibition d’exporter tient les grains au-dessous de leur vrai prix et ne prouve rien de plus. Quel étrange principe que de prétendre que l’administration a intérêt à faire perdre de leur valeur aux denrées nationales, c’est-à-dire, à ce qui constitue au-dedans et au-dehors les richesses de l’État ! D’ailleurs où a-t-on puisé cette anecdote du ministère de M. Colbert ? Les prohibitions d’exporter les grains existaient longtemps avant lui. Elles étaient devenues une maxime d’administration depuis Charlemagne ; ce qui n’annonce pas que cette maxime se soit établie et fortifiée pendant des siècles bien lumineux. Quand même M. Colbert ne se fût pas occupé de perfectionner les nombreuses manufactures établies dans le royaume avant lui, et d’y en introduire à grands frais de nouvelles, il y a tout à parier qu’il eût laissé le commerce des grains dans l’état où il l’avait trouvé, c’est-à-dire, dans l’état de prohibition. Il avait en vue de perfectionner ce qu’on possédait, d’accréditer de nouveaux établissements ; peut-être regardait-il comme un bien, dans cette position, que le bas prix du pain secondât ses vues. Il ne s’agit d’examiner ici, ni la partie historique, ni la partie politique de cette opération. Il suffit de dire que M. Colbert n’a rien changé à la police des grains, et qu’il est inconcevable qu’on se soit permis, 1° de regarder la prohibition de l’exportation comme son ouvrage ; 2° d’expliquer cette opération par un vœu qu’il avait formé de soutenir nos manufactures par le bas prix de la main-d’œuvre, résultant du bas prix des subsistances.

Ceux qui prennent la liberté d’appuyer leurs propres idées, en les attribuant à des hommes supérieurs, s’épargneraient des méprises si grossières, s’ils savaient que dans un État bien réglé, il ne doit y avoir ni haut prix, ni bas prix pour quoi que ce soit ; que le haut ou le bas prix sont des désordres, puisque tout a un prix vrai ; que le salaire de la main-d’œuvre a un prix vrai comme toute autre chose ; que ce prix est celui qui s’établit par la concurrence libre entre ceux qui travaillent et ceux qui donnent à travailler ; que ce serait tout déranger, tout détruire que d’opprimer les propriétaires et les cultivateurs, pour mettre les marchands à portée d’opprimer les ouvriers. Il serait à désirer que tout le monde sentît que la preuve la moins équivoque de la prospérité d’un État se tire du degré proportionnel d’aisance entre les habitants. Tous doivent avoir le nécessaire, un grand nombre doit être dans l’aisance, peu dans la richesse, aucun dans l’opulence. Cette distribution, qui s’établirait d’elle-même sans les entraves des prohibitions, est incompatible avec le projet de tenir la main-d’œuvre à bas prix par des voies d’autorité. Car, partout, et cette règle ne peut souffrir d’exception dans un grand État, partout où la main-d’œuvre est à bas prix, la multitude languit dans la misère ou dans la mendicité ; peu de familles sont dans l’aisance ; il y a beaucoup de gens riches ; et toute la nation est insultée par le faste de quelques gens opulents. Par là tout équilibre est rompu entre les différentes classes qui composent une grande société. La main-d’œuvre est toujours à bas prix dans les pays pauvres ; elle obtient des salaires justes et abondants dans les pays riches, parce que la richesse s’y mesure sur les facultés de la totalité des habitants, et non sur les facultés surabondantes d’un petit nombre d’hommes plus heureux, ou plus adroits que leurs compatriotes. Ce serait donc former des vœux contre la prospérité de la France, que de désirer que l’administration employât son autorité pour y tenir la main-d’œuvre à bas prix. Ce désir renfermerait celui de voir la multitude dans la misère ; et la nation ne peut être heureuse, riche et puissante, lorsque le plus grand nombre de ceux qui la composent dépérissent dans le besoin et le malheur.

Il y a certainement plusieurs millions d’ouvriers en France. Escamoter, par quelque moyen que ce soit, un sou sur la journée d’un seul million d’ouvriers, c’est supprimer pour cent mille écus par semaine de consommations en petites denrées. Elles périssent dans le lieu de la production lorsqu’elles n’y sont pas consommées, parce que la modicité de leur valeur ne permet pas de les transporter aux plus petites distances. L’anéantissement de tant de richesses [9] qui sont dans l’État, qui s’y renouvellent chaque année, parce qu’elles sont les accessoires inséparables d’autres productions qui trouvent des consommateurs, peut-il jamais être compensé par ce qui est pur bénéfice pour nos marchands sur les choses de main-d’œuvre qu’ils vendent aux étrangers. Et quelle idée n’aurait-on pas de cette espèce de spoliation qu’on masque sous le nom de bas prix de la main-d’œuvre, si l’on songeait qu’un sou de plus par jour ne suffirait même pas à un grand nombre de nos compatriotes pour leur assurer le nécessaire, pourvu que le nécessaire étant fixé avec économie, le fût sans inhumanité.

Les arrangements utiles, et à ceux qui vendent leur travail et à ceux qui l’achètent, ne peuvent être l’ouvrage de l’administration. Si ceux qui forment un projet quelconque, perdent en donnant à l’ouvrier le salaire qu’il demande justement, le projet sera abandonné, et l’ouvrier, sans travail de ce côté-là, ira chercher ailleurs des salaires suffisants. L’ouvrier doit être le seul juge du prix de son temps, comme les entrepreneurs de grands travaux sont les seuls juges du prix qu’ils peuvent payer sans ruiner leur entreprise. Quand l’administration daignerait entrer dans les combinaisons compliquées, qui font que l’ouvrier peut, ou ne peut pas subsister avec une rétribution un peu plus, ou un peu moins forte ; que l’entrepreneur peut, ou ne peut pas se soutenir en donnant un peu plus, ou un peu moins de salaires ; il est très évident que ses soins et sa vigilance ne pourraient s’étendre qu’à un cercle fort étroit. Ce serait aussi infructueusement que l’administration s’occuperait à chercher une balance entre les denrées que fournirait l’agriculture aux manufacturiers, et l’argent que les manufactures pourraient fournir aux agriculteurs. Les denrées et l’argent ne se doivent rien ; c’est à ceux à qui quelque chose manque, à l’acquérir. Ces échanges continuels et universels doivent être libres, parce que c’est le seul moyen de les rendre justes. La liberté amène la concurrence ; la concurrence établit le vrai prix ; et le vrai prix déclare et pour les denrées, et pour le salaire du travail, que nul n’est en droit de se plaindre.

La main-d’œuvre doit être considérée comme une marchandise, puisqu’elle s’achète et se vend. Elle a un prix plus ou moins fort, en raison du besoin qu’on en a, et de la difficulté plus ou moins grande de se la procurer. Si d’un côté l’ouvrier est pressé par le besoin de subsistances, un entrepreneur de culture, ou de tout autre établissement, est pressé par le besoin de faire marcher continûment son entreprise. Celui-ci a autant d’intérêt à acheter le travail, que l’ouvrier a d’intérêt à le vendre. C’est du choc de ces différents intérêts, que résulte le prix de la main-d’œuvre. Il n’est réglé ni par celui qui fournit le salaire, ni par celui qui fournit le travail. C’est purement une discussion libre de part et d’autre, d’où résulte une convention que de part et d’autre on adopte librement. Dans cet état, peut-on dire qu’on achète le travail trop cher ; l’ouvrier peut-il dire qu’il le vend à trop bas prix ? Mais si on interpose l’autorité dans ce marché, dans cette convention, la proportion entre les choses change, et par conséquent il ne subsiste plus d’égalité entre les contractants. C’est sur les différents effets que produisent dans un même royaume les règles établies par l’autorité, que se fixent les prix. Ils deviennent trop faibles dans beaucoup d’endroits, excessifs dans quelques autres, et ce n’est que par hasard que le vrai prix peut exister. Partout où les revenus sont bornés par le défaut de circulation et d’exportation des produits du sol, ou des fabriques, la main-d’œuvre est à bas prix, parce qu’il s’y trouve plus de gens qui demandent à travailler, que de gens assez riches ou assez aisés pour salarier le travail qu’on offre de faire pour eux. Dans les villes où se rassemblent les plus riches propriétaires, où se font de grandes opérations de finances, de grandes entreprises de commerce, la masse des revenus est si considérable, que les ouvriers y obtiennent des salaires, non seulement proportionnés, mais supérieurs à l’accroissement de prix qu’acquièrent les denrées partout où résident beaucoup de riches consommateurs. Si toutes nos productions jouissaient d’un commerce libre et facile, les revenus seraient partout aussi abondants qu’ils peuvent l’être, et la main-d’œuvre serait partout à son vrai prix, parce que le salaire se mesurerait partout sur la proportion réelle et permanente entre toute la masse de travail et toute la masse de revenu possible.

Au reste, il ne faut jamais perdre de vue que le bon marché des denrées, lorsqu’il ne résulte que des prohibitions, entraîne nécessairement l’insuffisance des salaires, quand même leur prix serait rigoureusement proportionné au bas prix des subsistances. Cela vient de ce que le défaut de revenu empêche la continuité du travail, par l’impossibilité de le payer sans interruption. Alors, quoique celui qui fait travailler salarie les ouvriers en proportion des avantages réels qu’il retire de leur travail, le salaire ne correspond qu’aux besoins des jours où le travail s’exécute ; d’où il suit que les journées de désœuvrement forcé (et ces journées ne sont que trop fréquentes) deviennent pour l’ouvrier des temps de misère et de souffrance ; il faut en conclure encore que l’état de l’ouvrier devient de beaucoup meilleur, lorsque les revenus s’accroissent par le renchérissement des denrées, quand même le salaire des journées ne serait pas augmenté. Il gagne du moins de quoi payer sans interruption une portion de ces denrées renchéries ; au lieu que, quand le travail lui manque, il ne peut rien payer à quelque bas prix que les denrées puissent tomber. Il ne faut pas des méditations bien profondes pour sentir que celui qui a vingt mille livres de revenu, parce qu’il recueille annuellement mille setiers de grains qu’il vend vingt livres le setier, peut faire faire, et fait faire réellement plus de travail en tout genre, que lorsqu’il n’a que quatorze ou quinze mille livres de revenu, parce qu’il ne peut vendre ses grains que quatorze ou quinze livres le setier. Ainsi, sous quelque face qu’on envisage les prohibitions de commerce, il est évident qu’elles sont funestes aux propriétaires, aux classes laborieuses, en un mot à tout l’État.

Au milieu d’un tourbillon aussi vaste, aussi chargé de parties hétérogènes et résistantes les unes aux autres, que le sont le commerce total des productions nationales, leur circulation générale, leur exportation, les salaires variés, innombrables mais quotidiens qui se répandent et qui se reversent continuellement de la consommation à la production, il semble que l’administration n’a qu’un seul rôle qui soit digne d’elle : c’est de favoriser tout ce qui peut accélérer le mouvement et dans les productions et dans le travail. Le seul moyen qui soit dans sa main est de maintenir la plus grande liberté entre toutes les parties auxquelles le mouvement s’est communiqué. Elles se mettront d’elles-mêmes dans la proportion inconnue, mais réelle, qui leur convient. Un grand État ne peut, ni ne doit être gouverné comme une famille où des yeux médiocres peuvent tout voir, tout compter, tout arranger en détail. Les hommes transcendants ne jugent que d’après de grands résultats, et les résultats ne sont exacts que quand la liberté les donne.

Éclaircissements sur ce qui a été publié contre la liberté du commerce des grains

Liberté et sûreté sont deux conditions si essentielles à la prospérité du commerce, qu’elles sont regardées, et avec raison, comme l’abrégé de toute la science de l’administration sur cette matière importante. Il n’y a point d’entreprise à laquelle on ne soit sûr d’appeler des commerçants, en leur promettant liberté et sûreté ; il n’y en a point dont on ne les éloigne, en leur annonçant des prohibitions ou des restrictions, du trouble ou des tracasseries. Ces dispositions sont à la fois universelles et justes.

Les partisans de l’exportation, qu’il serait plus exact de nommer les partisans de la liberté du commerce des grains, ont demandé, non seulement que ce commerce fût libre, mais qu’il le fût sans restriction. Les restrictions menacent le spéculateur le plus courageux et le plus sage, par la facilité de les appliquer à beaucoup de cas qui sont hors de leurs limites ; elles ont donc le double effet d’entamer la liberté, et de détruire la sûreté. Ce n’est point par préjugé que les défenseurs de la liberté du commerce ont adopté ce principe fécondant en tout genre, liberté et sûreté. Aussi n’ont-ils pas craint de se mettre à découvert en discutant cette matière sous différents rapports, et en soumettant leurs observations, leurs preuves, leurs calculs au jugement du public. Cette conduite franche leur donnait lieu d’espérer que leurs adversaires ne déclineraient pas un tribunal si supérieur en lumières et en intégrité. Ils attendaient avec impatience qu’on leur montrât par quelle route on était parvenu à découvrir de deux choses l’une, ou que le commerce des grains deviendrait florissant dès qu’il serait interdit ou limité ; ou qu’il était important pour la France de l’interdire ou de le limiter, de peur qu’il ne devînt florissant. Les adversaires de la liberté et de la sûreté du commerce n’ont porté que des coups cachés ; l’adresse de leur jeu avait besoin d’un tribunal moins nombreux que le public.

On n’ignore point qu’ils ont tâché d’accréditer leur doctrine, et de vive voix et par écrit. On a même sous les yeux quelques mémoires manuscrits donnés à des hommes puissants dans l’espérance de les séduire. Mais le public n’a point été appelé à ces mystérieuses confidences. Il y a perdu. La publication de ces mémoires eût contribué à fixer promptement et irrévocablement les idées sur le commerce des grains. On croit travailler pour le bien général, en invitant ceux qui ont pris la peine de les faire, à les tirer du secret auquel ils paraissent condamnés. Quand on est aussi sûr de la solidité de ses principes, que de la droiture de ses intentions, on ne cache rien à sa patrie de ce qui peut l’éclairer sur ses vrais intérêts.

L’auteur des Recherches sur la population [10] est peut-être le seul qui ait fait imprimer. Persuadé des avantages de la liberté en tout genre, il paraît fort éloigné de voter pour la prohibition de celui des grains. Mais, par un reste d’attachement pour notre ancienne police, il voudrait que le blé fut toujours au meilleur marché possible ; ce qui signifie clairement au-dessous du prix auquel il parviendrait par l’effet d’une entière liberté. Il ne propose spécifiquement aucune restriction ; mais il place avant tout la nécessité du bas prix. Ainsi il se rapproche beaucoup plus des prohibitions que de la liberté. Car les prohibitions qui occasionnent la cherté dans certaines années, amènent aussi le bas prix dans d’autres ; au lieu que la liberté, en maintenant toujours le prix vrai, met un obstacle invincible au bas prix, aussi bien qu’à la cherté. Il est juste de travailler à détromper un auteur honnête, qu’on croit dans l’erreur sur quelques articles. Son ouvrage prouve qu’il n’est attaché à son opinion qu’autant qu’il la croit vraie et favorable au bien public. On en peut juger par les termes remarquables dans lesquels il énonce ses principes généraux :

« Le commerce du blé et de toutes les denrées de première nécessité doivent suivre les mêmes lois et les mêmes révolutions que le commerce de toutes les autres espèces de denrées et de marchandises. Il est certain (et l’expérience journalière le prouve) que le commerce et la libre exportation de toute denrée et marchandises en rend la production et les fabriques plus abondantes, et en font baisser la valeurLa concurrence, le grand débit, l’exportation et le commerce étranger sont les causes nécessaires de la diminution du prix de la main-d’œuvre, et par conséquent de la valeur de la marchandise. Il doit en être de même du blé et de toutes espèces de grains. Lorsque la liberté accordée à ce commerce et la libre exportation en rendront la consommation plus grande, les cultivateurs en augmenteront la production ; et la valeur de la denrée, bien loin d’en augmenter, doit au contraire baisser d’une manière très sensible dans l’espace de quelques années. Ce n’est que par l’expérience qu’on pourra connaître en France la vérité de cette proposition… L’exemple des Anglais suffit pour que les Français ne conçoivent aucune crainte à cet égard. Il est impossible que, les grains étant diminués de valeur en Angleterre, depuis que l’exportation en est libre, cette même liberté les fasse augmenter en France. »

À quelques restrictions près, qui tomberaient même autant sur les mots que sur les choses, tous les partisans du libre commerce des grains avoueraient ces maximes. Il est certain que le prix du grain a diminué en Angleterre, depuis que l’exportation en a été permise. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’antérieurement il n’était jamais à son vrai prix, et que ce qui nous paraît une diminution, n’est peut-être qu’un taux résultant de la compensation qui s’est faite des différents prix d’une denrée que les prohibitions rendaient trop chères dans un lieu, tandis qu’elles étaient à trop bon marché dans un autre. La même chose doit arriver en France. Il s’établira un prix de compensation entre les différentes provinces ; ce qui fera diminuer la valeur du blé dans plusieurs endroits, et surtout aux environs de la capitale, tandis que cette valeur augmentera partout où le défaut de mouvement tenait habituellement les grains à vil prix. Ce prix de compensation, ou le vrai prix du grain dans chaque endroit du royaume, sera plus fort dans les années malheureuses et il sera plus faible dans les années fécondes ; ainsi le peuple achètera le pain à différents prix, selon la différence des années. Mais, dans l’un et l’autre cas, que peut-on désirer de plus que de payer la denrée à sa vraie valeur ?

Quand il serait vrai que le bonheur d’une partie de la nation augmente à mesure que le prix des grains diminue, il ne serait ni juste ni humain de lui sacrifier l’autre partie de la nation que la diminution de prix rendrait malheureuse. Les propriétaires, les cultivateurs et la multitude innombrable qu’ils font subsister par le seul mouvement que reçoit le blé pour parvenir à son vrai prix, seraient tous dans un état de souffrance si le bas prix tenait la denrée en stagnation ; et ce qui doit faire sentir qu’on ne doit céder aux impulsions de la bienfaisance, qu’autant qu’elle est éclairée, c’est que le premier contrecoup de la souffrance des propriétaires et des cultivateurs tomberait sur cette même partie du peuple pour qui on voudrait que les subsistances fussent toujours et partout à bon marché. D’ailleurs les grains appartiennent aux propriétaires et aux cultivateurs ; les ouvriers, les voituriers, les agents de toute espèce qu’ils salarient, ont autant d’intérêt à la subsistance achetée par le travail, que les ouvriers attachés à d’autres travaux. Par quel renversement d’idées et de principes établirait-on en maxime que le droit des propriétaires d’une denrée, et l’intérêt de ceux qu’ils emploient immédiatement à leur commerce, doivent céder à l’intérêt ou à la commodité de quiconque produit pour titre le besoin de consommer ? Ce besoin, comme on l’a déjà dit, est commun à tous les hommes, et même aux mendiants. Peut-on envisager sans effroi où l’on se rendrait par une courte série de conséquences droites, s’il était admis que le besoin est un titre supérieur à la propriété ? Que signifieraient alors dans notre langue les mots droit, propriété, sûreté, et même les mots autorité et administration ? 

L’auteur prétend que le gouvernement doit procurer des subsistances au peuple au meilleur marché possible. Qu’entend-il par ce terme procurer ? Le gouvernement ne possède point de grains. Il ne peut donc les procurer à bas prix, qu’en les achetant à leur vrai prix pour les revendre à perte, ou en forçant directement ou indirectement les propriétaires à les livrer au peuple au-dessous de leur valeur.

Revendre à perte toute la quantité de grain nécessaire pour nourrir le peuple au meilleur marché possible, c’est une opération qui absorberait souvent la totalité des revenus publics, et qui les surpasserait quelquefois. De qui, et comment exigerait-on le remplacement des fonds publics qu’on aurait ainsi détournés ? Ces fonds ont une destination fixe et sacrée, c’est-à-dire la protection, au-dedans et au-dehors du royaume, de tous les droits de ceux qui sont sous la domination du prince. Le remplacement deviendrait donc de la plus étroite nécessité.

Forcer directement les propriétaires, ce serait substituer les actes arbitraires, destructifs et par conséquent absurdes du despotisme, aux principes fondamentaux de la monarchie française. Le but direct de son gouvernement est de mettre obstacle à toute violence, à toute usurpation. 

Les forcer indirectement, ce serait masquer la violence ; mais un masque pourrait-il la légitimer ?

Au reste, le gouvernement ne peut influer sur le prix des subsistances que par des moyens généraux. Il peut, à l’égard des grains, en interdire le commerce. S’il employait ce moyen général, ils tomberaient à très bas prix dans les bonnes années ; ce serait venir au secours du peuple dans les moments où il n’en aurait pas besoin. D’un autre côté ils monteraient à des prix excessifs dans les années malheureuses ; la prohibition tournerait donc à la charge du peuple, dans les moments où il aurait besoin d’être secouru. Le vœu de l’auteur pour la continuité du meilleur marché possible ne serait donc point rempli par les prohibitions. L’autre moyen général que peut employer le gouvernement est de maintenir la pleine et entière liberté du commerce des blés. L’auteur établit lui-même en principe que la liberté doit faire baisser le prix des grains d’une manière très sensible dans l’espace de quelques années. C’est donc en établissant une liberté pleine, entière, continue, que l’auteur est d’avis que le gouvernement procure au peuple des subsistances à bon marché. Mais comment pourrait s’établir le bon marché dans les années fâcheuses ? Car la liberté fait disparaître et la cherté et le bon marché. Elle établit partout et nécessairement le vrai prix. Le vrai prix est, selon l’état réel des choses, ou une augmentation, ou une diminution de valeur ; il y aura donc, dans l’état de liberté comme dans celui de prohibition, des années où le peuple subira la nécessité physique de ne pouvoir obtenir les grains au taux que l’auteur nomme bon marché. Par quelle opération suppose-t-il qu’on procurerait alors des subsistances au-dessous de leur vraie valeur ? Le gouvernement achèterait-il pour revendre à perte ? Forcerait-il les propriétaires à perdre ? Renouvellerait-on les prohibitions de commerce ?

Plus on approfondit cette matière, plus on sent qu’on poursuit la chimère en cherchant à secourir le peuple au-delà de l’avantage attaché à la continuité du vrai prix. Le bon sens le plus ordinaire nous avertit de renoncer à un but, lorsque la nature nous refuse les moyens de l’atteindre. Les subsistances du peuple, et de qui que ce soit, ne pourraient être toujours à bon marché, qu’au cas que la quantité de culture et la quantité de récoltes en tout genre fussent toujours les mêmes. La moindre variation sur ces articles entraîne nécessairement des variations dans les prix. Ce n’est donc pas d’un système de police ou d’un plan d’administration qu’on devrait s’occuper, quand on s’obstine à vouloir que les subsistances soient toujours à bon marché. Ce qu’on devrait chercher, ce serait un plan météorologique qui assurât une perpétuelle abondance, et dont les saisons ne pussent s’écarter. Tant que ce moyen n’existera pas, tous les hommes, dans quelque ordre que la providence les ait placés, seront forcés de payer plus dans certaines années, la même quantité de grains qu’on leur livrerait dans d’autres en payant moins. L’administration la plus vigilante, la plus scrupuleuse ne se doit donc à elle-même, et ne doit au peuple, que de laisser agir les causes physiques et morales qui maintiennent nécessairement les subsistances à leur vrai prix. Dans cet état de liberté les vendeurs ne sont pas favorisés aux dépens des consommateurs, et les consommateurs ne grèvent pas les propriétaires. Tout est à sa place, parce que tout subit irrésistiblement la loi de la proportion que les choses ont entre elles ; proportion fixée par la nature, et que les systèmes humains ne peuvent changer sans opprimer ou celui qui vend, ou celui qui achète. La liberté est donc le seul ressort bienfaisant que l’administration puisse faire agir, parce que la liberté peut seule établir le vrai prix des choses, et que le vrai prix doit forcer au silence quiconque ne veut pas envahir le bien d’autrui, soit en vendant, soit en achetant.

Les méprises dans lesquelles on tombe sur la question du commerce des grains, lorsqu’elles sont involontaires, dérivent presque toutes d’un sentiment très estimable en lui-même, la commisération. On souffre quand on a l’âme honnête, et qu’on voit des hommes souffrir. Mais ce sentiment si précieux à l’humanité doit être borné dans ses effets, comme tout ce qui constitue notre être. Ce qui est au-delà des limites posées par la raison et par la justice, n’est qu’illusion et prestige, et cesse par conséquent d’être estimable. On doit entendre les plaintes et les gémissements du peuple. Qui en doute ? C’est un devoir étroit, lorsque ces plaintes et ces gémissements sont l’expression de la souffrance ; on doit même les entendre avec indulgence lorsqu’ils ne sont que la suite de préjugés ou de terreurs paniques. L’ignorance, l’erreur, les passions déchirantes entrent dans la somme des maux, et même des plus grands maux de l’humanité. Elles ont donc des droits imprescriptibles sur l’indulgence et la sensibilité des âmes honnêtes. Mais les plaintes, les gémissements, disons plus, le malheur même ne doivent pas imposer silence aux lois, à la justice et à la raison. Ce serait déposer les rênes de l’administration entre les mains du peuple, et le trahir lui-même, parce qu’il est hors d’état de les tenir.

Qui voudrait habiter un État où le peuple n’aurait qu’à crier, qu’à se plaindre, pour devenir le maître et pour faire fléchir les principes les plus salutaires, les règles les plus inviolables de la société ? Est-ce dans la partie la plus inepte, la plus injuste, la plus audacieuse de la nation que doit résider le pouvoir d’administrer et de gouverner ? Le peuple souffre, et cependant il ne crie point, quand des hivers longs et rigoureux aggravent sa misère en multipliant ses besoins, tandis que ses salaires sont suspendus. Il souffre, mais il crie lorsque les grains augmentent de valeur. [11] Il mérite d’être plaint dans l’une et l’autre circonstance, et dans la dernière il est juste d’excuser ses cris. Mais si les grains ne sont montés qu’à leur vrai prix, l’humanité ne doit pas dégénérer en faiblesse ; le vrai prix avertit de faire céder la sensibilité à la raison. Que dans ces moments d’affliction le souverain répande sur le peuple des secours et des bienfaits ; que les riches aident les pauvres, rien n’est plus conforme aux sentiments de la nature et aux principes d’une bonne administration. C’est proprement une aumône, et l’expérience nous apprend que les secours de cette espèce deviennent alors plus abondants. Mais l’aumône n’est point un précepte d’administration, et ne peut être prescrite par des lois civiles. Il est donc plus que difficile d’attacher un sens clair à cette maxime : Il est de la bonté du gouvernement de procurer au peuple sa subsistance au meilleur marché possible [12], à moins qu’on n’entende par là que le gouvernement doit prendre des mesures pour que les grains ne montent pas au-dessus de leur vrai prix. Car, si l’on entendait qu’il doit les faire vendre au-dessous de ce taux, ce serait établir en maxime que la distribution des richesses peut devenir arbitraire ; ce serait en dépouiller ceux qui les ont acquises par des dépenses et des travaux continus, pour les transporter à ceux qui n’ont partagé ni ces dépenses, ni ces travaux. Cette opération serait inconciliable et avec la bonté du gouvernement et avec la justice. Tout se réduit donc à un seul point : procurer l’établissement du vrai prix des grains, et le maintenir continuellement ; ou, en termes synonymes, laisser au commerce des grains une liberté pleine, entière et continue. 

Le vrai prix est de tous les secours le plus abondant que puisse recevoir le peuple, parce qu’il ne se trouverait jamais dans ces extrêmes qui ont excité la commisération de l’auteur. Le peuple, dit-il, était plus heureux en 1745, qu’il achetait le blé 12 liv. le setier de Paris, qu’en 1741 où le setier coûtait 37 liv. Oui, sans doute, il était plus heureux dans le moment précis où la denrée était à vil prix par l’effet des prohibitions ; mais la même cause qui lui procurait accidentellement le vil prix, le menaçait de lui faire subir dans un autre moment la surcharge d’une énorme cherté. Les prohibitions mettent obstacle au vrai prix dans l’une et l’autre de ces extrémités, et celle de la cherté devient d’autant plus accablante qu’on peut y passer brusquement après s’être accoutumé au vil prix. Le vrai prix des grains étant d’ailleurs le moyen unique de maintenir la quantité vraie du revenu national sur l’objet le plus considérable et le plus important de nos productions, c’est aussi le moyen unique de mettre le peuple en état de payer le blé, malgré les variations qu’occasionne la diversité des récoltes. C’est ce qu’on va développer.

La sûreté des moyens de subsistance, pour ceux qui travaillent, est inséparable de la prospérité du fond territorial

Le territoire, fécondé par le travail des hommes, donne des productions, ou, ce qui est ici la même chose, des revenus. Ces revenus ne tournent pas en entier au profit des propriétaires du sol ; ceux par qui le travail s’exécute ont un droit acquis à une portion des choses produites. Sous ce point de vue général, on peut réduire à deux classes la totalité des habitants du royaume, et les distinguer par la nature du patrimoine auquel leur subsistance est attachée. Les uns possèdent le revenu même, ou le patrimoine de propriété ; les autres jouissent du salaire attaché à leur travail et à leur industrie ; et ce salaire constitue une espèce de patrimoine secondaire, qu’on pourrait nommer patrimoine de rétribution. Les premiers sont dans un état d’indépendance, parce que la source des revenus est entre leurs mains, et qu’ils appellent librement au partage des revenus ceux qui, par leur travail et leur industrie, peuvent en acquérir une portion. Les autres sont dans un état précaire, puisqu’ils n’ont de droit au partage des revenus qu’autant qu’ils y ont été appelés par le propriétaire.

Ce patrimoine de rétribution ou de salaires, qui n’appartient à aucun, qui appartient à tous, est immense en lui-même, puisque, dans tous les États policés, il fournit à la subsistance et aux autres besoins des classes d’hommes les plus nombreuses. Il absorbe presque partout la totalité des revenus. Ce que dépensent les propriétaires, tantôt à l’entretien et à l’amélioration de leurs propriétés en tout genre, tantôt en moyens de jouissances dans leurs besoins réels d’habitude ou de caprice, tout accroît le patrimoine de rétribution, parce que tout est le fruit du travail et entraîne la dispensation des salaires. Cette dispensation ne peut être arbitraire que relativement à chaque individu ; considérée en masse et comme patrimoine de la multitude, elle n’a rien de variable et d’incertain. Il est impossible d’obtenir des revenus et d’en jouir sans salarier le travail, les soins, l’industrie qui entretiennent les productions et les jouissances. Ce patrimoine porte donc sur une base aussi solide que celui des propriétaires.

Quant aux effets, quoiqu’il se partage au hasard, et sans aucun droit actuel et individuel de la part de ceux qui en profitent, il suffit à tous. Celui qui n’a rien périrait nécessairement si, par sa subsistance, il n’entrait pas en partage avec celui qui a quelque chose. Ce partage serait un vol, s’il se faisait contre le gré du propriétaire. Il deviendrait rare et borné, s’il n’était qu’un effet de bienfaisance ; ce serait une aumône. L’ordre des choses, les relations que la nature établit entre elles, ne pourraient subsister dans cet état contraint ; tout dépérirait. Aussi le patrimoine de rétribution est-il pris sur celui de propriété sans être un vol ; le propriétaire le dispense sans que ce soit une aumône ; c’est exactement un partage, et un partage légitime, puisque le travail et l’industrie sont les ferments qui développent les germes de la production et des jouissances en tout genre ; et que par conséquent ils donnent un droit à la chose produite qui constitue le revenu, et d’où découlent les moyens d’en jouir.

Celui qui travaille, de quelque nature que soit son travail, consomme en proportion des salaires qu’il a reçus. Par ses consommations, il reverse les salaires mêmes dans la source des revenus et le propriétaire retrouve donc dans la reproduction annuelle, entretenue et fortifiée par la consommation, ce qu’il a distrait des revenus, comme dispensateur, pour salarier le travail. C’est ainsi que se renouvellent sans cesse les richesses nationales, et que se perpétue le patrimoine de propriété, qui est la base du patrimoine de rétribution.

Il est évident que le plus grand intérêt des classes laborieuses est de voir augmenter les revenus, puisqu’ils sont la source où elles puisent le salaire de leur travail, et par conséquent le moyen unique de pourvoir à leur subsistance et à leurs autres besoins. Attaquer les revenus par le bon marché des denrées, c’est enlever au travail tout ce que perdraient les propriétaires par la mévente, puisqu’ils ne peuvent dispenser en salaires au-delà de ce que leur fournit le produit de la propriété. Une récolte entière de nos blés, qui se vendrait sur le pied de 18 liv. le setier, est un objet de 810 million. Si la denrée tombait à 12 liv. le setier, la récolte ne vaudrait plus que 540 millions ; les propriétaires auraient donc 270 millions de moins à répandre en salaires. Ainsi le patrimoine de rétribution se trouverait diminué de tout ce qu’aurait perdu celui de propriété. Ce serait ne voir qu’un seul objet, et faire un très faux calcul, que d’imaginer que dans l’un et l’autre cas la situation des classes salariées serait la même ; qu’elles n’auraient rien à gagner sur des salaires plus abondants, puisque le prix de la denrée y serait proportionné, et par conséquent absorberai l’addition de salaires que les revenus pourraient répandre. On a prouvé ci-devant [13] que ce raisonnement ne serait juste qu’au cas que le blé fût l’unique denrée nécessaire aux ouvriers. Mais tout ce qui est objet de consommation pour eux étant à son vrai prix par l’effet de la liberté du commerce, l’accroissement de salaires résultant de l’accroissement de revenus irait nécessairement au-delà de ce que coûterait de plus la quantité de blé qu’ils consomment. Ce qui leur resterait de plus après l’achat du blé dont ils ont besoin leur donnerait manifestement un accroissement d’aisance pour d’autres achats qui répondent à d’autres objets de besoin. Cette aisance résulterait, ou de ce que le salaire de leur travail serait augmenté (augmentation juste dans beaucoup d’endroits, et pour différents genres de travail), ou de ce que leur travail serait continu, au lieu qu’il ne l’est pas pour une multitude d’ouvriers.

L’augmentation de prix du blé est un juste motif d’augmenter le salaire des journées. Cette addition s’établira sûrement et promptement dès que le libre commerce des grains aura pris un état de consistance. Comment pourrait-on en douter ? Ne sait-on pas que le prix du travail des ouvriers de même genre varie d’une province à l’autre, selon que les vivres y coûtent plus ou moins. Il y a partout des différences entre le salaire des journées d’été et celui des journées d’hiver. Ce n’est donc point une espérance contredite par l’expérience que les augmentations et les variations de prix des journées. Tout conduit à penser que ce prix changerait selon les variations qui établiraient le vrai prix du blé, et se proportionnerait à ces variations. Ces changements sont impossibles dans l’état d’instabilité et de valeurs extrêmes en plus et en moins, qu’occasionnent les prohibitions. Le niveau ne s’établit que par la stabilité. D’ailleurs il est notoire que partout les gens aisés ou riches payent les journées un peu plus que les autres ; or le moyen de multiplier les gens aisés et les riches, c’est de ne pas faire tomber leurs revenus par le bon marché des denrées. Enfin, quand il arriverait, contre toute apparence, que la perpétuité du vrai prix par rapport au blé, ne fît pas augmenter les salaires, les ouvriers auraient à gagner par la seule continuité de leur travail. Il y a du profit à payer sur le pied de 18 liv. deux setiers de blé, lorsqu’on est sûr de travailler 280 jours chaque année ; il y a de la perte à ne les payer que sur le pied de 12 liv. lorsqu’on n’est employé que 150 jours par an, quoique dans l’un et l’autre cas les salaires fussent de 12 sols par jour. La conséquence droite de ces réflexions est que la considération que méritent dans leur malheur ceux qui ne subsistent que par le salaire de leur travail, doit faire désirer que la sollicitude du gouvernement se borne à procurer le blé à son prix vrai, et à rejeter toutes les propositions qui tendraient à le tenir toujours à bon marché, parce que c’est le bon marché qui anéantit le patrimoine de rétribution appartenant à la multitude, et qui amène ces chertés énormes, quoique passagères, sur lesquelles le prix des salaires n’a pas le temps de se fixer.

D’après cette discussion, on croit qu’il suffira, pour achever de détromper l’auteur des Recherches, de faire quelques observations sur des difficultés de détail que sa commisération l’a empêché d’apprécier. 

L’exportation (qu’il ne faut pas confondre avec la liberté du commerce des grains) influe-t-elle sur leur prix ?

« La valeur des grains a toujours diminué en Angleterre depuis 1689. La France, qui s’est conduite durant le même espace de temps sur des principes différents, a éprouvé la même révolution sur le prix des grains… Ce serait tomber en contradiction que d’attribuer cette diminution, en Angleterre, à la liberté de l’exportation… et en France, à la loi prohibitive de cette même exportation… Depuis 1674 jusqu’en 1763 la valeur du prix du blé à Londres et à Paris a éprouvé une diminution À PEU PRÈS ÉGALE. » [14]

RÉPONSE.

Partout où le libre commerce des grains s’établira après de longues prohibitions, le prix de cette denrée augmentera dans certains cantons et diminuera dans d’autres. Paris et Londres ne produisent point de blés ; ils y sont apportés de divers endroits ; les prix qui s’y établissent ne sont que des prix de compensation, d’où l’on ne peut conclure ni augmentation ni diminution absolue. Cet élément n’a donc rien qui puisse indiquer la vraie cause d’une révolution sur le prix des grains.

Que ce prix ait augmenté ou diminué, c’est une circonstance à laquelle on ne doit pas s’arrêter. Mais ce qui mérite l’examen le plus scrupuleux, c’est la nature du prix qui s’est établi. Est-ce le vrai prix ? La valeur de la denrée est-elle au-dessus, ou au-dessous de ce qu’elle devrait être ? Voilà ce qui doit fixer l’attention des politiques. Le prix vrai, on l’a démontré, ne peut exister nulle part sans une liberté entière, parce qu’il n’y a qu’une entière liberté qui puisse appeler tous les concurrents dont une branche de commerce est susceptible. S’ils ne sont pas tous appelés, il est impossible de déterminer à quel prix ils se fussent arrêtés dans la vente de leur denrée. Le commerce des grains n’est pas entièrement libre en Angleterre, et ce qui lui manque de liberté y produit de funestes effets [15] : le prix vrai n’existe donc pas à Londres, et ne peut y exister. À l’égard de Paris, on sait assez que jusqu’en 1764 on n’y a connu d’autre prix que ceux qu’établissaient ou le découragement des cultivateurs, ou la peur plus ou moins violente parmi les consommateurs. On peut donc assurer que le vrai prix n’y a jamais existé un seul instant.

Dans cet état de contrainte, tout ce qu’on peut faire, d’après la table des prix de Paris et de Londres, c’est d’observer depuis 1674, jusqu’en 1763, jusqu’à quel point une portion de liberté en Angleterre, a influé sur la valeur des grains, et de comparer ce degré d’influence avec celle qu’ont eue parmi nous des prohibitions totales et continues. S’il y avait diminution de part et d’autre, et qu’elle fut égale ou proportionnelle, on pourrait, toute révoltante qu’elle est, risquer cette conséquence, que la liberté et les prohibitions n’influent en rien sur ce commerce.

Mais si, la diminution de prix existant de part et d’autre, leur ancienne proportion ne s’était pas soutenue, il faudrait en conclure que la liberté et les prohibitions ont eu une influence réelle sur les prix. Il faudrait examiner ensuite de quel côté se trouve une moindre diminution dans la valeur habituelle, et en conclure que c’est de ce côté-là qu’on s’est le plus rapproché du vrai prix, puisqu’il n’y a qu’une grande concurrence d’acheteurs qui puisse produire le double effet de soutenir les valeurs, et d’établir le vrai prix. Une faible concurrence fait toujours tomber les prix ; personne n’oserait le contester.

La table[16] que l’auteur a dressée pour prouver que la diminution des prix en France et en Angleterre, ne doit être attribuée ni à l’exportation ni aux prohibitions, établit clairement la preuve contraire. Pour en juger il est nécessaire d’avoir sous les yeux un sommaire de la table dont il s’agit. La comparaison des prix sera d’autant plus aisée qu’on a réduit la mesure anglaise au setier de Paris, et la valeur des grains en monnaie de France.

On voit par ce sommaire que dans le cours de 40 années, qui ont commencé en 1674, le prix des grains, à peu de chose près, a été le même en France et en Angleterre. La différence du prix commun de chaque nation, pendant ce long intervalle, n’est que de 14 sols 5 deniers de plus par setier, du côté de l’Angleterre ; et il a même été plus cher parmi nous de 19 sols par setier pendant les dix années de 1684 à 1694. Mais dans les quarante années suivantes où la diminution de prix a été frappante de part et d’autre, elle a été infiniment plus grande du côté de la France. Les blés anglais se sont persévéramment soutenus à peu près d’un écu par setier au-dessus des nôtres ; et la différence précise du prix commun, pendant ces quarante années, est de 3 livres 7 deniers.

Niera-t-on que par cette différence les Anglais se soient maintenus plus près que nous du prix vrai des grains ? Dira-t-on que notre prix commun, quoique plus faible, peut être regardé comme un prix vrai, puisque la valeur des grains a peu varié pendant ces quarante années ? Ce doute va être dissipé par la comparaison de quelques articles de détail qu’on peut voir dans la table de l’auteur. Pour éviter toute chicane, on les a pris dans les quarante années écoulées depuis 1714. On aurait eu beaucoup plus d’avantage à les prendre dans les années précédentes.

SOMMAIRE

de la table du prix commun des froments, à Paris et à Londres

depuis l’année 1674, jusqu’en 1754.

   Le setier de blé, mesure de Paris, pesant 240 livres, a valu : 
à Paris à Londres différence
de 1674 à 1684 26 l. 9 s. 3 d. 28 l. 11 s. 6 d. 2 l. 2 s. 3 d.
de 1684 à 1694 23 l. 19 s. 0 d. 23 l. 0 s. 0 d. 0 l. 19 s. 0 d.
de 1694 à 1704 29 l. 8 s. 7 d. 29 l. 9 s. 0 d. 0 l. 0 s. 5 d.
de 1704 à 1714 25 l. 6 s. 5 d. 27 l. 0 s. 4 d. 1 l. 13 s. 4 d.
prix commun 105 l. 3 s. 3 d.

26 l. 5 s. 10 d.

108 l. 0 s. 10 d.

27 l. 0 s. 3 d.

0 l. 14 s. 5 d.
de 1714 à 1724 18 l. 2 s. 8 d. 22 l. 16 s. 9 d. 4 l. 14 s. 1 d.
de 1724 à 1734 19 l. 17 s. 7 d. 22 l. 8 s. 6 d. 2 l. 10 s. 11 d.
de 1734 à 1744 18 l. 17 s. 10 d. 21 l. 11 s. 4 d. 2 l. 13 s. 6 d.
de 1744 à 1754 17 l. 10 s. 5 d. 19 l. 14 s. 0 d. 2 l. 3 s. 7 d.
prix commun 74 l. 8 s. 6 d.

18 l. 12 s. 1 d.

86 l. 10 s. 7 d.

21 l. 12 s. 8 d.

3 l. 0 s. 7 d.

Le blé nous coûtait 38 liv. le setier en 1714, et par conséquent plus du double de notre prix commun, qui est 18 l. 12 s. 1 denier le setier. Il ne coûtait en Angleterre que 28 liv. 6 sols 3 deniers ; c’est un peu moins d’un tiers en sus de 21 liv. 12 sols 8 deniers, prix commun des Anglais. Notre blé, dans les années fécondes, est tombé plusieurs fois à 11 livres 15 sols, à 12, à 13, à 14 livres ; c’est-à-dire, à plus d’un tiers, à près d’un quart au-dessous de notre prix commun ; on compte jusqu’à neuf années, ce qui fait presque le quart de la période de quarante ans, où il s’est vendu 12 liv. et au-dessous, par conséquent à moins des deux tiers de sa valeur ordinaire. En Angleterre, il n’a été que pendant deux années aux deux tiers du prix commun, ce qui ne fait que la vingtième partie de la même période, et il s’est presque toujours soutenu pendant vingt années, à 20 et à 21 livres, et par conséquent, à très peu de chose près, au taux commun. Il est bon d’ajouter que le prix commun fixe de Londres est, comme l’on sait, de 22 à 23 livres le setier de Paris.

Les conséquences de ces faits se présentent d’elles-mêmes. C’est le propre de la liberté de commerce que d’établir et de maintenir le prix vrai. Outre cet heureux effet de la concurrence, elle empêche la denrée de s’élever au-dessus, ou de descendre au-dessous du prix commun, d’une manière trop marquée. Aussi voit-on que les variations sont plus rares et plus faibles en Angleterre ; au lieu qu’en France elles sont fréquentes et fortes ; ce sont des espèces de convulsions. Cette différence vient de ce que les Anglais jouissent depuis longtemps d’une portion de liberté, tandis que les Français ont été assujettis à des prohibitions absolues. En conséquence nous nous sommes trouvés alternativement au-dessus ou au-dessous, mais toujours à des distances plus ou moins éloignées du prix vrai qu’écartait le défaut de liberté ; tandis que les Anglais se sont persévéramment tenus assez près du prix vrai, par l’effet de la portion de liberté dont ils ont joui. Si la liberté eût été pleine et entière parmi eux, ils auraient eu persévéramment des prix exactement vrais, au lieu de simples approximations de ces prix. 

L’auteur des Recherches s’est trompé en supposant que le prix du blé à Londres et à Paris a éprouvé une diminution égale. Il s’est aussi trompé en concluant de cette supposition que la liberté et les prohibitions n’ont point influé sur cette révolution. Il a fourni lui-même la preuve de l’inégalité de diminution quoiqu’il y en ait eu de part et d’autre. Avant la diminution, les prix étaient à peu près les mêmes à Paris et à Londres ; depuis la diminution, le prix des Anglais est persévéramment supérieur au nôtre d’environ 3 liv. par setier. Tout est égal entre eux et nous, à l’article près de l’exportation dont ils ont joui, et dont nous avons été privés ; cette portion de liberté et nos prohibitions ont donc influé sur la différence qui se remarque entre la diminution qu’il y a eu en France et en Angleterre. La liberté a rapproché les Anglais du vrai prix et les a empêchés de s’en éloigner avec excès, soit dans les bonnes, soit dans les mauvaises années. Les prohibitions nous ont tenus dans la position contraire. L’influence, et de la liberté et des prohibitions sur les prix, est donc frappante, et elle est toute au désavantage du système des prohibitions.

Quel doit être le plus haut prix du blé ?

« Les propriétaires… ont espéré que l’exportation soutiendrait le prix du blé à ce qu’ils appellent une valeur raisonnable, que quelques auteurs fixent de 22 à 24 liv. le setier… On voit même que le gouvernement n’a défendu l’exportation que lorsque la valeur du setier serait à 30 liv. … En 1752 le prix du blé n’a monté qu’à 24 liv. 15 sols ; et à ce prix il n’y a pas de cherté… Mais, si l’on calcule sur les 37 liv., prix du setier en 1741, on sera effrayé de la misère que le peuple a éprouvée dans cette malheureuse année. » [17]

RÉPONSE

Soutenir le blé à une valeur raisonnable, est une expression inintelligible, et sur laquelle il serait impossible de mettre d’accord les vendeurs et les consommateurs. Prétendre que le blé doit se soutenir de 22 à 24 liv. ; qu’il n’y a pas cherté lorsqu’il n’est qu’à 24 liv. 15 s. le setier ; c’est établir en maxime des conjectures qui ne portent sur aucun fondement. Le vrai prix du blé, celui où il se fixerait chaque année dans le cas d’une circulation et d’une concurrence générale, est absolument ignoré. Peut-être serait-il au-dessous de 22 liv. ; peut-être monterait-il à 24 ou à 25. À quelque point qu’il s’arrête dans un état de liberté, ce point sera certainement le résultat exact de la proportion réelle entre la quantité et le besoin. Ni le besoin, ni la quantité, ni par conséquent le vrai prix, ne peuvent être connus sans le mouvement qu’imprime la circulation à la denrée, et sans une concurrence illimitée de vendeurs et d’acheteurs. Si ces deux agents eussent existé en 1741, le blé n’eût certainement pas coûté 37 liv. le setier en France ; non seulement parce que tout le blé de l’intérieur se fut mis en mouvement, et que par conséquent la quantité mise en vente eût été plus grande ; mais encore parce que ce mouvement se fût nécessairement établi quand même les propriétaires eussent voulu l’arrêter. Le blé, dans la même année, ne coûtait à Londres que 25 liv. 5 s. 3 den. le setier de Paris. Il se serait donc vendu avec profit en France fort au-dessous de 37 liv. Il se serait formé un prix vrai, mesuré sur la quantité des blés anglais et des blés français, comparés à la consommation ou au besoin des deux nations. La misère qu’éprouva le peuple alors était donc un mal factice ; et ce mal résultait de la distance où nos prohibitions nous tenaient du prix vrai.

Au reste le prix absolument vrai n’existe nulle part en Europe, et il n’y existera jamais tant qu’il y aura des pays où la liberté de commerce ne sera pas entière. Ce qu’on peut regarder comme le prix vrai actuel de quelques nations, changerait et serait moindre s’il n’y avait de prohibitions nulle part, parce que l’universalité de la denrée serait en vente. Jusque là, tout ce qu’on peut faire, c’est d’établir et de maintenir la liberté chez soi ; et d’après cette liberté locale on pourra dire que dans l’état actuel des choses, avec le nombre de nations concurrentes et non-concurrentes qui sont dans l’Europe, le seul vrai prix possible est à tel taux. Ce prix changerait nécessairement à mesure que des nations indépendantes entreraient dans la concurrence ; et chaque changement rapprocherait du prix absolument vrai que personne ne connaît, ni ne peut connaître aujourd’hui. C’est se fatiguer sur des calculs et des conjectures stériles que de chercher si 18, 22 ou 24 liv. sont des valeurs raisonnables. Il n’y a de prix raisonnable que celui qu’il est impossible aux vendeurs d’augmenter, et aux acheteurs de diminuer. Quand on est sûr que les ventes et les achats se font à ce prix, il est puéril de laisser vaguer ses désirs au-delà ou en-deçà. Le peuple peut souffrir ; il peut être à plaindre ; c’est ce qui lui arrive aussi dans les temps d’épidémie, où personne ne s’avise de murmurer, ou contre la providence, ou contre le gouvernement. La puissance des rois, toutes les richesses nationales ne peuvent procurer au peuple des subsistances qui n’existent pas.

Le peuple travaille-t-il plus et gagne-t-il plus dans les années d’abondance de grains que dans les années de cherté ?

« Le lecteur peut observer par le résultat des manufactures de Rouen, que les années où le blé a été à meilleur marché, ont été celles où il s’est fabriqué le plus d’étoffes… Le peuple ayant été plus occupé dans les années d’abondance que dans les années de cherté, il en résulte la DÉMONSTRATION INCONTESTABLE… que le peuple, dans les années d’abondance, est en état de consommer davantage, de se mieux vêtir, et de se procurer les aisances et les commodités de la vie, et par conséquent, qu’il est moins malheureux. » [18]

RÉPONSE

Personne ne conteste que celui qui se trouve en état de payer ce dont il a besoin, n’ait un avantage personnel à obtenir les choses à bon marché. Mais le bon marché qui sert l’acheteur, est évidemment un désavantage pour le vendeur. Ils ne peuvent trouver tous deux du profit dans cette opération. Il en résulte que ceux qui n’ont de moyen de payer qu’autant que le vendeur le leur fournit, ne peuvent que perdre à la diminution des facultés de celui de qui ils achètent. Il doit même arriver que si le bon marché était porté au point de mettre en péril la fortune du vendeur, il prendrait le parti d’attendre des moments plus favorables pour vendre. Il cesserait donc d’être en état de fournir à l’acheteur de quoi payer. Alors, à quoi servirait à ce dernier le bon marché de la denrée ? Il serait privé de tout moyen d’en profiter. Ne serait-il pas infiniment moins malheureux si, la denrée étant plus chère, il recevait du vendeur de quoi la payer ?

L’erreur où est tombé l’auteur des Recherches vient de ce qu’il confond toujours les mots de disette et de cherté. On convient que le peuple souffre dans les années faibles qui occasionnent la cherté, et qu’il souffre beaucoup plus dans les mauvaises années qui occasionnent des disettes. Tout ce qu’on prétend, c’est que, le commerce des grains étant libre, le peuple souffrira moins dans les temps fâcheux, et que dans les années fécondes, le propriétaire sera moins accablé. Dans l’un et l’autre cas le fardeau général, ou de la cherté, ou du bas prix, sera plus partagé, et par conséquent moins pesant. Il existera des revenus, du travail, des salaires.

L’auteur dira-t-il qu’il n’entend point par bon marché un taux ruineux pour les propriétaires ? Ce serait retomber dans l’indétermination de ces valeurs raisonnables qu’assurément personne ne connaît, et qui ne présentent d’idée fixe à qui que ce soit. La valeur raisonnable, comme on l’a déjà dit, ne peut se rencontrer que dans le vrai prix ; or le vrai prix, qui n’est ni surtaux, ni mévente pour le vendeur, n’est ni cherté, ni bon marché pour l’acheteur.

Il y a plus que de l’exagération à produire le résultat des manufactures de la généralité de Rouen comme une démonstration incontestable de l’étrange paradoxe qu’avance l’auteur. On peut en juger par la table qu’on joint ici. Elle est extraite de celle qu’il a fait imprimer. On y verra :

1° Que, dans les années où le blé n’était qu’à 6 liv. la mine[19] de Rouen, c’est-à-dire, au plus bas prix, on a beaucoup moins fabriqué à Elbeuf que dans les années où il était à 10 et à 15 livres. Ce dernier 

PREMIER EXTRAIT

Des tables du livre des Recherches sur la population, page 305.

   Quantité des balles de laines fabriquées lorsque le blé se vendait 6 liv. 12 sols la mine de Rouen, pesant 140 livres, ce qui répond à 11 liv. 6 sols, le setier de Paris.

Années Nombre des balles
de laine.
Prix de la mine de blé, mesure de Rouen.
1744 4 753 6 l. 11 s. 9 d.
1745 4 477 6 l. 13 s. 9 d.
   Quantités fabriquées lorsque le blé coûtait 17 liv. 18 sols et même 27 l. le setier de Paris.
1748 5 137 10 l. 7 s. 6 d.
1749 5 830 10 l. 12 s. 6 d.
1750 6 127 10 l. 7 s. 6 d.
1757 5 307 15 l. 15 s. 0 d.
   

   Quantités fabriquées dans des années différentes où le blé se vendait le même prix.

1749 5 830 10 l. 12 s. 6 d.
1754 4 393 10 l. 10 s. 0 d.
1751 4 842 12 l. 10 s. 0 d.
1758 4 008 12 l. 15 s. 0 d.
1760 3 370 12 l. 1 s. 3 d.

prix est le plus fort de toutes les années que l’auteur donne pour exemple. Il répond à 27 liv. le setier de Paris.

2° Que, dans des années où le prix du grain était égal, il y a une très grande différence dans les quantités fabriquées ; qu’il est même arrivé qu’en 1760, quoique le blé fût à meilleur marché qu’en 1751, on fabriqua 1472 balles de laine de moins. D’où il faut conclure que le prix des grains n’influe pas directement et nécessairement sur le plus ou le moins de fabrication.

Enfin, pour détromper l’auteur sur les conséquences qu’il a cru pouvoir tirer de la comparaison du prix des grains avec la quantité de laine fabriquée à Elbeuf, on va lui citer un fait sur l’exactitude duquel il peut compter. On fabrique à Châlons en Champagne de petites étoffes de laine connues sous le nom de serges de Châlons. Cette branche de fabrication, qui commençait à languir, a pris tout à coup une faveur si grande, que depuis un an il n’en reste pas une seule pièce dans les magasins. Elles sont presque toutes achetées d’avance sur les métiers. En recherchant la cause de cette révolution, on s’est assuré que l’augmentation de fabrication et de débit venait de ce que les ouvriers de la campagne, vêtus de toile pendant le temps des prohibitions du commerce des grains, achetaient des habits de laine depuis que l’exportation était permise. On ne dira pas, sans doute, que le prix des grains ait diminué pendant les trois années qu’ont duré nos exportations ; il faut donc conclure de ce fait, que le bon marché du blé n’est pas à désirer pour le peuple, puisque ses occupations, et par conséquent la somme de ses salaires et de son aisance, augmentent à mesure que la liberté rapproche la denrée de son vrai prix.

Au reste cet exemple est plus décisif que celui des draps d’Elbeuf qu’objecte l’auteur des Recherches. C’est exactement la partie de la nation qu’on nomme peuple, qui consomme les serges de Châlons, au lieu que les draps d’Elbeuf ne conviennent qu’à ceux qui jouissent de quelque aisance. À l’égard des autres étoffes fabriquées dans la généralité de Rouen, il s’en exporte une très grande quantité. Les opérations du commerce extérieur influent donc plus que le prix des grains sur le degré d’activité de ces fabriques. Au reste la paix ou la guerre ; la concurrence plus ou moins forte de nos voisins dans les marchés étrangers ; la disette et la cherté des laines, des lins, des cotons ; des malheurs arrivés à de fortes maisons de fabricants ; le changement de goût dans les consommateurs ; de longs deuils au-dedans et au-dehors du royaume ; enfin une multitude de causes publiques ou particulières agissent continuellement sur les manufactures. C’est donc s’abuser que de regarder la variation dans le prix des grains comme la cause unique ou prépondérante de leur prospérité, ou de leur décadence. Ce prix est à la vérité une des causes de ces effets ; mais cette cause particulière agit certainement dans un sens opposé à celui que l’auteur a exclusivement adopté. Le bon marché des grains est une calamité publique, leur bon prix est un état avantageux, et la continuité de leur vrai prix serait une source féconde de prospérité ; or, comme les bons et les mauvais succès des fabriques dépendent principalement du degré d’emploi que leur donnent les consommateurs régnicoles, il est évident qu’elles doivent prospérer en proportion que l’État prospère, et qu’elles ont tout à craindre, tout à perdre quand l’État languit, faute de valeur dans la plus importante de ses productions. Le peuple n’a pour tout bien que ses forces physiques et son industrie ; ce bien n’est un moyen de subsister que par les salaires attachés au travail. Il est donc physiquement impossible que le peuple soit plus en état de consommer, de se vêtir, et de se procurer des aisances et des commodités, lorsque les revenus de ceux qui salarient diminuent, que lorsque ces revenus augmentant mettent une multitude de gens à portée de mieux salarier et pendant plus de temps. 

Les maladies sont-elles moins communes et la mortalité est-elle moins grande lorsque le blé est au meilleur marché possible ?

« On a prouvé que le bon marché du blé… procurait une plus grande occupation au peuple… Il est aisé de démontrer aux riches qu’ils sont aussi intéressés que les pauvres au meilleur marché du blé… On s’est procuré la preuve que les années où le blé a été le plus cher, ont été celles où la mortalité a été la plus grande, et les maladies les plus communes ; et que celles où le blé a été à meilleur marché ont été les plus saines et les moins mortelles… Il est impossible que les maladies du peuple ne se communiquent aux bourgeois, aux gens aisés, et par gradation aux gens riches… Tous les hommes, de quelque état qu’ils puissent être, sont donc tous intéressés à se procurer au meilleur marché possible la denrée de première nécessité. » [20]

RÉPONSE

Cette observation, comme la précédente, n’est qu’un paralogisme. L’auteur serait sûrement fort embarrassé si on lui demandait ce qu’il entend par ces mots, le meilleur marché possible. Son embarras augmenterait encore si on lui proposait de déterminer le prix permanent auquel il faudrait que le blé se vendît pour assurer à la fois et d’une manière constante, du travail, de l’aisance, des commodités au peuple, et le prolongement d’une vie à l’abri des infirmités de toute la nation. C’est cependant ce qu’il promet à la fin de ses réflexions sur la valeur du blé, pourvu qu’on le procure aux consommateurs, au meilleur marché possible. 

Il présente comme le fondement de sa prétendue démonstration, des tables qu’il a dressées sur les listes du nombre des morts, qui s’impriment à Paris et à Londres ; sur le relevé des registres des hôpitaux de Paris, de Lyon, de Rouen ; et sur le relevé des registres mortuaires de chaque paroisse de la ville de Clermont-Ferrand.

SECOND EXTRAIT

Des tables du livre des Recherches sur la population, page 309.

   Mortalité moindre dans une année d’excessive cherté, que dans une autre où le blé n’était qu’un peu plus cher.

Années Nombre de morts à Paris. Prix du setier de blé à Paris.
1740 25 284 25 l. 12 s. 6 d.
1741 23 574 37 l. 0 s. 0 d.
   Mortalité beaucoup plus grande dans une année que dans une autre, quoique le blé fût au même prix.
1735 16 196 12 l. 16 s. 3 d.
1743 19 033 12 l. 16 s. 3 d.
   Mortalité égale dans des années où la différence de prix des grains était énorme.
1726 19 022 29 l. 0 s. 6 d.
1727 19 100 19 l. 1 s. 3 d.
1743 19 033 12 l. 16 s. 3 d.

Si ces tables établissaient en effet la démonstration dont l’auteur aurait besoin pour accréditer son opinion, sur la nécessité du meilleur marché possible, on écarterait suffisamment les conséquences qu’il voudrait en tirer, en disant que les registres mortuaires des villes ne prouvent que pour ou contre les villes ; qu’il y règne des maladies dont la malignité augmente ou diminue selon que les villes sont plus ou moins grandes, plus ou moins peuplées ; que les mêmes causes y agissent et doivent même y agir différemment que partout ailleurs ; que le nombre des habitants y est sujet à des variations fréquentes et marquées en plus et en moins, résultant de différentes causes ; que par conséquent les mortalités plus ou moins grandes, tenant à une multitude de faits dépendants ou indépendants les uns des autres, il serait contraire aux règles les plus communes du raisonnement, de rapporter ces variations à une cause unique, telle que le bon marché ou la cherté des grains.

Mais les tables mêmes de l’auteur fournissent un moyen direct d’attaquer sa démonstration, ou plutôt d’établir une démonstration contraire. Si le prix des grains était la cause principale et presque unique d’un plus grand nombre de maladies et de morts, pourquoi la mortalité aurait-elle été de beaucoup moins grande à Paris, pendant l’année 1741, où le blé coûtait 37 liv. le setier, que pendant l’année 1740, où il ne coûtait que 25 liv. 12 s. 6 deniers ? Pourquoi dans des années où la valeur des grains était égale et à très bas prix, comme les années 1735 et 1743, est-il mort beaucoup plus de personnes dans l’une et dans l’autre ? Pourquoi le nombre des morts fut-il le même en 1726, 1727 et 1743, quoique le setier de blé coûtât 29 liv. 6 den. dans la première de ces années, 19 liv. 1 s. 3 den. dans la seconde, et qu’il fut tombé à 12 liv. 16 s. 3 den. dans la troisième ? Quelle disproportion entre ces deux prix, 29 liv. et 12 liv. ! Ces contradictions avec le système de l’auteur des Recherches, sont si frappantes, que si les conséquences précipitées étaient excusables dans des matières si sérieuses, on pourrait être tenté d’en conclure que la cherté ou le bas prix des grains n’ont aucune influence sur les infirmités et sur la durée de la vie des hommes. Mais on se gardera bien de se fabriquer un principe absolu, d’après des observations si peu nombreuses, et d’ailleurs si peu concluantes en elles-mêmes.

Le bas prix ou le haut prix des grains ne sont point en soi des causes ; ce sont de simples effets. Ces effets ont eux-mêmes plusieurs causes qui, réunies ou séparées, peuvent agir immédiatement sur le corps humain, et le rendre sain ou infirme. Malgré le penchant des hommes à généraliser tout ce qui convient à leurs opinions, on doit voir, par la comparaison qu’on vient de faire de quelques articles des tables de l’auteur, que toutes les causes extérieures qui rendent nos moissons plus ou moins abondantes, n’agissent pas sur nos corps, puisque le nombre des maladies et des morts ne suit pas toujours le degré d’abondance ou de disette de grains. D’un autre côté on ne peut se dissimuler que l’action des saisons ne s’étende quelquefois, peut-être même souvent, et aux hommes et aux végétaux. Les longues sécheresses, les pluies persévérantes occasionnent des maladies, des épidémies, tandis qu’elles ruinent les moissons. Il ne serait donc pas étonnant que les mortalités fussent plus grandes dans les mêmes années où les récoltes seraient faibles. Ce ne seraient ni la faiblesse des récoltes, ni le haut prix des grains, qui en est la suite sous une législation prohibitive, qui causeraient les mortalités ; mais les mortalités et les mauvaises récoltes seraient deux effets résultant de la même cause, ou des mêmes causes. Au reste il faudrait se faire une extrême violence pour supposer que toutes les causes qui agissent sur l’abondance ou la stérilité, agissent aussi sur la santé, quand on voit la mortalité moindre dans des années où l’extrême cherté des grains annonce que les blés ont beaucoup souffert ; et la mortalité sensiblement plus grande entre différentes années où le blé au même prix, annonce que les récoltes ont été pareilles.

C’est donc un moyen plus subtil que solide, d’intéresser les propriétaires et les cultivateurs au bas prix des grains, que de chercher à leur faire craindre la contagion des maladies qui se déclarent quelquefois en même temps que la cherté des grains. Ces maladies en elles-mêmes, leur contagion possible, doivent être mises au rang des malheurs qui menacent et qui affligent l’humanité. Le remède aux maux de cette espèce ne consiste pas à imaginer des plans d’administration sur le commerce des blés. Si les hommes pouvaient trouver ce remède, ce serait, comme on l’a déjà dit, en formant un plan météorologique qui fût bon en lui-même, et auquel il fût possible de plier la nature. Le seul bienfait qu’on puisse attendre d’une administration éclairée, c’est de favoriser tout ce qui peut entretenir ou augmenter les richesses nationales. Il lui est impossible d’entrer dans les détails des maladies inséparables de la position où les individus de chaque classe se trouvent placés, et encore plus de régler sur ces détails les grandes opérations qui s’étendent à la nation entière. Si la crainte de la mort anticipée d’un certain nombre d’individus pouvait être un motif de sollicitude et d’alarmes pour ceux qui régissent les empires, ils se trouveraient dans la nécessité d’interdire presque toutes les professions qu’ont fait naître les besoins de la société ; et bientôt la société même n’existerait plus. [21]

CONCLUSION

Les raisonnements les plus simples, les conséquences les plus droites, laissent une ressource au préjugé et à l’intérêt ; c’est de les rendre suspects de subtilité. Pour attaquer l’erreur dans ce dernier retranchement, on va réduire en faits ou en assertions les principaux éléments de la doctrine des partisans de la liberté du commerce des grains. Ils voudraient bien que leurs adversaires suivissent cette méthode. La question débarrassée de tout ce qu’ils emploient dans des mémoires secrets, et dans des conversations particulières pour la faire paraître problématique, serait bientôt décidée. Voici ce qu’affirment ceux qui ne voient dans les limitations et les prohibitions, qu’un édifice sans proportion, sans cohésion, sans fondements, et toujours prêt à écraser les nations qui les regardent comme un abri ou comme un asile.

I. On ne sait ni combien le royaume produit de grains année commune, ni combien il renferme de gens qui en consomment, et de gens qui pourraient en consommer, ni à quoi monte la consommation annuelle. Il est même impossible de le savoir.

II. La disproportion des récoltes entre deux provinces peut être faible, elle peut être énorme ; la disproportion peut être fort considérable dans la même province, d’une année à l’autre.

Dans ces différends cas, il est impossible de savoir, à beaucoup près, à quoi montent l’excès, le défaut et la quantité qui serait proportionné au besoin de tous.

III. On ne connaît, ni la quantité existante de blés anciens et de blés nouveaux, ni où ils sont, ni dans quel état ils sont, ni ce que veulent, ou ce que peuvent en faire ceux à qui ils appartiennent, et il est impossible de s’en assurer.

IV. La répartition des grains existants (répartition dont la nécessité est si frappante) ne peut s’opérer que par le besoin qu’a le possesseur de vendre, et le consommateur d’acheter. Il est impossible de connaître la quantité que le besoin fera vendre par l’un, et acheter par l’autre.

V. L’impossibilité de diriger une réparation générale, c’est-à-dire de diriger des opérations individuelles qu’on ne peut ni prévoir ni régler, qu’on ne peut même connaître, ni pendant qu’elles s’exécutent, ni après qu’elles sont exécutées, démontre que toute répartition générale ne peut se faire que par le mouvement qu’excite le besoin ou l’intérêt de vendre.

VI. Le mouvement ne peut être général que par un très grand concours de vendeurs dans toutes les parties du royaume.

VII. Ce concours ne peut être que fortuit, puisqu’il dépend de déterminations individuelles : il ne peut donc devenir général qu’autant que ces déterminations auront toutes un même motif. 

VIII. Le motif le plus déterminant pour l’universalité des vendeurs, est d’être persuadés que s’ils ne reçoivent point d’offres qui leur conviennent en présentant leur denrée, de marché en marché, ils auront la liberté d’aller parcourir tous les marchés étrangers, soit pour y trouver un meilleur prix, soit pour se déterminer à vendre au prix qu’ils sauront par expérience être le seul qu’ils puissent espérer d’obtenir.

IX. Cette liberté, ou la faculté d’exporter, étant le vœu, la sûreté et la ressource de tous, elle donne le plus grand mouvement possible à la denrée, et ce mouvement la met toute en évidence. Il en résulte nécessairement une répartition générale, parce que si l’intérêt des acheteurs appelle la denrée, l’intérêt des vendeurs la porte partout où se déclare le besoin.

X. Quand le besoin et la denrée sont en évidence partout où ils existent, la concurrence, entre les vendeurs d’un côté, et les acheteurs de l’autre, est parvenue à son plus haut degré de plénitude dans l’intérieur.

XI. Cette double concurrence étant générale, le prix qui s’établit dans les marchés est nécessairement proportionnel à la quantité de la denrée et au besoin des consommateurs.

XII. Si le prix qui s’établit est faible, il est démontré que la denrée surabonde. La conservation des richesses nationales demande alors que les vendeurs exportent, et leur intérêt les engage à exporter sans que l’administration ait d’autre embarras que celui de leur en laisser la liberté. Si le prix est fort, il est démontré que la denrée manquerait, ou qu’elle ne serait qu’étroitement suffisante jusqu’à la récolte prochaine. La sûreté du côté des subsistances demande alors que l’étranger et les négociants de nos ports, importent des grains,
et leur intérêt les détermine à importer, sans que l’administration
ait d’autre embarras que celui de laisser la liberté de remporter les grains que leur surabondance ferait tomber au-dessous de leur vrai prix.

XIII. L’exportation opérant une augmentation de concurrence entre les acheteurs, et l’importation une augmentation de concurrence entre les vendeurs, la liberté d’exporter et d’importer assure la double concurrence la plus étendue qu’on puisse espérer.

XIV. La plus grande concurrence de vendeurs et d’acheteurs étant continue, le blé se maintient continûment à son vrai prix ; c’est-à-dire au prix toujours proportionnel à la quantité et au besoin de la denrée.

XV. Quand, par l’événement des récoltes, il y a peu de grains à vendre et beaucoup d’acheteurs, la denrée se vend à l’enchère. Quand au contraire, il y a peu d’acheteurs en proportion de la quantité des grains, ils se vendent au rabais. Quand la liberté d’importer et d’exporter met en concurrence toute la denrée et tous les acheteurs, il
n’y a plus de rabais ni d’enchère dans la vente. Les grains sont donc à leur vrai prix, à quelque taux qu’il se fixe par le concours de tous les acheteurs et de tous les vendeurs régnicoles et étrangers.

XVI. Il serait évidemment absurde et injuste, tant de la part des vendeurs, que de la part des acheteurs, de vouloir vendre au-dessus, ou acheter au-dessous de ce qui est reconnu pour le vrai prix de la denrée par le plus grand nombre possible de concurrents d’achat et de vente, c’est-à-dire, par l’universalité des hommes.

XVII. Il est physiquement impossible : 1° de faire dans l’intérieur une répartition proportionnelle des grains sans une circulation générale qui les mette tous en évidence et en mouvement ; 2° d’établir et de maintenir la circulation générale sans la faculté continue d’exporter et d’importer ; 3° de jouir d’une concurrence générale de vendeurs et d’acheteurs sans la circulation, l’exportation et l’importation ; 4° de connaître jamais le vrai prix du grain, et d’en assurer les avantages au peuple, que par une concurrence générale, effectuée ou possible du dedans au dehors, ou du dehors au dedans du royaume.

On ne croit pas que personne voulut avouer les contradictoires de ces faits et de ces assertions ; c’est donc par préjugé ou par intérêt qu’on adopte des conséquences qui ne pourraient s’accorder qu’avec ces contradictoires.

Au reste, si les adversaires de la liberté prétendent qu’on n’ait pas aplani toutes leurs difficultés, ils n’ont qu’à les rendre publiques, on prend ici l’engagement d’y répondre. On a fait de vains efforts pour leur épargner cette peine, en tâchant de les imaginer.

À l’égard de ceux qui, n’ayant pas le temps ou la volonté d’approfondir cette matière, parlent contre la liberté, ou parce qu’elle leur paraît un principe nouveau et contredit par la nature, ou parce que la France a été florissante malgré ses anciennes prohibitions ; ils ne se prêteraient qu’à une réponse courte : la voici. — Quand une nation, dont la liberté est gênée sur plusieurs branches de commerce de ses denrées, se trouve riche et puissante, il ne faut pas en conclure que ses richesses et sa puissance soient le fruit de ses lois prohibitives. La santé n’est jamais le fruit d’un poison lent. Mais il faut en conclure que sa constitution est si vigoureuse, qu’elle a pu résister pendant longtemps à l’impression malfaisante de ces mauvaises lois. Si, par quelque cause que ce fût, on voyait diminuer les richesses et les forces de cette même nation, il y aurait un moyen prompt de la ramener à sa première vigueur, et de l’augmenter encore. Ce moyen sûr, et peut-être unique, serait de détruire successivement toutes les lois prohibitives en fait de commerce. La liberté répand partout un air salubre et nouveau qui vivifie. C’est l’air natal.

 

P. S. On croit devoir faire imprimer une lettre qui, par toutes sortes de raisons, doit fortifier les vrais principes. Un effet si salutaire doit faire perdre de vue que c’est une lettre particulière et dont le public semblait devoir être privé. Elle appartient à la nation par l’importance de son objet, et l’humanité entière serait en droit de la réclamer.

Lettre écrite à M. le Contrôleur-général, le 13 juin 1768, par M. Bérulle, premier président du Parlement de Grenoble.

Le Parlement me charge, Monsieur, de vous marquer que, s’il a différé jusqu’à présent de vous informer, ainsi que M. le duc de Choiseul, des succès qu’ont eus dans son ressort la déclaration du 25 mai 1763 et l’édit du mois de juillet 1764 concernant la liberté du commerce des grains, tant dans l’intérieur du royaume, qu’avec l’étranger, ce n’est ni pour refuser à des lois aussi sages, et qu’il désirait depuis si longtemps, l’hommage qui leur est dû, ni pour se dispenser d’en témoigner sa reconnaissance à deux ministres qui y ont autant contribué ; mais il a cru devoir s’assurer de plus en plus, par l’expérience de quelques années, de la bonté des effets que ces lois ne pouvaient manquer de produire ; et leur utilité est aujourd’hui tellement reconnue, que vainement attendrait-on davantage pour en acquérir de nouvelles preuves. Qu’il nous suffise de vous observer, Monsieur, qu’avant que la liberté de la circulation des grains fût introduite, les marchés de la province, dépourvus de cette denrée nécessaire, dès la première année de stérilité, parce que nulle autre n’osait lui en fournir, n’offraient de subsistance qu’aux citoyens aisés, qui se trouvaient en état de donner un prix excessif du peu qui s’y rencontrait ; au lieu que trois récoltes des plus mauvaises que l’on ait eu depuis bien longtemps en Dauphiné, l’ayant successivement désolé depuis cette époque, l’abondance des grains n’en a pas moins subsisté constamment dans tous nos marchés, sans exception d’un seul, et à un prix très inférieur à celui qu’on les payait auparavant dans les temps de disette. Ajouterons-nous encore qu’une foule de bras inutiles, et qui laissaient précédemment une partie de leurs terres incultes dans différents cantons de cette province, parce qu’ils n’attendaient alors d’autres fruits de leurs travaux, qu’une subsistance superflue dans des temps d’abondance, et une ressource insuffisante dans ceux de calamité, s’occupent à présent à l’envi les uns des autres, de cultiver leurs champs, par l’appât du profit qu’ils sont toujours certains d’en retirer. Tel est, Monsieur, le récit succinct, mais frappant, que le Parlement me charge de vous faire et à Monsieur le duc de Choiseul, des avantages qui résultent pour les peuples de son ressort, de l’édit et de la déclaration dont il s’agit. Et, si vous jugez à propos d’en rendre compte au roi, la compagnie vous prie d’offrir en même temps en son nom à S. M. les remerciements les plus respectueux et les plus soumis d’un bienfait aussi signalé.

J’ai, etc.

 

 

 

———————

[1] C’est ce qui arriva pendant la cherté des années 1692, 1693 et 1694. Voyez les Faits qui ont influé, etc., page 18.

[2] On entend par setier, celui de Paris. Il pèse 240 livres, poids de marc. 

[3] Personne ne sait, même à peu près, à quoi monte une de nos récoltes ordinaires. Mais en s’arrêtant à l’évaluation la plus commune, qui est de 45 millions de setiers, et en supposant le prix du setier à 18 livres, leur valeur serait de 810 millions. 

[4] Voyez l’écrit intitulé : Faits qui ont influé sur la cherté, etc., page 22. On en trouve des exemplaires chez Desaint, rue du Foin Saint-Jacques. 

[5] Voir l’écrit intitulé : Faits qui ont influé sur la cherté, etc., page 28 et suiv. 

[6] Voyez l’écrit intitulé : Faits qui ont influé sur la cherté, etc., page 36, où se trouve un état général de trois en trois mois, des exportations et des importations qui se sont faites depuis le 1er octobre 1764, jusqu’au 1er octobre 1767. 

[7] On n’ignore pas qu’un arrêt du Conseil, du 17 septembre 1754, avait permis la circulation des grains dans l’intérieur ; mais cet arrêt n’a produit aucun effet. Il est bon de remarquer qu’il n’autorisait la circulation que par terre et par les rivières ; les communications par mer restaient sous la prohibition. Celui qui rédigea cet arrêt n’avait pas la carte de France sous les yeux. 

[8] Ceux qui supposent la production annuelle de 45 millions de setiers, verront que l’exportation n’a pas fait sortir la 80e partie de nos récoltes. Si l’on suppose de plus que la population est de 18 millions d’âmes ; que la consommation proportionnelle est d’environ deux setiers par tête ; l’exportation d’une année se trouvera au-dessous de cinq jours de subsistance pour le royaume. Enfin, de quelque hypothèse qu’on parte sur la production, la population, la consommation, on trouvera toujours que les 546 000 setiers exportés méritent à peine d’être comptés dans la somme des subsistances nationales. 

[9] En supposant seulement six millions d’ouvriers, le retranchement d’un sou par jour monterait à près de cent millions par an. 

[10] Cet ouvrage a été imprimé in-4° chez Durand, rue Saint-Jacques. Voyez la page 280 et les suiv.

[11] On en a dit la raison ci-dessus page 15. 

[12] Page 288 des Recherches, etc.

[13] Voyez p. 75 et suiv. 

[14] Recherches sur la population, page 281-282. 

[15] Voyez les Faits qui ont influé sur la cherté des grains, page 28 et suiv. 

[16] Voyez cette table page 293 et suiv. des Recherches sur la population.

[17] Recherches sur la population, page 284-285.

[18] Recherches sur la population, page 288. 

[19] La mine de blé à Rouen pèse 140 livres.

[20] Recherches sur la population, page 291. 

[21] Voyez dans les Œuvres de Ramazzini, professeur en médecine à Modène, imprimées à Londres en 1718, le traité De morbis artificum.

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