Préface et notice introductive à l’abrégé de la Richesse des Nations d’Adam Smith

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, Abrégé de la Richesse des Nations d’Adam Smith, 1888, 2ème édition, 1908. — Préface et notice introductive.


PRÉFACE

Notre petit volume est composé d’extraits empruntés aux Recherches et choisis dans la partie de cet ouvrage qui nous a paru la plus instructive et la plus originale. Nous avons laissé de côté les digressions et quelques chapitres dont la lecture pourrait fatiguer l’attention du lecteur. Nous nous sommes borné quelquefois à citer des fragments intéressants. Si nous n’avons presque rien emprunté à la dernière partie de l’ouvrage relative à l’examen des systèmes d’économie politique et des théories fiscales, c’est parce que cette partie du livre a triomphé définitivement dans l’opinion de tous les hommes éclairés des théories et des pratiques blâmées par l’auteur. Les idées qu’Adam Smith a victorieusement combattues n’ont plus cours que chez les hommes sans culture et ne sont guère défendues que par les personnes qu’inspire l’intérêt privé. Notre publication ne saurait convaincre ni les uns ni les autres.

Nous avons pris pour texte la traduction de Germain Garnier, qui a servi à la publication de plusieurs éditions des Recherches, en ayant soin d’en écarter toutes les notes dont on l’a chargée. Nous n’avons voulu présenter au lecteur que le texte d’Adam Smith.

Quant au plan de l’ouvrage, il nous a semblé inutile de l’exposer après l’auteur. Nous avons préféré publier simplement la table des matières telle qu’elle a été rédigée par Joseph Garnier.

 


NOTICE SUR LA VIE ET L’OEUVRE D’ADAM SMITH.

La biographie d’Adam Smith est courte. Fils posthume d’un contrôleur des douanes, il naquit à Kirkcaldy en Écosse, le 5 juin 1723, fut élevé par sa mère et destiné à l’état ecclésiastique, dans lequel il refusa de s’engager. Il enseigna les belles-lettres et la rhétorique à Édimbourg, puis la logique et la philosophie morale à Glasgow. En 1759, à trente-six ans, il publia la Théorie des sentiments morauxdont le grand succès le fit choisir pour conduire sur le continent le jeune duc de Buccleugh. Après un voyage de trois ans environ, il arrivait à Londres en octobre 1766, passait dix ans dans la retraite à Kirkcaldy et publiait en 1776, à cinquante-trois ans, ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Ensuite il entrait dans l’administration des douanes, et mourait en 1790, âgé de soixante-sept ans.

Cet homme, dont la biographie est si courte, la vie si calme, qui n’eut ni passions, ni roman, ni fortune, ni héritiers, a cependant laissé une trace profonde dans l’histoire du genre humain, grâce à l’activité féconde et bienfaisante de sa pensée. Ce n’est pas dans la biographie de l’homme privé qu’il faut étudier Adam Smith, c’est dans ses travaux intellectuels, notamment dans ses deux grands ouvrages et surtout dans le dernier.

Remarquons d’abord le caractère encyclopédique des études, des goûts et de la pensée d’Ad. Smith. Dès l’enfance il se distingue par une admirable mémoire et par le goût de la lecture. Il étudie les mathématiques, les lettres anciennes, la rhétorique, la théologie, la logique, le droit, l’histoire, la philosophie, la morale et songe à écrire l’histoire de la civilisation. Prend-t-il une chaire, son enseignement déborde et captive les auditeurs par l’originalité de sa pensée. Toujours heureux, il obtint le succès et ce succès complet n’est jamais supérieur au mérite du professeur et de l’écrivain.

Celui-ci est merveilleusement servi par le milieu social. Loin d’être isolé, il travaille en plein courant et trouve ainsi partout des collaborateurs. Sa pensée est celle de son temps : chercher dans l’observation scientifique les règles du droit, de la morale, de la politique, les principes de la civilisation.

Il n’y a pas lieu d’insister ici sur le premier grand travail d’Adam Smith, la Théorie des sentiments moraux. Il a été peut-être loué et critiqué outre mesure. Son originalité et son mérite consistent en ceci surtout que c’est, à notre connaissance, la première tentative ayant pour but de fonder la morale sur une observation méthodique et scientifique, a posteriori, des instincts humains, en dehors de toute conception religieuse et métaphysique. Que l’auteur n’ait pas réussi pleinement dans cette tentative, il ne faut pas s’en étonner. Nous savons assez aujourd’hui que c’est par les tâtonnements successifs d’un assez grand nombre de collaborateurs qu’on peut, sinon atteindre le but, au moins en approcher. Au temps d’Adam Smith, la tentative de fonder la morale sur l’observation scientifique était très hardie, et aujourd’hui même un grand nombre de nos contemporains n’admettent pas qu’elle puisse réussir.

C’était sous l’empire de la même pensée ou plutôt du même sentiment qu’Adam Smith concevait et écrivait ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Le sujet semblait plus restreint, mais au fond c’était toujours le même, considéré dans une de ses parties. Au lieu de porter le regard sur l’ensemble de l’activité humaine, le penseur n’en étudiait qu’une branche, l’activité industrielle et commerciale.

Dans ce nouveau champ d’investigations, il rencontrait plus de collaborateurs et d’émules que dans le premier. Déjà les discussions sur la formation et la distribution des richesses retentissaient dans toute l’Europe et occupaient les penseurs. Les économistes français tenaient le premier rang et se vantaient même d’être en possession de la vérité, pendant qu’Adam Smith élaborait son grand ouvrage avec une ardeur patiente. Leurs travaux étaient son point de départ : il les étudiait avec soin, les critiquait et les surpassait par des études plus larges qui donnaient à l’économie politique une forme nouvelle et beaucoup plus compréhensive.

Le succès des Recherches fut immense et durable, à ce point qu’on a pu dire sans trop d’exagération que ce livre marquait une époque dans l’histoire de la civilisation. En réalité, son éclat avait jeté dans l’ombre tous les travaux antérieurs sur le même sujet, tellement qu’on a qualifié l’auteur de « père de l’économie politique. » Ses prédécesseurs sont tombés dans l’oubli, et lorsqu’on a voulu donner à l’exposition de la science une forme didactique, on a adopté et conservé les formules d’Adam Smith, même après qu’elles avaient été modifiées, rectifiées et remplacées par les travaux des économistes postérieurs.

Cette superstition dont les Recherchesont été l’objet pendant trois quarts de siècle au moins a été quelque peu nuisible à la science. À mesure que les commentateurs multipliaient les réserves, les restrictions, les rectifications et observations de toute sorte, l’exposition devenait moins claire : c’était comme un coran noyé dans une multitude de commentaires, œuvre d’esprits très inégalement élevés et cultivés. C’est ainsi qu’un livre de la plus haute valeur a été pendant un temps un obstacle à l’enseignement de la science dont il avait hâté les progrès.

Il n’y avait là ni faute de l’auteur, ni faute de l’ouvrage. Le mal tenait à l’idée fausse que des esprits médiocres ou trop peu cultivés se faisaient de la science, en la personnifiant en quelque sorte. La science, quelle qu’elle soit, ne se personnifie point, et il n’y a ni sacrilège ni même injustice à critiquer et rectifier au besoin les formules de ses plus illustres serviteurs, ni à relever en termes formels les erreurs qu’ils peuvent avoir commises. Mais à mesure que les rectifications se multiplient, il devient nécessaire de substituer aux premières nomenclatures des nomenclatures nouvelles, travail considérable, pénible, ingrat, presque toujours contesté ou négligé, ou mal compris, mais utile et propre entre tous à favoriser les progrès des sciences, particulièrement des sciences sociales. C’était le travail qu’avait fait Adam Smith en substituant des formules nouvelles à celles de nos physiocrates. Nous reviendrons bientôt sur cette partie de son œuvre.

Ici nous devons toucher une question peu importante et mal posée, mais qui a été soulevée plus d’une fois, celle de savoir si le livre des Recherches était original, s’il ne devait pas beaucoup, soit à Steuart, soit aux physiocrates, s’il n’était pas jusqu’à un certain point un plagiat.

Cette question atteste que ceux qui la posent ou n’ont pas lu les livres dont il s’agit, ou n’ont aucune connaissance des conditions du travail scientifique. L’ouvrage de Steuart, très médiocrement pensé et mal écrit, est un des moins suggestifs qui existent ; ceux des physiocrates, quoique pour la plupart médiocres de forme, ont une tout autre originalité, et il est incontestable qu’Adam Smith a connu les livres et causé avec leurs auteurs. Il a travaillé sur le même fond d’idées, mais à un point de vue qui lui était propre : la délimitation du sujet et l’ordonnance de son livre lui appartiennent, et son ouvrage est rempli de formules et d’aperçus qui constituent de véritables découvertes. Nous ne connaissons pas de livre de ce genre qui soit plus original et même plus personnel que le sien.

Sans doute il a causé et discuté peut-être avec Steuart, Quesnay, Turgot, Mercier de La Rivière ou Dupont de Nemours et il a profité de leurs conversations, de leurs idées, de leurs travaux mais il y a ajouté son travail propre et donné à la science une nouvelle forme très différente de la première ; il a conservé leurs découvertes, et rectifié leurs erreurs autant qu’il l’a pu, sans pour cela réussir à donner à la science une forme définitive. De nombreux penseurs ont travaillé sur son livre comme il avait travaillé lui-même sur ceux de Steuart ou des physiocrates. Il ne mérite donc à aucun degré l’accusation de plagiat, que personne n’a songé à élever contre les économistes qui l’ont suivi et qui ont plus ou moins ajouté aux résultats obtenus par lui.

Un livre de la nature des Recherchesne s’improvise pas et ne naît pas spontanément à un jour donné de l’imagination de son auteur. C’est le résultat d’une élaboration lente dont le commencement est obscur et le développement capricieux, qui agit sur une masse considérable de matériaux, faits, discours, conversations, observations personnelles, sur lesquels l’auteur établit des réflexions, des comparaisons, et conclut enfin, lorsqu’il en est capable, par donner à sa pensée une ordonnance et une expression, une forme en un mot. C’est ainsi qu’Adam Smith a tiré son œuvre de ses lectures, de ses conversations, non seulement avec les économistes et les philosophes, mais avec les marchande, les gens de métier, apprenant de chacun d’eux quelque chose et faisant la grande œuvre qui porte son nom et qui lui appartient bien en propre.

On pourrait peut-être reprocher à Adam Smith de n’avoir, dans les pages qu’il a données aux physiocrates, considéré que le côté faible de leur œuvre et d’avoir, comme le vulgaire, signalé avec trop de soin leur emphase et ces expressions ridicules qui avaient fait craindre à Turgot lui-même d’être pris pour l’un d’eux. Mais, quant au premier point, il est certain qu’Adam Smith, placé en face d’une école accréditée qui professait des erreurs évidentes, a dû être frappé surtout de ces erreurs et les signaler. Dans son temps d’ailleurs, on comprenait moins qu’aujourd’hui que toute science est une œuvre collective d’une durée très longue, dans laquelle les travaux de chaque ouvrier occupent assez peu de place, et dont personne ne peut se flatter d’avoir dit le dernier mot. Au siècle dernier on aspirait encore à la science finie, et nous sommes porté à croire que cette aspiration ne fut pas étrangère à Smith, lorsque nous considérons le soin avec lequel il veilla à la destruction de ses manuscrits, de ses œuvres imparfaites.

Dans les recherches relatives aux sciences sociales, l’originalité consiste moins à découvrir des phénomènes nouveaux, chose à peu près impossible, ou à faire des observations qui n’aient jamais été faites, qu’à déduire des observations anciennes ou nouvelles les conséquences qu’elles comportent légitimement. Nous trouvons une preuve de cette assertion dans le livre même d’Adam Smith. S’il est un phénomène dont on puisse à bon droit lui attribuer la découverte, c’est celui qu’il a lui-même désigné sous le nom de « division du travail », et dont il place la description en tête de son œuvre. Eh bien ! ce phénomène avait été vu assez clairement par les physiocrates, par Turgot, notamment, mais par le côté négatif seulement. Ils avaient montré qu’une société s’appauvrirait si elle réduisait la division du travail qui existe entre ses membres. Était-ce voir que la division du travail est une cause d’accroissement de richesse ? Oui et non, mais à coup sûr ils n’avaient pas montré cette vérité dans son éclat, comme la montra Adam Smith.

Bien d’autres avaient vu avant ce penseur et avant les physiocrates les effets de la division du travail, mais personne ne les avait indiqués aussi clairement et aussi simplement que Platon. Qu’on lise ou qu’on relise le second livre de sa République, et on y trouvera les principales considérations qui ont si justement frappé l’intelligence d’Adam Smith. Comme celui-ci, Platon voit dans la division du travail un moyen d’augmentation de richesse, et le lien qui rattache les hommes les uns aux autres, qui établit et conserve la société civile. Est-ce à dire qu’Adam Smith ait copié Platon ? Non assurément. A-t-il été inspiré par la lecture de Platon ? Rien n’est moins certain, ni même moins probable. En tous cas, l’enseignement qui ressort des deux livres est tout à fait différent. Platon conclut à fonder la division du travail sur un régime de castes, voulant ainsi établir cette division par un acte législatif. Smith, au contraire, voit dans cette division un lien naturel qui rattache ensemble tous les hommes, à quelque race et à quelque nation qu’ils appartiennent, quelque soit le climat sous lequel ils habitent et le gouvernement sous lequel ils vivent : il conclut, comme les physiocrates, au laisser faire. Il a inventé et donné aux hommes un enseignement d’une utilité incomparable.

A-t-il fait œuvre définitive ? Ses contemporains l’ont cru et il a pu le croire lui-même. Cependant quelques penseurs relativement obscurs sont venus sur ses traces étudier la division du travail et relever des avantages qu’il avait omis, glaner après la moisson en quelque sorte. L’un de ces glaneurs reprend l’étude entière du sujet, le creuse et constate qu’Adam Smith n’a vu qu’un côté des choses, que les hommes ne divisent pas le travail pour le diviser, que souvent, au lieu de partager les professions, ils se réunissent par des arrangements particuliers, qu’il faut, par conséquent, dire coopérationlà où Adam Smith avait dit « division du travail ». Non seulement ce glaneur, M. Wackefield, établit sa rectification par des arguments incontestables, mais il en tire une théorie de la colonisation qu’il a le bonheur d’appliquer et dont il fait une démonstration expérimentale. Est-ce là une réfutation d’Adam Smith ? Non, c’est une rectification féconde, et on peut dire une suite, un admirable résultat de ses travaux. En conservant ainsi dans leur cadre, qui est l’histoire de la science, les travaux d’Adam Smith, nous n’ôtons rien à la gloire de ce grand penseur. Mais nous devons, pour être juste, ne pas oublier ses prédécesseurs, les physiocrates, qui, les premiers, avaient vu l’économie politique comme une science nouvelle à élever en appliquant à l’étude des phénomènes sociaux la méthode et les procédés employés avec succès dans les sciences mathématiques et naturelles. Cette science embrassait, dans leur pensée, toute l’activité humaine et devait éclairer tous les arts sociaux. Les travaux entrepris par eux pour la formuler furent imparfaits, hâtifs, peu liés ensemble ; on voulait conclure et on courait aux conclusions avec précipitation ; on n’en faisait pas moins dans l’étude des phénomènes commerciaux des découvertes importantes : ils voyaient très distinctement l’unité du genre humain et un droit nouveau. Ces services ne peuvent être méconnus et nous font considérer Adam Smith, non comme le père de l’économie politique, mais comme le continuateur des physiocrates, qui les a surpassés sans effacer leurs travaux.

Lorsque l’on compare le sort de l’économie politique en France et en Angleterre, on est frappé d’un étrange contraste. En France, on débute par un grand succès. On a trouvé la conclusion de cette philosophie aux travaux de laquelle l’Europe entière était attentive. On forme, à côté de la cour, qui est tout le pays, un groupe d’hommes distingués par leur position sociale, leur intelligence, leur caractère et liés ensemble par des doctrines communes, entre lesquels s’élève un homme de génie, Turgot ; et l’école avait à peine vingt ans d’existence lorsque cet homme était appelé à diriger le gouvernement, un gouvernement absolu en théorie et en apparence. Là fut l’écueil. L’école était à peine formée ; son personnel ne constituait qu’une coterie assez obscure, et elle prétendait défendre l’intérêt public du roi et de l’État contre tous les intérêts privés des courtisans, des traitants, des cours souveraines, des corporations investies de monopoles industriels. La disproportion des forces était trop considérable dans un pays où les intérêts privés ont la parole haute, tandis que les hommes qui sentent l’intérêt public osent à peine penser. L’avènement des économistes au pouvoir n’eut d’autre résultat que de les faire détester et combattre comme un parti politique opposé à toutes les influences régnantes. Ils furent vaincus presque sans combat : l’opinion les abandonna et ils s’effacèrent. On ne vit plus en eux que des particuliers estimables, animés de bonnes intentions, mais incapables de les mettre à exécution. Les premiers d’entre eux moururent et ne furent pas remplacés.

Cependant, lorsque la Révolution survint, leurs idées étaient loin d’être effacées : elles régnaient plus ou moins dans un certain nombre d’esprits d’élite sous la protection de la grande mémoire de Turgot. On les vit éclater dans la première déclaration des droits et dans quelques lois fondamentales. Mais ces idées, que l’étude n’avait pas complétées et mûries, se trouvaient mêlées à des idées contraires, d’une tout autre origine, et aucun homme ne se rencontra qui eût une autorité suffisante pour les formuler nettement et les dégager. C’est ainsi que les hommes de la Révolution, animés d’idées contradictoires, furent le jouet des événements dont ils n’avaient pas su prendre la direction. Ils avaient voulu concilier Turgot et J.-J. Rousseau, le pour et le contre : c’était l’impossible. Ils échouèrent, et leurs successeurs se débattent encore à l’heure présente dans les mêmes difficultés ; ils vantent l’égalité devant la loi et inclinent vers l’égalité des conditions.

C’est dire assez que les économistes français ont échoué. Lorsque, après la première tempête, leurs compatriotes se sont timidement aventurés à penser, les travaux des physiocrates étaient oubliés à ce point que l’économie politique se présentait comme une importation de l’étranger, sous le nom d’Adam Smith !

Le sort de la science avait été tout différent en Angleterre. Là elle avait débuté par un livre d’un grand éclat et très estimé, les Recherches. Mais l’auteur occupait dans la société un rang obscur et son caractère était modeste. Le livre se présentait seul, loin de la politique, sans l’appui d’aucun parti, d’aucune coterie ; il pouvait donc cheminer sans rencontrer sur son passage les clameurs hostiles et implacables d’intérêts privés menacés. Il put pénétrer lentement les esprits cultivés, jusqu’au moment où un grand homme d’État, sir Robert Peel, inspiré par un grand apôtre, Cobden, en fit pénétrer dans la politique quelques doctrines seulement, celles relatives à la liberté des échanges. Ce triomphe était obtenu par la discussion publique, grâce aux institutions libres, et le peuple qui avait accepté ces doctrines a réussi à les maintenir jusqu’à ce jour contre l’énorme réaction amenée dans le monde entier par l’élévation rapide des classes de la société les moins éclairées.

Il est vrai que le succès des idées libérales en Angleterre et la vigueur de leur résistance tient aussi beaucoup à ce que les Anglais sont en possession du commerce international, et que les intérêts de ce commerce sont étroitement liés à la liberté. Mais le succès obtenu, tel quel, est dû pour une très grande partie à l’œuvre d’Adam Smith, qui avait déjà fait disparaitre les primes, les restitutions de droits, le système colonial et une multitude de combinaisons absurdes condamnées par les hommes éclairés de tous les pays.

Le livre d’Adam Smith a continué les travaux des physiocrates en y ajoutant beaucoup, et comme ces travaux n’étaient concentrés dans aucun ouvrage d’ensemble, ils ne sont arrivés devant le grand public que par la publication des Recherches. C’est à dater de cette publication que tous les hommes éclairés ont eu sur la société humaine des idées et des sentiments que leurs devanciers ne connaissaient point. Ce livre a été la conclusion et le couronnement de la philosophie du dix-huitième siècle.

A-t-il été la dernière expression de la pensée de l’auteur ? On pourrait le croire, lorsque l’on considère qu’il a vécu quatorze ans après cette publication, occupé par ses fonctions de modeste employé de douane, sans entretenir le public de nouvelles études. Cependant il est certain qu’il avait songé autrefois à des travaux plus étendus, notamment sur le droit, et même à une histoire de la civilisation. Peut-être, après avoir conçu l’idée de vastes études sur l’ensemble de l’activité humaine et avoir abordé successivement deux branches, la morale et l’économie politique, avait-il reconnu que ses forces ne lui permettraient pas d’aller plus loin et qu’après le grand effort qu’il venait de faire, il fallait prendre du repos.

Adam Smith a laissé dans les souvenirs de ceux qui l’ont connu une impression profonde. Ils ont admiré l’étendue de ses connaissances, la douceur et le charme de sa conversation il savait parler et surtout écouter avec modestie et, ses écrits l’attestent, avec une extrême attention. On a remarqué sa bonhomie et ses distractions. Dans sa vie privée, comme dans ses livres, on trouve en lui le penseur.

Adam Smith appartenait à cette grande philosophie qui étudia pendant la dernière moitié du XVIIIème siècle les conditions de la société humaine. Il en a la hauteur de vues, le calme, la sérénité, le caractère bienveillant, l’absence de préjugés professionnels, nationaux, de secte ou de parti. Il fut un des membres illustres de cette grande école britannique dont John Stuart Mill, nous le craignons, a été le dernier représentant.

Il est difficile, lorsqu’on étudie Adam Smith, de ne pas céder à la tentation de le comparer à Turgot. L’un et l’autre ils ont été remarquables par leur grande mémoire, leur passion pour la lecture, leur amour des sciences et des lettres ; tous deux ils ont cherché la haute culture intellectuelle, étudiant l’histoire, la philosophie, le droit, l’économie politique ; tous deux aussi ils ont étudié la théologie et refusé de s’engager dans les ordres ; tous deux ils ont conçu l’idée de l’histoire de la civilisation et possédé à un très haut degré l’esprit d’observation et l’aptitude à rattacher les faits sociaux aux lois qui les régissent ; tous deux vécurent en sages, presque exempts de passion dans les « temples sereins » du poète, et moururent avant la vieillesse. Peut-être Turgot eut-il un génie naturel supérieur, une intelligence plus prompte et plus pénétrante, un peu plus de chaleur d’âme ; mais les deux intelligences et les deux caractères sont bien de la même nature et de la même trempe.

La différence de leur naissance fit peut-être la différence de leurs destinées. Turgot gaspilla sa vie dans l’exercice des fonctions publiques, tandis qu’Adam Smith concentrait la sienne dans des études qui ont été plus utiles que tous les travaux administratifs et ont élevé à sa mémoire un monument durable.

II.

Occupons-nous maintenant des Recherches, considérées par le côté technique, au point de vue de l’enseignement économique dont ce livre a été la base depuis plus de cent ans.

Remarquons d’abord que, dans la pensée de l’auteur, son ouvrage n’avait pas cette destination : il était écrit pour les gens du monde éclairés, nombreux en Europe et en Amérique à l’époque de sa publication. C’est le simple exposé des résultats d’une étude dont l’objet principal est bien déterminé, mais qui n’a rien de didactique ni de rigoureux. On s’en est aperçu lorsqu’il a fallu venir aux définitions, et alors on a blâmé à tort la forme du livre, faute d’en avoir compris le caractère. Adam Smith avait jeté une grande lumière sur une matière très obscure, mais il était encore loin d’avoir pénétré le fond des choses et, à mesure qu’on y a regardé davantage, les formules de son exposition ont vieilli. Essayons de le montrer par quelques exemples.

 Nous avons déjà dit que ce qu’il appelle la « division du travail » n’est autre chose qu’un effet de la coopération du genre humain tout entier, dans l’espace et dans le temps, et que la division du travail n’est qu’une forme de coopération.

Adam Smith rattache avec raison la division du travail à l’échange ; mais il semble considérer l’habitude d’échanger comme une habitude première, un instinct en quelque sorte. L’instinct primitif n’est pas d’échanger, mais de prendre, par la violence ou la ruse, s’il se peut, et par l’échange, si l’échange coûte moins de travail. L’échange est le résultat d’une combinaison raisonnée l’instinct primitif est le besoin qui pousse l’homme vers l’objet dont la possession peut le satisfaire.

L’échange est un moyen de partage entre les hommes des richesses produites par leur industrie, et ce moyen de partage n’est pas le seul ; l’autorité en est un autre.

La nécessité et la fécondité du capital ont été très bien exposées par Adam Smith, et il a montré les phénomènes extérieurs de sa formation. Mais il n’en a pas vu la source, la cause originelle. Aussi, lorsqu’il a dû parler du partage des revenus, n’a-t-il pas essayé de dire pourquoi une part était attribuée au capitaliste proprement dit et au propriétaire foncier. Il n’a pas vu davantage dans le profit de l’entrepreneur la prime pour le risque encouru par la direction donnée à l’entreprise, le risque de mévente des produits. On peut dire que s’il comprend dans une certaine mesure la mobilité de l’industrie, il n’en a pas le sentiment.

Ces critiques semblent subtiles et les lacunes que nous signalons peu importantes. De là vient cependant qu’une partie de l’exposition de Smith est conçue en termes équivoques et dont se sont prévalus à bon droit ceux qui depuis soixante ans ont attaqué la propriété.

C’est à peine si, au temps d’Adam Smith, quelques rares écrivains peu accrédités avaient mis en question l’institution de la propriété privée. Les physiocrates ne l’avaient pas discutée et semblaient supposer qu’elle naissait spontanément de la liberté du travail. L’auteur des Recherches, écrivain très circonspect et animé de l’amour des hommes, y avait-il réfléchi ? On peut le croire, on peut penser même qu’il a eu des doutes et que s’il ne les a pas exprimés, c’est qu’il a craint de susciter une cause de discorde en posant un problème redoutable dont il ne pouvait donner la solution.

Quoi qu’il en soit, il a énoncé une proposition chère aux socialistes, lorsqu’il a dit que le travail constituait la valeur réelle de toutes les marchandises, sans avoir montré d’autre travail que celui des bras. Dans l’échange courant, cette proposition serait inexacte, même en considérant les travaux de toute sorte. L’échange a lieu « par l’accord de deux volontés », comme l’avait dit Turgot, et toute volonté est mobile, dirigée par des désirs changeants, qui varient de nature et d’intensité d’un instant à l’autre. L’échange est l’accord du besoin actuelde ceux qui y concourent, et on pourrait dire à la rigueur que les considérations du travail n’y entrent pour rien.

Mais chacun travaille dans l’espoir d’obtenir une certaine rémunération de son travail, un certain prix. Voilà pourquoi la conception du coût de production, tout abstraite qu’elle soit, n’est pas chimérique. Seulement elle ne s’est dégagée et n’a été définie qu’après Adam Smith. La proposition qui fait du travail la mesure de la valeur est inexacte, et elle serait telle, même dans le cas où il n’y aurait au monde que du travail musculaire, qui coûte plus au paresseux et au faible, tandis qu’il coûte moins à l’homme énergique et fort.

Dans son analyse des éléments du prix des choses, Adam Smith expose comment se perçoivent les loyers, les fermages et l’intérêt, sans qu’on puisse supposer en le lisant que ces revenus rémunèrent un travail continu, indispensable à l’industrie, qu’on peut obtenir de bon gré ou par contrainte, mais qui ne peut être suspendu ni surtout supprimé. Ces rémunérations semblent attribuées à des parasites et sont en l’air en quelque sorte dans son exposition, suivie par la plupart des économistes postérieurs.

Dans le chapitre relatif aux salaires, Smith est allé plus loin. Il a constaté qu’à l’origine, l’ouvrier avait la totalité du produit, que plus tard il avait dû payer un loyer, un fermage, un profit, et que la part du prix du produit qui lui restait était chaque jour moindre. Après qu’on a dit que tout ce que les hommes échangent est du travail, sans avoir dit que tout travail n’est pas musculaire, dire que la part de l’ouvrier dans le prix des produits diminue à mesure que l’industrie fait des progrès, n’est-ce pas suggérer que l’ouvrier est dépouillé ? On sait combien de fois et en quels termes violents les socialistes, s’autorisant de l’exposé de l’auteur des Recherches, ont affirmé depuis soixante ans que l’ouvrier était dépouillé de ce qui lui appartenait.

Les deux assertions d’Adam Smith sont exactes. Malheureusement elles sont incomplètes, et une assertion incomplète est erronée. En effet, si on prend l’énonciation partielle d’un phénomène comme l’énonciation de tout le phénomène on se trompe. Il est bien vrai que tous les produits naissent du travail, mais il y a du travail de plusieurs sortes. Le travail musculaire de l’ouvrier est appelé et dirigé par celui de l’entrepreneur au moyen des capitaux que crée et conserve le travail d’épargne ; tous ceux qui reçoivent une part du prix du produit ont concouru par un effort à sa production. Il est vrai encore que dans l’industrie primitive de la cueillette, il n’y a que du travail musculaire, et que l’ouvrier prend à bon droit la totalité du produit. Il n’est pas moins vrai que, dans cet état d’industrie, l’homme qui a tout le produit est fort exposé à mourir de faim, même lorsqu’il ajoute à ses travaux la chasse et la pêche et se nourrit des animaux les plus dégoûtants. Mais dès qu’il invente des engins pour augmenter sa puissance productive et obtenir par l’épargne des moyens d’existence plus abondants et mieux assurés, ses semblables viennent dévorer ses provisions et lui enlever ses engins de pêche ou de chasse. Alors il lui faut combattre pour se défendre, et la guerre absorbe une grande partie de son travail. Enfin, et probablement après de longs siècles, on aboutit à la création d’un gouvernement chargé de s’opposer par la force aux violences et aux pillages : ce gouvernement doit être payé ; on le paye et la paix entre voisins est établie.

L’ouvrier a-t-il perdu quelque chose à cet établissement ? Non. Il y a gagné, au contraire, de pouvoir consacrer à l’industrie tout le temps qu’il employait à la guerre ; sa condition est devenue plus stable et ses ressources plus abondantes. Alors sa famille augmente en nombre, la population se développe et avec elle la division du travail, la coopération, et ainsi de suite jusqu’à nos jours.

Pendant ce long développement de la richesse et de la civilisation, ce n’est pas l’ouvrier primitif qui a été dépouillé : c’est lui, au contraire, qui est devenu avec le temps propriétaire, capitaliste, entrepreneur, laissant dans des emplois inférieurs ceux que les progrès de son industrie lui avaient rendus nécessaires et avaient appelés à l’existence. Avant les progrès de l’industrie, ces collaborateurs inférieurs n’avaient pas de place sur la terre ; ils n’auraient pu vivre. Ce n’est pas d’eux qu’on peut dire qu’ils ont été dépouillés. Il est incontestable que, grâce aux progrès de la civilisation, le nombre des hommes est devenu plus grand, beaucoup plus grand qu’à l’origine, et que leur condition est très supérieure à celle des individus qui vivent encore à l’état de peuplades au moyen des industries primitives. Les prélèvements que les socialistes, abusant des expressions d’Adam Smith, présentent comme une diminution du salaire, sont le prix de services rendus qu’un travail plus fécond permet à l’ouvrier d’acheter.

On ne peut certes pas affirmer que les ouvriers d’aujourd’hui descendent de ceux qui sont les derniers venus sur la terre, mais il est plus téméraire encore de les faire descendre de l’ouvrier primitif, du premier chef d’industrie ; car ceux qui ont créé et conservé les capitaux ont évidemment précédé sur la terre ceux auxquels l’existence de ces capitaux a permis de vivre. En fait, des causes qui n’ont rien d’industriel amènent l’extinction d’un très grand nombre de familles riches, tandis que des causes qui, pour la plus grande part, sont industrielles, amènent l’avènement à la richesse d’un très grand nombre de familles pauvres.

Cette discussion, oiseuse d’ailleurs, nous montre bien le côté faible du début de l’exposition d’Adam Smith, qui a considéré le salarié abstraitement comme un être immortel qu’il considère non d’après sa condition réelle, mais seulement quant à la quotité qu’il prend dans le prix du produit. Qu’importe cette quotité, fût-elle minime, si elle fait à l’ouvrier une condition supérieure à celle qu’il avait lorsqu’il gardait la totalité du produit ?

Si ces ouvriers, aidés de machines et bien conduits, produisent 1,000 et reçoivent 200, leur condition est meilleure que si, travaillant sans direction et sans machines, ils produisaient et gardaient 100.

L’analyse de la discussion entre patrons et ouvriers pour la fixation des salaires peut donner lieu à la même critique. L’auteur met en contraste la situation des patrons, qui peuvent attendre, et celle des ouvriers qui ne le peuvent pas ; puis il montre les premiers comme étant en état constant de coalition contre les seconds. Le tableau est au moins chargé. En supposant même qu’il fût exact, en quoi tout cela importerait-il à la science ? Les patrons essayeraient vainement d’abaisser les salaires, s’ils trouvaient sur le marché un nombre d’ouvriers insuffisant, et les ouvriers essayeraient vainement d’élever les salaires s’ils se trouvaient en nombre excessif. Or ce n’est ni la volonté des patrons ni celle des ouvriers qui détermine dans chaque industrie l’importance de l’offre et celle de la demande.

L’habitude d’employer des personnifications générales dans les discussions sociales est dangereuse à plusieurs égards : elle dissimule la réalité des phénomènes et les montre sous un aspect qui n’est pas le vrai. On oppose, par exemple, depuis Adam Smith, le travail et le capital, l’ouvrier, le patron, le propriétaire, etc., abstractions et personnages abstraits. En fait, les salaires, les intérêts, la rente, ne se discutent pas en même temps sur tout le marché ; ils se discutent dans chaque branche d’industrie, dans chaque localité, dans chaque entreprise et la discussion, toujours dominée par la loi de l’offre et de la demande, est conduite de mille manières, selon le caractère des intéressés et selon qu’ils sont plus ou moins bien informés. Adam Smith le savait et l’a dit, mais il l’a oublié plus d’une fois, parce qu’il mêlait l’exposé des lois scientifiques aux études d’application.

Il est bien vrai que, dans la suite de son exposition, Adam Smith pose et discute des questions nombreuses et curieuses plutôt que scientifiques de manière à montrer qu’il avait une connaissance plus exacte de la matière qu’on ne l’aurait supposé en lisant le commencement. Toutefois l’ensemble manque de précision et de clarté.

On peut en dire autant de la partie de son exposition relative à la rente. Dans les longues discussions auxquelles on s’est livré sur cette matière, les partisans des deux opinions opposées ont pu également invoquer l’autorité de l’auteur des Recherches.

Ce mélange, inévitable au début, de considérations théoriques et de considérations pratiques a été nuisible au progrès de la science. Celle-ci se constitue par un ensemble de notions abstraites et simples, tandis que l’application s’occupe surtout des personnes, chose très complexe. Personnifier des conceptions abstraites, c’est substituer le composé au simple, c’est courir en quelque sorte au-devant de l’erreur et susciter des discussions aussi faciles à soulever que difficiles à clore.

Dans toutes les branches de la science sociale les faits sur lesquels porte l’observation sont complexes et ne peuvent être bien étudiés qu’au moyen de l’analyse rationnelle qui les décompose, comme l’analyse chimique décompose les corps que la nature présente à notre observation. Or, ni Adam Smith ni la plupart des économistes qui l’ont pris pour guide ne se sont assez servis de l’analyse rationnelle. En considérant les faits sous leur premier aspect, par à peu près, tels que les voit l’homme du monde, ils ont été impuissants à donner à leur exposition la rigueur scientifique ; mais leurs travaux ont rendu plus faciles ceux de leurs successeurs et ont ainsi atteint le plus haut degré d’utilité auquel on puisse aspirer.

J.-G. COURCELLE-SENEUIL.

A propos de l'auteur

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil a défendu toute sa vie la liberté des banques, ce qui lui a valu d'être redécouvert par les partisans récents de ce système. Il a aussi apporté une contribution novatrice sur la question de l'entreprenariat avec son Manuel des affaires (1855), le premier vrai livre de gestion. Émigré au Chili, il y fut professeur et eut une grande influence sur le mouvement libéral en Amérique du Sud.

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