Préface de la nouvelle édition du livre de Paul Dessaix sur Montchrétien et l’économie politique nationale.
PRÉFACE
Le regain d’intérêt qui se manifeste de nos jours autour des idées de nationalisme économique n’a pas tiré de l’oubli son premier grand théoricien, Antoine de Montchrétien (1575-1621). Nul n’a pourtant voulu plus que lui l’établissement de l’économie française sur des bases nationales ; nul n’a construit un système de pensée aussi complètement tourné vers l’ambition de se protéger de la concurrence des autres nations. En l’étudiant, on ne peut qu’être frappé de retrouver ce qui fait le fond de la doctrine des promoteurs modernes du nationalisme économique, et de lire, pour ainsi dire, leurs arguments, leurs exemples, et leurs préjugés. À la vue de ces similarités, et avec la conviction que les idées ont une force persuasive, nous avons pensé que la réédition de l’étude de Paul Dessaix représentait aujourd’hui une véritable nécessité. Dans ce livre, Dessaix offre en effet une présentation générale de l’œuvre économique de Montchrétien et investigue tout particulièrement sa défense du nationalisme économique et de ses sous-produits traditionnels : l’historicisme, le protectionnisme, la quête de l’autarcie, le bellicisme et la xénophobie. Il montre aussi que cet ancien économiste n’était pas sans mérite du point de vue de la science économique, anticipant maints aspects que nous croyons provenir uniquement de l’esprit d’Adam Smith.
Né en 1575 à Falaise, dans le Calvados, Montchrétien acquiert assez tôt une belle renommée en tant que poète et que tragédiste. Mais cette première carrière est bouleversée en 1605 par un évènement fâcheux : combattant en duel contre un homme, il finit par le tuer ; épouvanté, Montchrétien quitte la France pour l’Angleterre afin de se protéger des poursuites. C’est là que son destin le saisira : parti de France littérateur, il y reviendra industriel, déjà presque économiste. Sans le sou après son émigration forcée, Montchrétien se met en effet à travailler dans une fabrique de couteaux et s’initie aux arts industriels, déjà particulièrement développés en Angleterre. À son retour en Normandie, en 1610, après cinq ans d’exil, il monte lui-même une modeste coutellerie avec l’argent de son épouse. En 1614, sa célébrité non démentie de poète lui vaut d’être convoqué pour la réunion des États Généraux de Paris, en 1614. Pour cette occasion, il compose un Traicté de l’Œconomie Politique qui paraîtra l’année suivante précédé d’une élogieuse dédicace au roi et à la reine mère. Peu gouttée par ses contemporains, cette publication économique ne voile pas sa gloire littéraire passée, d’autant qu’elle s’avèrera sans suite : dès 1619, Montchrétien est tué lors d’un soulèvement huguenot en Normandie.
L’ouvrage de Montchrétien se distingue d’abord et avant tout, dans l’histoire de la pensée économique, par son titre. Avant les innombrables traités d’économie politique publiés en langue française au XIXe siècle, dont les plus notables sont certainement ceux de Jean-Baptiste Say, Destutt de Tracy et J.-G. Courcelle-Seneuil, Montchrétien fait figure de pionnier. Sur la scène internationale, cette primauté ne peut pas lui être davantage retirée, et ce n’est qu’en 1763 que l’italien Pietro Verri l’emploiera dans son sens scientifique, en lieu et place du terme « science économique », qui ne s’imposera qu’à la fin du XIXe siècle. Certains historiens, transformant ce mérite en demi-tort, ont affirmé que l’invention du terme d’économie politique représentait l’unique contribution de Montchrétien digne d’être retenue. « Antoyne de Montchrétien, écrit notamment Joseph A. Schumpeter, semble avoir été le premier à publier un livre sous le titre d’Économie Politique. C’est là, néanmoins, son unique mérite. » [1]
L’utilité de la brochure de Paul Dessaix est de définir d’une manière précise les intuitions, d’une valeur scientifique variable, que Montchrétien présente dans son Traité de l’économie politique. Séparer la paille du grain n’est pas une activité facile, même avec le recul de plusieurs siècles. Dessaix signale cependant plusieurs principes qui, au-delà de certaines contradictions apparentes, font de Montchrétien un économiste de premier rang au XVIIe siècle. Par son traité, d’abord, l’auteur normand inaugure une étude méthodique de l’économie qui peina beaucoup, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à se poursuivre. En opposition aux préventions contraires encore dominantes à son époque — on sort à peine du Moyen âge — Montchrétien admet manifestement le gain matériel et défend la valeur du travail manuel. À la manière de ses successeurs Physiocrates et classiques, il souligne la force du motif de l’intérêt personnel dans les actes économiques des hommes et se prononce en faveur de la concurrence (oemulation) et de la division du travail. Sa défense de l’utilité des machines, à une époque où il y en avait peu, est aussi particulièrement digne de mention en raison des âpres débats qui éclateront au XIXe siècle entre les promoteurs et les adversaires de l’industrialisation. Enfin, bien qu’il s’apparente à un mercantiliste et qu’il reprenne leur politique commerciale et réglementaire, l’auteur du Traité de l’économie politique se fait une conception assez juste de la nature des richesses et reste fidèle au principe de l’invariabilité de la monnaie soutenu par son prédécesseur normand Nicole Oresme au XIIIe siècle.
Ces idées, présentées pêle-mêle, au milieu d’une matière déroutante, méritent-elles le silence et l’affront de Schumpeter ? Nous ne le croyons pas. Et il faut savoir gré à Dessaix de ne pas sombrer dans l’apologie aveugle dont s’est rendu coupable, à notre avis, Théophile Funck-Brentano quand, dans l’introduction de l’édition de 1889 du Traité de l’économie politique, il a présenté Montchrétien comme le fondateur de l’économie politique. Dessaix nous paraît plus juste quand, après avoir appuyé sur les mérites de l’économiste normand, il n’hésite pas à prononcer contre lui quelques fortes réprimandes. Montchrétien avait soutenu que dans le commerce, le profit de l’un est la perte de l’autre — l’auteur rétablit la vérité et prouve que tout échange volontaire est mutuellement avantageux ; il avait défendu l’autarcie économique — il la rappelle impossible et futile.
Reste cependant le nationalisme économique, ou l’économie politique nationale, où les affirmations de Dessaix sont peut-être plus critiquables. On sait qu’à partir de 1850 s’est formée outre-Rhin ce qu’il est convenu d’appeler l’ « École historique allemande » et qui eut comme principaux représentants Friedrich List, Wilhelm Rosher, Gustav Schmoller et Werner Sombart. En opposition avec le cosmopolitisme avoué des économistes français et anglais, cette école voulut fonder la théorie économique sur l’interprétation de l’histoire, permettant ainsi de dégager des vérités qui ne s’appliquent qu’à telle ou telle phase du développement d’une nation. On trouve, de toute évidence, des considérations similaires chez Montchrétien. Au-delà de son patriotisme virulent et de son protectionnisme, la volonté qu’il manifeste de chercher des exemples dans l’histoire et de définir des recommandations valables uniquement pour tel pays dans telle situation donnée, inaugure en effet l’École historique allemande.
Paul Dessaix néglige cependant l’intention politique de cette école : ses fondateurs étaient tous des adversaires résolus de la doctrine d’Adam Smith et de l’école anglaise, opposés au libre-échange et partisans, à l’intérieur de frontières étanches, d’une « économie nationale » soutenue activement par l’État. Leur économie politique nationale, quels que soient ses mérites méthodologiques[2], n’est donc pas exempte de toute arrière-pensée idéologique voire politique, ce que l’auteur ne rappelle malheureusement pas.
Prévenu de cette intention cachée, on lira avec intérêt la brochure de Paul Dessaix sur Antoine de Montchrétien, car elle reste encore à ce jour l’une des meilleures sur cet ancien économiste oublié. Elle nous fait revivre un personnage, que les siècles n’ont semble-t-il pas séparé de nous, puisque ses préoccupations, sa méthode et ses préjugés, sont encore palpables dans notre société.
Benoît Malbranque
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[1] J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome 1, Gallimard, 1983, p.240
[2] Dans notre ouvrage, Introduction à la méthodologie économique, nous avons cherché à montrer qu’ils étaient assez faibles.
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