Préface au guide de l’exposition coloniale

À l’Exposition universelle de 1889, les colonies françaises sont aussi à l’honneur : on présente les productions économiques locales et met en scène des habitants colonisés dans leur costume typique. Pour Paul Leroy-Beaulieu, c’est une image touchante et belle, qui illustre la grande mission colonisatrice de la France. Toutefois, dit-il, la colonisation française doit suivre une toute autre route qu’elle n’a fait jusqu’à présent : il faut respecter l’indigène et ses usages, introduire la décentralisation, etc. C’est ce programme qu’il expose en quelques lignes, dans la préface du guide de l’exposition coloniale.


Colonies françaises et pays de protectorat à l’Exposition universelle de 1889 : guide publié par la Société des études coloniales et maritimes (1889)

PRÉFACE

AU GUIDE DE LEXPOSITION COLONIALE

L’une des parties les plus visitées, les plus animées, les plus admirées de l’Exposition de 1889, c’est celle qui est consacrée aux colonies françaises. 

Ce n’est pas seulement les yeux qui se réjouissent à l’aspect de ces installations variées et pittoresques, de ces indigènes aux types divers et aux vêtements bariolés, de ces produits surtout, si nombreux, si plantureux, si différents des nôtres et les complétant. 

Le cœur et l’esprit éprouvent une satisfaction plus haute. On se dit que notre France fait encore figure dans le monde, qu’elle n’est pas bornée aux 528 000 kilomètres carrés de son territoire européen, qu’elle peut retirer non seulement de l’honneur, mais des profits, de l’intelligente et équitable exploitation des vastes espaces sur lesquels flotte son drapeau. 

La colonisation a été l’objet de beaucoup de malentendus et de méprises. En France, on n’a pas su toujours l’organiser et la conduire avec la prudence, la prévoyance et la persévérance que demande une œuvre aussi complexe et d’aussi longue haleine. 

Les fautes nombreuses commises, depuis quelques années surtout, dans les entreprises coloniales de la France,ont fait penser à quelques esprits que la colonisation est ou inutile ou dangereuse. 

S’il en était ainsi, verrait-on les nations les plus pratiques et les plus habiles du globe, les Anglais, les Hollandais, les Russes, aujourd’hui les Allemands, les Italiens, même les Belges, s’efforcer de créer des colonies, et se livrer, les Allemands et les Italiens surtout, à de grands efforts pour mettre en valeur des territoires qui sont sensiblement inférieurs à ceux que la France occupe ? 

Non, la colonisation en elle-même est bonne ; c’est une œuvre civilisatrice qui profite à la fois au peuple colonisateur et au peuple colonisé. 

Mais la colonisation est un art qui comporte certaines règles dont l’on ne peut, sans péril, s’écarter. 

Les avantages de la colonisation sont les uns directs, les autres indirects. 

Voici les premiers. Un vieux peuple civilisé, armé de machines puissantes, pourvu d’épargnes nombreuses, abondant en hommes instruits, ingénieurs, commerçants, contre-maîtres, ouvriers habiles, peut difficilement se passer de débouchés extérieurs. 

Il a besoin de marché pour l’excédent de sa production, soit de certaines denrées agricoles, soit d’articles manufacturés. Ce marché, il ne peut guère le trouver que dans des pays ayant un autre climat ou un autre sol. L’échange ne vit que de différences. 

Or, les colonies offrent le débouché le plus sûr aux marchandises de la mère-patrie. Les goûts de la population coloniale se modèlent en partie sur ceux de la métropole. La législation est à peu près la même dans l’une et l’autre contrée. Les articles métropolitains n’ont pas à craindre de se voir arrêtés soudain par des droits de douane prohibitifs. 

Dans un pays étranger, les conditions sont bien plus défavorables. Les goûts n’ont plus la même similitude ; les lois sont autres et quelquefois hostiles ; puis fréquemment, les gouvernements et les parlements établissent des tarifs douaniers qui rendent impossible l’accès des marchandises étrangères. 

Ainsi, le marché colonial est toujours plus largement ouvert, plus sûr, plus fixe pour la métropole que le marché étranger

Les colonies offrent ensuite un champ d’emploi aux capitaux surabondants ou aventureux de la métropole. Dans les vieux pays d’Europe, l’épargne est devenue énorme et ne sait trop où s’employer. Une grande partie se déverse dans les pays étrangers. 

Mais ces capitaux, ainsi employés à l’étranger, parfois, courent de grands risques et il peut arriver que, en fortifiant un ennemi actuel ou futur, ils nuisent à la nation dont ils émanent. 

Les pays étrangers qui reçoivent nos capitaux deviennent souvent ingrats. Quand ils ont constitué avec nos fonds un réseau de chemins de fer, n’en a-t-on pas vu qui ont chassé nos conseils d’administration, qui se sont emparés des lignes, et qui, directement ou indirectement, ont ruiné les pauvres capitalistes ayant eu confiance en eux ? La législation étrangère est différente de la nôtre ; nos nationaux n’ont guère de moyens de se défendre devant elle ; ils trouvent parfois des tribunaux, sinon hostiles, du moins prévenus. 

De même pour les gouvernements étrangers ; il en est plus d’un qui a renié sa dette ou réduit sa rente, sans tenir aucun compte des droits du prêteur. 

Dans une colonie, ces dangers d’éviction judiciaire ou légale n’existent pas. Les affaires peuvent être bonnes ou mauvaises ; mais, au moins, le colon ou le métropolitain est assuré que la loi ne le dépouillera pas, que les tribunaux le jugeront avec impartialité.De ce chef, les capitaux surabondants qu’exporte une vieille nation sont assujettis à moins de risques dans ses propres colonies que dans les pays étrangers. 

Les colonies ouvrent encore des débouchés à la partie de la population métropolitaine qui, soit par nécessité, soit par goût, quitte le territoire natal. 

On disait autrefois que la France n’avait pas d’émigration. Elle en a toujours eu un mince filet qui, bien dirigé sur une terre française et propice, eût suffi à former une colonie prospère. 

Depuis que la crise agricole s’est abattue sur notre pays, ce filet d’émigration a singulièrement grossi ; il a pris des proportions importantes et inquiétantes. On a vu ainsi, dans une seule année, une quinzaine de mille Français prendre la route de l’Amérique du Sud. 

Des colonies bien conduites, bien administrées, pourraient attirer, sinon la totalité, du moins une partie de cette émigration. Elle ne serait pas ainsi perdue pour la France ; elle resterait française, quoique expatriée ; elle ferait souche indéfinie de Français ; elle garderait et la langue et les mœurs et les goûts de la patrie. Elle travaillerait pour nos producteurs métropolitains, comme nos producteurs métropolitains travailleraient pour elle. 

En dehors de cette émigration populaire, il y a chez tout vieux peuple, même à population stationnaire, un besoin d’émigration d’un genre particulier. Notre instruction générale, nos écoles spéciales, écoles de commerce, école centrale, écoles d’arts-et-métiers, lancent chaque année dans la vie des milliers de jeunes gens qui ne peuvent tous trouver, sur notre sol étroit, un emploi rémunérateur. 

Ainsi, dépourvue de débouchés exotiques, l’instruction technique très développée devient un leurre et une torture. 

Tous ces jeunes gens iront-ils dans les pays étrangers ? Mais beaucoup de pays étrangers se ferment aujourd’hui systématiquement aux ingénieurs ou aux contre-maîtres d’autre nationalité. 

Une colonie, au contraire, offre un champ fructueux à toute cette élite de la petite classe moyenne et des artisans. Dans une colonie, c’est en général à des jeunes gens de la métropole que sont confiées toutes ces places d’employé de commerce ou de banque, de directeur ou de conducteur de travaux, de contre-maîtres d’usine ; chez un peuple qui a des colonies, la petite classe moyenne et l’élite des artisans ont beaucoup moins de peine à trouver des emplois pour leurs enfants. 

Ceux-ci reviennent ensuite dans le pays d’origine après quinze, vingt ou vingt-cinq ans de séjour ; ils rapportent chez eux une aisance acquise, une expérience du vaste monde ; ils exercent autour d’eux une action vivifiante. 

De là une conséquence indirecte heureuse d’une colonisation bien conduite : l’horizon intellectuel des habitants de la mère-patrie en est élargi ; leurs idées s’étendent ; les familles gagnent en sécurité d’esprit pour le placement et le succès de leurs enfants ; elles craignent moins d’être prolifiques. 

Voilà ce que peut faire la colonisation quand on s’entend à la bien conduire.

Une colonie est pour les marchandises, pour les capitaux et pour les enfants de la mère-patrie une terre plus hospitalière qu’un pays étranger

Mais il y a un art de coloniser, et cet art, quel est-il ? Les applications en sont nombreuses et détaillées, mais les préceptes peuvent se réduire à quelques maximes. 

La colonisation doit avoir en vue la paix et non la guerre. Il faut éviter ce que l’on appelle les colonies militaires. On doit bien traiter les indigènes, procéder envers eux avec équité, ne froisser ni leurs lois ni leurs usagés, même quand ils nous paraissent déraisonnables, maintenir autant que possible en place leurs chefs, leur donner une part équitable dans l’administration, châtier tout pillage, toute exaction, toute hauteur et toute insolence du fonctionnaire métropolitain. À ce prix on a des colonies paisibles.

Il faut instituer une armée coloniale distincte de l’armée métropolitaine, afin de ne pas affaiblir celle-ci, et de ne jamais employer, contre son gré, un jeune homme de la mère-patrie à servir au loin dans un climat parfois dangereux

L’armée coloniale doit se recruter soit parmi les indigènes amis, soit par voie d’engagement avec prime parmi les Européens. Ainsi comprise, l’armée coloniale ouvre une carrière aux esprits aventureux de la métropole. Elle est, en outre, composée d’éléments plus résistants, et l’expérience prouve qu’elle coûte moins cher. 

Dans une colonie, les fonctionnaires doivent être aussi peu nombreux que possible.Il faut les maintenir, quand le climat le permet, longtemps à leur poste, avec un avancement régional. On doit les préparer par des écoles et par des cours, les recruter après des examens, n’y admettre ni les députés, ni les sénateurs, ni ceux qui font de la politique une carrière. La première mesure réduit les faux frais, en diminuant les allées et venues d’un bout du globe à l’autre ; la seconde assure la compétence. 

La colonisation exige beaucoup d’esprit de suite. Le service qui en est chargé dans la métropole ne saurait avoir trop de permanence. Il faut en bannir l’élément remuant qui est représenté par les politiciens tirés des Chambres. Les changements fréquents de système sont encore plus pernicieux qu’un système imparfait. 

Les colonies doivent, sous la direction générale de la mère-patrie, jouir d’une certaine décentralisation. L’administration métropolitaine ne saurait tout prévoir ni tout régler par des mesures uniformes s’appliquant aux pays et aux climats les plus divers. C’est une folie que d’assujettir aux mêmes règles Saint-Pierre et Miquelon et la Nouvelle-Calédonie. 

Pour ses dépenses propres, une colonie doit arriver, au bout de peu de temps, à se suffire à elle-même. Les subsides métropolitains sont, en général, gaspillés. Si la métropole sait réduire le nombre des places, qu’elle ne cherche pas à récompenser des favoris, si elle évite les œuvres d’ostentation, qu’elle donne de la sécurité à l’initiative privée et aux associations libres, la colonisation cesse d’être une œuvre onéreuse. 

Cette colonisation que nous venons de décrire n’est malheureusement pas celle qu’on a faite en France depuis vingt ans. On a voulu batailler à outrance, changer sans cesse les chefs civils et les chefs militaires, modifier à chaque instant les cadres administratifs et les lois. On a fait des fonctions coloniales des dotations pour les députés remuants. On a déconcerté les indigènes par des mesures incohérentes, par une instabilité qui est odieuse tant aux peuples orientaux qu’aux peuples primitifs. On a fait, sciemment ou non, des colonies militaires et de fonctionnaires. 

La méthode était mauvaise. Il est temps d’y renoncer. 

Si la France veut faire de la colonisation pacifique, sans ostentation, avec équité et esprit de suite, elle possède sur le globe de forts beaux territoires. Elle pourra en tirer parti pour elle, pour ses colons et pour les indigènes. Comme la plupart des nations du vieux monde, les Anglais, les Russes, les Hollandais, les Belges, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, nous avons une tâche colonisatrice à remplir. La nôtre est, par la situation de nos territoires et par la nature de leurs populations, plus aisée que celle de beaucoup de nos rivaux. 

Pénétrons-nous de cette idée que, au point surtout où nous en sommes, la colonisation doit être une œuvre de paix et de persévérance. 

 

Paul LEROY-BEAULIEU. 

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