Des précautions qu’il faut avoir avant d’ôter les prohibitions, par Jean-Baptiste Say (1828)

Si le système protectionniste, mauvais en théorie et en pratique, mérite d’être réformé, certaines précautions méritent cependant d’être prises, explique ici Jean-Baptiste Say.

Chapitre extrait du Cours complet d’économie politique pratique, volume 1 (1828).


CHAPITRE XVI.

Des précautions qu’il faut avoir avant d’ôter les prohibitions.

La solidité des raisons que je vous ai exposées, messieurs, pour repousser le système exclusif, ne doit pas engager à le proscrire intempestivement et sans précautions. Les relations commerciales entre les nations, se sont établies et ont acquis de la consistance, sous l’empire d’une législation vicieuse, semblables à ces arbres qui ont pris leur croissance au milieu des anfractuosités d’un roc ou d’un mur, et qui ont vieilli avec leur difformité. On les ferait mourir en voulant les redresser. Nous sommes entrés, nous nous sommes avancés dans de fausses routes, déterminés par la politique et la législation du temps. Cette législation ne pourrait être changée subitement, sans froisser beaucoup d’intérêts.

Si, par exemple, chez nous l’importation des fontes de fer, à bas prix et d’excellente qualité, était hautement favorable à nos arts et à nos consommateurs ; si cette importation favorisait l’emploi du fer, de ce métal si supérieur à l’or par son utilité, jusqu’à l’introduire dans une foule d’usages qui le réclament, la société en recueillerait de fort grands avantages ; mais d’un autre côté, cette importation entraînerait la destruction de presque toutes nos grosses forges, auxquelles des capitaux considérables ont été consacrés. Ce n’est pas tout : des hommes qui sont forcés d’abandonner une industrie, même lorsqu’il s’en ouvre beaucoup d’autres plus avantageuses, ne perdent pas seulement la majeure partie de leurs capitaux, ils perdent le temps qu’ils ont consacré à leur établissement et leur expérience acquise, qui sont des capitaux aussi. Le maître et l’ouvrier redeviennent des apprentis s’ils sont obligés de recommencer une autre carrière.

Le législateur ne peut pas traiter avec légèreté de pareils intérêts ; et s’il adopte une législation plus conforme à la prospérité générale et aux lumières de notre époque, ce ne doit être qu’avec réserve, en suivant des gradations, et en appelant le temps à son secours. Ne considérez donc pas, messieurs, les conseils qui naissent d’une économie politique mieux connue, comme des indications pressantes et qu’on ne saurait suivre trop entièrement et trop tôt. Regardez-les plutôt comme des préservatifs contre de nouvelles fausses mesures continuatrices de celles dont nous souffrons déjà. L’essentiel est de savoir en quoi consiste le bien : une fois que l’on connaît ses vrais intérêts, on y arrive toujours avec le temps ; il se présente des circonstances où l’on peut, sans beaucoup d’inconvénients, changer quelque chose à une législation qu’on sait être fâcheuse ; et pourvu qu’on ne laisse échapper aucune occasion de réformer une mauvaise loi ou d’en introduire une meilleure, on finit enfin par être régi par les lumières du siècle, au lieu de l’être par les préjugés des siècles passés. Celui qui possède un jardin rempli de grands arbres mal plantés, s’il les coupe tous à la fois, demeure privé d’ombrage ; mais si petit à petit il remplace une plantation ancienne par une autre mieux entendue, il finit par avoir une superbe habitation sans avoir commencé par se mettre au milieu du désert.

Au reste, messieurs, quand je vous exhorte à ne provoquer que des changements graduels, ce n’est que dans le cas où il y a, pour une portion de la société, du danger et un dommage évident à changer brusquement, et lorsque cette portion de la société a des droits à votre intérêt, comme c’est le cas pour les maîtres de forges ; car sans cela on ne saurait quitter trop tôt une mauvaise route et une mauvaise position.

Quoiqu’il y ait des prohibitions absolues par la loi, il n’y en a réellement pas par le fait. L’entrée des tissus de l’Inde, et notamment des châles de cachemire, est prohibée en Angleterre, et cependant on n’y manque ni des châles, ni des mousselines de l’Asie. Toutes les fois que le prix d’un châle surpasse en Angleterre ses frais de production et la prime qu’il faut payer à un contrebandier pour le faire entrer, il se trouve des gens disposés à braver, pour ce médiocre profit, les dangers personnels et la honte qui accompagnent toujours plus ou moins une action illicite. Il en est de même des marchandises anglaises en France. Les quincailleries y étaient prohibées sous le dernier régime ; mais comme par l’usage auquel elles sont propres, elles valaient 15 ou 20 pour cent au-delà de leurs frais de production (c’est-à-dire au-delà de leur prix d’achat et de leurs frais de transport), ces 15 ou 20 pour cent équivalaient à une prime offerte à la contrebande, et cette prime suffisait pour couvrir le risque de perdre les marchandises prohibées, et même le risque que couraient les contrebandiers de payer des amendes ou de subir les autres peines imposées par les lois. Ce ne sont pas en général des maisons de commerce qui font de la contrebande ; mais elles paient une somme convenue à des hommes qui se chargent de rendre la marchandise dans un lieu désigné.

Cette opération est quelquefois si évidemment dans l’intérêt national, que le gouvernement lui-même ferme les yeux sur cette infraction à ses propres règlements. On sait que les fabriques de Tarare sont obligées de se servir, pour une partie de leur fabrication, de cotons filés en Angleterre. Il faut bien qu’elles les reçoivent par la contrebande, ou qu’elles ferment leurs ateliers.

La prime que l’on paie à des contrebandiers est d’autant plus élevée que la contrebande est plus difficile, plus dispendieuse, plus dangereuse. Le risque que courent les contrebandiers est plus grand et se paie plus cher lorsque les frontières sont faciles à garder, lorsqu’elles sont défendues par plusieurs lignes de douaniers qui se contrôlent mutuellement, de manière qu’il ne suffit pas d’avoir gagné les employés d’une ligne, ou même de deux, pour faire passer une marchandise prohibée. Cependant nous venons de voir que la situation insulaire de la Grande-Bretagne n’empêche pas la contrebande de s’y faire constamment.

Les primes que demandent les fraudeurs ne différant que par leur plus ou moins d’élévation, de bons administrateurs ont proposé aux législateurs de ne point prononcer de prohibitions absolues, mais seulement des droits qu’on maintiendrait toujours un peu au-dessous de la prime de contrebande ; de manière que le négociant trouvât toujours son compte à payer la prime à l’administration plutôt qu’aux contrebandiers. Le seul motif qu’on ait donné pour rejeter ce tempérament, a été que la faculté d’introduire une marchandise en payant les droits, procure des facilités pour frauder les droits eux-mêmes, et nuit à la découverte des contraventions ; car alors toute marchandise peut exister légalement dans les magasins, et se vendre publiquement, puisqu’elle est censée avoir acquitté les droits du moment qu’elle est en dedans des frontières. Mais qui ne voit qu’en ôtant le plus fort des motifs de faire la contrebande, c’est-à-dire la prohibition absolue, ou les droits excessifs, on n’aurait presque plus de fraudes à réprimer, parce que la fraude serait trop peu lucrative ?

D’après les principes de l’économie politique, il semblerait que la contrebande entraîne peu d’inconvénients quant à la richesse nationale, puisqu’elle vaut toujours mieux que les prohibitions ; mais elle a beaucoup de suites fâcheuses : elle accoutume à violer les lois ; ce qui déverse sur les bonnes lois, une partie du mépris que devraient encourir les mauvaises seulement. Elle établit une inégalité de frais pour les mêmes produits, et donne aux gens qui ne se font aucun scrupule de violer les règles établies, un avantage sur ceux qui les respectent ; enfin les punitions qu’encourent les contrebandiers, ont ceci d’affligeant que leur crime, bien que réel puisqu’ils ont sciemment enfreint les lois, n’a réellement pas lésé la société, et a même eu l’avantage d’obliger le fisc à modérer son avidité.

Les droits élevés offrent au commerce une perpétuelle tentation de les éluder et de courir des risques qui en font une dangereuse loterie, mais dans cette loterie les bons lots ne sont pas comme ils devraient l’être, pour les plus probes, pour les plus laborieux, mais pour les plus heureux ; et ne sont jamais gagnés qu’aux dépens de ceux qui succombent.

Ajoutez que les frais que fait l’État pour garder les frontières contre l’invasion des marchandises étrangères, sont très considérables. La triple ligne de nos douanes occupe vingt mille hommes valides dont les bras pourraient produire, et qui ne sont occupés qu’à faire la guerre aux produits des autres hommes. Heureux quand ils ne sont pas employés à la protection des abus ! Les exemptions de droits soit en faveur des membres du gouvernement, soit en faveur des agents diplomatiques, sont une véritable fraude exercée au détriment de tous ceux qui sont hors d’état de se soustraire au paiement des droits[1].

[1] On sait que Napoléon ou ses agents trafiquaient des licences accordées pour communiquer avec l’Angleterre ; et on lit dans les Mémoires d’Ouvrard (première partie, page 95) qu’à une certaine époque, une société de commerce fut conclue entre le roi d’Espagne et M. Ouvrard, par laquelle le premier s’engageait à fournir au second, toutes les licences nécessaires pour qu’il pût introduire sans droits toute espèce de marchandises dans ses colonies, et en extraire l’or et l’argent. Ce qui offrait le fâcheux scandale d’un gouvernement qui portait des lois sévères contre la contrebande, et partageait avec un contrebandier, le profit qu’il y avait à les violer.

A propos de l'auteur

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