Pourquoi le capitalisme a-t-il échoué dans certains pays ?

Cette vidéo de Learn Liberty, sous-titrée par l’Institut Coppet, nous explique comment la dégradation des droits de propriété privée peut causer une grande pauvreté avec l’exemple du Zimbabwe. C’est le phénomène d’un vol organisé pour prendre aux pauvres afin de donner aux riches. Dans cette vidéo, Robin des bois est incarné en quelque sorte par les États qui pillent la richesse des populations au profit d’une caste dirigeante et des groupes d’intérêt proches du pouvoir.

Cette vidéo est une illustration de la thèse de l’économiste péruvien Hernando de Soto dans son livre : Le mystère du capital  : Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs. Il fait le constat de l’existence dans les pays pauvres d’un immense « capital mort » car extralégal. Tant que ce capital n’est pas reconnu et protégé par les institutions, il est à la merci de toutes les convoitises et ne peut pas se développer.

La liberté de créer un capital et de le transmettre (ou ce qui revient au même, le droit de propriété), n’existe pas partout dans le monde. Nous avons mis nous-mêmes en Occident longtemps à nous débarrasser du système féodal. Il en va de même dans le reste du monde.

“Marx avait raison en disant que la tendance naturelle du capitalisme à son début est de se concentrer. C’est pour cela que nombre de pays qui l’ont expérimenté ont échoué au XIXe et au XXe, en Amérique latine et en Russie. S’il a prospéré en Occident, c’est qu’à l’origine on a trouvé un moyen institutionnel de reconnaître et de protéger les droits de propriété. ” Hernando de Soto.

Extrait :

de soto mystèreChapitre premier

LES CINQ MYSTÈRES DU CAPITAL

« Le problème clef c’est de savoir pour quelles raisons un secteur de la société d’hier, que je n’hésite pas à qualifier de capitaliste, a vécu en système clos, voire enkysté ; pourquoi il n’a pas pu essaimer facilement, conquérir la société entière, [celle-ci] ne permettant un taux important de formation du capital que dans certains secteurs, non pas dans l’ensemble de l’économie de marché du temps ».

Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, t. 2 : Les Jeux de l’échange.

Au sommet de son triomphe, le capitalisme est en même temps en crise.

La chute du mur de Berlin a mis fin à plus d’un siècle de concurrence entre capitalisme et communisme. Le premier reste seul en lice comme l’unique mode d’organisation rationnel et réaliste d’une économie moderne. À ce moment de l’histoire, aucun pays responsable n’a d’autre choix. C’est pourquoi, avec plus ou moins d’enthousiasme, les pays du tiers monde et les ex-pays communistes ont équilibré leur budget, réduit leurs subventions, ouvert leurs portes aux investissements étrangers et abaissé leurs barrières douanières.

Leurs efforts ont débouché sur d’amères déconvenues. De la Russie au Venezuela, la fin des années 90 a été une période de difficultés économiques, de baisse des revenus, d’anxiété et de mécontentement, une période « de misère, d’émeutes et de pillages », selon la formule saisissante de l’ancien Premier ministre de Malaisie, Mahathir Mohamad. « Pour une grande partie du monde, l’économie de marché imposée par l’Occident au soir de sa victoire dans la Guerre froide a fait place à la cruauté des marchés, à la méfiance envers le capitalisme et aux menaces d’instabilité », notait alors un éditorial du New York Times. Le triomphe du capitalisme dans le seul Occident pourrait bien mener à un désastre économique et politique.

Pour les Américains, il n’est que trop facile d’ignorer ce qui se passe ailleurs. Qui oserait parler de crise du capitalisme alors que le Dow Jones se promène sur des sommets plus hauts que ceux de sir Edmund Hillary ? Quand ils regardent les autres pays, les Américains ne voient que des progrès, même s’ils sont lents et inégaux. Après tout, on peut désormais manger un Big Mac à Moscou, louer une vidéo chez Blockbuster à Shanghai ou se connecter à l’Internet à Caracas, n’est-ce pas ?

Même aux États-Unis, pourtant, les mauvais augures ne peuvent être totalement ignorés. Les Américains voient bien que la Colombie vacille au bord d’une guerre civile majeure entre narco-trafiquants et forces de l’ordre, que le sud du Mexique vit en état d’insurrection permanente, que la croissance à marche forcée en Asie se perd en bonne partie dans la corruption et le chaos. En Amérique latine, la sympathie pour l’économie de marché faiblit : en mai 2000, le pourcentage de la population favorable aux privatisations tombait de 46 % à 36 %. Bien pis, les anciens pays communistes trouvent que le capitalisme laisse à désirer, et il n’est pas exclu que les séides des anciens régimes reviennent au pouvoir. Certains Américains voient bien aussi qu’ils doivent une partie de leurs dix années d’expansion économique au fait que plus le reste du monde paraît précaire, plus les actions et les obligations américaines servent de refuge aux capitaux internationaux.

La communauté des affaires occidentale éprouve une inquiétude croissante : et si l’échec de la plus grande partie du reste du monde dans la mise en oeuvre du capitalisme finissait par entraîner les économies riches dans la récession ? Comme des millions d’épargnants l’ont appris à leurs dépens quand leurs économies placées dans les Sicav de marchés émergents se sont évaporées, la mondialisation fonctionne à double sens : si le tiers monde et les anciens pays communistes ne peuvent échapper à l’influence occidentale, l’Occident ne peut pas non plus se dissocier d’eux. D’ailleurs, l’hostilité au capitalisme augmente aussi dans les pays riches eux-mêmes. Les émeutes de Seattle lors de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce en décembre 1999, puis quelques mois plus tard celles de Washington lors de la rencontre FMI-Banque mondiale, si disparates qu’aient pu être leurs prétextes, ont mis en lumière l’exaspération soulevée par un capitalisme en plein essor. Beaucoup commencent à rappeler l’avertissement de l’historien de l’économie Karl Polanyi : un conflit entre l’économie de marché et la société fait le lit du fascisme. Le Japon est confronté à la stagnation la plus prolongée depuis la grande crise des années 30. Les Européens de l’Ouest élisent des hommes politiques qui leur promettent une « troisième voie » en rupture avec ce qu’un ouvrage célèbre appelait L’Horreur économique.

Face à ces avertissements, si alarmants soient-ils, les dirigeants américains et européens se sont jusqu’ici contentés de rabâcher au reste du monde les mêmes consignes : stabilisez votre monnaie, maintenez le cap, ignorez les émeutes de la faim, attendez patiemment le retour des investisseurs étrangers.

L’investissement étranger est bien sûr une excellente chose. Plus il est abondant, mieux c’est. La stabilité monétaire est bonne aussi, tout comme la liberté des échanges, la transparence bancaire, la privatisation des entreprises publiques et tous les autres remèdes de la pharmacopée occidentale. Pourtant, on l’oublie régulièrement, le capitalisme mondial n’est pas une nouveauté. En Amérique latine, par exemple, des réformes visant à instaurer des systèmes capitalistes ont été tentées au moins quatre fois depuis que les anciennes possessions espagnoles ont acquis leur indépendance dans les années 1820. Chaque fois, passé l’euphorie initiale, les Latino-américains se sont lassés du capitalisme et de l’économie de marché. Il est clair que ces remèdes sont insuffisants. Ils le sont même de façon caricaturale.

Face à de tels échecs, les Occidentaux, au lieu de s’interroger sur la validité des remèdes, ont trop souvent tendance à incriminer le manque d’esprit d’entreprise ou de sens commercial des peuples du tiers monde. Si ces derniers n’ont pu se développer malgré tous les conseils qu’on leur a prodigués, c’est qu’il y a un problème chez eux : ils sont passés à côté de la Réforme protestante, ou bien ils ne se sont jamais remis de la période coloniale, ou encore leur QI est trop bas. Mais expliquer par des raisons culturelles à la fois la réussite d’endroits aussi divers que le Japon, la Suisse ou la Californie et la relative pauvreté d’endroits tout aussi divers comme la Chine, l’Estonie ou la Baja California, n’est pas seulement inhumain : ce n’est pas réaliste. La disparité des richesses entre l’Occident et le reste du monde est bien trop énorme pour être explicable seulement par la culture. La plupart des gens convoitent tant les fruits du capital que, des enfants Sanchez au fils Khrouchtchev, beaucoup frappent à la porte des pays occidentaux.

Les grandes villes du tiers monde et des anciens pays communistes fourmillent d’entrepreneurs. Impossible de visiter un souk moyen-oriental, de traverser un village latino-américain ou de monter à bord d’un taxi moscovite sans que quelqu’un essaie de vous vendre quelque chose. Les habitants de ces pays ont du talent, de l’enthousiasme et une aptitude étonnante à tirer un profit de presque rien. Ils sont capables de saisir et d’utiliser la technologie moderne. Sans quoi les entreprises américaines n’auraient pas autant de mal à protéger leurs brevets à l’étranger, ni le gouvernement américain à empêcher les pays du tiers monde de se doter d’armes modernes. Les marchés appartiennent à une tradition ancienne et universelle : voilà deux mille ans que Jésus-Christ a expulsé les marchands du temple, et les Mexicains vendaient leurs produits sur la place publique bien avant que Christophe Colomb ne débarque en Amérique.

Mais si les peuples des pays en transition vers le capitalisme ne sont pas de minables mendiants, s’ils ne sont pas irrémédiablement bloqués par des méthodes obsolètes, s’ils ne sont pas prisonniers consentants d’une culture inefficace, pourquoi le capitalisme ne leur apporte-t-il pas les mêmes richesses qu’à l’Occident ? Pourquoi le capitalisme ne s’épanouit-il qu’en Occident, comme s’il était enfermé dans une cloche de verre ?

mystère 4e de couvDans ce livre, je compte démontrer que l’obstacle majeur qui empêche une partie du monde d’accéder au capitalisme est qu’elle ne parvient pas à produire du capital. Le capital est la force qui augmente la productivité de la main-d’oeuvre et crée la richesse des nations. C’est le fluide vital du système capitaliste, le fondement du progrès, mais c’est aussi une chose que les pays pauvres semblent incapables de produire pour eux-mêmes, quelle que soit la détermination de leur population à exercer toutes les autres activités caractéristiques d’une économie capitaliste.

Je montrerai aussi, à l’aide des faits et des chiffres rassemblés par mon équipe de chercheurs, rue après rue et ferme après ferme en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine, que la plupart des pauvres possèdent déjà suffisamment de biens pour réussir le capitalisme. Même dans les pays les plus misérables, les pauvres économisent. En réalité, la valeur de leurs économies est immense : elle s’élève à quarante fois le montant total de l’aide étrangère reçue dans le monde entier depuis 1945. En Égypte, par exemple, la richesse accumulée par les pauvres représente cinquante-cinq fois la valeur de tous les investissements étrangers directs jamais effectués dans le pays, canal de Suez et barrage d’Assouan compris.

Dans le pays le plus pauvre d’Amérique latine, Haïti, la valeur totale des biens appartenant aux pauvres est cent cinquante fois supérieure à la totalité des investissements étrangers reçus depuis 1804, date de l’accession à l’indépendance de cette ancienne colonie française. Si les États-Unis relevaient leur budget d’aide extérieure au niveau préconisé par les Nations unies (0,7 % du revenu national), il leur faudrait plus de cent cinquante ans pour transférer aux pays pauvres des ressources égales à celles qu’ils détiennent déjà.

Mais ces ressources ne se présentent pas comme il faudrait : ce sont des maisons bâties sur des terrains sans titre de propriété bien certain, des entreprises non déclarées à la responsabilité mal définie, des industries installées hors de la vue des financiers et des investisseurs. Faute de documents désignant nettement leur propriétaire, ces possessions ne peuvent être directement transformées en capital, elles ne peuvent être vendues en dehors de petits cercles locaux où les gens se connaissent et se font mutuellement confiance, elles ne peuvent servir à garantir des emprunts, elles ne peuvent servir d’apport en nature lors d’un investissement.

En Occident, au contraire, toute parcelle de terrain, toute construction, toute machine, tout stock est représenté par un titre de propriété qui est le signe visible d’un vaste processus caché reliant tous ces biens au reste de l’économie. Grâce à ce processus de représentation, les biens peuvent mener une vie invisible, parallèlement à leur existence matérielle. Ils peuvent servir à garantir des crédits. (Les prêts garantis par une hypothèque sur les logements des entrepreneurs sont la source de financement la plus importante pour les nouvelles entreprises aux États-Unis.) Ces biens fournissent aussi un lien avec l’historique de crédit de leurs propriétaires, une adresse certaine pour le recouvrement des créances et des impôts, une base pour la mise en place de services publics fiables, un support pour la création de valeurs mobilières (telles que des obligations représentatives d’emprunts hypothécaires) susceptibles d’être ensuite cédées et revendues sur des marchés secondaires. Grâce à ce processus, l’Occident confère une vie propre aux biens et leur permet de générer du capital.

Ce processus de représentation n’existe pas dans les pays du tiers monde et dans certains ex-pays communistes. C’est pourquoi ils sont presque tous sous-capitalisés, à la manière d’entreprises qui émettraient moins d’actions que leur chiffre d’affaires et leur actif net ne le justifieraient. Les entreprises des pauvres ressemblent beaucoup à des sociétés incapables d’émettre des actions ou des obligations pour obtenir de nouveaux financements. Faute d’une représentation, leurs biens sont du capital mort.

Les habitants pauvres de ces pays, c’est-à-dire la majorité écrasante de la population, possèdent quelque chose, mais il leur manque un processus qui servirait à représenter ce quelque chose et à créer du capital. Ils ont des maisons mais pas de titre, des récoltes mais pas de bail, des entreprises mais pas d’inscription au registre du commerce. C’est l’absence de ces représentations essentielles qui explique pourquoi ces gens qui ont adapté toutes les autres inventions occidentales, du trombone au réacteur nucléaire, ne parviennent pas à produire assez de capital pour faire fonctionner leur capitalisme national.

Tel est le mystère du capital. Pour le résoudre, il faut comprendre pourquoi la représentation de leurs biens par des titres permet aux Occidentaux d’y trouver et d’en extraire du capital. L’esprit humain a beaucoup de mal à comprendre et à atteindre ce qu’on ne peut voir, même si l’on en connaît l’existence. Ce qui est réel et utile n’est pas toujours tangible et visible. Le temps est réel, par exemple, mais on ne peut le gérer efficacement que s’il est représenté par une horloge ou un calendrier. De toute éternité, l’homme a inventé des systèmes de représentation (écriture, notation musicale, comptabilité en partie double) pour saisir en esprit ce que la main ne touchera jamais. De la même manière, les grands praticiens du capitalisme, depuis les créateurs du droit de la propriété et de la société par actions jusqu’à Michael Milken, ont réussi à faire apparaître et extraire du capital là où d’autres ne voyaient à peu près rien, en imaginant de nouveaux moyens de représenter le potentiel invisible enfermé dans les biens accumulés.

En ce moment même, vous êtes environné par les ondes de télévisions ukrainiennes, chinoises ou brésiliennes que vous ne pouvez voir. Et vous êtes aussi entouré de biens qui recèlent du capital invisible. Tout comme on peut décoder les ondes des télévisions ukrainiennes avec un téléviseur pour les voir et les entendre alors qu’elles sont beaucoup trop faibles pour être senties directement, on peut extraire le capital des biens et le transformer. Mais seul l’Occident possède le processus de conversion nécessaire pour rendre visible l’invisible. C’est cette disparité qui explique pourquoi les pays occidentaux peuvent créer du capital, et non le tiers monde et les anciens pays communistes.

L’absence d’un tel processus dans les régions pauvres du monde, où vivent les cinq sixièmes de l’humanité, ne résulte pas de quelque conspiration monopoliste occidentale. Elle vient plutôt de ce que ce processus paraît tellement acquis aux yeux des Occidentaux qu’ils n’en ont même plus conscience. Si colossal soit-il, personne ne le voit, pas même les Américains, les Européens et les Japonais qui doivent toutes leurs richesses au fait qu’ils peuvent l’utiliser. Il constitue une infrastructure juridique implicite cachée au tréfonds des régimes de propriété — dans lesquels la possession n’est que la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée, elle, est un processus complexe imaginé par l’homme pour transformer les biens et le travail en capital. Ce processus n’a pas été créé en suivant un plan préétabli et n’est décrit nulle part. Ses origines sont obscures et sa signification enfouie dans le subconscient économique des pays capitalistes occidentaux.

Comment quelque chose d’aussi important a-t-il pu nous sortir de l’esprit ? Il n’est pas rare qu’on sache utiliser une chose sans savoir comment elle fonctionne. Les marins utilisaient des boussoles bien avant que soit élaborée la théorie du magnétisme. Les éleveurs avaient une connaissance pratique de la génétique longtemps avant que Gregor Mendel n’en eût expliqué les principes. L’Occident doit sa prospérité à l’abondance du capital, mais sait-il vraiment d’où il provient ? Si tel n’est pas le cas, il courra en permanence le risque d’affaiblir les sources de sa propre force. Bien connaître l’origine du capital l’aidera aussi à se protéger, et à protéger le reste du monde, quand la prospérité du moment fera place à la crise qui à coup sûr viendra. Ce jour-là, comme lors de toute crise internationale, on entendra de nouveau la question classique : « Où trouver l’argent pour faire face ? »

Jusqu’à présent, les pays occidentaux se sont contentés de considérer leur système de production du capital comme acquis, sans chercher à en écrire l’histoire. Il faut retrouver cette histoire. Le présent ouvrage entend relancer l’exploration des sources du capital, et donc expliquer comment remédier aux échecs économiques des pays pauvres. Ces échecs ne tiennent aucunement à des déficiences culturelles ou génétiques héritées du passé. Qui prétendrait que Russes et Latino-Américains ont des traits culturels communs ? Pourtant, depuis que les uns et les autres ont commencé à bâtir un capitalisme sans capital, ils se sont heurtés aux mêmes problèmes politiques, sociaux et économiques : inégalités choquantes, économie souterraine, mafia omniprésente, instabilité politique, fuite des capitaux, mépris flagrant de la loi. L’origine de ces troubles n’est pas dans les monastères de l’Église orthodoxe ou les sentiers incas.

Mais tous ces problèmes ne sont pas propres au tiers monde et aux anciens pays communistes. Les États-Unis y étaient aussi confrontés en 1783, du temps où le président George Washington se plaignait des « banditti qui raflent ce que le pays a de meilleur aux dépens du plus grand nombre ». Ces « banditti » étaient en l’occurrence les squatters et les petits entrepreneurs illégaux installés sur des terrains qui ne leur appartenaient pas. Ils allaient se battre pendant encore un siècle pour obtenir des droits juridiques sur leurs terres, tandis que les mineurs se disputaient leurs concessions face à un droit de la propriété variable d’une ville à l’autre et d’un camp à l’autre. La question du respect du droit de propriété a suscité à travers les jeunes États-Unis tant d’agitation sociale et d’antagonismes que Joseph Story, président de la Cour suprême, se demandait en 1820 si les juristes parviendraient à la régler un jour.

Squatters, bandits et mépris flagrant de la loi, cela ne vous rappelle rien ? « Faites comme nous », répètent Américains et Européens aux autres pays. Or ces pays ressemblent beaucoup aux États-Unis d’il y a un siècle, qui étaient eux aussi un pays du tiers monde. Les politiciens occidentaux ont jadis vécu les énormes problèmes qui se posent aujourd’hui aux dirigeants des pays en voie de développement et des ex-pays communistes. Mais leurs successeurs ont perdu le contact avec l’époque où les pionniers de l’Ouest américain étaient sous-capitalisés parce qu’ils ne possédaient que rarement un titre sur les terrains qu’ils colonisaient et sur les marchandises qu’ils détenaient, l’époque où Adam Smith faisait ses courses au marché noir et où les gosses des rues anglaises se disputaient les pièces de monnaie que les touristes jetaient pour s’amuser dans les eaux boueuses de la Tamise, l’époque où les fonctionnaires de Jean-Baptiste Colbert exécutaient 16000 petits entrepreneurs dont le seul crime était d’avoir fabriqué ou importé des cotonnades en violation des codes industriels français.

Ce passé est le présent de nombreux pays. Les pays occidentaux ont si bien intégré leurs pauvres dans leur économie qu’ils ont même oublié comment cela s’est produit, comment le capital a commencé à se créer au temps où, comme l’écrivait l’historien américain Gordon Wood, une dynamique est apparue dans la société et la culture, libérant les aspirations et les énergies des gens ordinaires comme jamais auparavant dans l’histoire américaine ». Cette « dynamique » était le fait qu’Américains et Européens s’apprêtaient à instaurer et à généraliser un droit formel de la propriété, et à inventer le processus juridique de conversion qui leur permettrait de créer du capital. C’était le moment où l’Occident franchissait la ligne de démarcation au-delà de laquelle le capitalisme allait réussir, où celui-ci allait cesser d’être un club privé pour se transformer en culture populaire, où les banditti de George Washington allaient devenir les pionniers aujourd’hui vénérés par la culture américaine.

Le paradoxe est aussi clair que dérangeant : le capital, composante la plus essentielle du progrès économique occidental, est aussi celle à laquelle on s’est le moins intéressé. Cette négligence l’a enfoui dans le mystère ou plutôt dans une série de cinq mystères.

Le mystère des informations manquantes

À force d’entendre les organisations de bienfaisance décrire la misère et le dénuement des pauvres du monde entier, personne n’a correctement établi la capacité de ceux-ci à accumuler des biens. Il y a une dizaine d’an­ nées, une centaine de collègues de six pays différents et moi-même avons fermé nos livres et ouvert les yeux, en visitant les rues et les campagnes de quatre continents pour compter ce que les secteurs les plus pauvres de la société avaient économisé. Cela fait une quantité énorme. Mais il s’agit pour l’essentiel de capital mort.

Voilà le mystère essentiel et le morceau de résistance de ce livre. Le thème du capital fascine les penseurs depuis trois siècles : Marx disait qu’il faut dépasser la physique pour atteindre « la poule aux œufs d’or», Adam Smith considérait qu’il fallait créer « une sorte de voie aérienne » jusqu’à celle-ci. Mais personne n’a jamais dit où cette poule se cache. Qu’est-ce que le capital, comment est-il produit, et quel est son rapport avec l’argent ?

Le mystère de la conscience politique

S’il existe tant de capital mort à travers le monde, détenu par tant de pauvres gens, pourquoi les gouvernants n’ont-ils pas essayé d’exploiter cette richesse potentielle ? Simplement parce que les observations nécessaires n’ont été faites que dans les quarante dernières années, quand des milliards de personnes à travers le monde ont abandonné la vie en petits groupes pour vivre parmi des multitudes. Cette migration vers les grandes cités a rapidement entraîné une division du travail et déclenché dans les pays pauvres une vaste révolution industrialo-commerciale — révolution qui, de façon incroyable, demeure presque ignorée.

Les leçons manquantes de l’histoire américaine

Ce qui se passe dans le tiers monde et les ex-pays communistes s’est déjà produit en Europe et en Amérique du Nord. Malheureusement, hypnotisés par l’échec de la transition vers le capitalisme dans tant de pays, nous avons oublié comment les pays capitalistes s’y sont pris. Pendant des années, j’ai visité des hauts fonctionnaires et des hommes politiques de pays développés, de l’Alaska jusqu’à Tokyo, sans obtenir de réponses. C’était un mystère. J’ai finalement trouvé la réponse dans leurs livres d’histoire, l’exemple le plus pertinent étant celui de l’histoire américaine.

Le mystère de l’échec de la loi : Pourquoi le droit de la propriété ne fonctionne pas en dehors de l’Occident

Depuis le XIXe siècle, de nombreux pays ont copié les législations occidentales pour donner à leurs citoyens le cadre institutionnel dans lequel ils produiront des richesses. Ils continuent à les copier aujourd’hui bien que, de toute évidence, elles ne fonctionnent pas. La plupart des citoyens restent incapables d’utiliser la loi pour transformer leur épargne en capital. Pourquoi en est-il ainsi, et comment faire fonctionner la loi, cela demeure un mystère.

Chacun de ces mystères fera l’objet d’un chapitre de cet ouvrage.

Le moment est venu d’expliquer pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et patine presque partout ailleurs. Puisque toutes les solutions de rechange plausibles au capitalisme se sont désormais évaporées, il est enfin possible d’étudier le capital objectivement et attentivement.

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