Si la littérature licencieuse, et notamment pornographique, a existé de tout temps, sa diffusion élargie dans le dernier quart du XIXe siècle a agité les esprits des hommes d’État et des intellectuels. Dans sa séance du 5 septembre 1891, la Société d’économie politique met la question de la pornographie à l’ordre du jour, posée dans les termes suivants : l’Économie politique autorise-t-elle la liberté absolue des publications et dessins de nature à porter atteinte à la décence et aux bonnes mœurs ? Ainsi que Frédéric Passy put plus tard s’en réjouir au rédacteur en chef du Journal des Débats, l’unanimité fut trouvée ce jour-là. Les membres présents se prononcèrent tous en faveur de la pénalisation de la pornographie. Cette unanimité illustre les limites de l’adhésion des économistes du XIXe siècle à l’interprétation pleine du laissez-faire laissez-passer et met en lumière l’originalité d’Yves Guyot, qui défendait lui une liberté plus complète et plus radicale.
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
SÉANCE DU 5 SEPTEMBRE 1891.
M. Frédéric Passy, président, après avoir remercié M. Tricoupis de ses communications si intéressantes, propose à la réunion, comme sujet de discussion, la question suivante, dont il a lui-même pris l’initiative :
L’ÉCONOMIE POLITIQUE AUTORISE-T-ELLE LA LIBERTÉ ABSOLUE DES PUBLICATIONS ET DESSINS DE NATURE À PORTER ATTEINTE À LA DÉCENCE ET AUX BONNES MŒURS ?
M. Courtois, secrétaire perpétuel, a cru devoir insister pour que la réunion ne se séparât pas sans avoir abordé au moins la question proposée par lui sur l’ordre du jour, et M. Passy, avec l’assentiment de ses collègues, s’est empressé de déférer à ce désir.
La question, a-t-il dit, peut avoir l’air d’une question de circonstance, et si notre éminent invité a, depuis son arrivée à Paris, parcouru quelque peu nos journaux, il peut être tenté de penser qu’à la Société d’Économie politique, comme dans le journalisme, nous nous préoccupons de ce que l’on appelle l’actualité et cherchons à servir à ceux qui suivent nos discussions, la question du jour. Il n’en est rien et il y a fort longtemps que ce sujet est inscrit parmi ceux dont la Société est invitée à s’occuper. Pour ma part, ajoute M. Passy, il y a bien longtemps que, pour la première fois, je l’ai publiquement abordé. M. Courtois assistait à une assemblée annuelle de l’Orphelinat de la Seine, dans laquelle, en face de ces malheureux enfants qui trouvent la vie si dure dès leurs premiers pas, je faisais le procès à ce que j’appelais déjà à cette époque, les bandits de la plume et du crayon. Le mal n’a pas diminué depuis lors, il s’en faut. Les protestations pourtant n’ont point manqué, même dans les enceintes législatives ; il y a eu celle de M. Georges Périn, déclarant que la liberté de la presse n’avait rien à voir avec les licences de la pornographie, et que l’on ne considérerait jamais comme des journalistes ceux qui font de leur plume un tel usage. Il y a eu la loi proposée par M. le garde des sceaux Humbert, et soutenue après lui par son successeur, M. Ferrouillat ; le Rapport de M. Ferdinand Dreyfus et les admirables discours de MM. de Pressensé et Bérenger.
Il y a la loi enfin, car elle est formelle, qui a eu pour but, suivant les propres paroles de M. Dreyfus, répétées dans une lettre récente, d’enlever à la pornographie par le journal, par l’affiche et par le cri le bénéfice de la législation spéciale sur la presse et qui soumet à des pénalités d’un mois à deux ans de prison, et de 1 600 à 2 000 francs d’amende, les auteurs et les complices des outrages à la morale et des excitations à la débauche, quelle qu’en soit la forme. Mais la loi n’est point appliquée ; et, malgré la plainte des pères de famille, qui demandent que la rue, tout au moins, soit neutre et nette d’ordures, les yeux et les oreilles de l’enfant, de l’ouvrier, de la jeune fille, continuent à être impunément exposés à des souillures dont il n’est pas en leur pouvoir de se préserver. C’est contre ce mal grandissant, contre le débordement de ce flot montant d’infamie, qu’a fini par paraître vouloir se soulever dans ces derniers temps, ce que Pressensé appelait éloquemment la coalition des consciences.
D’autres, et nous-mêmes ailleurs, avons réclamé au nom de la morale. La morale, au dire de certains, c’est une vieillerie dont il n’y a plus à tenir compte, et la liberté de la presse n’admet pas les entraves d’une pudibonderie sentimentale.
Prenons donc les choses à un autre point de vue ; et puisque nous sommes ici entre économistes, c’est-à-dire entre gens accoutumés à calculer par doit et avoir et à se préoccuper des intérêts, accusés même, beaucoup trop, de ne se préoccuper que des intérêts, voyons quelle influence peut avoir sur la richesse, sur la force et sur la prospérité d’une nation, ce laisser-aller qui livre la rue à toutes les entreprises et à toutes les excitations d’une industrie honteuse et malsaine.
Franklin, dans ses conseils d’un vieil ouvrier à un jeune ouvrier, a montré ce qu’on peut faire en épargnant un sou par jour. Ce n’est pas ici qu’il conviendrait de développer la thèse inverse et de faire le compte de l’impôt prélevé jour par jour sur le budget d’une partie considérable de la nation par ces publications à un sou ou à deux sous, dont l’achat devient pour beaucoup une dépense obligée. Ce qui est certain, c’est que le total en est énorme ; il faut bien qu’il le soit, puisque le métier est bon pour ceux qui le font et qu’il fait vivre un nombre toujours croissant de malhonnêtes gens.
C’est là déjà, au point de vue strictement économique, un mal sérieux ; non seulement l’épargne en est diminuée d’autant, mais on oublie le chemin de l’épargne et l’on est entraîné volontiers vers d’autres chemins. Dans l’atelier même ou dans les professions diverses qu’exercent les amateurs de ces publications, on prend peu à peu le goût des distractions de mauvais aloi. On a acheté de quoi rire et s’amuser, comme disent les camelots qui débitent cette marchandise. On ne songe plus qu’à rire et s’amuser. Le travail en souffre, quel qu’il soit, parce qu’on n’y porte plus l’attention, la conscience et le zèle, sans lesquels il ne peut être bien fait. Le loisir n’en souffre pas moins ; sous prétexte de s’amuser, on perd peu à peu la faculté de s’amuser honnêtement et à bon marché. Le besoin des dissipations bruyantes et coûteuses se développe de plus en plus. Le mauvais spectacle, le mauvais concert et tout le reste viennent à la suite. Il en est de ce genre d’excitations comme de celles des liqueurs alcooliques, et l’on arrive ainsi peu à peu à ce que l’on pourrait appeler un alcoolisme moral qui provoque et entretient d’ailleurs l’alcoolisme matériel. Une portion considérable des cas d’aliénation mentale et des délits et crimes de toute sorte dont on se plaint, n’ont certainement pas d’autre origine. C’est là, en particulier, une des causes principales de cet accroissement du nombre des jeunes criminels, de cette perversité précoce et cynique que démontrent tous les jours tants de faits révoltants.
C’est aussi très certainement une des causes de ce mécontentement et de cette irritation, qui compliquent de prétentions absurdes et d’exigences déraisonnables, les réclamations légitimes des populations laborieuses, et qui, en rendant leur vie plus difficile, malgré l’augmentation de leurs ressources, entretiennent, au milieu de nos sociétés, l’inquiétude et le malaise. Au point de vue de la sécurité matérielle donc, il est de la plus haute importance d’aviser ; et ce n’est pas seulement une question de salubrité morale, comme on l’a dit, c’est une question de sécurité.
Ceci répond, pour le dire en passant, à l’objection tirée de la liberté des exploitants de ce genre d’industrie. La liberté des uns a pour limites la liberté des autres ; on ne permet pas, sous prétexte de liberté, de donner des coups de bâton aux passants, de crocheter les portes ou d’incendier les maisons. On prend même des mesures pour mettre obstacle à la propagation des maladies infectieuses, pour faire débarrasser la rue des immondices que l’incurie y accumulerait ou pour préserver les agglomérations d’habitants des inconvénients des industries dangereuses ou nuisibles. L’industrie dont il s’agit est, au premier chef, une industrie de cette catégorie. La liberté des honnêtes gens qu’elle trouble et qu’elle blesse, exige qu’on les mette à l’abri des entreprises des malhonnêtes gens qui l’exercent. On n’a pas plus le droit de souiller malgré eux les yeux et les oreilles des passants, que de leur verser de l’eau sale sur la tête, de jeter de la boue sur leurs vêtements ou de les asphyxier par des dégagements de vapeurs sulfureuses.
Mais ce n’est pas tout et il y a d’autres considérations peut-être plus graves encore. On s’occupe beaucoup, depuis un certain temps, de ce qu’on appelle la question de la population ; beaucoup aussi de la protection de l’enfance et de son éducation. On a multiplié et généralisé l’instruction. Est-ce que l’on ne s’aperçoit pas de ce qu’il y a de contradictoire à donner dans l’école un enseignement honnête, et à laisser donner dans la rue, par les yeux et par les oreilles, un enseignement tout contraire ? Est-ce que l’on ne sait pas quels sont, sur l’organisme, même à l’insu de ceux qui les éprouvent, les effets de ces excitations d’une curiosité précoce et funeste ? Et lorsque, ainsi que cela arrive dans un trop grand nombre de cas, au lieu d’y résister, la jeunesse s’y abandonne, n’est-ce pas un inévitable énervement, un affaissement graduel qui en est la conséquence ? On conduit la jeunesse à la débauche comme on conduit un troupeau à l’abattoir, a dit énergiquement, au Sénat, M. de Pressensé. Cela revient à dire que l’on conduit la population française à l’étiolement et qu’on lui soutire sa force et son énergie, comme on enlève aux pins des Landes leur sève au détriment de leur croissance. Si l’on voulait voir clair, on reconnaîtrait que c’est là un des motifs de cette infériorité du développement de notre race, dont on se préoccupe au point de vue de la force relative de la France, comme au point de vue de sa puissance productive. Ce n’est donc pas seulement, comme on l’a dit, la défense de la jeunesse qui est en cause, c’est la défense même de la patrie, c’est, j’y reviens, dit en terminant M. Passy, la richesse, le travail, la prospérité et la sécurité sociale qui sont en cause ; et c’est pour cela que l’économiste, quand bien même il ferait abstraction de sa qualité inévitable de moraliste, ne saurait rester neutre et s’abstenir d’un énergique appel à la vigilance de la police et de la magistrature.
M. Léon Say ne voudrait pas, par de nouvelles observations, affaiblir la portée de cette éloquente protestation. Il se contente de s’élever contre un préjugé qui semble se perpétuer parmi les ennemis de l’Économie politique.
Il paraîtrait, en effet, que les économistes aient à se défendre, à s’excuser, lorsqu’ils soutiennent quelque restriction à certaines libertés. Mais ils n’ont jamais soutenu la liberté absolue. Ils luttent pour faire restreindre la liberté de l’empoisonnement des corps par l’alcool, ils lutteront de même pour combattre la liberté de l’empoisonnement des âmes et des consciences par les mauvaises publications.
M. F. Passy rappelle que, du reste, dans une séance de l’année 1890, la Société a discuté pour établir la véritable portée de la fameuse formule « Laissez faire, laissez passer »[1].
M. Coste fait remarquer que, à son avis aussi, les faits signalés par M. Fréd. Passy ne sont pas réprimés comme ils devraient l’être. À cet égard, il s’agit moins de savoir s’il faut maintenir la liberté des publications en question, que de savoir s’il y a lieu d’organiser la police préventive par un retour à l’examen préalable des dessins et affiches destinés à être exposés publiquement. La répression simple paraît être inefficace et aller même contre son but.
M. Leviez s’écrie que l’économiste se contente d’indiquer le but à atteindre, sans indiquer les moyens à employer : ceci est affaire au législateur.
M. Fréd. Passy voudrait voir l’autorité intervenir.
M. A. Courtois répond à M. Coste qu’il est sorti du domaine économique en parlant du mode et des effets possibles de la répression. En réalité, il n’y a pas à restreindre la liberté, il s’agit seulement de rendre responsables ceux qui commettent les délits, et c’est ce qu’il faudrait faire énergiquement.
En réponse aux observations de quelques-uns de ses collègues, et notamment de MM. Leviez et Coste, qui se demandent s’il n’y aurait pas lieu de rétablir pour les dessins les mesures préventives qui ont été employées à d’autres époques, M. Passy fait observer que, indépendamment de ce que ces mesures ont nécessairement d’arbitraire, elles ont l’inconvénient d’engager la responsabilité de l’administration, et peuvent, par suite, aboutir à un affaiblissement plutôt qu’à un accroissement de la sécurité. Lorsque l’administration autorise, elle devient responsable de tout ce qui est fait ; c’était le cas sous l’Empire pour les conférences publiques ; l’administration devenait responsable des moindres paroles d’un orateur quelconque. C’est un premier mal.
Il y en a un autre non moins grave. C’est que, du moment où elle a autorisé, elle peut difficilement admettre qu’elle se soit trompée ; elle a par avance désarmé la répression et fourni des excuses même aux faits délictueux. C’est à la répression proprement dite, mais à une répression vigilante et sévère qu’il faut faire appel. Et pour qu’elle soit telle, c’est à l’opinion publique qu’il faut demander de faire son devoir. Si les réclamations étaient plus fréquentes, plus énergiques ; si l’on avait moins de cette fausse honte et de ce mauvais respect humain qui empêchent de dire tout haut ce que l’on pense tout bas, le mal ne se propagerait pas et les parquets et la police ne resteraient pas inertes. C’est le cas de nous rappeler pour en faire notre profit ce mot d’un Anglais : Chez nous, les honnêtes gens sont plus hardis que les coquins ; chez vous, les coquins sont plus hardis que les honnêtes gens.
La séance est levée à dix heures cinquante.
***
Le Journal des Débats a reçu la lettre suivante :
« Monsieur le Rédacteur,
« On m’a fait, il y a une quinzaine, l’honneur de me demander ce que l’on a bien voulu appeler une consultation sur une récente circulaire de M. le garde des sceaux, relative à la répression de ce que l’on nomme la presse pornographique. J’ai eu le regret de ne pouvoir alors répondre à cette demande et d’être réduit à renvoyer mes correspondants à la réunion de la Société d’économie politique, dans laquelle cette question se trouvait précisément mise à l’ordre du jour pour le 5 septembre.
« Elle y a été discutée, en effet, si l’on peut appeler discussion un échange d’observations entre lesquelles il ne s’est produit aucune contradiction. Les seules divergences possibles portaient, non sur la nécessité d’une action énergique de la puissance publique, mais sur la manière d’exercer cette action, soit par des mesures préventives, soit par des mesures répressives seulement.
« Je ne puis, ce serait refaire le procès-verbal de la séance, que l’on pourra trouver dans le Bulletin de la Société d’économie politique, reproduire ici toutes les raisons alléguées par d’autres et par moi. Je dirai seulement que, laissant de côté, non que nous les dédaignions, bien loin de là, les considérations de sentiment, c’est au point de vue de l’intérêt général et au point de vue du respect de la liberté individuelle, que nous avons été unanimes à condamner les méfaits de l’industrie pornographique.
« La liberté exige que ni mes yeux ni mes oreilles ne soient malgré moi exposés à des souillures contre lesquelles je me révolte. On balaye l’ordure qui est sous mes pieds, on ne doit point laisser mettre la fange sur mes mains et sur la tête des enfants qui ne s’en peuvent défendre. On prend des mesures contre la contagion du choléra, de la peste et de la fièvre typhoïde, on ne saurait laisser le champ libre à la propagation de l’infection morale, qui se traduit d’ailleurs trop souvent en infection matérielle.
« L’intérêt général exige que l’on ne pervertisse pas à plaisir les générations naissantes ; que l’on n’affaiblisse pas par les excitations précoces d’une curiosité malsaine, par des habitudes de désœuvrement morbide et parce que je ne crains point d’appeler un alcoolisme mental, aussi dangereux que l’alcoolisme physique qu’il provoque et qu’il accompagne, la vigueur et le ressort de la population.
« La population a été dans ces derniers temps l’objet de beaucoup d’écrits et de discours ; on s’est préoccupé du ralentissement de son accroissement en France. On a vu dans ce fait et non sans raison, une menace pour la grandeur, pour la vitalité même de la patrie. Le mal contre lequel nous nous sommes élevés est peut-être l’une des causes principales de ce ralentissement. Il est davantage et bien pis. En empoisonnant et en déconsidérant ce qu’on a appelé justement les sources sacrées de la vie, il ne menace pas la population dans son nombre seulement, mais, ce qui est plus grave, dans sa qualité. Il prépare des générations sans sérieux, sans énergie, sans respect, ni d’elles-mêmes, ni des choses les plus dignes de respect. Il fait du dénigrement, du ricanement et du scepticisme en tout, comme un idéal d’abaissement qui prépare à la servitude eu même temps qu’à la violence. Il porte atteinte, en un mot, à l’âme même et au corps de la patrie.
« Périclès disait, en faisant l’oraison funèbre de la jeunesse athénienne moissonnée par la guerre : « La Grèce a perdu son printemps ». Prenons garde, si nous ne réagissons promptement contre les malfaiteurs qui s’emploient avec acharnement à pervertir la jeunesse française, d’avoir bientôt à nous apercevoir que ce n’est pas sur les champs de bataille, si cruel que cela soit, qu’il est le plus douloureux de voir tomber la fleur d’une nation, et d’être réduits à nous écrier, plus amèrement que Périclès : « La France a perdu son printemps ! »
« Agréez, Monsieur le rédacteur, mes salutations les plus distinguées. »
FRÉDÉRIC PASSY.
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[1] Voir le Bulletin de la Société d’économie politique de l’année 1890, p.188.
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