Charles Dunoyer, Oeuvres de Dunoyer, revues sur les manuscrits de l’auteur, 3 vols., ed. Anatole Dunoyer (Paris, Guillaumin, 1870, 1885, 1886). Vol. 3, “Politique tirée des doctrines économiques,” pp. 84-104.
Biographie par David Hart (traduction Damien Theillier)
Barthélémy-Pierre-Joseph-Charles Dunoyer (1786-1862) fut journaliste, universitaire (professeur d’économie politique), politicien, auteur de nombreux ouvrages sur la politique, l’économie politique et l’histoire, membre fondateur de la Société d’économie politique (1842). Il fut une figure clé du mouvement libéral français classique de la première moitié du dix-neuvième siècle, avec Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Charles Comte, Augustin Thierry, et Alexis de Tocqueville. Il a collaboré avec Comte à la revue Le Censeur et Le Censeur européen de la fin de l’empire napoléonien au rétablissement de la monarchie des Bourbons. Dunoyer et Comte ont combiné le libéralisme politique de Constant (limites constitutionnelles du pouvoir de l’État, gouvernement représentatif), le libéralisme économique de Say (laissez-faire, libre-échange), et l’approche sociologique de l’histoire de Thierry Constant, et Say (analyse de classe et théorie de l’évolution historique de la société aboutissant à la société de libre marché). Ses principaux ouvrages sont L’Industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté (1825), Nouveau Traité d’économie sociale (1830), et les trois volumes de son magnum opus, De la liberté du travail (1845). Après la Révolution de 1830, Dunoyer fut nommé membre de l’Académie des sciences morales et Politiques, il fut préfet de l’Allier et de la Somme et devint finalement membre du Conseil d’État en 1837. Il démissionna de ses postes au gouvernement pour protester contre le coup d’état de Louis Napoléon en 1851. Il mourût en écrivant une critique du Second Empire, achevé et publiée par son fils Anatole en 1864.
Charles Dunoyer et son collègue Charles Comte ont découvert l’économie politique libérale classique lorsque leur journal Le Censeur a été contraint de fermer en 1815. Au cours de cette période de « loisirs forcés », ils ont lu les écrits de Jean-Baptiste Say, en particulier la nouvelle édition enrichie de son Traité d’économie Politique (2e éd. 1814). Ce travail a eu un effet profond sur leur façon de penser. Dunoyer comprit alors que l’économie politique fournissait une explication satisfaisante de la raison pour laquelle les nations atteignent la paix et la prospérité lorsque les droits de propriété et le libre-échange sont respectés. Au contraire, quand ces choses ne sont pas respectées, les nations régressent dans la guerre, les conflits et l’appauvrissement. C’est la tentative de fusionner ces deux aspects, le juridico-politique et l’économique, qui occupa Dunoyer pour le reste de sa vie. Son œuvre eut un impact profond sur les libéraux qui devaient venir après lui, Bastiat et Molinari, notamment.
Par Charles Dunoyer (1ère partie)
C’est le propre de toute science qui n’est pas encore faite, de nous induire en erreur sur les ressources qu’il est raisonnablement possible d’en attendre. Tant que la chimie ne fut que de l’alchimie, on crut pouvoir la faire servir à transmuer les métaux et à produire de l’or. Tant que la médecine ne fut que de l’empirisme, il n’y eut pas de maux qu’on ne lui attribuât le pouvoir de guérir; peu s’en fallut qu’on ne la crût capable de ressusciter les morts. Tant que la politique ne fut qu’une science occulte, on crut que le gouvernement pouvait s’appliquer utilement a tout; on crut que le corps social ne pouvait vivre et se soutenir que par son secours, comme on croyait que le corps humain ne pouvait faire ses fonctions, se développer, croître, se conserver que par l’assistance de la médecine; et la société prospéra dans les mains des médecins politiques, à peu près comme la santé du malade imaginaire fleurit et prospère dans les mains de M. Fleurant et de M. Purgon.
On est encore fort loin de savoir au juste ce que le gouvernement a véritablement mission de faire, et l’espèce de service qu’il peut rendre utilement à la société. On croit toujours qu’il est propre à tout, et il y a dans la pratique du gouvernement beaucoup plus d’empirisme qu’il n’y en avait, il y a cent cinquante ans, dans l’exercice de la médecine.
Il est fort peu de publicistes dont les écrits soient de nature à contribuer aussi puissamment que ceux de M. Say à changer un tel état de choses en éclairant les esprits sur ce point. L’influence que sont destinées à exercer sur la politique proprement dite les doctrines de l’économie politique, qu’il a le mérite d’avoir élevée parmi nous au rang des sciences morales les plus positives et les mieux faites, est véritablement immense. En attirant nos regards sur le phénomène de la production, et en nous portant à envisager ce phénomène dans toute son étendue, l’économie politique tend à nous affermir par le raisonnement dans les véritables voies de la civilisation, que nous n’avons encore suivies que par une sorte d’instinct, et dont de funestes passions nous ont trop souvent détournés. Elle nous conduit à reconnaître que tout ce qui se fait dans la société de véritablement utile au bonheur des hommes, c’est le travail qui l’opère, le travail appliqué au développement de toutes nos facultés et à la création de tous les biens que nos besoins réclament. Elle nous amène à voir combien est salutaire la direction que le travail donne a notre activité, combien est pernicieuse celle que lui impriment la recherche du pouvoir, le goût des conquêtes, toutes les passions dominatrices. Le travail détruit tout principe d’hostilité entre les hommes, il les réconcilie, il fait concorder l’intérêt de chacun avec l’intérêt de tous; il est un principe d’union et de prospérité universelles. L’esprit de domination, au contraire, divise à la fois tous les hommes; il n’élève les uns qu’en abaissant les autres; il est un principe de ruine pour tous, même pour ceux qu’il fait jouir momentanément d’une sorte de prospérité. Telle est la vérité fondamentale à laquelle conduisent les principes de l’économie politique. Or, de cette vérité généralement sentie doit résulter un grand changement dans la direction des idées. Un nouvel objet s’offre à l’activité universelle; les individus et les nations détournent insensiblement sur les choses l’action qu’ils aspiraient à exercer les uns sur les autres; le travail acquiert la considération et la dignité que perd l’esprit de domination; il devient la passion générale, l’objet fondamental de la société.
Le premier effet des doctrines économiques est donc de placer la société sur ses vrais fondements, de l’attacher à son objet véritable, le travail. Mais ce n’est pas là leur effet unique. En même temps qu’elles présentent l’industrie, considérée dans ses innombrables applications, comme l’objet naturel des associations humaines, elles enseignent les véritables intérêts des peuples industrieux; elles montrent quel est le régime qui leur serait le plus favorable, et c’est principalement sous ce rapport que leur influence sur la politique est destinée à devenir grande et utile. Elles attaquent par la base les systèmes militaire et mercantile, et surtout ce régime réglementaire qui tend à tout envahir et à tout paralyser; qui tiendrait volontiers toutes nos facultés captives; qui prétend en diriger le développement, en déterminer les opérations; décider d’avance sur toutes choses ce qu’il faut croire, ce qu’il faut pratiquer; dire comment on doit louer Dieu, comment élever ses enfants, comment écrire, comment parler, comment se taire, comment ensemencer son champ, comment fabriquer, comment faire le commerce: sorte de monstre à mille bras, qui enserre étroitement l’arbre de la civilisation, et en contrarie de toutes parts le développement et la croissance.
L’économie politique nous apprend que le premier besoin de l’industrie est d’être franche d’entraves: travailler à la régler, c’est s’évertuer à la détruire; borner le cercle de ses opérations, c’est resserrer celui de ses bienfaits. Son second besoin est de pouvoir jouir avec sécurité du fruit de ses travaux: elle est amie de la paix autant qu’ennemie de la contrainte, et l’on peut la paralyser en lui ravissant ses produits, comme en l’empêchant de produire. Liberté et sûreté, voilà donc sa devise; il ne lui faut que cela pour prospérer, mais il ne lui faut pas moins que cela; et on la voit constamment grandir ou décliner selon le degré de liberté et de sûreté dont elle jouit.
Ainsi, en même temps que les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître quel est le véritable objet de la société, elles nous apprennent à discerner ce qui est l’objet certain des gouvernements. L’objet de la société, c’est la production considérée dans ses manifestations les plus variées et les plus étendues; celui des gouvernements, c’est, en laissant toute liberté à la production, de faire jouir les producteurs de la sûreté qui leur est indispensable. Tout ce qui tend à troubler la sûreté, voilà la matière et toute la matière de la fonction que les gouvernements doivent remplir. Leur action ne doit pas aller plus loin.
De là, dans les conceptions de la politique proprement dite, un changement fort important et qu’on ne saurait trop faire remarquer. L’action que les gouvernements doivent exercer sur la société n’est plus une action directe, mais indirecte et en quelque sorte négative. Leur tâche n’est pas de la dominer, mais de la préserver de toute domination. Ils ne sont pas chargés de lui assigner un but et de l’y conduire, mais seulement d’écarter les obstacles qui entravent plus ou moins sa marche vers le but que lui indiquent et auquel la portent sa nature et ses besoins. La société reçoit sa destination d’elle-même; elle la suit par sa propre impulsion. Les hommes qui prétendraient la diriger ressembleraient à la mouche du coche, et seraient peut-être un peu plus ridicules. Voir le mouvement de la société dans l’action des gouvernements, c’est confondre les évolutions de la mouche avec la marche du véhicule. Croire que le monde ne se meut que parce que les gouvernements décrètent, réglementent, s’agitent, c’est croire que le char ne chemine que parce que la mouche bourdonne, s’empresse, s’assied sur le nez du cocher, et demande aux chevaux le loyer de sa peine. Il est vrai que, dans la société, les chevaux paient; mais il n’en faut pas conclure que les mouches traînent le char. Tandis que quelques hommes rendent des lois, bourdonnent des harangues, font des parades, livrent des batailles, multiplient, précipitent de stériles mouvements, et pensent ainsi gouverner le monde, le genre humain, conduit par les seules lois de son organisation, peuple la terre, la rend vivante et féconde, multiplie à l’infini les produits des arts, agrandit le domaine des sciences, perfectionne toutes ses facultés, accroît tous les moyens de les satisfaire, et accomplit ainsi ses destinées. Cet immense mouvement de l’espèce humaine échappe à l’action des hommes vains qui prétendent la conduire, et ils pourraient disparaître qu’il ne serait ni suspendu ni ralenti. Il n’est donc pas au pouvoir des gouvernements de diriger, la société; tout ce dont ils sont capables, c’est de rendre sa marche un peu plus ou un peu moins facile, selon qu’ils appliquent leur puissance à fortifier ou à affaiblir les résistances qu’elle éprouve. Ce n’est que sur ces résistances qu’ils doivent agir; leur tâche est de les vaincre et n’est que cela.
Dès lors, toute action des gouvernements au delà de cet objet est une usurpation réelle; tout effort des gouvernements pour assigner une fin particulière à la société, ou pour la conduire par d’autres voies que les siennes à la fin qu’elle doit atteindre, est une véritable tyrannie. Ainsi, toute organisation dont l’objet serait de faire d’un peuple un peuple souverain, un peuple conquérant, un peuple dévot, serait également absurde et tyrannique; et toute mesure par laquelle on entreprendrait de diriger le mouvement d’un peuple industrieux vers sa destination naturelle, toute intervention des gouvernements dans le commerce, les arts, l’agriculture, la religion, les sciences, l’éducation, l’imprimerie, serait pareillement un acte de déraison et de tyrannie. Il est bien entendu que les gouvernements n’ont point à se mêler de ces choses: elles sont la matière de la société, et non celle des gouvernements. Les individus dont la société se compose, cultivent, fabriquent, commercent, écrivent, élèvent leurs enfants, honorent les dieux, au gré de leurs besoins, de leur raison, de leur conscience; et les bons gouvernements n’entrent dans ce grand mouvement de la société humaine, que pour reconnaître ce qui le trouble, et s’efforcer de le réprimer. Leur tâche est de veiller à la sûreté de tous, en prenant le moins possible sur le temps, sur les revenus, sur la liberté de chacun.
Dès lors, le meilleur gouvernement sera évidemment celui qui retranchera le moins de notre liberté, de nos moyens de vivre, et qui cependant nous fera jouir de la plus grande sûreté.
Dès lors, entre un gouvernement qui dépensera des milliards, qui multipliera les prohibitions et les gênes, et sous lequel pourtant on sera exposé à toute sorte d’avanies et de violences, et un gouvernement qui, pour quelques millions et sans presque rien ôter aux particuliers de leur liberté d’action, mettra chacun à l’abri de toute espèce d’insultes; entre le gouvernement des États-Unis, par exemple, qui, pour moins de 50 millions, et en laissant la plus grande latitude à la liberté, fera jouir douze millions d’Américains de la sûreté la plus parfaite, et tel gouvernement d’Europe qui, dans un pays de seize millions d’habitants, dépensera près de 2 milliards, s’armera de lois d’exception, chargera la liberté d’entraves, et cependant ne fera jouir les contribuables que d’une sûreté précaire, on voit à l’instant lequel remplit le mieux son objet.
Dès lors deviennent impossibles toute querelle pour le triomphe de tel ou tel chef, toute révolution pour changer de domination, toute guerre civile pour passer des mains d’un parti dans celles d’un autre. Le gros du public a enfin le bon sens de comprendre qu’il ne vaut pas mieux être exploité par des wighs que par des torys, par des ministériels que par des ultra, par des jacobins que par des bonapartistes. On se demande seulement s’il serait possible, et comment il serait possible d’être de moins en moins exploité par qui que ce soit.
Dès lors tombe toute discussion sur les diverses formes de gouvernement, qui n’aurait pas directement pour objet de rendre le gouvernement, quel qu’il soit, plus doux, moins coûteux, et tout à la fois plus favorable à la liberté et à la sûreté. Le but à atteindre n’est pas de le rendre accessible à tous, mais utile à tous. Il ne s’agit pas de savoir si les pouvoirs se balancent, mais si leur action s’exerce au profit du public. Il n’est pas question de faire que l’aristocratie, la démocratie et la royauté règnent paisiblement ensemble, mais d’empêcher que l’aristocratie, la démocratie et la royauté ne considèrent la société comme un domaine, et la possession du pouvoir comme une source de profits à dérober. L’important, enfin, n’est pas d’avoir un gouvernement intitulé monarchie ou république; car ces mots peuvent, l’un et l’autre, signifier des horreurs ou des sottises; mais ce qui importe, quelle que soit l’enseigne de la compagnie chargée de veiller à la sûreté commune, c’est qu’elle coûte peu, et qu’elle ne vexe point.
Dès lors perdent leur magie les mots de constitution, de gouvernement représentatif, etc. On conçoit la possibilité d’avoir un jury, des conseils municipaux, départementaux, nationaux, et cependant de payer fort cher pour être fort malmené. Si, par la manière dont ils sont constitués, ou par l’effet d’habiles manœuvres, ces corps se trouvent habituellement composés d’hommes appartenant aux ministres; si les moyens de contrôler les actes du gouvernement sont ainsi livrés aux mains de ses agents; si les garanties instituées pour mettre obstacle à l’arbitraire sont transformées en instruments propres à en faciliter la pratique; si l’intervention du public dans la gestion de ses propres affaires n’aboutit qu’à donner un surcroît de forces au pouvoir exécutif contre les particuliers; si le public devient ainsi malgré lui l’artisan des maux qu’il endure, s’il se met lui-même sous le régime des lois d’exception, s’il se charge lui-même d’impôts accablants, s’il se harcèle, se pille, se dévore lui-même, on conçoit que l’organisation qui tourne ainsi ses forces contre lui n’est qu’une déception cruelle, qu’elle est la plus terrible de toutes les tyrannies. Il ne suffit donc pas d’avoir un gouvernement dit représentatif, pour se trouver sous le meilleur de tous les régimes. Ce régime peut être le meilleur, il est vrai; mais il peut aussi être le pire: cela dépend tout à fait de l’usage auquel servent les forces immenses qu’il met en jeu. Il est le pire, si le pouvoir exécutif peut à son gré disposer de ces forces, et ajouter leur puissance à la sienne pour opprimer plus violemment et plus sûrement le pays. Il est le meilleur, si elles servent à modérer son action, et à réduire ses dépenses toutes les fois qu’elles passent les bornes; si elles ne lui accordent que le pouvoir strictement nécessaire au maintien de la sûreté, et laissent ainsi à la liberté toute l’extension qu’elle doit avoir.
Voilà comment les doctrines économiques, en même temps qu’elles signalent le véritable objet de la fonction que les gouvernements ont à remplir, ne permettent jamais de perdre de vue cet objet. On n’en est distrait ni par les couleurs qu’arborent les partis tour à tour victorieux, ni par les formes sous lesquelles l’action du pouvoir se manifeste, ni par l’espèce et la condition des hommes que l’autorité souveraine fait entrer en partage des emplois publics, ni par la pompe qu’étalent les chefs d’État, ni par les sentiments qu’ils affectent. En vain s’offriraient-ils aux regards entourés de monuments fastueux; en vain diraient-ils qu’ils ont fait triompher le pays, qu’ils sanctifient le peuple, qu’ils l’associent au pouvoir exercé sur lui. Ce n’est point à ces signes qu’on juge du mérite des gouvernements. On demande uniquement quelle est la sûreté dont ils font jouir les citoyens, et quels sacrifices ils leur imposent pour les préserver de tout trouble. Plus la sûreté est grande et moins leur action se fait sentir, plus on les trouve parfaits. On pense qu’ils font des progrès, à mesure qu’ils se font moins apercevoir, et que le pays le mieux gouverné serait celui où le maintien de la sûreté commune n’exigeant plus l’intervention d’une force spéciale et permanente, le gouvernement pourrait en quelque sorte disparaître, et laisser aux habitants la pleine jouissance de leur temps, de leurs revenus, de leur liberté.
Ajoutons qu’en nous faisant découvrir en quoi consiste la fonction nécessaire des bons gouvernements, les doctrines économiques nous conduisent a voir de quelle manière on peut faire faire des progrès à ceux qui ne sont pas tels qu’on les doit souhaiter. Si les gouvernements se perfectionnent à mesure qu’ils diminuent les charges et les entraves par lesquelles ils se font sentir, et s’ils peuvent rendre le poids de leur action moins sensible à mesure que le maintien de la sûreté exige un moindre développement de forces, il s’ensuit évidemment que le seul moyen de leur faire faire des progrès, c’est d’agir sur les causes qui nécessitent l’emploi de ces forces, d’épuiser en quelque sorte la matière sur laquelle doit s’exercer leur effort, de faire disparaître ce qui menace la sûreté de tous. Il serait aussi difficile d’établir un gouvernement doux dans un pays peuplé d’oisifs, d’ambitieux, de parasites, qu’il pourrait l’être d’établir un gouvernement violent et oppresseur dans un pays dont tous les habitants seraient livrés à des occupations utiles, et trouveraient dans leurs travaux des moyens assurés de bien-être et d’aisance. Le gouvernement serait violent dans le premier, par cela seul qu’il y aurait beaucoup d’hommes qui aspireraient à dominer, beaucoup qui auraient besoin d’être contenus, et il le serait, quelle que fût la forme qu’on lui donnât; car la forme ne changerait pas la matière: elle ne serait qu’une nouvelle manière de la mettre en œuvre, qu’un nouveau cadre dans lequel s’agiteraient les ambitions. Dans le second, au contraire, le gouvernement serait doux, par cela seul qu’il y aurait très peu d’hommes qui aspireraient à exercer le pouvoir, très-peu sur qui le pouvoir aurait besoin d’être exercé, et il le serait, quelle que fût sa constitution; car la constitution du gouvernement ne changerait pas celle des hommes, et ne ferait pas qu’ils fussent disposés à exercer ou à souffrir la domination, si leurs mœurs ne les excitaient qu’au travail, et repoussaient également toute idée de domination et de servitude.
Considérez ce qui se passe aux États-Unis, où tous les hommes travaillent, où nul du moins ne peut s’élever que par le travail; où, au lieu de mendier, de solliciter, d’intriguer, de cabaler, de conspirer, chacun cherche les moyens de vivre et de prospérer dans l’emploi laborieusement productif de ses forces: le gouvernement y est si doux, qu’il est à peine sensible, et il serait bien difficile qu’il déployât une action très étendue, car qui l’exercerait, et sur qui s’exercerait-elle? Des peuples aussi occupés, aussi heureux par le travail, n’ont besoin, pour ainsi dire, ni de gouverner, ni d’être gouvernés. Voyez l’Europe, au contraire, où tant d’hommes ne travaillent point; où l’on s’enrichit par la domination bien mieux encore que par le travail; où les sollicitations, l’intrigue, les conspirations, les efforts de toute nature pour conquérir le pouvoir tiennent une place si éminente parmi les moyens de faire fortune: les gouvernements y sont d’une dimension et d’une activité démesurées; les nations disparaissent derrière ces colosses; elles succombent sous le poids de leur action, et il serait bien difficile de les resserrer dans des cadres étroits, car que faire de cette masse d’artistes-gouvernants qu’ils mettent en œuvre, de celle qui voudrait participer à leur action, et qu’ils tiennent en échec? Le moyen d’être peu gouverné dans des contrées où tout le monde veut faire figure, et où le seul moyen d’y réussir, c’est d’être du gouvernement ? On aurait beau faire, on aurait beau varier les formes du pouvoir, il est de force que son action se proportionne à la masse des ambitieux qui veulent y prendre part, ou sur lesquels il est nécessaire qu’elle s’exerce. Le seul moyen de la rendre moins sensible, c’est donc de travailler à rendre de moins en moins considérable le nombre des hommes qui vivent ou aspirent à vivre des profits que donne l’exercice de l’autorité.
Enfin, en même temps que les doctrines économiques nous conduisent à reconnaître que le seul moyen d’améliorer les gouvernements, c’est de réduire le nombre des ambitieux et des oisifs qui ont besoin de gouverner ou d’être gouvernés, elles tendent d’une manière très directe à produire cet heureux effet; car elles attaquent l’ambition et l’oisiveté dans leur source même, dans ce qui les engendre et les alimente, dans les dépenses inutiles des gouvernements.
… à suivre
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