Lu par Philippe Seigneur, Institut Coppet.
Podcast IC – Politique tirée des doctrines économiques (2) par C. DUNOYER ( 9,2mo – 25,25 mn)
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Charles Dunoyer, Oeuvres de Dunoyer, revues sur les manuscrits de l’auteur, 3 vols., ed. Anatole Dunoyer (Paris, Guillaumin, 1870, 1885, 1886). Vol. 3, “Politique tirée des doctrines économiques,” pp. 84-104.
Biographie par David Hart (traduction Damien Theillier)
Barthélémy-Pierre-Joseph-Charles Dunoyer (1786-1862) fut journaliste, universitaire (professeur d’économie politique), politicien, auteur de nombreux ouvrages sur la politique, l’économie politique et l’histoire, membre fondateur de la Société d’économie politique (1842). Il fut une figure clé du mouvement libéral français classique de la première moitié du dix-neuvième siècle, avec Jean-Baptiste Say, Benjamin Constant, Charles Comte, Augustin Thierry, et Alexis de Tocqueville. Il a collaboré avec Comte à la revue Le Censeur et Le Censeur européen de la fin de l’empire napoléonien au rétablissement de la monarchie des Bourbons. Dunoyer et Comte ont combiné le libéralisme politique de Constant (limites constitutionnelles du pouvoir de l’État, gouvernement représentatif), le libéralisme économique de Say (laissez-faire, libre-échange), et l’approche sociologique de l’histoire de Thierry Constant, et Say (analyse de classe et théorie de l’évolution historique de la société aboutissant à la société de libre marché). Ses principaux ouvrages sont L’Industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté (1825), Nouveau Traité d’économie sociale (1830), et les trois volumes de son magnum opus, De la liberté du travail (1845). Après la Révolution de 1830, Dunoyer fut nommé membre de l’Académie des sciences morales et Politiques, il fut préfet de l’Allier et de la Somme et devint finalement membre du Conseil d’État en 1837. Il démissionna de ses postes au gouvernement pour protester contre le coup d’état de Louis Napoléon en 1851. Il mourût en écrivant une critique du Second Empire, achevé et publiée par son fils Anatole en 1864.
Charles Dunoyer et son collègue Charles Comte ont découvert l’économie politique libérale classique lorsque leur journal Le Censeur a été contraint de fermer en 1815. Au cours de cette période de « loisirs forcés », ils ont lu les écrits de Jean-Baptiste Say, en particulier la nouvelle édition enrichie de son Traité d’économie Politique (2e éd. 1814). Ce travail a eu un effet profond sur leur façon de penser. Dunoyer comprit alors que l’économie politique fournissait une explication satisfaisante de la raison pour laquelle les nations atteignent la paix et la prospérité lorsque les droits de propriété et le libre-échange sont respectés. Au contraire, quand ces choses ne sont pas respectées, les nations régressent dans la guerre, les conflits et l’appauvrissement. C’est la tentative de fusionner ces deux aspects, le juridico-politique et l’économique, qui occupa Dunoyer pour le reste de sa vie. Son œuvre eut un impact profond sur les libéraux qui devaient venir après lui, Bastiat et Molinari, notamment.
Par Charles Dunoyer (2ème partie)
Il n’en faut pas douter, si, dans notre Europe, en France surtout, où il pourrait être si facile de s’honorer et de s’enrichir par d’utiles travaux, on voit tant de gens courir à la fortune par des voies nuisibles ou honteuses, tant de gens qui vivent de pouvoir ou de larcin, c’est surtout à l’excès des dépenses publiques qu’il faut attribuer ce désordre. Ce sont ces dépenses qui, en tarissant les sources naturelles de la richesse, détournent une foule d’hommes de tous les rangs des occupations honorables, et les font recourir, pour s’élever, à des expédients honteux ; excitent ceux des classes inférieures à la mendicité, au vol, au vagabondage ; ceux des classes plus élevées à la poursuite des emplois, à l’intrigue, aux cabales, aux factions, et peuplent ainsi la société de cette multitude d’hommes pour lesquels ou contre lesquels les gouvernements sont nécessaires. On ne saurait nier que la direction que suit cette multitude ne soit particulièrement déterminée par celle que les dépenses publiques font prendre a une portion considérable des revenus de la société. Les gens qui appartiennent par leur éducation aux rangs supérieurs de la société ne mettraient pas une si grande activité d’ambition à rechercher des emplois publics, si les impôts ne faisaient affluer l’argent du public vers ces emplois. Tant de misérables ne se feraient pas une ressource du vol, si les impôts, en épuisant les revenus des hommes qui pourraient les occuper, ne leur ravissaient pas la faculté de chercher une ressource plus honorable dans le travail. Le meilleur moyen de faire refluer toute cette cohue d’ambitieux et de malheureux vers les occupations honnêtes et utiles, de délivrer ainsi la société des hommes qui la troublent, et de restreindre par cela même la matière sur laquelle et par laquelle s’exerce l’action des gouvernements, c’est donc de réduire les dépenses publiques, de rendre insensiblement à son cours naturel l’immense portion des revenus de la société qu’elles absorbent, et de faire ainsi que le travail devienne tout à la fois le seul moyen et un moyen toujours plus assuré de bien-être et d’aisance. Or, l’influence des doctrines économiques ne peut manquer d’amener tôt ou tard ce résultat. Elles répandent, en effet, une telle lumière sur les consommations publiques ; elles fournissent des moyens si sûrs et si simples d’en apprécier l’utilité, qu’il paraît impossible que le gros de la nation ne finisse pas par être frappé des effets désastreux de la plupart de celles qu’on fait à ses dépens, et qu’une fois éclairé sur ces abus, il ne réussisse pas à en obtenir le redressement.
Ainsi, la science économique nous conduit à reconnaître que l’objet de toute société civilisée, c’est le travail considéré dans toutes ses applications utiles ; que l’objet unique des gouvernements doit être de veiller au repos de la société, en laissant à la liberté des individus qui la composent la plus grande latitude possible ; que le meilleur gouvernement est celui qui procure le plus de sûreté aux citoyens, et qui retranche le moins de leur temps, de leurs revenus, de leur liberté ; que, dès lors, les gouvernements deviennent meilleurs à mesure qu’ils rendent le poids de leur action moins sensible ; que l’étendue des attributions usurpées par eux peut-être réduite à mesure que la société se civilise, à mesure que le nombre des hommes qui ont besoin de gouverner ou d’être gouvernés diminue ; que le véritable moyen de diminuer le nombre de ces hommes, c’est de restreindre de plus en plus la facilité de s’enrichir par le pouvoir, d’augmenter de plus en plus, au contraire, celle de s’élever par le travail ; et enfin que le meilleur moyen d’obtenir ce dernier résultat, c’est de réduire progressivement les dépenses publiques, de rendre par degrés à leur destination naturelle, aux consommations reproductives, les immenses capitaux que ces dépenses en détournent et qu’elles détruisent improductivement. Voilà les principales vérités politiques que l’économie politique met en lumière. On comprend maintenant comment cette science peut contribuer aux progrès de la société et à l’amélioration des gouvernements ; et il serait difficile, en envisageant le bien immense qu’elle est destinée à produire, de ne pas éprouver quelque reconnaissance pour l’écrivain auquel nous devons de l’avoir tirée du domaine des spéculations et mise à la portée de toutes les intelligences. L’ouvrage de M. Say sur l’économie politique est, sans contredit, l’une des productions les plus éminemment utiles de ce siècle, l’une de celles qui répondent le mieux à ses besoins, et qui paraissent devoir exercer l’influence la plus salutaire sur la direction des idées des hommes de notre temps.
Le petit ouvrage du même écrivain, à l’occasion duquel nous sommes entré dans cet ordre de considérations, est loin sans doute d’avoir la même importance ; cependant, il en a plus de beaucoup que ne semblerait l’annoncer son titre, et, pour ne pas sortir du sujet qui nous occupe, nous dirons qu’il renferme des vues capables de concourir aussi très-efficacement aux progrès de la société et à l’amélioration des gouvernements. La preuve de cette vérité ne se fera pas attendre.
Nous disons qu’un des meilleurs moyens de faire faire des progrès à la société, c’est de réduire les consommations publiques. Mais le moyen d’opérer cette réduction ? le moyen d’obtenir que les gouvernements dépensent peu ? le moyen de réformer les abus d’un mauvais gouvernement, en un mot ? grande question que M. Say n’agite point dans son petit volume, mais sur laquelle une des pensées les plus judicieuses parmi toutes celles qu’il a développées dans cet ingénieux écrit, nous paraît jeter un trait éclatant de lumière.
Est-ce par des remontrances, par de justes et sévères censures qu’on peut réprimer les excès du pouvoir ? Est-ce par des menaces, des révoltes, des révolutions ? Est-ce enfin par des institutions destinées à le contenir dans de certaines limites ? On ne s’est guère avisé jusqu’ici d’autres expédients. Le vulgaire des réformateurs, semblables à l’animal stupide qui ne sait que mordre la pierre dont il est atteint, ne connaît pas de meilleur moyen de corriger les gouverments tyranniques, que de les culbuter et de les remplacer par d’autres. Les hommes modérés, qui repoussent ces moyens violents, croient que pour faire cesser leurs excès, il suffit de leur en représenter les dangereuses conséquences. Une classe d’hommes plus habiles redoutent les révolutions, et croient faiblement au pouvoir des remontrances ; mais ils ont une confiance sans bornes dans les constitutions ; les constitutions sont leur grand cheval de bataille, et ils ne doutent pas que pour mettre un gouvernement dans l’impuissance de nuire, il ne suffise d’ériger autour de lui, sous le nom de chambres, de jurys, de conseils municipaux, etc., des espèces de redoutes dans lesquelles le public pourra placer des mandataires chargés de défendre ses droits. Les uns et les autres ont entre eux cela de commun que, pour corriger le pouvoir, ils ne cherchent à agir que sur le pouvoir ; chacun agit à sa manière, mais tous dirigent leur action du même côté.
Est-ce là une tendance bien éclairée ? Est-ce sur les gouvernements qu’il est le plus convenable d’agir, pour corriger les abus des gouvernements ? Voilà la question sur laquelle la pensée que nous avons annoncée nous paraît répandre une vive lumière. L’auteur recherche en quoi consiste la moralité des ouvrages de littérature.
« Lorsque je demande, dit-il, ce qu’on entend par un ouvrage moral, on me répond que c’est un ouvrage où le vice finit par être puni, et où la vertu reçoit sa récompense. Cela paraît tout simple. Si pourtant cela ne corrigeait personne, où serait la moralité ? Voyez, observez, réfléchissez. Le méchant qui est dans le monde, que pense-t-il en voyant punir son confrère le méchant du théâtre ? Selon lui, c’est un sot que l’auteur a fait tomber dans un piége pour complaire à la bonhomie du public. S’il gagne quelque chose à cet exemple, c’est un peu plus d’adresse pour éviter de devenir lui-même la fable des honnêtes gens. Quant aux personnes vertueuses, lorsqu’elles voient, à la fin d’un cinquième acte, la vertu récompensée et le vice confondu, elles disent en soupirant : C’est bon pour le théâtre, ou bien pour les romans ; mais ce n’est pas là l’histoire du monde. Et le monde va comme devant.
» Il est satisfaisant, j’en conviens, de voir, même en fiction, les méchants punis : cela réjouit l’âme ; et j’aime l’auteur qui me procure cette petite satisfaction, à défaut d’une plus réelle ; mais un littérateur habile, pour être vraiment moral, sait employer d’autres moyens.
» Voyez Molière ! s’il a gâté le métier des tartufes, pensez-vous que ce soit en faisant intervenir, au dénouement, le grand monarque qui vient, comme un dieu dans une machine, retirer la famille d’Orgon du désastre où l’a plongée l’imbécillité de son chef ? Si l’échafaud n’effraie pas les voleurs, pense-t-on que les lettres de cachet feront trembler les hypocrites ? Ils savent que cette foudre ne va pas mieux que l’autre choisir de préférence les méchants. Qui peut se vanter d’avoir rencontré des hypocrites corrigés ? Où trouverons-nous donc la moralité, l’utilité ? La voici : on ne corrige pas les tartufes, mais on diminue le nombre des Orgons. Les fourbes disparaissent, comme toute espèce de vermine, faute d’aliments. Croyez-vous qu’il y eût moins de tartufes qu’autrefois, si nous avions autant d’imbéciles pour les écouter ?
» Or, c’est une utilité morale bien réelle que celle qui résulte du chef-d’œuvre de Molière. Et remarquez que l’utilité morale ici ne vient point de ce que le méchant est puni ; au contraire : il ne le serait pas, que la moralité serait bien plus forte. Qui peut nier que si Tartufe en venait à ses fins, s’il réussissait à dépouiller la famille d’Orgon, à le mettre lui-même hors de sa propre maison, et à les faire tous passer pour des calomniateurs, on ne sentît bien autrement encore le danger de laisser s’impatroniser un directeur dans sa famille ? Molière n’a pas préféré ce dénouement, non qu’il le jugeât immoral, mais probablement parce qu’il craignait que tout cela ne sortit du genre de la comédie ; et la preuve, c’est qu’il a fait un dénouement de cette espèce dans une autre comédie où l’offense n’a pas un caractère aussi grave. Il a humilié le bon sens et le bon droit ; il a fait triompher le vice et l’imposture : George Dandin demande pardon à sa femme infidèle de l’avoir soupçonnée, quand ce ne sont plus seulement des soupçons qu’il a, mais une certitude. Aussi cria-t-on à l’immoralité, et l’on ne fit pas attention que si Molière eût confondu la femme au lieu du mari, sa pièce ne montrait plus les inconvénients des mariages disproportionnés et n’avait plus aucune moralité.
» Le même reproche fut fait à Voltaire au sujet de Mahomet. Les fanatiques avaient de bonnes raisons pour vouloir que Mahomet fût puni. Lorsqu’un filou est pris sur le fait et parvient à s’échapper, les autres ont soin de crier : Au voleur !
» Bien fou donc qui s’imagine, par des livres, corriger les hypocrites, les femmes galantes, les conquérants, les usurpateurs, les fourbes qui travaillent en petit, ou ceux qui travaillent en grand. Mais, par des livres, ce dont on peut se flatter, c’est de corriger leurs dupes. » [2]
Voilà la pensée. On ne corrige point les tartufes ; mais on diminue le nombre des Orgons. On ne corrige point les fourbes ; mais on peut se flatter de corriger leurs dupes. Corrige-t-on les mauvais gouvernements ? Est-ce attaquer l’arbitraire dans son principe, que de l’attaquer dans les gouvernements ? Est-ce travailler à déraciner l’arbitraire, que de faire changer le pouvoir de mains, ou de le faire changer de forme ? Ce sont là, avons-nous dit, les grands moyens de répression en usage. Qu’on juge maintenant de leur suffisance. On n’a qu’une demande à se faire pour cela : y a-t-il un Orgon de moins dans un pays, après qu’il a changé de chef, ou après que le gouvernement y a changé de forme ? S’il s’y trouve le même nombre d’imbéciles, qu’est-ce qui empêche que le nouveau chef ne se conduise aussi mal que le précédent ? Qu’est-ce qui empêche que les nouvelles formes de gouvernement ne servent, comme celles qu’elles ont remplacées, à piller, à fouler le pays ?
Tel peuple crie, dans sa détresse : Oh ! si nous avions un autre prince ! si nous avions François au lieu de Guillaume ! Hélas ! en seriez-vous plus éclairés ? Que les amis de François parlent ainsi, qu’ils préfèrent son règne à celui de Guillaume, cela est fort simple : si François régnait, ils régneraient avec lui, et prendraient part à la curée. Mais vous, misérable troupeau, dont le destin est d’être la proie de tous les partis, que gagnerez-vous à un changement de chef ? Si vous ne savez pas vous défendre contre le gouvernement de Guillaume, comment vous défendrez-vous contre celui de François ? Encore une fois, serez-vous plus éclairés sous François que sous Guillaume ? François sera moins méchant, dites-vous ; et si son héritier l’est davantage, changerez-vous son héritier ? Ce sera donc à n’en pas finir ? Ne voyez-vous pas qu’il serait bien plus court de commencer par vous changer vous-mêmes ? Peuple d’Orgons, déniaisez-vous, et vous n’aurez pas besoin de changer de maîtres. Tâchez de comprendre vos vrais intérêts, et les hommes qui vivent, et ceux qui voudraient vivre de votre sottise, disparaîtront à mesure : les fourbes, les ambitieux disparaissent, comme toute espèce de vermine, faute d’aliments.
Qu’on place à la tête des États-Unis, avec l’autorité la plus illimitée, tel grand, tel habile despote qu’on voudra ; que ce despote veuille traiter les Américains comme il pourrait faire un peuple d’Europe ; qu’il veuille avoir à sa discrétion l’argent et les hommes du pays. Pensez-vous que l’Amérique aura besoin de s’insurger pour empêcher cet extravagant de réaliser ses projets de domination ? Ce serait lui faire une grande injure. Ces projets, contre lesquels un petit nombre d’hommes sensés s’élèveraient vainement chez vous, tomberont d’eux-mêmes chez elle. C’est que tout y manque pour l’exécution de tels desseins ; c’est que, faute de matériaux, il ne s’y trouvera point d’artisans pour la tyrannie ; c’est que les gens capables de sentir le prix d’un gouvernement pareil à celui que cet homme voudrait établir faisant défaut, il n’y en aura point qui veuillent risquer de lui prêter main-forte ; c’est, en un mot, que cet homme ne sera soutenu par personne, et que le despote le plus obstiné sera forcé de se conduire là comme le plus sincère ami de la liberté. Le moyen que vous ayez de bons chefs, ce n’est donc pas d’en changer jusqu’à ce que vous en trouviez de tels ; mais d’acquérir assez de sens, de modération, de fermeté, pour réduire les plus mauvais à l’impuissance de vous nuire.
Vous vous êtes plaints quelquefois de ce que vos princes n’avaient rien de populaire. C’étaient là des regrets bien aveugles ou bien superflus. De deux choses l’une : ou vous manquez de lumières, ou vous connaissez vos vrais intérêts. Si vous manquez de lumières, c’est un grand bonheur pour vous que vos maîtres n’aient point de popularité ; car alors ils ne peuvent pas abuser de vos passions à la faveur de votre ignorance ; ils vous rendent le service de vous tenir en garde contre eux-mêmes ; ils prennent en quelque sorte le soin de vous dessiller eux-mêmes les yeux ; et par la sincérité naïve de leur égoïsme, ils vous forcent de reconnaître où sont vos intérêts véritables. Si, au contraire, vous êtes instruits de vos vrais intérêts, que vous importe que les princes qui vous gouvernent ne soient point populaires ? Ne faudra-t-il pas alors qu’ils se conduisent comme s’ils l’étaient ? L’essentiel, encore une fois, ce n’est pas que vos chefs ne soient pas des tartufes, mais qu’ils ne commandent pas à des Orgons : c’est à vous de les faire ce que vous avez intérêt qu’ils soient.
S’il ne suffit pas, pour devenir libre, de se donner de nouveaux chefs, il ne suffit pas davantage de se donner de nouvelles institutions. Rien ne peut tenir lieu à un peuple de lumières et de fermeté. Les mêmes formes de gouvernement, qui sont une sauvegarde pour une nation judicieuse et forte, ne seront qu’un moyen de plus d’accabler une nation ignorante et faible. Ce que vous appelez le palladium de vos libertés, peut n’être que l’instrument de votre servitude : une garantie n’en est une que pour celui qu’elle sert à protéger. Que vous importe d’avoir une forteresse, si vous ne savez en fermer l’accès à l’ennemi, ou si les gens que vous y placez pour vous défendre ont la maladresse ou l’infamie de tirer sur vous ? Mieux vaudrait pour le pays que la citadelle fut rasée : les habitants auraient moins d’insultes à souffrir. Quel mauvais gouvernement oserait, en l’absence de toute représentation nationale, ce qu’il peut oser derrière une représentation nationale dont il est le maître ?
Quand, après avoir changé et rechangé la forme de votre gouvernement, vous vous trouvez encore opprimés, l’on vous voit toujours prêts à dire : C’est que l’institution est mauvaise. Si vous remontiez à la vraie source du mal, vous diriez peut-être : C’est que le bons sens est encore chez nous en minorité. Il est des peuples qu’aucune institution ne saurait préserver de la servitude ; tel serait celui qui ne comprendrait pas la vraie liberté, qui n’en connaîtrait pas le prix, ou qui n’aurait pas le courage nécessaire pour la défendre. Que servirait d’avoir des assemblées bien constituées, à qui ne pourrait y envoyer que des hommes ignorants, avides, turbulents ou pusillanimes ? Que servirait d’avoir une bonne loi d’élections, à qui serait incapable de faire de bons choix ? Il est incontestablement des cas où un peuple se trouve au-dessous de ses institutions, et ne peut accuser que lui-même du mal qu’il leur impute. Nous pourrions peut-être, à quelques égards, nous citer pour exemple. Qui oserait affirmer que nous tirons de nos lois constitutionnelles tout le bien qu’il serait possible d’en tirer, sans même y faire le moindre changement ? Qui oserait dire qu’avec plus de lumières et un plus ferme vouloir de veiller au soin de nos propres affaires, nous ne pourrions pas trouver dans ces lois, telles qu’elles sont, le moyen d’être plus libres sans être moins tranquilles ? Profitons-nous de la loi électorale, par exemple, autant qu’il serait en notre pouvoir ? Tous les choix, aux dernières élections, ont-ils été aussi éclairés qu’ils auraient pu l’être ? On reproche au législateur d’avoir trop restreint le cercle dans lequel il est permis de choisir les représentants de la nation. Mais est-ce au législateur qu’il convient de faire des reproches, quand on voit que les électeurs ne profitent pas même de la latitude qu’il leur a donnée ? quand on voit que, sur une cinquantaine de députés qu’ils avaient à élire l’année dernière, ils ont choisi trente-cinq des présidents que leur avaient envoyés les ministres, et de plus un certain nombre d’agents salariés et révocables au gré du gouvernement. Ne paraît-il pas évident que ce sont ici les électeurs qui sont en faute, et que la loi, malgré ses imperfections, se trouve néanmoins en progrès sur les lumières communes ? [3]
Enfin, vous convenez quelquefois de la bonté des institutions ; mais comme il est impossible que vous ayez tort, vous accusez le gouvernement de ne pas les respecter. La Charte renferme de bonnes dispositions, dites-vous ; mais les ministres ne l’exécutent pas. Qu’est-ce à dire ? sont-ce les ministres qui la violent, ou vous qui ne savez pas la défendre ? sont-ce les ministres qui acceptent les lois d’exception ? sont-ce les ministres qui passent à l’ordre du jour sur toutes les réclamations des citoyens contre des actes arbitraires ? Ce sont les amis du ministère, dites-vous. Mais ces amis du ministère ont-ils été choisis par les ministres ? Vous vous étonnez que les lois n’offrent pas toutes les garanties qu’on pourrait en attendre ; c’est du contraire qu’il faudrait vous étonner. Si vous faites de mauvaises élections, il est de force que les chambres soient mauvaises ; si les chambres sont mauvaises, il est tout simple que les ministres ne se gênent pas pour violer la Charte. C’est vous qui les excitez à l’arbitraire : vous les tentez par de mauvais choix, et le mal que vous leur imputez est votre ouvrage. Choisissez mieux vos défenseurs, et l’on respectera mieux vos libertés.
Mais enfin, dites-vous, quand nos choix seraient mauvais, cela justifierait-il le ministère ? Pourquoi proposer des lois d’exception ? Nous voulons la Charte, toute la Charte ; le roi l’a jurée ; les ministres doivent nous en faire jouir. Quelle candeur, quelle innocence dans ces plaintes ! Les ministres doivent vous faire jouir de la Charte ! mais si vous attendez la liberté des ministres, pourquoi prendre des sûretés contre eux ? pourquoi des chartes ? pourquoi des garanties ? Vous leur faites outrage ; vous perdez à leurs yeux le mérite de votre confiance ; vous les intéressez à la trahir. Si, au contraire, vous croyez avoir besoin de garanties contre leur pouvoir, comment attendez-vous d’eux la liberté ? Croyez-vous qu’ils vont faire valoir pour vous vos moyens de défense, et se servir de vos armes contre eux-mêmes ? Il n’y a pas de milieu : vous voulez être libres par la faveur du ministère, ou malgré toute opposition possible de sa part. Dans le premier cas, vous n’avez pas besoin de charte ; dans le second, c’est à vous de la faire observer, et il est peu sensé de vous plaindre qu’elle est imparfaite ou mal exécutée. Du moment que vous prenez les armes contre l’arbitraire, du moment que vous vous mettez en état de défense contre le pouvoir ministériel, vous ne devez attendre la liberté que de vous-mêmes. Il est tout simple que des ministres, et surtout des ministres que vous manifestez l’intention de contenir, veuillent avoir à leur disposition le plus d’hommes, le plus d’argent, le plus de pouvoir possible. Il est tout simple qu’au lieu de fortifier vos garanties, ils travaillent à les détruire ; qu’au lieu de les faire servir à la défense de vos libertés, ils les emploient à l’accroissement de leur puissance. C’est à vous de déjouer ces desseins, d’empêcher qu’on ne se serve de vos armes pour vous battre, de tirer vous-mêmes de vos lois tout le bien que vous en attendez. Quand vous aurez la force de vous en approprier l’usage, vous ne prétendrez plus que c’est aux ministres que revient le soin de vous en faire jouir : jusque-là, il paraît au moins inutile d’élever cette prétention.
C’est donc une bien pauvre, ou du moins une bien insuffisante tactique, que de s’attaquer aux gouvernements pour devenir libre. Malheur aux amis de la liberté qui seraient réduits à attendre son salut d’un changement de ministres ! Malheur à ceux qui voudraient tout devoir aux qualités des princes ou à la nature des institutions, et rien à la raison publique ! Les gouvernements sont peu de chose par eux-mêmes. Les institutions n’ont de force que dans la masse des hommes qui servent de point d’appui à ceux qui veulent les faire respecter. Les mêmes lois peuvent, selon la différence des pays, servir à fonder la plus douce liberté, ou le despotisme le plus intolérable. Il faut donc répéter que nos institutions, tout imparfaites qu’elles sont, nous paraîtraient beaucoup meilleures, si nous étions plus capables d’en tirer parti ; que nous aurions toujours de bons chefs, si nous avions de bons ministres ; que nous aurions de bons ministres, si nous avions de bonnes chambres ; que nous aurions de bonnes chambres, si nous avions de bons collèges électoraux : c’est-à-dire, si la masse des électeurs était éclairée, et si, à la modération par laquelle ils se sont déjà si honorablement distingués, ils joignaient tous le discernement et la fermeté nécessaires pour résister aux insinuations des partis, et ne jamais faire que de bons choix. L’essentiel, pour que nous ayons de bonnes chambres, de bons ministres, de bons chefs, un bon gouvernement, c’est donc que nous ayons de bons électeurs, c’est-à-dire, que le corps de la nation connaisse ses vrais intérêts, et soit en état de les défendre.
« Voilà pourquoi, continue M. Say, dont nous reprenons la pensée sur la moralité des écrits, voilà pourquoi tout ouvrage, quelles que soient sa forme et sa couleur, qu’on l’ait fait pour la scène ou pour la méditation, est utile du moment qu’il fait bien connaître l’homme et la société, du moment qu’il arrache les masques sous lesquels se déguisent le mauvais sens et les mauvaises intentions, du moment, en un mot, qu’il donne de la sagacité à la droiture. La résignation est une vertu de brebis. La vertu des hommes doit être telle qu’il convient à une créature intelligente. Je me la représente, comme faisaient les anciens, sous les traits de Minerve : noble, sereine, douce, mais armée. »
[2] Le lecteur trouvera l’opuscule d’où ce fragment est extrait dans le volume intitulé, Œuvres diverses de J.-B. Say, p. 663 à 716 (Collection des principaux économistes) ; Paris, Guillaumin, 1848.
[3] On ne devinerait certainement pas combien les anciens et les nouveaux collèges électoraux ont choisi de députés parmi les agents du gouvernement ; combien, dans une mesquine représentation de deux cent quarante ou deux cent cinquante membres, il se trouve d’hommes dépendant, par leurs fonctions, du ministère. Il y en a plus de vingt, plus de quarante, plus de quatre-vingts, plus de cent : il y en a cent vingt ; et encore ne comptons-nous pas dans ce nombre les juges, les hommes décorés, titrés, pensionnés, qui se trouvaient parmi les élus, et que nous considérons, dans ce calcul, comme des hommes indépendants par leur position. Assurément nous sommes loin de vouloir rien insinuer contre le caractère personnel des cent vingt fonctionnaires amovibles qui se trouvent à la Chambre des députés. Mais est-il bien sage, nous le demandons encore une fois, de remettre le contrôle de l’administration aux subordonnés de l’administration ? Est-il convenable de confier à des préfets la surveillance du ministère de l’intérieur ; d’envoyer des receveurs-généraux pour vérifier les comptes du ministre des finances ; de charger des colonels et des procureurs du roi de poursuivre, s’il y a lieu, les ministres de la guerre ou de la justice ? Le bon sens montre que cela est absurde ; le fait le prouve encore mieux peut-être. Qu’on prenne la peine d’examiner comment la Chambre est divisée, quels sont les hommes qui se trouvent derrière le banc des ministres, qui votent perpétuellement avec eux, qui crient impitoyablement « l’ordre du jour ! » à toutes les pétitions, et l’on verra l’avantage qu’il y a de choisir ses députés parmi les hommes liges du ministère.
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