Lu par Philippe Seigneur, Institut Coppet.
Podcast IC – Libéralisme radical par H. Lepage (16 mo – 44,28 mn)
Par Henri Lepage (août 1997*)
Les lecteurs assidus de la presse française le savent depuis longtemps : le libéralisme est une invention anglo-saxonne qui ne saurait être appliquée en France, tellement sa nature est étrangère aux traditions sociales et culturelles de notre pays. Vision courte de l’histoire en réalité, car les libéraux « radicaux » de la Restauration ont développé une philosophie sociale, fondée sur le droit naturel lockéen, qui annonce la théorie contemporaine du « Public Choice » et qui élabore une analyse en termes de classe sociales avant Marx. Si ces concepts ont été détournés à d’autres fins par des penseurs socialistes par la suite, il n’en reste pas moins que la critique ‘ultra-libérale’, voire anarcho-capitaliste de l’action étatique est bel et bien ‘made in France’.
Introduction
Cette conférence aura un aspect inhabituel. Je parlerai à la place de quelqu’un d’autre : David Hart, professeur d’histoire (histoire des idées) à l’Université d’Adélaïde en Australie.
Son sujet : « Les économistes libéraux de la Restauration (1815-1830) : Charles Dunoyer et Charles Comte ». Titre exact de sa Thèse : “Class, Slavery and the Industrialist Theory of History in French Liberal Thought, 1814-1830 : The Contribution of Charles Comte and Charles Dunoyer”.
Pourquoi donner la parole à un Australien sur un tel sujet ? Pour cinq raisons : 1. Il s’agit d’auteurs profondément méconnus, en France même. 2. Parce que il y a un retour d’intérêt marqué pour le libéralisme de l’époque de la Restauration ; mais ils restent systématiquement ignorés. 3. Parce que leur redécouverte révèle une face totalement ignorée, oubliée, surprenante, voire inattendue du libéralisme français (« les libéraux radicaux »). 4. Parce que leur discours sur l’Etat et la dynamique sociale de l’histoire préfigure de manière étonnante ce que nous découvrons aujourd’hui à travers les écrits de ceux qu’on appelle « les libertariens ». (Cf. Rothbard). 5. Enfin parce qu’il s’exerce comme une sorte de « malédiction » qui frappe tous ceux qui s’intéressent à eux. Pourquoi ?
Un mot sur David Hart et sa thèse.
En 1978 David Hart, jeune étudiant, participe au séminaire d’été du Cato Institute à Stanford. Il y rencontre Leonard Liggio, l’un des meilleurs connaisseurs (américains) de la tradition libérale française. Résultat : un essai sur Gustave de Molinari.
Il rentre à Sydney. Il découvre à la bibliothèque de l’Université une collection complète du Journal des Économistes ; notamment tout ce qui concerne la période de la querelle sur le libre échange. Il présente un projet de thèse de doctorat sur Gustave de Molinari, mais celui-ci est rejeté au prétexte que « Molinari est beaucoup trop anti-étatiste et anarchiste pour être un véritable libéral ».
Début des années 80, David Hart retourne en Californie pour mener des études de MA (Master of Arts) à Stanford. Il travaille à Menlo Partk comme rédacteur en chef de The Humane Studies Review. Il y écrit un long essai sur les Physiocrates qui lui vaut d’entrer en conflit avec son professeur, une militante du mouvement féministe et gauchiste. Celle-ci lui reproche d’accorder trop d’importance à l’histoire des idées, aux dépens de sa conception purement sociologique de l’histoire. Conséquence : il n’est pas autorisé à continuer ses études à Stanford.
En 1983, il est accepté à Cambridge (UK) pour faire une thèse. Son sujet : “Class, Slavery and the Industrialist Theory of History in French Liberal Thought, 1814-1830 : The Contribution of Charles Comte and Charles Dunoyer”.
Cambridge est un lieu idéal pour ceux qui s’intéresse à « l’histoire des idées » (Quentin Skinner, Richard Tuck y enseignent). Mais visiblement le sujet (libéral) ne les intéresse absolument pas.
Retour à Adelaïde. D. Hart enseigne un cours sur « l’Europe libérale ». Il soumet sa thèse en 1990. L’examinateur – un Marxiste – lui demande de la réécrire en y incluant une discussion des idées de Karl Marx bien que cela n’ai aucun rapport avec son sujet. Finalement il obtient son PhD en 1994. Il lui a fallu quatorze ans pour finir sa thèse !
« Comme vous pouvez le voir, m’écrivait-il récemment, mon intérêt particulier pour la pensée libérale française classique m’a valu bien des malheurs. Elle fût pour moi un véritable obstacle dans ma carrière universitaire. Il semble que cet intérêt à suscité partout, dans toutes les universités où j’ai été étudiant, une considérable opposition. Je n’en connais pas exactement la raison. Peut-être est-ce dû à ce que, dans leur esprit, le libéralisme est un phénomène intellectuel et culturel d’essence purement anglo-saxonne (anglo-écosso-américaine), et qui, en conséquence, ne saurait entretenir aucune relation avec la tradition française. Peut- être est-ce le langage des libéraux français, posé en termes de droit naturel, qui heurte et reste incompréhensible pour des libéraux anglo-saxons de formation essentiellement « utilitariste » ? Je n’ai pas d’explication satisfaisante pour rendre compte de cette hostilité systématique ».
(Note de l’Institut Coppet : David Hart dirige désormais la bibliothèque numérique du Liberty Fund à Indianapolis : The Online Library of Liberty. Il a publié récemment avec Robert Leroux une Anthologie du libéralisme français au XIXe siècle, avec la traduction anglaise des textes. La version française devrait voir le jour en 2013.)
Des auteurs méconnus. Critique de l’historiographie libérale.
Il y a deux manières d’aborder l’histoire de la pensée libérale au 19ème siècle.
1. la première se situe du point de vue de l’histoire des idées politiques. C’est celle que l’on trouve de manière classique dans des ouvrages comme celui d’André Jardin : Histoire du Libéralisme politique de la crise de l’absolutisme à la constitution de 1875 (Hachette 1985), dans Louis Girard : Les libéraux français 1815-1875 (Aubier 1985), ou encore René Rémond : L’histoire des droites en France (1954).
On y parle souvent de Constant, de Mme de Stael, de Guizot, des doctrinaires, de Tocqueville, mais les libéraux « radicaux » comme Say, Tracy, Augustin Thierry, Comte et Dunoyer sont le plus souvent négligés, ou ne sont mentionnés qu’au détour d’une phrase ;
2. la seconde se place au niveau de l’histoire des idées économiques. On y étudie les physiocrates, les « idéologues » (Say, Tracy) ; puis on saute à Bastiat et au Journal des économistes de la période 1840-1850. De la période de la Restauration on ne retient que Sismonde de Sismondi et la naissance de la préoccupation « sociale » (cf. l’ouvrage de Francis Paul Bénoît. A la rigueur on y trouve une mention du Traité de la Propriété (1840)de Charles Comte, ainsi que des échos de sa polémique avec Proudhon. Mais Dunoyer (Nouveau traité d’économie sociale. La liberté du Travail), lui, est généralement totalement oublié.
Depuis quelques années, on assite cependant à un retour d’intérêt pour le libéralisme de la Restauration. Jusqu’à une époque récente, si l’on s’intéressait à la pensée politique de cette période, c’était pour étudier soit les « conservateurs » défenseurs de la restauration monarchique (de Bonald, Chateaubriand), soit les socialistes « utopiques » comme Saint Simon et Auguste Comte. On étudiait surtout ces derniers en tant que précurseurs du socialisme scientifique de Marx, développé après la Révolution de 1848.
Depuis une décennie on assiste à une prise de conscience de ce que la Restauration fut en réalité une période cruciale pour l’émergence en France du libéralisme en tant que théorie politique moderne. On note la multiplication de livres sur B. Constant, sur Tocqueville (cf. la collection de Commentaires), sur Guizot (cf. Rosanvallon), et même Bastiat.
Dans son ouvrage sur Guizot, Rosanvallon soutient que « La Restauration constitue un véritable âge d’or de la réflexion politique ». Elle constitue « le moment libéral » par excellence de la pensée politique française. Mais les « libéraux radicaux » de l’époque, comme Comte, Dunoyer, Thierry en restent exclus. Alors même que, dans ces années-là, ils étaient au moins aussi connus, aussi célèbres et respectés que la plupart des autres noms cités.
Pourquoi cette sélectivité dans la mémoire historique ?
Qui étaient Comte et Dunoyer ?
Charles Comte est né en 1782 ; Charles Dunoyer en 1786. Ils appartiennent à une génération qui avait en gros 10 ans en 1795, 20 ans en 1805, 30 ans en 1815, et 45 ans en 1830.
Ils font partie d’une génération née juste avant la Révolution française qui, lorsqu’elle se retrouve au lycée, adhère pleinement aux « principes de 1789 », mais reste profondément marquée par les excès jacobins de la Terreur. Adolescents à l’époque du Directoire, ils absorbent le libéralisme des philosophes modérés, de Condorcet et des Girondins, mais rejettent le Rousseauissme et sa variante politique, le Jacobinisme. Lycéens au moment de l’arrivée de l’Empire, ils bénéficient des réformes du système éducatif français mises en œuvre par les « idéologues » et qui incorporent les grands principes de base du libéralisme, malgré le rejet final de « l’idéologie » par Napoléon. Étudiants en droit à Paris, ils assimilent la tradition du droit naturel, selon Pufendorf et Grotius (donc Locke). A l’Athénée, ils suivent les cours, alors très populaires, de J.B. Say, dont Charles Comte deviendra le gendre.
A Paris, ils fréquentent le salon de cet autre grand « idéologue » qu’est Destutt de Tracy. Ils y rencontrent Stendhal qui en fait leur portrait, plutôt ironique, dans Souvenir d’égotisme.
A partir de 1810, sous l’Empire aussi bien que sous la Restauration, ils s’imposent comme journalistes, éditeurs du journal Le Censeur européen, menant une campagne sans relâche pour mettre fin à la censure et à tout ce qui empêche la libre discussion politique.
Leur maître à penser est Benjamin Constant, qui termine sa carrière comme chef de file incontesté du journalisme libéral au début de la Restauration. (A noter un épisode peu connu de la vie de B. Constant : son passage pendant un an à l’Université d’Edimbourg où il traduit Godwin, le premier grand « anarchiste libéral »).
Leurs travaux se situent alors dans le « main stream » de la pensée politique libérale de l’époque. Il s’agit d’imaginer des solutions politiques « constitutionnelles » permettant d’éviter les excès dictatoriaux que le pays a connus sous l’Empire, puis sous la Restauration des Bourbons. Leur journal milite pour la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté des cultes, la souveraineté de l’État de droit, l’établissement d’une constitution écrite, la reconnaissance des droits individuels, une justice administrée par des magistrats et des jurés indépendants, le libre échange, la fin des subventions et des monopoles, une fiscalité minimale etc.
Leur « radicalisme » se manifeste seulement par le caractère plus « activiste » et plus « musclé » de leur opposition qui n’hésite pas à en appeler aux tribunaux à chaque fois que de nouvelles libertés leur paraissent violées par le régime en place (ce qui leur vaudra d’abord d’être interdits, plus exilés).
Le « libéralisme radical »
A partir de 1817, leur radicalisme se déplace sur le plan intellectuel. Ils affichent progressivement une pensée « radicalement radicale » qui s’oppose autant aux « conservateurs » à la Guizot ou à la Royer Collard (constitutionnalistes, mais suspicieux de la démocratie, défenseurs du suffrage censitaire, qui acceptent un certain interventionnisme économique de l’État) qu’aux libéraux « indépendants » à la Constant (le « centre gauche » de l’époque, surtout préoccupés de la liberté de la presse, et de l’affirmation des droits civiques).
Alors que la grande mode intellectuelle de l’époque est « le constitutionnalisme » – comment redéfinir les bornes entre le politique et le social de manière à mettre fin aux despotismes qui caractérisent la période – leur grande préoccupation est de « comprendre ». Comprendre le pourquoi des bouleversements produits dans la société française par la Révolution. Comprendre comment les grands idéaux des encyclopédistes et de 1789 ont pu déboucher sur un cycle infernal de dictature populaire, militaire, réactionnaire. Comprendre comment on peut mettre fin à ce bouleversement sans pour autant perdre les gains considérables réalisés grâce à la Révolution. Comprendre pourquoi tous les espoirs fondés sur La Charte ont à nouveau pu être déçus (assassinat du Duc de Berry, la « réaction »). Comprendre enfin sur quoi tout cela pouvait déboucher pour l’avenir. Leur problème est de comprendre « le mouvement de l’histoire » qu’ils viennent de vivre, et de découvrir où cela doit en principe mener, si du moins « l’Histoire a un sens ».
Leur réponse, ils en trouvent l’intuition dans la lecture non pas des travaux politiques de Benjamin Constant, mais dans celle de son pamphlet historique anti-napoléonien « De l’esprit de conquête et de l’usurpation », publié en 1814. A quoi s’ajoute « Le Traité d’Economie Politique » de Jean Baptiste Say.
Leur idée est que la campagne pour les droits politiques et constitutionnels a en fait peu de chances d’aboutir tant qu’on n’a pas pris conscience des forces beaucoup plus fondamentales qui, au niveau même du jeu « dialectique » des classes sociales, des systèmes de pouvoir économiques, de leurs relations avec les modes de production déterminent les systèmes de croyance et de représentation politique.
La réponse se trouve donc dans l’Histoire, dans une démarche qu’on qualifierait aujourd’hui de « métahistorique », dans la recherche d’une sorte de continuité historique et « dialectique » propre à l’histoire de la société française. C’est ce que Charles Dunoyer, Augustin Thierry et le comte de Saint Simon – dont A. Thierry est alors le secrétaire particulier, avant qu’ils ne rompent en 1817 et que Saint Simon n’embauche alors le tout jeune Auguste Comte – ont appelé : « l’industrialisme ».
Pour eux – et pour le Saint Simon de cette première phase « libérale » de son histoire intellectuelle (1814–1817) – la libération des peuples passe par « l’industrie », c’est à dire, dans leur phraséologie d’époque, par ce que nous appellerions aujourd’hui le marché, le libre échange, le laissez-faire. Que faire si les gens acceptent volontairement leur servitude ? Le seul espoir réside dans le mouvement « d’industrialisation » qui caractérise le processus d’évolution de la civilisation européenne. C’est le « développement économique » et le libre-échange, produits de la libération de l’économie du carcan mercantiliste, qui doivent libérer les gens de leurs croyances, donc de leur propre servitude, et ainsi rendre possible la réforme politique. Bien avant Marx et les marxiens, les libéraux radicaux de la Restauration lient étroitement structures économiques et institutions politiques.
Citations de David Hart
« Au tout début de la Restauration, écrit David Hart dans un passage de sa thèse, Comte et Dunoyer pouvaient être considérés comme des libéraux orthodoxes, compte tenu de leur défense de ce qu’on appelle le « Libéralisme classique », et de leur campagne pour la liberté d’expression et le constitutionnalisme. Leur radicalisme est visible dans leur volonté d’attaquer directement l’État et les censeurs dans un certain nombre de procès spectaculaires. Mais la fermeture forcée du Censeur les a conduits à repenser et reformuler les fondements de leur libéralisme.
« Influencés par l’économie politique de Jean Baptiste Say et par les travaux historiques de Benjamin Constant et de François de Montlosier, Comte et Dunoyer ont essayé de comprendre ce qui faisait que leur constitutionnalisme libéral ne rencontrait pas tout le succès politique espéré.
« Après une réflexion intense de dix huit mois leur diagnostic fut que la campagne pour les droits politiques et constitutionnels avait peu de chances d’aboutir tant que le mode de production sous-jacent, le système de pouvoir de classe, ainsi que la culture politique dominante auraient pour effet de soutenir des politiques, des croyances, et des institutions anti-libérales. Pour eux, les libéraux comme Constant se trompaient profondément à vouloir se centrer uniquement sur le changement des institutions politique, tout en ignorant le rôle de la culture politique qui gouverne la société, quel que soit son régime constitutionnelle. Même des économistes comme Smith et Say étaient à leurs yeux coupables de ne s’intéresser qu’au procès de l’interventionnisme économique de l’Etat, alors que les attitudes des gens et les comportements sociaux sont en fait le plus important.
« Dunoyer félicitait ainsi les économistes classiques pour leur critique de « l’économie réglementée », mais il regrettait qu’ils ne soient pas allés suffisamment en profondeur pour en découvrir la véritable origine : les mœurs interventionnistes de la société. Le travail de l’intellectuel doit d’abord être de mettre en lumière les rouages, les facteurs économiques et sociologiques (en termes modernes) qui permettent de comprendre l’évolution des attitudes populaires face au travail, à l’échange, aux phénomènes d’exploitation d’une classe sociale par une autre, et comment ces attitudes sont elles-mêmes conditionnées par la structure et l’histoire des moyens de production ».
On retrouve ici des critiques qui, aujourd’hui encore, sont bien souvent adressées aux libéraux contemporains en raison de leur excès « d’économicisme » !
La théorie de « l’industrialisme »
« Classes sociales », « structures de pouvoir et d’exploitation », « rôle et transformation des moyens de production », une conception « évolutionniste » et gradualiste de l’histoire… voilà un vocabulaire qui nous est familier, et qui évoque plutôt une pensée sociologique et socialisante, qu’une littérature libérale tournée vers une défense sans compromission des droits individuels.
C’est pourtant une erreur. C’est chez des libéraux, et des libéraux de l’espèce la plus intransigeante, que ces concepts ont vu le jour et ont fait pour la première fois l’objet d’une utilisation systématique.
Comme les socialistes, ils en tirent une conception « dialectique » de l’histoire conçue comme le produit d’une confrontation permanente entre deux classes, d’un côté celle des dirigeants et oppresseurs, de l’autre celle des opprimés et exploités.
C’est l’approche que développe Augustin Thierry dans sa fameuse histoire des révolutions anglaises (1817), ainsi que dans son histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825). C’est celle que l’on retrouve dans le pamphlet de Constant sur « l’esprit de conquête ». Celle enfin qui sert d’armature aux travaux de Comte et Dunoyer sur l’histoire de l’esclavage ou la montée de la « société industrielle » (l’industrialisme).
L’histoire y est vécue comme un combat constant entre exploités et exploiteurs. Pour Thierry, il s’agit d’un combat entre Tiers État et Noblesse, le Tiers État luttant à travers les siècles pour assurer la reconnaissance et la sécurité de ses droits de propriété, ainsi que l’élargissement continu de ses opportunités industrielles et commerciales. Pour Comte, l’opposition la plus significative est celle qui oppose les oisifs et les ouvriers.
Cette approche en termes de conflit entre « classes » n’est pas totalement nouvelle. On en trouve déjà les prémisses dans la théorie physiocratique de la production avec l’opposition entre une « classe productive » et une « classe stérile ». Mais alors que chez les Physiocrates la première s’identifie au monde agricole, à tout ce qui cultive la terre, et la seconde à tout ce qui ne vit pas de la terre, chez Comte et Dunoyer l’opposition se fait d’un côté entre ceux qui travaillent et entreprennent, quelque soit le secteur d’activité auquel ils appartiennent (on retrouve là tout l’apport de la théorie libérale de Say), et de l’autre ceux qui détiennent le pouvoir et les privilèges – c’est à dire l’État et les classes privilégiées qui lui sont liées.
Comme les marxistes qui leur succéderont, cette approche les conduit ainsi à une vision de l’histoire conçue comme un procès évolutif menant d’un stade d’évolution à un autre, et conduite vers une sorte « but » final. Mais bien évidemment, ce but n’est pas du tout le même. Pour Augustin Thierry, Comte et Dunoyer, l’histoire de la civilisation s’analyse d’abord et avant tout comme un processus de « libération » des classes exploitées par l’émergence d’une économie et d’une culture marchande (l’industrie) qui se fait aux dépens des anciennes contraintes de l’État mercantiliste.
Ce qui les conduit à une conception de l’action politique paradoxalement à la fois voisine, bien que radicalement opposée à celle qu’adopteront après eux les socialistes. Le rôle du politique n’est pas seulement d’aménager des poids et contrepoids (checks and balances) constitutionnels pour limiter les abus du pouvoir ; mais d’accompagner, de faciliter ce mouvement « historique » dans son inévitable achèvement. Comment ? En introduisant une séparation radicale entre la « société civile », paisible et productive, et le monde de l’État qui est celui des privilèges et de leur exploitation par ce que l’on appellerait aujourd’hui les « lobbies ». C’est à dire en « dépolitisant » au maximum le contenu des relations sociales et économiques. Le défaut de la Révolution française fut « l’excès de politisation ».
« Après avoir longuement analysé comment les classes sociales « exploiteuses » se sont maintenu au pouvoir à travers les siècles, raconte David Hart, ils ont entrepris d’en tirer des leçons, des prévisions pour l’avenir de la société française. Pour Dunoyer en particulier, celui-ci passait par une dépolitisation croissante de la société française, voire la disparition complète de l’Etat, pour laisser place à une situation où tous les aspects de la vie sociale et économique seraient régulés par l’interaction des forces de l’offre et de la demande sur un marché libre. Dans une telle société radicale de marché, il n’y aurait plus aucun besoin de fonctionnaires, de bureaucrates interventionnistes, ni d’agriculteurs, de producteurs monopolistes avides de privilèges et de mesures protectionnistes pour leurs activités inefficaces. A certains de leurs moments d’euphorie libérale, Comte et Dunoyer sont même allés jusqu’à suggérer la possibilité d’une société sans État, où même les fonctions de police et de défense seraient soit devenues inutiles, soit reprises par le marché. Mais, ajoutaient-ils, cette société authentiquement « libérale » ne pourra se réaliser que le jour où le développement du « régime industriel » (d’où l’expression d’« industrialisme ») aura si complètement modifié les attentes de l’opinion publique à l’égard de l’État que les politiques mercantilistes auront perdu toute légitimité aux yeux des français ».
Nous retrouvons ici le point de départ de leur démarche intellectuelle. Leur interrogation sur le pourquoi des événements et des déceptions qu’ils viennent de vivre les conduit à développer une perspective libérale poussée à l’extrême du laissez-faire et de l’État minimum. D’où leur qualificatif de « libéraux radicaux ».
C’est cette tradition radicale que l’on retrouvera dans les années quarante et cinquante dans les colonnes du Journal des Économistes, ainsi que sous la plume de Frédéric Bastiat. C’est cette tradition qui, après une éclipse d’un siècle, nous revient des Etats-Unis à travers les ouvrages de ceux qu’on appelle « les libertariens », ou « anarcho-capitalistes ». Ce qu’on nous présente comme une importation anglo-saxonne, soit disant totalement étrangère à la culture française, est en réalité une invention française. Et c’est ainsi que ce sont des anglo-saxons (les américains Leonard Liggio et Ralph Raico, l’Australien Hart) qui nous font aujourd’hui redécouvrir ce qui fut en son temps une tradition libérale française fort influente et respectée, mais par la suite totalement oubliée.
Les paradoxes de l’histoire.
Que retenir de cette histoire ? Pourquoi reparler aujourd’hui de ces gens-là ?
1. D’abord en raison d’une série de paradoxes inattendus. J’en ai déjà évoqué un : le retour de leur tradition via le monde anglo-saxon.
L’École libérale de Manchester n’est en réalité qu’une école parmi d’autres. Il y a une tradition libérale française authentique, fondée sur des concepts, des approches radicalement différentes. C’est là quelque chose qu’on a oublié, et qu’oublient encore ceux qui remettent aujourd’hui les auteurs de la Restauration à la mode (Constant, Guizot, Tocqueville).
Mais le plus énorme des paradoxes est bien entendu la filiation qui relie cette école de pensée « ultra-libérale » aux idées socialistes, et même marxistes, qui viendront plus tard.
Les concepts de « classe sociale », de « mode de production », de « structure de production », d’« exploitation », de « mouvement historique » sont exactement ceux qui seront « retournés » et utilisés plus tard pour servir de fondement au développement de la pensée socialiste. D’abord les socialistes « utopiques » de la première génération, puis ceux de la génération marxiste.
Le lien de filiation se fait par l’intermédiaire d’Auguste Comte (un cousin de Charles Comte), et de Saint Simon, qui ont kidnappé à leur profit l’expression d’« industrialisme », mais à des fins politiques différentes. Si Saint Simon rompt avec Augustin Thierry et ses amis en 1817, c’est qu’en fait il ne donne pas les mêmes réponses aux questions qu’ils se posent. L’aristocrate ne croît guère à l’amélioration spontanée des mœurs sous l’influence des disciplines de « l’industrie » naissante. Plus vieux qu’eux, il n’a pas le temps d’attendre l’effet du temps. Il croît davantage à la « rééducation » par la prise en main du processus de développement par une nouvelle élite d’ingénieurs et de banquiers ayant pour objectif de promouvoir ce qu’on appellerait aujourd’hui « la croissance ». Et c’est Auguste Comte, farouche lecteur et propagandiste de Maistre et de Bonald, qui, par son adoration pour l’ordre théocratique de l’époque médiévale, convainc Saint Simon de renier les premières positions prises avec ses amis et de se lancer dans la voie de l’élitisme socialiste.
Dans une large mesure, l’un des actes de fondation du mouvement socialiste, c’est la grande diatribe que mène Proudhon contre le livre de Comte sur la propriété (Traité de la Propriété). Diatribe à laquelle Comte n’a malheureusement pas pu répondre puisqu’il est mort trois ans avant la parution des deux ouvrages de Proudhon sur le sujet.
C’est vraisemblablement par l’intermédiaire de Proudhon que Marx a eu connaissance indirecte des travaux de Comte et Dunoyer. Bien que de manière plutôt méprisante, il les évoque à plusieurs reprises dans sa correspondance.
2. Le second motif d’intérêt est qu’il s’agit d’une école de pensée qui se situe dans une continuité philosophique « radicalement » différente de celle du libéralisme anglo-saxon ou économique traditionnel.
Ceci me ramène à l’un de mes sujets de conférence préférés : celui de l’opposition entre deux traditions libérales du droit naturel aux fondements philosophiques, et même métaphysiques, totalement différentes. Ce que j’appelle d’un côté la tradition « Hobbesienne » du droit naturel, et de l’autre la tradition « Lockéenne ».
Tout tourne autour du contenu que l’on met dans des concepts tels que ceux de « liberté », de « propriété », de « responsabilité », et comment ils se lient entre eux. Dans le premier cas, il s’agit d’une tradition essentiellement « utilitariste » qui conduit à une conception « instrumentale » de la propriété et de la responsabilité, et donc une conception « positiviste » du droit qui fait de l’État le seul élément de légitimation des droits de propriété (une approche qui s’accommode donc fort bien de l’économie mixte et de l’interventionnisme réglementaire).
Dans le second, on reste dans une tradition d’origine « scolastique », ancrée dans la relation qui lie l’homme à son créateur, et qui fait donc de la propriété, comme de la liberté individuelle, des droits transcendants, antérieurs à l’État, et qui s’imposent à lui comme à n’importe quel citoyen (d’où un libéralisme infiniment plus exigeant).
Comte et Dunoyer – dont on a vu qu’ils ont été formés à la philosophie de Grotius et de Pufendorf – sont des « Lockéens ». Tout comme le seront Bastiat, Molinari, et l’équipe du Journal des Economistes, même s’ils n’explicitent jamais cette filiation intellectuelle. Les « Manchestériens », eux, sont des Hobbesiens « utilitaristes ».
3. Troisième motif : leur mode de représentation de l’État et du politique qui est extrêmement moderne si on le compare à la façon dont les économistes analysent aujourd’hui le fonctionnement du marché politique pour en tirer des leçons concernant la nécessité de réduire l’influence du pouvoir réglementaire.
Derrière leur théorie des classes sociales et de leur rôle dans l’évolution historique, on retrouve un schéma qui nous est aujourd’hui devenu familier. L’idée de la « capture » réglementaire. A savoir que l’existence d’une réglementation ou d’un contrôle économique quelconque induit nécessairement l’émergence d’une « classe » de gens pour qui la jouissance des privilèges liés à leur fonction devient rapidement une fin en soi, et donc un objectif de pouvoir politique.
Conclusion : « la seule manière de débarrasser le monde de l’exploitation d’une classe par une autre consiste à détruire le mécanisme même qui rend cette exploitation possible : le pouvoir de l’État de distribuer et de contrôler la propriété et la répartition des avantages qui y sont liés ».
On croirait lire du « Public Choice » ! Il y a vingt ans je m’interrogeais sur l’extraordinaire « modernité » des analyses politiques de Frédéric Bastiat. Je m’interrogeais sur leur origine. C’était dans Comte et Dunoyer, et cette nouvelle « sociologie historique » dont ils étaient les fondateurs, qu’elle se situait.
4. Comme quatrième raison, je reprendrai la conclusion du travail de David Hart.
« Le travail de Charles Comte et Charles Dunoyer couvrant la période de 1814 à 1830, explique-t-il, démontre le besoin de réévaluer la nature du libéralisme au 19ème siècle en général, et de sa variante française en particulier.
« L’image du libéralisme du 19ème siècle qui ressort des récits traditionnels ne nous prépare pas pour le type de discours libéral soutenu par Comte et Dunoyer, avec leurs idées sur l’analyse de la dynamique des classes sociales, le problème de l’exploitation, le rapport entre les modes de production et la culture politique, l’évolution historique d’un mode de production à un autre en passant par une succession de stades particuliers de développement économique.
« Bon nombre d’historiens nous ont fait croire que ces questions étaient la chasse gardée des premiers socialistes.
« Les libéraux, nous dit-on, se sont bornés à des préoccupations purement politiques, telles que la liberté d’expression et le constitutionnalisme, ou bien des problèmes économiques comme le libre échange et la déréglementation, et ont laissé de côté les questions dites « sociales » de classe et d’exploitation.
« Ma thèse, conclue l’Australien, consiste au contraire à rappeler qu’il y avait bien un groupe de libéraux français sous la Restauration qui n’entre pas dans cette perspective traditionnelle.
« J’en conclus que les historiens, à quelques rares exceptions près, ont très mal saisi la nature du libéralisme à l’aube du 19ème siècle en se focalisant trop exclusivement sur les problèmes de nature économique.
« L’étude de libéraux comme Comte et Dunoyer montre que le libéralisme revêt aussi une autre dimension, de nature « sociale » qui n’a jamais été pleinement appréciée ».
Remarque finale.
Il faut toutefois bien s’entendre sur le contenu de l’adjectif « social » quand on l’applique à ces économistes libéraux du 19ème siècle.
Ils sont « social » en ce qu’ils fondent leur analyse sur des concepts qui appartiennent plutôt aux instruments et démarches usuels de la méthodologie sociologique. Mais pas « social » au sens habituel d’une démarche en priorité orientée vers des problèmes de « redistribution » – comme ce fut le cas par exemple pour « l’économie sociale » d’un autre de leurs contemporains, l’économiste Sismonde de Sismondi.
Eux-mêmes ont utilisé le concept « d’économie sociale » pour se différencier de « l’économie politique » pratiquée par Adam Smith et JB Say.
« Il semblerait, remarque Hart, que ce terme provienne de Destutt de Tracy qui préféra utiliser le terme « social » plutôt que « politique » pour désigner ses opinions économiques dans le volume 4 de son ouvrage Eléments d’Idéologie (1817).
De Tracy, l’idée passa à Sismondi qui la trouva utile à une époque où il perdait progressivement ses illusions par rapport au libéralisme de laissez-faire, au cours de la période de désordre économique qui suivi la défaite de Napoléon. Sismondi et ses disciples se distinguèrent des économistes orthodoxes en arguant que la théorie économique ne devrait pas se limiter à expliquer la création de richesses (la production), mais devrait aussi se doter d’une théorie de la « juste distribution, pour que l’ensemble des citoyens puissent partager l’amélioration des plaisirs de la vie que représente la richesse. »
Comte et Dunoyer se réfèrent au concept d’économie « sociale », mais dans un contexte, et avec une connotation radicalement différents. Leur économie ne peut pas être « politique » parce que le politique implique nécessairement une référence à l’État, alors que leur vision de l’avenir (qu’il s’agisse d’un jugement normatif ou d’une prédiction positive), elle, repose sur un divorce radical entre l’État et l’économie. Si elle ne peut être « politique », elle sera donc « sociale » – référence à une société faite d’hommes libres.
« Chez Comte et Dunoyer, le terme « d’économie sociale » implique un divorce total entre le politique (l’État) et l’économique. Alors que certains des libéraux classiques étaient favorables à une intervention publique dans l’économie (Sismondi), les libéraux radicaux comme Dunoyer furent des partisans irréductibles du laissez-faire. Pour eux, le mot « social » signifiait l’échange économique privé, individuel et volontaire, en l’absence de toute intervention publique. « Politique », en revanche, signifiait contrainte étatique, monopole, réglementation, impôts, service militaire, guerres et autres obligations imposées au citoyen afin qu’il se soumette aux lois de la cité. Pris dans cette acception, le terme « économie sociale » acquiert un certain sens : c’est une théorie de l’économie de laissez-faire si dénuée d’attributions politiques qu’elle frôle l’anarchisme ».
Les inventeurs de l’anarcho-capitalisme.
Comte et Dunoyer considèrent l’État comme la source même des privilèges et des injustices, plutôt que comme l’instrument par lequel ces problèmes peuvent être résolus.
C’est ce qui les oppose fondamentalement non seulement aux démocrates rousseauistes de l’époque, aux socialistes, mais aussi aux conservateurs qui, à l’inverse, veulent utiliser le pouvoir étatique pour créer une société plus juste et meilleure en réglementant plus ou moins strictement le contenu de la propriété privée.
Comte et Dunoyer rompent complètement avec les traditions de l’humanisme civique, de la démocratie à la Rousseau et du conservatisme orthodoxe qui demandent que l’individu se soumette à la communauté politique, à la « volonté générale », qu’elle soit exprimée par un type d’institutions ou un autre. Ils ne demandent rien de la sorte aux individus.
Dans leur vision d’une société libérale et industrielle, il n’y aurait aucun service militaire obligatoire puisqu’on aurait aboli les armées permanentes, et que l’échange commercial remplacerait la guerre comme forme normale d’interaction entre les nations. Il n’y aurait aucune obligation de voter puisque l’Etat serait minimal ou inexistant. Dans une société comme celle imaginée par Dunoyer, il n’y aurait aucun devoir civique, puisqu’il n’y aurait aucun État ni « civitas » pour imposer l’obéissance. Les seules obligations qui s’imposeraient aux individus seraient des règles morales choisies par chacun, qui évolueraient progressivement avec l’émergence de sociétés industrielles, modifiant ou « perfectionnant » la manière de penser et de faire des gens. Parmi ces obligations volontaires figurent en premier lieu le devoir de respect mutuel de la propriété et de la liberté de tous ceux qui participent à l’échange, ainsi que le renoncement à toute violence.
Dans un passage du Nouveau Traité Dunoyer attaque l’idée que le citoyen devrait obligatoirement sacrifier ses intérêts à ceux de la communauté politique ou de l’État. La pierre fondatrice du pouvoir politique, note-t-il, est la croyance qu’il existe un code d’obligations morales pour le citoyen, et un autre pour l’État et ses représentants. Dunoyer rejette cette dichotomie. S’il est immoral d’user de la force contre la personne ou la propriété d’une autre personne, fait-il remarquer, il est tout aussi immoral pour un homme ou une communauté politique d’en faire autant.
Dunoyer note l’étrange transformation qui frappe les individus selon qu’ils agissent en tant que personnes privées ou membres de communautés politiques. La majorité des individus, note-t-il, semblent comprendre que le vol et la violence sont un mal lorsqu’ils sont commis par un individu contre un autre. Mais dès qu’ils agissent en tant que membre d’une communauté ou d’un corps politique, ils acceptent le bien fondé de ces mêmes actes au nom de ce qu’ils sont commis par l’État ou ses représentants, contribuant ainsi à leur propre asservissement.
On ne peut atteindre la vraie liberté, conclut Dunoyer, que si les individus rejettent ce divorce entre morale publique et morale privée, et s’accordent tous à respecter la propriété ainsi que la liberté personnelle de tous.
* Source : //www.euro92.com/acrob/hlhart97.PDF
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