Lu par Philippe Seigneur, Institut Coppet.
Podcast IC – Histoire de la liberté par David Boaz 3ème partie
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HISTOIRE DE LA LIBERTÉ , 3ème partie, par David Boaz
Traduit par Stéphane Geyres et Thomas Heinis (2012)
- Ecoutez la première partie (1 à 6), mn : //www.institutcoppet.org/?p=10062
- Ecoutez la seconde partie (7 à 9), mn : //www.institutcoppet.org/?p=10065
- Ecoutez la quatrième partie (15 à 21) mn : //www.institutcoppet.org/?p=10985
Sommaire
- AVERTISSEMENT
- INTRODUCTION
- LA PRÉHISTOIRE DU LIBÉRALISME
- LA LOI NATURELLE
- LE PLURALISME
- LA TOLERANCE RELIGIEUSE
- LA RÉPONSE À L’ABSOLUTISME
- LA RÉVOLUTION ANGLAISE
- LE XVIIIE SIÈCLE LIBÉRAL
- FAIRE UN MONDE LIBÉRAL
- SOCIÉTÉ CONTRE GOUVERNEMENT
- LIMITER LE GOUVERNEMENT
- LIBERTÉS CIVILES
- LES EFFETS DU LIBÉRALISME
- LE DÉCLIN DU LIBÉRALISME
- LA NAISSANCE DU MOUVEMENT LIBÉRAL MODERNE
- L’ÉCOLE AUTRICHIENNE
- LES DERNIERS LIBÉRAUX CLASSIQUES
- AYN RAND
- LA RÉSURRECTION D’APRÈS-GUERRE
- LE LIBERTARIANISME AUJOURD’HUI
- BIBLIOGRAPHIE
Rewriting et édition : P. Seigneur
1. Avertissement
David Boaz, auteur de l’ouvrage original Libertarianism : A Primer (sur amazon.fr), duquel est extrait ce récit, est américain et a donc écrit les lignes qui suivent avec un point de vue propre à sa culture. Il s’adresse aussi dans son ouvrage au peuple américain, leur racontant l’histoire de la liberté, qui est l’histoire de leur pays, les États-Unis, formés après la lutte pour l’indépendance. De son point de vue, nous vivons aujourd’hui dans un monde occidental clairement libéral, puisque même dans les états où règne encore un roi, ses pouvoirs sont limités par une Constitution ; partout, les lois sont votées par des représentants du peuple. Mais cette liberté est incomplète. La subsistance des états tels que nous les connaissons, même avec des pouvoirs limités, n’est pas une garantie totale de liberté. C’est ainsi que la lutte pour la liberté continue d’évoluer, ainsi que vous allez le découvrir de cette merveilleuse Histoire de la Liberté.
2. Introduction
En un sens, il n’y a toujours et jamais eu que deux philosophies politiques : la liberté et le pouvoir. Soit les gens devraient être libres de vivre leur vie comme ils l’entendent, tant qu’ils respectent ces mêmes droits pour autrui, soit certains devraient pouvoir utiliser la force pour obliger les autres à agir de la manière qu’ils n’auraient pas choisie.
Il n’est pas surprenant, bien sûr, que la philosophie du pouvoir ait toujours eu plus d’attrait pour ceux au pouvoir. Elle est passée par plusieurs noms (césarisme, despotisme oriental, théocratie, socialisme, fascisme, communisme, monarchisme, ujamaa, état-providence) et les arguments en faveur de chacun de ces systèmes ont été assez différents pour en cacher la similarité essentielle. La philosophie de la liberté est également passée par des noms différents, mais ses défenseurs ont toujours partagé une dose commune de respect de l’individu, de confiance en la capacité des gens ordinaires à prendre de sages décisions quant à leurs propres vies, et d’hostilité envers ceux qui utiliseraient la violence pour obtenir ce qu’ils veulent.
Le premier libéral connu peut avoir été le philosophe chinois Lao Tseu, qui vivait vers le VIe siècle avant JC et qui est surtout connu comme l’auteur de Tao Te King. Lao Tseu avertit : « Sans loi ni contrainte, les hommes reposeraient en harmonie. » L’essentiel du Tao n’est pas politique, c’est une déclaration classique de la sérénité spirituelle associée à la philosophie orientale. Pour de nombreux Américains, imprégnés de la confiance en soi et de l’individualisme de l’Occident, il peut sembler conseiller trop de passivité et d’acceptation face aux obstacles. Bien sûr, Lao Tseu a peut-être pensé que cette acceptation paisible était le seul moyen d’atteindre un degré de paix et de liberté personnelle au sein du totalitarisme omniprésent de la Chine ancienne.
Malgré l’exemple de Lao Tseu, le libéralisme naquit réellement en Occident. Cela en fait-il une idée étroitement occidentale ? Non. Les principes de liberté et de droits individuels sont universels, tout comme les principes de la science sont universels, même si la plupart des découvertes de ces principes scientifiques eurent lieu en Occident.
3. La préhistoire du libéralisme
Les deux principales sources de la pensée occidentale, grecque et judéo-chrétienne, ont toutes deux contribué au développement de la liberté. Selon l’Ancien Testament, le peuple d’Israël vivait sans roi ni quelque autre autorité coercitive, se gouvernant non par la force, mais par son adhésion mutuelle à l’alliance avec Dieu. Ensuite, ainsi qu’écrit dans le Premier Livre de Samuel, les Juifs vinrent à Samuel et lui dirent : « Donne-nous un roi pour nous juger, comme toutes les autres nations. » Mais quand Samuel pria Dieu à propos de leur demande, Dieu dit :
« Voici quelles seront les manières du roi qui régnera sur vous : Il prendra vos fils, pour ses chars et ses chevaux et les fera courir devant son char. Il les utilisera comme chefs de mille hommes et comme chefs de cinquante ; il les fera labourer et moissonner à son profit, fabriquer ses armes de guerre et ses attelages. Il prendra vos filles pour la préparation de ses parfums, pour sa cuisine et pour sa boulangerie. Il prendra vos champs, vos vignes et vos oliveraies les meilleures, pour les donner aux gens de sa maison. Sur vos cultures et vos vignes il prélèvera la dîme, pour la donner à ses ministres et aux gens de sa maison. Les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes, de vos bœufs et de vos ânes, il les prendra et les fera travailler pour lui. Il prélèvera la dîme sur vos troupeaux et vous-mêmes deviendrez ses esclaves. Alors, vous crierez pour vous plaindre du roi que vous avez voulu, mais ce jour là le Seigneur ne vous entendra pas ! »
Bien que le peuple d’Israël ait défié cet avertissement terrible et créa une monarchie, cette histoire a servi comme un rappel constant que les origines de l’état n’étaient nullement d’inspiration divine. L’avertissement de Dieu ne résonna pas seulement dans l’Israël antique, mais bien jusqu’aux temps modernes. Thomas Paine le cita dans Le Sens Commun, pour rappeler aux Américains que « les quelques bons rois » sur les 3000 ans depuis Samuel, ne pourraient « effacer le péché originel » de la monarchie. Le grand historien de la liberté, Lord Acton, supposant que tous les lecteurs britanniques du XIXe siècle avaient cet avertissement à l’esprit, évoqua la « protestation mémorable » de Samuel avec familiarité.
Mais bien qu’ils aient installé un roi, les Juifs pourraient être les premiers à avoir formé l’idée que le roi est subordonné à une loi supérieure. Chez d’autres civilisations, le roi était la loi, généralement parce qu’il était considéré divin. Mais les Juifs dirent au pharaon égyptien et à leurs propres rois : un roi ne reste qu’un homme et tout homme est jugé par la loi de Dieu.
4. La loi naturelle
Ce concept de loi supérieure se développa également dans la Grèce antique. Le dramaturge Sophocle, au Ve siècle avant Jésus-Christ, raconta l’histoire d’Antigone, dont le frère Polynice attaqua la ville de Thèbes et fut tué au combat. Pour sa trahison, le tyran Créon ordonna qu’on laisse pourrir son corps devant les portes de la ville, sans sépulture et sans pleurs. Antigone, sa sœur, défia Créon en l’enterrant. Amenée devant Créon, elle déclara qu’une loi faite par un simple homme, même un roi, ne pouvait transgresser « les lois non écrites et immuables des dieux », qui existaient depuis plus longtemps que quiconque puisse dire.
La notion de loi par laquelle les législateurs eux-mêmes pourraient être jugés grandit et perdura à travers toute la civilisation européenne. Elle fut développée dans le monde romain par les philosophes stoïciens qui faisaient valoir que, même si le dirigeant est le peuple lui-même, il n’est encore en droit de faire que ce qui est juste selon la loi naturelle. La puissance durable de cette idée stoïcienne en Occident est en partie due à un heureux hasard : le juriste stoïcien Cicéron fut considéré, à l’époque, comme le plus grand auteur de prose latine, faisant que ses essais furent lus par les européens instruits durant de nombreux siècles.
Peu après l’époque de Cicéron, lors d’une célèbre rencontre, on demanda à Jésus si ses disciples devaient payer l’impôt. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », répondit-il. De cette manière, il divisa le monde en deux règnes, établissant clairement que tout de la vie n’est pas du ressort de l’état. Cette notion radicale s’affermit dans le christianisme occidental mais pas dans l’Église Orientale, totalement sous le contrôle de l’État, ne laissant aucun espace dans la société où des sources alternatives de pouvoir pourraient se développer.
5. Le pluralisme
Cette indépendance de l’Église Occidentale, qui s’est fait connaître sous le nom d’Église Catholique Romaine, signifia qu’il y eut donc à travers l’Europe deux puissantes institutions se disputant le pouvoir. Ni l’État ni l’Église n’appréciaient particulièrement la situation, mais leur puissance divisée donna de l’espace vital pour le développement des individus et de la société civile. Papes et empereurs dénonçaient fréquemment leurs positions respectives, contribuant ainsi à la dé-légitimation des deux. A nouveau, ce conflit entre l’Église et l’État était pratiquement unique dans le monde, ce qui explique pourquoi les principes de liberté furent découverts d’abord en Occident.
Au IVe siècle, l’empereur Théodose ordonna à l’évêque de Milan, Saint Ambroise, de remettre sa cathédrale à l’Empire. Ambroise réprima l’empereur en disant :
« Il ne nous est pas légitime de la livrer, ni pour votre majesté de la recevoir. Aucune loi ne vous permet de violer la demeure d’un homme. Pensez-vous donc que la maison de Dieu puisse être enlevée ? Il est affirmé que toute chose est légitime pour l’empereur, que toute chose est sienne. Mais ne chargez pas votre conscience de la pensée que, comme empereur, vous avez un droit sur les choses sacrées. Ne vous exaltez pas vous-même mais, si vous souhaitez régner le plus longtemps, soyez soumis à Dieu. Il est écrit : à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. »
L’empereur fut contraint de venir en l’église d’Ambroise et demander pardon pour ses fautes.
Des siècles plus tard, un conflit similaire eut lieu en Angleterre. L’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, défendit les droits de l’Église contre les usurpations d’Henri II. Henri souhaita à haute voix qu’on le débarrasse de « ce prêtre tatillon », suite à quoi quatre chevaliers s’en vinrent assassiner Becket. Sous quatre ans, Becket fut canonisé et Henri contraint à marcher, pieds nus, dans la neige, jusqu’au tombeau de Becket en pénitence de son crime, et à revenir sur ses exigences envers l’Église.
Puisque cette lutte entre l’Église et l’État empêcha tout pouvoir absolu d’émerger, il y avait de la place pour que se développent des institutions autonomes. Puisque l’Église manquait du pouvoir absolu, les vues religieuses dissidentes pouvaient bouillonner. Les marchés et les associations, les relations sous serment, les corporations, les universités et les villes à charte, tous contribuèrent au développement du pluralisme et de la société civile.
6. La tolérance religieuse
Le libertarisme est souvent perçu avant tout comme une philosophie de la liberté économique, mais ses véritables racines historiques se trouvent plutôt dans la lutte pour la tolérance religieuse. Les premiers chrétiens commencèrent à développer des théories de la tolérance pour contrer leur persécution par l’État romain. Un des premiers fut Tertullien, un berbère connu comme le « Père de la théologie latine », qui écrivit aux alentours de l’an 200 :
« Toutefois, chaque homme reçoit de la loi et de la nature la liberté d’adorer ce que bon lui semble : quel mal ou quel bien ma religion fait-elle à autrui ? Il est contraire à la religion de contraindre à la religion, qui doit être embrassée volontairement et non par la force, puisque tout sacrifice demande le consentement du cœur. »
Où déjà, la défense de la liberté s’exprime en termes de droits fondamentaux, ou naturels.
La croissance du commerce, de la variation des interprétations religieuses et de la société civile montraient qu’il y avait bien des sources d’influence au sein de chaque communauté ; et ce pluralisme conduisit à des exigences de limitation formelle du gouvernement. En une remarquable décennie, il y eut des avancées majeures vers un gouvernement représentatif et limité en trois endroits très dispersés d’Europe. La plus connue eut lieu en Angleterre en 1215, quand les barons firent front au roi Jean Sans Terre à Runnymède et le forcèrent à signer la Magna Carta Libertatum – ou la Grande Charte. La Magna Carta garantissait à tout homme libre la sécurité contre toute ingérence illégale envers sa personne ou sa propriété et la justice pour tous. La capacité du roi à augmenter ses revenus fut limitée, l’Église obtint la garantie d’un degré de liberté et les libertés des municipalités furent confirmées.
Pendant ce temps, autour de 1220, la ville allemande de Magdebourg développa un ensemble de lois locales qui mettaient l’accent sur la liberté et sur l’autonomie gouvernementale. La loi de Magdebourg était si largement respectée, qu’elle fut adoptée par des centaines de nouvelles cités en formation à travers l’Europe centrale ; et les différends de certaines villes du centre-Est de l’Europe en référèrent aux juges de Magdebourg. Enfin, en 1222 la basse noblesse et les gentilshommes de Hongrie – à l’époque faisant nettement partie du courant européen dominant – força le roi André II à signer la Bulle d’Or (Arany bulla), qui exemptait la noblesse et le clergé de l’impôt, leur accordait la liberté de disposer de leurs domaines comme ils l’entendaient, les protégeait de l’emprisonnement arbitraire et de la confiscation, leur assurait une assemblée annuelle pour présenter leurs griefs au roi, et leur donna même le Jus Resistendi, le droit de résister au roi s’il venait à attaquer les libertés et privilèges accordés par la Bulle d’Or.
Les principes énoncés dans ces documents étaient encore loin du libéralisme ; ils excluaient de nombreuses personnes de leurs garanties de liberté et tant la Magna Carta que la Bulle d’Or discriminaient explicitement les Juifs. Cependant, elles restent des jalons de la progression continue vers la liberté, le gouvernement limité et l’expansion du concept d’individu jusqu’à inclure tous et chacun. Elles démontrèrent qu’à travers toute l’Europe des gens réfléchissaient au concept de liberté et elles ont créé des classes de personnes défendant jalousement leur liberté.
Plus tard, au XIIIe siècle, Saint Thomas d’Aquin – peut-être le plus grand théologien catholique de tous les temps – et d’autres philosophes développèrent l’argument théologique pour la limitation du pouvoir royal. Thomas d’Aquin écrivit :
« [Le peuple] peut sans injustice renverser ce roi […], ou réduire ses pouvoirs, si celui-ci abuse en tyran de la puissance royale. On ne doit pas penser qu’un tel peuple commet une infidélité en destituant son tyran, même si jusque-là il lui est toujours resté soumis, car ce tyran a bien mérité, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement du peuple, comme l’exige le devoir royal, que ses sujets ne gardent pas leurs engagements envers lui. »
Ainsi l’autorité théologique insufflait l’idée qu’un tyran puisse être déchu. Aussi bien Jean de Salisbury – évêque anglais témoin du meurtre de Becket au XIIe siècle – que Roger Bacon, érudit du XIIIe siècle – tous deux décrits par Lord Acton comme l’écrivain anglais le plus remarquable de leurs époques respectives – ont défendu le droit à tuer les tyrans ; un raisonnement inimaginable à l’époque pratiquement n’importe où ailleurs dans le monde.
Francisco de Vitoria, érudit du XVIe siècle, est l’inspirateur des penseurs scolastiques espagnols, connus également sous le nom d’École de Salamanque, dont les recherches en théologie, en droit naturel et en économie reposent sur les travaux de Thomas d’Aquin et ont anticipé bien des thèmes retrouvés plus tard dans les travaux d’Adam Smith et de l’École Autrichienne. De son poste à l’Université de Salamanque, Vitoria condamna l’Espagne pour l’esclavage des indiens du Nouveau Monde en termes d’individualisme et de droit naturel :
« Chaque indien est un homme et donc capable d’atteindre le salut ou la damnation. […] Dès lors qu’il est une personne, chaque Indien possède le libre-arbitre et, par conséquent, est maître de ses actions. […] Chaque homme a droit à sa propre vie et à l’intégrité physique et mentale. »
Vitoria et ses collègues mirent également au point la doctrine du droit naturel dans des domaines tels que la propriété privée, le bénéfice, l’intérêt et la fiscalité ; leurs œuvres ont influencé Hugo Grotius, Samuel Pufendorf et, à travers eux, Adam Smith et ses élèves écossais.
La préhistoire du libéralisme culmine dans la période de la Renaissance et de la Réforme protestante. La redécouverte de l’apprentissage classique et l’humanisme qui marqué la Renaissance est généralement considérée comme l’émergence du monde moderne après le Moyen-Âge. Avec son franc-parler habituel, Ayn Rand résume un point de vue sur la Renaissance, celui de la branche rationaliste, individualiste et laïque du libéralisme :
« Le Moyen-Âge fut une époque de mysticisme, gouvernée par une foi aveugle et l’obéissance aveugle au dogme que la foi est supérieure à la raison. La Renaissance fut précisément la renaissance de la raison, la libération de l’esprit humain, le triomphe de la rationalité sur le mysticisme ; un triomphe défaillant et incomplet mais passionné, qui conduisit à la naissance de la science, celle de l’individualisme et de la liberté. »
Toutefois, l’historien Ralph Raico fait valoir qu’on surestime la Renaissance, comme ancêtre du libéralisme : les chartes médiévales de droits ont fourni un fondement bien plus solide pour la liberté que l’individualisme prométhéen de la Renaissance. Une grande contribution de la Renaissance à l’attitude libérale envers le pouvoir, cependant, fut l’œuvre de Machiavel, l’homme d’état italien et politologue, qui dît la vérité sur la politique : que la politique est une question de pouvoir, que les politiciens parlent de justice juste comme manœuvre pour maintenir leur pouvoir. Ce sain cynisme envers le pouvoir politique est un thème commun à une grande partie de la pensée politique italienne, jusqu’aux érudits de la fin du XIXe siècle comme Gaetano Mosca et Vilfredo Pareto.
La Réforme contribua encore au développement des idées libérales. Les réformateurs protestants, tels Martin Luther et Jean Calvin, n’étaient en aucun cas libéraux. Mais en brisant le monopole de l’Église catholique, ils ont incidemment encouragé la prolifération de sectes protestantes, dont certaines – tels les quakers et les baptistes – vinrent nourrir la pensée libérale. Après les Guerres de religion, les gens commencèrent à remettre en question l’idée voulant qu’une communauté ne devait avoir qu’une seule religion. On pensait que, sans autorité religieuse et morale unique, une communauté serait témoin d’une prolifération sans fin des engagements moraux et tomberait littéralement en morceaux. Cette idée profondément conservatrice a une longue histoire. Elle remonte au moins à Platon et à son insistance de réglementer même la musique, dans une société idéale. Cela a aussi été énoncé à notre propre époque par l’écrivain socialiste Robert Heilbroner, qui dit que le socialisme exige « une vision morale collective délibérément embrassée » à laquelle « chaque voix dissidente apporte une menace ». Et elle peut aussi être entendue dans les craintes des résidents de la rurale Catlett, en Virginie, qui firent part de leurs craintes au Washington Post quand un temple bouddhiste fut construit dans leur petite ville : « Nous croyons en un vrai Dieu et je suppose que nous avons eu peur d’une fausse religion comme celle-là, peut-être peut-elle avoir une mauvaise influence sur nos enfants. » Heureusement, la plupart des gens remarquèrent après la Réforme que la société ne s’est pas effondrée face à la présence de différentes vues religieuses et morales.
7. La réponse à l’absolutisme
À la fin du XVIe siècle, l’Église – affaiblie par sa propre corruption et par la Réforme – avait besoin du soutien de l’État plus que l’État n’avait besoin de l’Église. La faiblesse de l’Église créa une ouverture pour la montée de l’absolutisme royal, en particulier sous les règnes de Louis XIV en France et des Stuart en Angleterre. Les monarques commencèrent à mettre en place leurs propres bureaucraties, à imposer de nouvelles taxes, à établir des armées permanentes et à accroître les prérogatives de leur propre pouvoir. S’appuyant sur les travaux de Copernic, qui a prouvé que les planètes tournent autour du soleil, Louis XIV se fit appeler le Roi Soleil, car il était le centre de la vie en France, et déclama son célèbre : « L’État, c’est moi ». Il bannit le protestantisme et tenta de se faire reconnaître chef de l’Église catholique en France. Durant son règne de près de 70 ans, il ne convoqua jamais de session de l’assemblée représentative, les États-Généraux. Son ministre des finances, Colbert, mit en œuvre une politique de mercantilisme, selon laquelle l’État devait superviser, guider, planifier, concevoir et surveiller l’économie, si besoin subventionner, interdire, octroyer des monopoles, nationaliser, fixer les salaires et les prix et garantir la qualité.
En Angleterre, les Stuart essayèrent également d’instituer un monarchisme absolu. Ils cherchèrent à ignorer la Common Law[1] et à augmenter les impôts sans l’approbation de l’assemblée représentative d’Angleterre, le Parlement. Mais la société civile et l’autorité du Parlement se sont avérées plus robustes en Angleterre que sur le continent ; et la campagne absolutiste des Stuarts fut contenue moins de 40 ans suivant l’accession de Jacques Ier au trône. La résistance à l’absolutisme culmina lors de la décapitation de Charles Ier, fils de Jacques Ier, en 1649.
Pendant ce temps, alors que l’absolutisme prit racine en France et en Espagne, les Pays-Bas sont devenus un phare de tolérance religieuse, de liberté commerciale, et de limitation du gouvernement central. Après que les Hollandais eurent gagné leur indépendance de l’Espagne au début du XVIIe siècle, ils créèrent une confédération informelle de villes et de provinces. Ils devinrent la première puissance commerciale du siècle et un havre pour les réfugiés opprimés. Des livres et pamphlets écrits par des dissidents anglais et français paraissaient régulièrement dans les villes néerlandaises. Un de ces réfugiés, le philosophe Baruch Spinoza, dont les parents juifs avaient fui la persécution catholique au Portugal, décrivit l’interaction heureuse de la tolérance religieuse et de la prospérité dans l’Amsterdam du XVIIe siècle :
« Citons la ville d’Amsterdam, dont l’accroissement considérable, objet d’admiration pour les autres nations, n’est que le fruit de cette liberté. Au sein de cette florissante république, de cette ville éminente, tous les hommes, de toutes nations et de toutes religions, vivent entre eux dans la concorde la plus parfaite ; et pour confier ou non leur bien à quelque citoyen, ils ne s’informent que d’une chose : est-il riche ou pauvre, fourbe ou de bonne foi ? Quant aux différentes religions et aux différentes sectes, que leur importe ? Et de même devant les tribunaux, le juge ne tient aucun compte des croyances religieuses pour l’acquittement ou la condamnation d’un accusé, et il n’est point de secte si odieuse dont les adeptes (pourvu qu’ils ne blessent le droit de personne, rendent à chacun ce qui lui est dû et vivent selon les lois de l’honnêteté) ne trouvent publiquement aide et protection devant les magistrats. »
L’exemple hollandais d’harmonie sociale et de progrès économique inspira les proto-libéraux en Angleterre et dans d’autres pays.
8. La révolution anglaise
L’opposition anglaise à l’absolutisme royal a créé une grande effervescence intellectuelle et les premières indications d’idées clairement proto-libérales peuvent être vues au XVIIe siècle en Angleterre. À nouveau, les idées libérales se développèrent à partir de la défense de la tolérance religieuse. Le grand poète John Milton publia Areopagitica en 1644, un puissant pamphlet en faveur de la liberté de religion et contre l’accréditation officielle de la presse. Traitant de la relation entre la liberté et la vertu, une question qui agace la scène politique américaine aujourd’hui encore, Milton écrit : « La liberté est la meilleure école de la vertu. » La vertu, dit-il, n’est vertueuse que si elle est choisie librement. Sur la liberté d’expression, il écrit : « Qui a jamais vu la Vérité avoir le dessous dans une controverse libre et ouverte ? »
Pendant l’Interrègne (Interregnum), c’est-à-dire la période après la décapitation de Charles Ier, où l’Angleterre était entre deux rois et régie par Oliver Cromwell, il y eut un formidable débat intellectuel. Un groupe connu sous le nom des Niveleurs (Levellers) a commencé à énoncer l’ensemble des idées qui allaient être connues comme le libéralisme. Ils placèrent la défense de la liberté religieuse et les anciens droits des Anglais dans un contexte de propriété de soi-même et de droits naturels. Richard Overton, à la tête des Niveleurs, soutint dans un essai célèbre, Une flèche contre tous les tyrans (An Arrow against All Tyrants), que chaque individu a une « auto-propriété », c’est-à-dire que chacun possède sa propre personne et a donc droit à la vie, à la liberté et à la propriété. « Nul n’a de pouvoir sur mes droits et libertés ; ni moi sur ceux de personne. »
Malgré les efforts des Niveleurs et d’autres radicaux, la dynastie des Stuart revint sur le trône en 1660, en la personne de Charles II. Charles promit de respecter la liberté de conscience et les droits des propriétaires fonciers, mais lui et son frère Jacques II essayèrent à nouveau d’étendre le pouvoir royal. Durant la Glorieuse Révolution de 1688, le Parlement offrit la couronne au Hollandais Guillaume d’Orange-Nassau et Marie d’Angleterre (tous deux petits-enfants de Charles Ier). Guillaume et Marie acceptèrent de respecter les « droits véritables, anciens et incontestables » des Anglais, comme écrit dans la Déclaration des Droits (Bill of Rights) en 1689.
On peut dater la naissance du libéralisme à la Glorieuse Révolution. John Locke est, à juste titre, considéré comme le premier véritable libéral et comme le père de la philosophie politique moderne. Si vous ne connaissez pas les idées de Locke, vous ne pouvez vraiment pas comprendre le monde dans lequel nous vivons. L’excellent ouvrage de Locke Le Second Traité du Gouvernement fut publié en 1690, mais il avait été écrit quelques années plus tôt, pour réfuter le philosophe absolutiste Robert Filmer, rendant sa défense des droits individuels et du gouvernement représentatif d’autant plus radicale. Locke pose la question : « À quoi répond un gouvernement ? Pourquoi en avons-nous un ? » Il répondit que les gens ont des droits antérieurs à l’existence d’un gouvernement : ainsi nous les appelons les droits naturels, parce qu’ils existent naturellement. Les gens forment un gouvernement pour protéger leurs droits. Ils pourraient le faire sans gouvernement, mais un gouvernement est un système efficace pour protéger les droits. Et si un gouvernement outrepasse ce rôle, il est juste que les gens se révoltent. Le gouvernement représentatif est le meilleur moyen de s’assurer que le gouvernement se concentre sur son propre objet. Se faisant l’écho d’une tradition philosophique qui s’était enracinée en Occident depuis des siècles, il écrivit : « Un gouvernement n’est pas libre de faire ce qu’il veut. […] La loi de la nature se pose comme une règle éternelle pour tous les hommes, les législateurs comme les autres. »
Locke exprima également avec clarté l’idée du droit de propriété :
« […] Chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a fourni et laissé et il y joint quelque chose qui est sien ; par là il en fait sa propriété. »
Les gens ont un droit inaliénable à la vie et à la liberté et ils acquièrent un droit sur une propriété précédemment non possédée à laquelle ils mêlent leur travail, tel que par l’agriculture. Il est le rôle du gouvernement de protéger les « Vies, Libertés et Propriétés » des gens.
Ces idées furent accueillies avec enthousiasme. L’Europe était encore sous l’emprise de l’absolutisme royal mais, grâce à leur expérience avec les Stuarts, les Anglais se méfiaient de toutes les formes de gouvernement. Ils adoptèrent vivement cette puissante défense philosophique des droits naturels, la primauté du droit et le droit à la révolution. Ils commencèrent également, bien sûr, à porter les idées de Locke et des Niveleurs sur les navires à destination du Nouveau Monde.
9. Le XVIIIe siècle libéral
L’Angleterre a prospéré sous un gouvernement limité. Tout comme la Hollande avait inspiré les libéraux un siècle plus tôt, le modèle anglais commença à être cité par les penseurs libéraux du continent et, probablement, à travers le monde. On peut dater les Lumières à partir de 1720, quand l’écrivain français Voltaire fuya la tyrannie française et arriva en Angleterre. Il y vit la tolérance religieuse, le gouvernement représentatif et une classe moyenne prospère. Il remarqua que le commerce était plus respecté qu’il ne l’était en France, où les aristocrates regardaient de haut ceux qui s’impliquaient dans le commerce. Il vit également que, lorsqu’on permet aux gens de commercer librement, leurs préjugés peuvent laisser la place à leur intérêt personnel, comme dans sa fameuse description de la bourse :
« Entrez à la bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des tribunaux ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste et l’anglican reçoit la promesse du quaker. À la sortie de ces réunions pacifiques et libres, quelques-uns vont à la synagogue, d’autres vont boire, d’autres vont à leur église attendre l’inspiration de Dieu, leurs chapeaux sur leurs têtes et tous sont contents. »
Le XVIIIe siècle a été le grand siècle de la pensée libérale. Les idées de Locke ont été développées par de nombreux auteurs, notamment John Trenchard et Thomas Gordon, qui ont écrit une série d’essais dans les journaux signés « Caton », d’après Caton le Jeune, le défenseur de la République romaine contre la quête de Jules César pour le pouvoir. Ces essais, qui dénonçaient l’empiétement continu du gouvernement sur les droits des Anglais, vinrent à être connus sous le nom des Lettres de Caton[2].
En France, les Physiocrates établirent la science moderne de l’économie. Leur nom vient du grec ?????, la nature, et de ???????, gouverner ; ils ont fait valoir la primauté de la nature, par laquelle ils entendaient que des lois naturelles, semblables à celles de la physique, régissent la société et la création de richesse. La meilleure façon d’accroître l’offre de biens réels était de permettre le commerce libre, sans l’obstacle de monopoles, les restrictions des corporations et des taxes élevées. L’absence de contraintes coercitives produirait l’harmonie et l’abondance. C’est de cette époque que le célèbre cri de ralliement libéral du « laissez-faire » nous vient. Selon la légende, Louis XV aurait demandé à un groupe de marchands : « Comment puis-je vous aider ? » Ils répondirent : « Laissez-nous faire, laissez-nous passer. Le monde va de lui-même. »
Les principaux physiocrates comptaient François Quesnay et Pierre du Pont de Nemours, lequel a fui la Révolution française et s’installa en Amérique, où son fils fonda une petite entreprise dans le Delaware. Un membre des Physiocrates, Anne-Robert Turgot, était un grand économiste qui fut nommé contrôleur général des finances par Louis XVI, un « despote éclairé » qui voulait alléger le fardeau du gouvernement sur le peuple français ; et peut-être créer plus de richesses à taxer, puisque les Physiocrates avaient fait remarquer que « pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi ». Turgot publia les Six Édits pour abolir les jurandes et maîtrises (qui étaient devenues des monopoles calcifiés), abolir les droits de douane internes sur le grain et le travail forcé (la corvée) et établir la tolérance envers les protestants. Il se heurta à une vive résistance de certains intérêts particuliers et il a été démis de ses fonctions en 1776. « Avec lui, dit Raico, partit le dernier espoir pour la monarchie française », qui tomba effectivement pendant la Révolution 13 ans plus tard.
Le siècle des Lumières français est mieux connu dans l’Histoire, mais il y eut également un important siècle des Lumières écossais. Les écossais ont longtemps détesté la domination anglaise, ils ont beaucoup souffert sous le mercantilisme britannique, mais ils avaient atteint, au cours du siècle précédent, un taux d’alphabétisation plus élevé et de meilleures écoles qu’en Angleterre. Ils étaient bien prédisposés pour élaborer des idées libérales (et pour dominer la vie intellectuelle anglaise sur un siècle). Adam Ferguson, auteur d’un Essai sur l’histoire de la société civile, qui nous donna l’expression « le résultat de l’action humaine, mais pas de l’intention humaine » et qui allait inspirer les futurs maîtres à penser de l’ordre spontané ; Francis Hutcheson, qui annonça les utilitaristes avec sa notion de « le plus grand bien pour le plus grand nombre » ; et Dugald Stewart, dont la Philosophie de l’Esprit Humain a été largement lue dans les premières universités américaines ; ils étaient parmi les érudits les plus connus des Lumières écossaises. Mais les plus importants furent David Hume et son ami Adam Smith.
Hume était philosophe, économiste et historien, à l’époque avant que l’aristocratie universitaire décrète que la connaissance devait être divisée en catégories distinctes. Il est surtout connu par les étudiants modernes pour son scepticisme philosophique, mais il a également contribué à élaborer notre conception moderne de la productivité et de la bienveillance du marché libre. Il a défendu la propriété et le contrat, le libre-marché bancaire et l’ordre spontané d’une société libre. À l’encontre de la doctrine de la balance des échanges des mercantilistes, il a souligna que tout le monde profite de la prospérité des autres, même de la prospérité des gens d’autres pays.
Avec John Locke, Adam Smith est l’autre père du libéralisme ou de ce que nous (NdT. : les américains) appelons désormais le libertarianisme. Et puisque nous vivons dans un monde libéral, Locke et Smith peuvent être considérés comme les architectes du monde moderne. Dans son livre le plus connu, La Richesse des Nations, Smith a jeté les bases de la science moderne de l’économie. Il disait qu’il décrivait « le système simple de la liberté naturelle ». Dans le langage courant moderne, on pourrait dire que le capitalisme est ce qui arrive lorsqu’on laisse les gens par eux-mêmes. Smith montra comment, lorsque les gens produisent et commercialisent dans leur propre intérêt, ils sont conduits « par une main invisible » à rendre service aux autres. Pour obtenir un emploi ou pour vendre quelque chose pour de l’argent, chaque personne doit imaginer ce que les autres aimeraient avoir. La bienveillance est importante, mais « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur attention à leur propre intérêt ». Ainsi le marché libre permet-il à plus de gens de satisfaire de plus nombreux désirs et, finalement, de profiter d’un meilleur niveau de vie que dans tout autre système social.
Au fil des ans, de nombreux critiques ont dit qu’Adam Smith, les économistes en général ou les libertariens, croient que tout comportement est motivé par l’intérêt personnel. Mais près de deux décennies avant La Richesse des Nations, dans sa Théorie des sentiments moraux, Smith distingua deux types de comportement : l’intérêt personnel et la bienfaisance. Il précisa que les gens agissent parfois de bon vouloir et que la société devrait encourager de tels sentiments. Mais, dit-il, si nécessaire, la société pourrait exister sans bienfaisance s’étendant au-delà du cercle familial ; les gens seraient encore nourris, l’économie serait encore en fonction, la connaissance progresserait ; mais la société ne peut exister sans justice, ce qui signifie protection des droits à la vie, à la liberté et à la propriété. La justice, par conséquent, doit être la première préoccupation de l’état.
La plus importante contribution de Smith à la théorie libérale fut de concevoir l’idée de l’ordre spontané. On entend souvent dire qu’il y aurait un conflit entre liberté et ordre ; et un tel point de vue semble logique. Pourtant, plus complètement que les Physiocrates et d’autres penseurs antérieurs, Smith a souligné que l’ordre surgit spontanément dans les affaires humaines. Laissez les gens interagir librement les uns avec les autres, protégez leurs droits à la liberté et à la propriété ; et l’ordre émergera, sans orientation centralisée. L’économie de marché est une forme d’ordre spontané ; des centaines ou des milliers – ou des milliards aujourd’hui – de gens viennent chaque jour sur le marché ou dans le monde des affaires, se demandant comment produire plus de biens ou obtenir un meilleur emploi ou faire plus d’argent pour eux-mêmes et leurs familles. Ils ne sont guidés par aucune autorité centrale, ni par l’instinct biologique qui pousse les abeilles à faire du miel, pourtant ils produisent de la richesse pour eux-mêmes et pour les autres en produisant et en échangeant.
Mais l’économie de marché n’est pas la seule forme d’ordre spontané. Songez à la langue… Personne ne s’est assis pour écrire la langue anglaise, et ensuite l’enseigner aux premiers Anglais. Elle est née et a changé naturellement, spontanément, en réponse aux besoins humains. Songez aussi au droit. De nos jours, nous concevons le droit comme une chose votée par le Congrès, mais la common law s’est constituée bien avant qu’un roi ou législateur ait voulu l’écrire. Lorsque deux personnes avaient un différend, elles demandaient à une autre de leur servir de juge. Quelques fois, des jurys étaient constitués pour entendre une affaire. Les juges et les jurés ne devaient pas « faire » le droit, mais cherchaient plutôt à « trouver » le droit, à demander quelle pratique ou quelle décision était habituelle pour des cas similaires. Ainsi, l’ordre juridique (NdT anglo-saxon) s’est-il développé cas après cas. La monnaie est un autre produit de l’ordre spontané ; elle surgit naturellement lorsque les gens eurent besoin de quelque chose pour faciliter le commerce. Hayek écrivit que « si [le droit] avait été délibérément conçue, elle aurait mérité de figurer parmi les plus grandes inventions humaines. Mais elle a, bien sûr, été aussi peu inventée par l’esprit de quiconque, que la langue ou que la monnaie ou que la plupart des pratiques et des conventions sur lesquelles repose la vie sociale. » Le droit, la langue, la monnaie, les marchés… les institutions les plus importantes dans la société humaine apparurent spontanément.
Avec l’élaboration systématique du principe de l’ordre spontané de Smith, les principes fondamentaux du libéralisme étaient, pour l’essentiel, complets. On pourrait définir ces principes de base comme l’idée d’un droit supérieur ou comme le droit naturel, la dignité de l’individu, les droits naturels à la liberté et à la propriété et la théorie sociale de l’ordre spontané. Beaucoup d’autres idées plus spécifiques découlent de ces fondamentaux : la liberté individuelle, un gouvernement limité et représentatif, des marchés libres. Il a fallu beaucoup de temps pour les définir ; il était encore nécessaire de se battre pour eux.
10. Faire un monde libéral
Comme pour la Révolution anglaise, la période qui a conduit à la Révolution américaine fut une époque de grands débats idéologiques. Plus encore que le monde anglais du XVIIe siècle, le climat de l’opinion américaine du XVIIIe siècle était dominé par les idées libérales.
En effet, on pourrait dire qu’il n’y avait pratiquement pas d’idée non-libérale circulant en Amérique : il n’y avait que des libéraux conservateurs, qui demandaient instamment que les Américains continuent à réclamer pacifiquement leurs droits en tant qu’Anglais, et des libéraux radicaux, qui finalement rejetèrent jusqu’à une monarchie constitutionnelle et demandaient l’indépen-dance. Le plus mobilisateur des libéraux radicaux était Thomas Paine. Paine était ce qu’on pourrait appeler un agitateur extérieur, un missionnaire itinérant de la liberté.
Né en Angleterre, il alla en Amérique pour aider à faire la révolution ; et lorsque sa tâche fut terminée, il traversa de nouveau l’Atlantique pour aider les Français à faire leur révolution.
11. Société contre Gouvernement
La grande contribution de Paine à la cause révolutionnaire fut son pamphlet Le Sens Commun, qu’on dit s’être vendu à quelques 100 000 exemplaires en quelques mois, dans un pays de trois millions d’habitants. Tout le monde l’a lu ; ceux qui ne savaient pas lire l’ont entendu lire dans les tavernes et ont participé à débattre de ses idées. Le Sens Commun n’était pas seulement un appel à l’indépendance. Il offrait une théorie radicalement libertarienne pour justifier les droits naturels et l’indépendance. Paine commença par une distinction entre société et gouvernement :
« La société est le résultat de nos besoins, le gouvernement est celui de notre perversité. […] L’état social est un bien sous toutes les hypothèses. Le gouvernement, dans sa perfection même, n’est qu’un mal nécessaire ; dans son imperfection, c’est un mal insupportable […]. »
Il poursuivit en dénonçant les origines de la monarchie :
« S’il nous était donné de lever le voile ténébreux de l’antiquité […], nous trouverions que le premier d’entre eux ne valait guère mieux que le principal brigand d’une troupe effrénée, dont les mœurs sauvages ou la prééminence, en fait de subtilité, lui obtinrent le titre de chef parmi les voleurs […]. »
Dans Le Sens Commun et dans ses écrits ultérieurs, Paine conçu l’idée que la société civile existe avant le gouvernement et que les gens peuvent tranquillement interagir pour créer un ordre spontané. Sa croyance en l’ordre spontané fut renforcée quand il vit la société continuer à fonctionner après que les gouvernements coloniaux furent chassés des villes et des colonies américaines. Dans ses écrits, il fusionna élégamment la théorie normative des droits individuels et l’analyse positive de l’ordre spontané.
Ni Le Sens Commun, ni la publication d’Adam Smith de La Richesse des Nations ne furent, bien sûr, les seules étapes de la lutte pour la liberté qui intervint en 1776. Aucune ne pouvait même être la marque la plus importante de cette année phare. Car en 1776, les colonies américaines publièrent leur Déclaration d’indépendance, sans doute le plus bel exemple d’écriture libertarienne de l’Histoire. Les mots éloquents de Thomas Jefferson proclamèrent au monde entier la vision libérale :
« Nous tenons ces vérités comme allant d’elles-mêmes : tous les hommes sont créés égaux, ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables, parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir. »
L’influence des Niveleurs et de John Locke est évidente. Jefferson pose brièvement trois idées : que les gens ont des droits naturels,que le but du gouvernement est de protéger ces droits et que si le gouvernement dépasse son propre but, les gens ont le droit de le « changer ou de l’abolir ». Du fait de son éloquence à affirmer la cause libérale et pour son rôle toute sa vie envers la révolution libérale qui changea le monde, le chroniqueur George Will nomma Jefferson « l’homme du millénaire ». Mais il convient de noter que par l’écriture de la Déclaration d’Indépendance, Jefferson n’a pas vraiment inventé la roue. John Adams, peut-être jaloux de l’attention obtenue par Jefferson, déclara quelques années plus tard, qu’il « n’est pas une idée dans [la Déclaration], qui n’ait été rebattue au Congrès durant les deux années précédentes ». Jefferson lui-même dit que, s’il « n’a consulté ni livre, ni pamphlet pour l’écrire », son but n’était « pas de découvrir de nouveaux principes ni de nouveaux arguments », mais simplement de produire « une expression de l’esprit américain ». Les idées portées par la Déclaration étaient, a-t-il dit, les « sentiments du moment, qu’ils soient exprimés en conversation, en lettres, dans des essais publiés ou dans les livres élémentaires de droit public ». Le triomphe des idées libérales aux États-Unis fut écrasant.
12. Limiter le gouvernement
Après leur victoire militaire, les Américains indépendants s’empressèrent de mettre en pratique les idées que les libéraux anglais avaient élaborées tout au long du XVIIIe siècle. Bernard Bailyn, éminent historien de l’Université de Harvard, dit que :
« Les principaux thèmes du libéralisme radical du XVIIIe siècle furent concrétisés ici. Le premier est la croyance que le pouvoir est mal, une nécessité peut-être, mais une nécessité mauvaise ; qui est infiniment corrupteur et qui doit être maîtrisé, limité, restreint par tous les moyens compatibles avec un minimum d’ordre civil. Les constitutions écrites, la séparation des pouvoirs, les déclarations de droits, les limitations de l’exécutif, du législatif et du judiciaire, les restrictions sur le droit de contraindre et de se lancer en guerre… Tout exprime la profonde méfiance envers le pouvoir, qui se trouve au cœur idéologique de la Révolution américaine et qui est resté en nous, comme un héritage permanent et pour toujours. »
La Constitution des États-Unis s’est construite sur les idées de la Déclaration voulant établir un gouvernement adapté à un peuple libre. Elle était basée sur le principe que les individus ont des droits naturels, qui prévalent sur la mise en place d’un gouvernement, et que tout le pouvoir dont dispose le gouvernement lui est délégué par des individus pour la protection de leurs droits. Sur la base de cet conception, les Framers[3] ne mirent pas en place une monarchie, pas plus qu’ils créèrent une démocratie sans limite, un gouvernement de pleins pouvoirs limités seulement par le vote populaire. Au contraire, ils énumérèrent minutieusement (à l’article Ier, section huit) les pouvoirs qu’aurait le gouvernement fédéral. La Constitution, dont le plus grand théoricien et architecte était l’ami et voisin de Jefferson, James Madison, était vraiment révolutionnaire du fait de l’établissement d’un gouvernement aux pouvoirs délégués, inventoriés et donc limités.
La première fois qu’une Déclaration des Droits fut proposée, bien des Framers répondirent qu’elle n’était pas nécessaire parce que les pouvoirs inventoriés étaient si limités que le gouvernement serait incapable d’attenter aux droits individuels. Finalement, on décida d’ajouter une Déclaration des Droits, selon les mots de Madison, « pour une plus grande prudence ». Après avoir énuméré des droits spécifiques dans les huit premiers amendements, le premier Congrès en ajouta deux autres qui résument toute la structure du gouvernement fédéral ainsi qu’il était créé : le neuvième amendement dispose que « l’énumération dans la Constitution de certains droits ne doit pas être interprétée comme niant ou minimisant l’existence d’autres droits conservés par le peuple. » Le dixième amendement dit : « Les pouvoirs non délégués aux États-Unis par la Constitution, ni interdits par elle aux États, sont réservés respectivement aux États ou au peuple. » Encore une fois, les principes fondamentaux du libéralisme : les gens possèdent des droits avant qu’ils ne créent de gouvernement et ils conservent tous les droits qu’ils n’ont pas expressément délégués au gouvernement ; et le gouvernement national n’a aucun pouvoir non expressément accordé par la Constitution.
Aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, le siècle suivant la Révolution américaine fut marqué par la diffusion du libéralisme. Les constitutions écrites et les déclarations de droits ont protégé la liberté et garanti la primauté du droit. Les corporations et les monopoles étaient en grande partie éliminés, avec tous les métiers ouverts à la concurrence sur la base du mérite. La liberté de la presse et de la religion fut considérablement élargie, les droits de propriété rendus plus sûrs, le commerce international libéré.
13. Libertés civiles
L’individualisme, les droits naturels et les marchés libres ont logiquement conduit à une effervescence pour l’extension des droits civils et politiques à ceux qui avaient été exclus de la liberté, comme ils l’avaient été du pouvoir – notamment les esclaves, les serfs et les femmes. La première association anti-esclavagiste au monde fut fondée à Philadelphie en 1775 ; et l’esclavage et le servage furent abolis dans l’ensemble du monde occidental en moins d’un siècle. Au cours du débat au Parlement britannique sur l’idée de compenser les esclavagistes pour leur perte de « propriété », le libéral Benjamin Pearson a répondu qu’il « aurait pensé que c’était aux esclaves de devoir être indemnisés. » The Pennsylvania Journal, appartenant à Thomas Paine, publia une des premières défenses remuantes des droits des femmes en 1775. Mary Wollstonecraft, une amie de Paine et d’autres libéraux, publia Une affirmation des droits de la femme (A Vindication of the Rights of Woman) en Angleterre en 1792. La première convention féministe aux États-Unis eut lieu en 1848, alors que les femmes commençaient à exiger les droits naturels que les hommes blancs avaient réclamés en 1776 et qu’on exigeait également pour les hommes noirs. Selon la phrase de l’historien anglais Henry Sumner, le monde passait d’une société de statut à une société de contrat.
Les libéraux s’attaquèrent également au fléau séculaire de la guerre. En Angleterre, Richard Cobden et John Bright ont inlassablement soutenu que le libre-échange lie pacifiquement les gens de différentes nations ensemble, réduisant ainsi les risques de guerre. Les nouvelles limites aux gouvernements et un plus grand scepticisme du public envers les dirigeants politiques leur rendirent plus difficile de s’aventurer à l’étranger et de partir en guerre. Après la tourmente de la Révolution française et la défaite finale de Napoléon en 1815, et à l’exception de la guerre de Crimée et des guerres d’unification nationale, la plupart des peuples d’Europe connurent un siècle de paix relative et de progrès.
14. Les effets du libéralisme
Cette libération de la créativité humaine créa un progrès scientifique et matériel phénoménal. Le magazine The Nation, qui était alors un journal vraiment libéral, en se replaçant vers 1900, écrivit : « Libérés de l’ingérence avilissante des gouvernements, les hommes se consacrèrent à leur tâche naturelle, l’amélioration de leur condition, avec les résultats merveilleux qui nous entourent. » Les avancées technologiques du XIXe siècle libéral sont innombrables : la machine à vapeur, le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone, l’électricité, le moteur à combustion interne. Grâce à l’accumulation du capital et au « miracle de l’intérêt composé », en Europe et en Amérique les grandes masses populaires commencèrent à se libérer du labeur éreintant qui était la condition naturelle de l’humanité depuis des temps immémoriaux. La mortalité infantile chuta et l’espérance de vie commença à croître vers des niveaux sans précédent. Une personne de 1800 regardant vers le passé y verrait un monde qui, pour la plupart des gens, avait peu changé sur des milliers d’années ; en 1900, le monde était méconnaissable.
La pensée libérale a continué à se développer tout au long du XIXe siècle. Jeremy Bentham a défendu la théorie de l’utilitarisme : l’idée que le gouvernement devrait favoriser « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Bien que ses prémisses philosophiques fussent différentes de celles des droits naturels, pour l’essentiel il en est arrivé aux mêmes conclusions sur le gouvernement limité et les marchés libres. Alexis de Tocqueville vint en Amérique pour voir comment une société libre fonctionne et publia ses brillantes observations dans De la démocratie en Amérique entre 1834 et 1840. John Mill publia De la Liberté, un argumentaire fort pour la liberté individuelle, en 1859. En 1851, Herbert Spencer, un immense érudit dont le travail est injustement négligé et aujourd’hui souvent déformé, publia La statique sociale, dans lequel il expose sa « loi d’égale liberté », une déclaration précoce et explicite du credo libéral moderne. Le principe de Spencer était « que tout homme peut revendiquer la pleine liberté d’exercer ses facultés compatibles avec la possession de la même liberté par tout autre homme ». Spencer souligna que « la loi d’égale liberté s’applique évidemment à l’ensemble de la race, aux femmes aussi bien qu’aux hommes ». Il a également étendu la critique libérale classique de la guerre pour distinguer entre deux types de sociétés : la société industrielle, où les gens produisent et commercialisent de manière pacifique et en association volontaire, et la société militante, dans laquelle la guerre prévaut et le gouvernement contrôle la vie de ses sujets comme moyen de ses propres fins.
Durant son âge d’or, l’Allemagne produisit de grands écrivains, tels Goethe et Schiller, qui étaient libéraux, et elle contribua à la philosophie libérale avec la pensée de philosophes et d’érudits comme Emmanuel Kant et Wilhelm Von Humboldt. L’œuvre de Kant soulignait l’autonomie individuelle et tentait de fonder les droits et libertés individuels dans les exigences de la raison elle-même. Il appela à une « constitution juridique qui garantit à chacun sa liberté par la loi, de sorte que chacun reste libre de chercher son bonheur de la manière qu’il juge la meilleure, pourvu qu’il ne viole pas la liberté légale ni les droits de ses concitoyens ». Dans l’ouvrage classique de Von Humboldt, Essai sur les limites de l’action de l’État, qui a fortement influencé De la liberté de Mill, il soutint que le plein épanouissement de l’individu exige non seulement la liberté mais « une multiplicité de situations », voulant dire par là que les gens devraient avoir à leur disposition une grande variété de situations et de modes de vie – le terme moderne pourrait être « modes de vie alternatifs » – qu’ils pourraient continuellement tester et choisir. En France, Benjamin Constant fut le libéral le plus connu sur le continent durant la première partie du siècle. « Il aimait la liberté comme d’autres hommes aiment le pouvoir », dit un contemporain. Comme Von Humboldt, il voyait la liberté comme un système dans lequel les gens pourraient mieux découvrir et développer leur personnalité et intérêts propres. Dans un essai important, il opposa le sens de la liberté dans les anciennes républiques – une participation égale à la vie publique – avec la liberté moderne – les libertés individuelles de parler, écrire, posséder des biens, commercer, et poursuivre ses intérêts privés. Une proche de Constant était Madame de Staël, romancière, peut-être surtout connue pour la phrase : « La liberté est ancienne, c’est le despotisme qui est nouveau », en référence à la tentative des absolutistes royaux de supprimer les libertés à chartes durement gagnées et accordées au Moyen-Âge.
Un autre libéral français, Frédéric Bastiat, siégea au Parlement comme passionné du libre-échange et a écrit une multitude d’essais percutants et pleins d’esprit attaquant l’État et toutes ses actions. Son dernier essai, Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, exposa avec une grande clairvoyance que quoi qu’un gouvernement fasse – construire un pont, subventionner les arts, verser des pensions – cela a des effets négatifs induits, invisibles directement mais qu’on peut avec perspicacité rendre simples et évidents. L’argent circulant, des emplois étant créés, les gens pensent que le gouvernement a généré de la croissance économique. Mais la tâche de l’économiste est de voir ce qui n’est pas si facile à voir : des maisons ne sont pas construites, des vêtements ne sont pas achetés, des emplois non créés du fait de taxes retirant de l’argent à ceux qui l’auraient dépensé en leur nom propre. Dans La loi, il attaqua le concept de « spoliation légale », selon laquelle certains en appellent au gouvernement pour s’approprier ce que d’autres ont produit. Et dans La pétition des fabricants de chandellescontre la concurrence du Soleil, il se moqua des industriels français qui voulaient être protégés de la concurrence, en faisant semblant de parler au nom des fabricants de chandelles, lesquels voulaient que le Parlement bloque les rayons du Soleil, à cause desquels les gens n’avaient pas besoin de bougies pendant la journée… Une des premières réfutations des lois « anti-dumping ».
Aux États-Unis, le mouvement abolitionniste fut naturellement conduit par les libertariens. Les principaux abolitionnistes appelaient l’esclavage du « vol d’homme », en cela qu’il cherche à nier la propriété de soi et à voler le « soi » profond d’un homme. Leurs arguments sont analogues à ceux des Niveleurs et de John Locke. William Garrison a écrit que son but n’était pas la seule abolition de l’esclavage, mais « l’émancipation de notre race entière de la domination de l’homme, de la servitude de soi, du gouvernement par la violence ». Un autre abolitionniste, Lysander Spooner, à partir de l’argument des droits naturels contre l’esclavage, arriva à la conclusion que personne ne pouvait être réputé avoir renoncé à un quelconque de ses droits naturels au titre de quelque contrat que ce soit, fusse la Constitution, qu’il n’ait personnellement signé celui-ci. Frederick Douglass avança également ses arguments en faveur de l’abolition selon les termes du libéralisme classique : auto-propriété et droits naturels.
15. Le déclin du libéralisme
Vers la fin du XIXe siècle, le libéralisme classique commença à céder la place à de nouvelles formes de collectivisme et de pouvoir de l’état. Si le libéralisme avait connu un tel succès – libérant la grande masse de l’humanité du fardeau écrasant de l’étatisme et laissant aller une amélioration sans précédent du niveau de vie – que se passa-t-il donc ? Cette question a contrarié les libéraux et les libertariens tout au long du XXe siècle.
Un problème fut que les libéraux devinrent paresseux : ils oublièrent l’avertissement de Jefferson selon lequel « une vigilance éternelle est le prix de la liberté » et se dirent que l’évidente harmonie sociale et l’abondance apportée par le libéralisme auraient pour conséquence que personne ne souhaiterait revivre l’Ordre Ancien. Certains intellectuels libéraux donnèrent l’impression que le libéralisme était un système achevé, sans plus aucun travail captivant à réaliser. Le socialisme, en particulier sa variété marxiste, s’en vint alors avec toute une théorie nouvelle à élaborer, et attira donc les jeunes intellectuels.
Il se peut aussi que les gens aient oublié combien il avait été dur de créer une société d’abondance. Les Américains et les Britanniques nés durant la dernière partie du XIXe siècle arrivèrent dans un monde où les richesses, la technologie et le niveau de vie augmentaient rapidement ; il n’était plus si évident pour eux que le monde n’avait pas toujours été ainsi. Et même ceux qui concevaient que le monde avait pu être différent supposaient peut-être que le problème séculaire de la pauvreté était désormais résolu. Il n’était donc plus important de maintenir les institutions sociales qui l’avaient résolu.
Un problème apparenté était la séparation de la question de la production de celle de la distribution. Dans ce monde d’abondance, les gens commencèrent à prendre la production pour acquise et à discuter « le problème de la distribution ». Le grand philosophe Friedrich Hayek m’a confié un jour, lors d’une interview : « Je suis personnellement convaincu que la raison qui a conduit les intellectuels, en particulier du monde anglophone, vers le socialisme, était un homme qui est considéré comme un grand héros du libéralisme classique, John Stuart Mill. Dans son célèbre manuel, Principes d’économie politique, qui parut en 1848 et qui fut un texte largement lu sur le sujet pendant quelques décennies, il fait l’assertion suivante, passant de la théorie de la production à celle de la distribution : « Les choses une fois créées, l’humanité – individuellement ou collectivement – peut en faire ce qu’elle entend. » Or, si cela était vrai, il y aurait une obligation morale claire de veiller à ce que ces choses soient justement réparties. Mais cela n’est pas vrai, parce que si nous avions fait de ces choses ce que nous aurions voulu, elles ne seraient plus disponibles. Parce que si vous deviez le faire une fois, jamais les gens ne produiraient à nouveau ces choses. »
Par ailleurs, pour la première fois dans l’histoire, des gens commençaient à remettre en question l’existence de la pauvreté. Avant la Révolution industrielle, tout le monde était pauvre ; il n’y avait donc aucune question à poser. Ce n’est que lorsque la plupart des gens devinrent riches – selon les normes historiques – que les gens commencèrent à se demander pourquoi certains étaient encore pauvres. Ainsi Charles Dickens déplora la pratique, déjà en déclin, du travail des enfants lequel cependant maintenait en vie de nombreux enfants qui, aux époques antérieures, seraient morts, comme la plupart des enfants depuis des temps immémoriaux ; et Karl Marx d’offrir la vision d’un monde de parfaite liberté et d’abondance. Pendant ce temps, le succès de la science et des affaires amenèrent à l’idée que les ingénieurs et les cadres supérieurs seraient capables de concevoir et de gérer une société entière aussi bien qu’une grande entreprise.
L’accent utilitariste de Bentham et Mill, porté sur « le plus grand bien pour le plus grand nombre » a incité quelques esprits à commencer de reconsidérer la nécessité d’un gouvernement limité et de la protection des droits individuels. Si le but de tout cela était d’engendrer prospérité et bonheur, pourquoi prendre le chemin détourné de la protection des droits ? Pourquoi ne pas simplement viser directement la croissance économique et la prospérité généralisée ? De nouveau, on oublia le concept d’ordre spontané, on prit ses distances envers le problème de production et on élabora des systèmes pour orienter l’économie dans une direction politiquement choisie.
Bien sûr, on ne peut négliger le sempiternel désir de l’homme d’avoir du pouvoir sur autrui. Certains ont oublié les racines du progrès économique, certains ont pleuré les ruptures de la famille et de la communauté que la liberté et la richesse ont apportées, d’autres croyaient sincèrement que le marxisme pourrait rendre tout le monde prospère et libre, sans la nécessité de travailler dans l’obscurité satanique des usines. Mais beaucoup d’autres utilisèrent ces idées comme un instrument de pouvoir. Si le droit divin des rois ne parvenait plus à persuader les gens de se laisser confisquer leur liberté et leur propriété, alors les avides de pouvoir utiliseraient le nationalisme, l’égalitarisme, les préjugés raciaux, la lutte des classes ou la vague promesse que l’État permettrait d’atténuer quoi que ce soit qui vous fasse souffrir.
Au tournant du siècle, les libéraux restants désespéraient de l’avenir. The Nation écrivit dans son éditorial que « le confort matériel de la génération actuelle l’a aveuglée envers la cause qui l’a rendu possible » et s’inquiétait que « avant que [l’étatisme] soit à nouveau réprouvé, il faille passer par des luttes internationales à une échelle ahurissante ». Herbert Spencer publia L’esclavage arrivant (The Coming Slavery) et pleura à sa mort en 1903 que le monde était en train de retourner à la guerre et à la barbarie.
Et en effet, comme les libéraux le craignaient, le siècle de la paix européenne qui débuta en 1815 s’est effondré en 1914, avec ce qu’on a appelé, à juste titre, la Première Guerre mondiale. Le remplacement du libéralisme par l’étatisme et le nationalisme était largement en cause et la guerre elle-même pourrait bien avoir porté le coup de grâce au libéralisme. Aux États-Unis et en Europe, les gouvernements élargirent leur champ d’intervention et leur pouvoir en réponse à la guerre. Fiscalité exorbitante, conscription, censure, nationalisations et économie planifiée – sans parler des 10 millions de morts dans les prairies des Flandres, de Verdun et d’ailleurs – signalèrent que l’ère du libéralisme, ayant encore récemment supplanté l’Ordre Ancien, était maintenant elle-même supplantée par l’ère du super-état.
16. La naissance du mouvement libéral moderne
Pendant l’Ère progressiste américaine, la Première Guerre mondiale, le New Deal et la Seconde Guerre mondiale, il y eut, parmi les intellectuels, un énorme enthousiasme pour une administration accrue. Herbert Croly, le premier éditeur de The New Republic, écrivit La Promesse de la vie américaine (The Promise of American Life), dans laquelle il disait que la promesse serait accomplie « non par […] la liberté économique, mais par une certaine mesure de discipline ; et non par la satisfaction abondante des désirs de l’individu, mais par une large dose de subordination individuelle et d’abnégation ». Même l’horrible collectivisme commençant à émerger en Europe ne semblait pas répugnant à de nombreux journalistes et intellectuels « progressistes » d’Amérique. Anne Mc Cormick rapporta dans le New York Times, durant les premiers mois du New Deal de Franklin Roosevelt :
« L’atmosphère [à Washington] rappelle étrangement celle de Rome dans les premières semaines après la marche des Chemises noires, de Moscou au début du plan quinquennal […]. Quelque chose de beaucoup plus tangible que le consentement semble habiller le président, de l’autorité d’un dictateur. Cette autorité est un don gratuit, une sorte de pouvoir unanime de procureur […]. L’Amérique demande aujourd’hui littéralement des ordres […]. Non seulement l’occupant actuel de la Maison Blanche possède plus d’autorité que n’importe lequel de ses prédécesseurs, mais il préside un gouvernement qui a plus de maîtrise sur plus d’activités privées que n’importe quel autre qui ait jamais existé aux États-Unis […]. [L’administration Roosevelt] envisage une fédération de l’industrie, du travail et du gouvernement d’après la mode de l’État corporatif, tel qu’il existe en Italie. »
Bien que quelques libéraux – surtout le journaliste Henry Mencken – soient restés volubiles, il y avait effectivement une acceptation intellectuelle et populaire générale envers une administration accrue. Son succès apparent à mettre fin à la Grande Dépression et à gagner la Seconde Guerre mondiale, donna une impulsion à l’idée que l’administration pourrait résoudre toutes sortes de problèmes. Ce n’est qu’environ 25 ans après la fin de la guerre que le sentiment populaire commença à se retourner brusquement contre le super-état.
17. L’École autrichienne
Néanmoins, même aux heures les plus sombres du libéralisme, de grands penseurs avaient continué à émerger et à peaufiner les idées libérales. Un des plus grands était Ludwig Von Mises, un économiste autrichien qui a fui les nazis, d’abord en Suisse en 1934, puis aux États-Unis en 1940. Le livre dévastateur de Mises, Le Socialisme, montrait que le socialisme ne pouvait pas fonctionner parce que sans propriété privée et sans système de prix, il n’y a aucun moyen de déterminer ce qui doit être produit ni comment. Son élève Friedrich Hayek exposa l’influence que Le socialisme eut sur certains des jeunes intellectuels les plus prometteurs de l’époque :
« Lorsque Le socialisme parut pour la première fois en 1922, son impact fut profond. Il modifia progressivement mais fondamentalement les perspectives de beaucoup des jeunes idéalistes qui retournaient à leurs études universitaires après la Première Guerre mondiale. Je le sais, car j’étais l’un d’eux […]. Le socialisme promettait de répondre à nos espoirs d’un monde plus rationnel, plus juste. Et puis vint ce livre. Nos espoirs furent anéantis. »
Un autre jeune intellectuel dont la foi dans le socialisme fut anéantie par Mises était Wilhelm Röpke, qui devint le principal conseiller de Ludwig Erhard – le ministre allemand de l’Économie après la Seconde Guerre mondiale – et l’architecte en chef du « miracle économique allemand » des années 1950 et 1960. D’autres prirent plus longtemps pour apprendre. L’ américain, Robert Heilbroner, économiste et auteur à succès, écrivit que quand dans les années 1930 il étudiait l’économie, l’argument de Mises sur l’impossibilité de planifier « ne semblait pas être une raison particulièrement convaincante de rejeter le socialisme ». Cinquante ans plus tard, le même Heilbroner écrivit dans le New Yorker : « Il s’avère, bien sûr, que Mises avait raison. » Mieux vaut tard que jamais.
Le chef œuvre de Mises fut L’action humaine, un traité d’économie approfondi. Il y élabore une science complète de l’économie, qu’il considérait comme l’étude de toute action délibérée de l’homme. Partisan inflexible du marché libre, il souligna avec force comment chaque intervention du gouvernement sur le marché tend à réduire la richesse et le niveau de vie général.
Hayek, étudiant de Mises, devint non seulement un brillant économiste – il a reçu le prix Nobel en 1974 – mais peut-être le plus grand penseur social du siècle. Ses livres L’ordre sensoriel, La Contre-révolution de la Science, La Constitution de la Liberté et Droit, législation et liberté ont exploré des sujets allant de la psychologie et de la mauvaise application des méthodes des sciences physiques dans les sciences sociales jusqu’à la loi et la théorie politique. Dans son œuvre la plus célèbre, La Route de la servitude, publiée en 1944, il a averti ces pays mêmes qui étaient alors lancés dans une guerre contre le totalitarisme que la planification économique conduirait non pas à l’égalité mais à un nouveau système de classes et de statuts, non pas à la prospérité mais à la pauvreté et non pas à la liberté mais au servage. Le livre a été amèrement attaqué par des intellectuels socialistes et de gauche en Angleterre et aux États-Unis, mais il s’est très bien vendu – c’est peut-être l’une des raisons pour laquelle les auteurs de livres universitaires ne l’appréciaient pas – et il a incité une nouvelle génération de jeunes à explorer et approfondir les idées libertariennes. Le dernier livre de Hayek, La Présomption fatale, publié en 1988 alors qu’il approchait de ses 90 ans, revient sur le problème qui a constitué, tout au long de son oeuvre, son principal intérêt scientifique : l’ordre spontané, cet ordre qui est « l’action humaine, mais pas de conception humaine ». La présomption fatale des intellectuels, a-t-il dit, est de penser que les gens intelligents peuvent concevoir une économie ou une société mieux que les interactions apparemment chaotiques entre millions de personnes. Ces intellectuels ne réalisent pas combien ils savent peu ni comment un marché fait usage de tous les savoirs répartis que chacun de nous possède.
18. Les derniers libéraux classiques
En cette époque où se développait « l’École autrichienne » d’économie, un groupe d’écrivains et de penseurs politiques maintenaient aussi les idées libertariennes en vie. Henry Mencken était surtout connu comme journaliste et critique littéraire, mais il réfléchissait profondément aux sujets politiques ; il disait que son idéal était « un gouvernement qui soit à deux doigts de ne pas être un gouvernement ». Albert Nock, l’auteur de Our Enemy, the State (notre ennemi : l’État), Garet Garrett, John Flynn, Felix Morley et Frank Chodorov s’inquiétaient de l’avenir du gouvernement constitutionnel et limité face au New Deal et à ce qui semblait être un pied de guerre permanent sur lequel avaient été les États-Unis tout au long du XXe siècle. Henry Hazlitt, journaliste en économie, servit de lien entre ces écoles. Il a travaillé pour The Nation et le New York Times, a tenu une rubrique pour Newsweek, a fait une critique enthousiaste de L’Action humaine de Mises et a popularisé l’économie de marché dans un petit livre appelé L’économie en une leçon, qui s’appuyait sur les conséquences du Ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas de Bastiat. Mencken en dit : « Il était un des rares économistes dans l’histoire humaine qui sache vraiment écrire. »
Durant l’année sombre de 1943, au plus profond de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste, lorsque le gouvernement le plus puissant dans l’histoire des États-Unis s’était allié avec un pouvoir totalitaire pour en vaincre un autre, trois femmes remarquables publièrent des livres dont on peut dire qu’ils ont donné naissance au mouvement libéral moderne. Rose Wilder-Lane, la fille de Laura Ingalls-Wilder, qui avait écrit La Petite Maison dans la prairie et d’autres histoires sur l’individualisme américain acharné, publia un essai historique passionné ayant pour titre The Discovery of Freedom (la découverte de la liberté). Isabel Paterson, une romancière et critique littéraire, produisit The God of the Machine (le Dieu de la machine), qui défendait l’individualisme comme source de progrès dans le monde.
19. Ayn Rand
L’autre grand livre de l’année 1943 fut La Source Vive, un roman tentaculaire sur l’architecture et l’intégrité, par Ayn Rand. Le thème individualiste du livre ne correspondait pas du tout à l’esprit de l’époque et les critiques le massacrèrent. Mais il trouva son public . Ses ventes démarrèrent lentement puis montèrent peu à peu. Le livre était encore dans la liste des meilleures ventes du New York Times deux bonnes années après. Des centaines de milliers de personnes le lurent le long des années 1940, des millions par la suite, et quelques milliers d’entre elles furent suffisamment passionnées pour rechercher plus d’informations sur les idées d’Ayn Rand. Rand continua avec l’écriture d’un roman qui eut encore plus de succès, La Grève, en 1957, et fonda une association de personnes qui partageaient sa philosophie, qu’elle appela l’objectivisme. Cependant, bien que sa philosophie politique fût libertarienne, tous les libertariens ne partageaient pas son point de vue sur la métaphysique, l’éthique et la religion. D’autres furent rebutés par l’austérité de sa présentation et par le culte qui en découlait.
Comme Mises et Hayek, Rand démontra l’importance de l’immigration non seulement vers l’Amérique, mais vers le libertarianisme américain. Mises avait fui les nazis, et Rand, les communistes arrivés au pouvoir dans sa Russie natale. Quand un perturbateur lui demanda lors d’un discours public : « Pourquoi devrions-nous tenir compte de ce que pense une étrangère ? », elle répondit avec son étincelle habituelle : « J’ai choisi d’être américaine. Qu’avez-vous jamais fait, à part naître ? »
20. La résurrection d’après-guerre
Peu de temps après La Grève, l’économiste de l’Université de Chicago, Milton Friedman publia Capitalisme et liberté, dans lequel il affirmait que la liberté politique ne peut exister sans propriété privée ni liberté économique. La stature de Friedman en tant qu’économiste, laquelle lui valut un prix Nobel en 1976, reposait sur son travail sur l’économie monétaire. Mais via Capitalisme et liberté, sa rubrique régulière dans Newsweek et Free to choose (libre de choisir), un livre et une série télévisée de 1980, il devint le libéral américain le plus important de la génération passée.
Un autre économiste, Murray Rothbard, a acquis moins de notoriété, mais a joué un rôle important dans la construction à la fois d’une structure théorique pour la pensée libérale moderne et d’un mouvement politique consacré à ces idées. Rothbard a écrit un traité économique majeur, L’homme, l’économie et l’état ; une histoire en quatre volumes de la Révolution américaine, Conceived in Liberty (conçus en liberté) ; un guide concis de la théorie des droits naturels et de ses implications, L’éthique de la liberté ; un manifeste libertarien populaire, For a New Liberty (pour une nouvelle liberté) et d’innombrables brochures et articles dans des revues et bulletins d’information. Les libertariens le comparaient à la fois à Marx, le bâtisseur d’une théorie politico-économique intégrée, et à Lénine, l’organisateur infatigable d’un mouvement radical.
Les libertariens obtinrent un coup d’accélérateur majeur à l’égard des universitaires en 1974 avec la publication d’Anarchie, État et Utopie par le philosophe de l’Université de Harvard Robert Nozick. Avec finesse et une logique acérée, Nozick établit un argumentaire pour les droits qui conclut que :
« Un état minimal, limité de façon étroite aux fonctions de protection contre la violence, le vol, la fraude et à l’application des contrats est justifié. Tout état un tant soit peu plus étendu enfreindra les droits des personnes libres de refuser d’accomplir certaines choses et n’est donc pas justifié. Enfin, l’état minimal est aussi vivifiant que juste. »
Dans un esprit plus accrocheur, il a appelé à la légalisation des « actes capitalistes entre adultes consentants ». Le livre de Nozick – ainsi que For a New Liberty de Rothbard et les essais de Rand sur la philosophie politique – ont défini la version « noyau dur » du libéralisme moderne (NdT dit « libertarianisme »), qui a essentiellement ré-exprimé le droit d’égale liberté de Spencer : les individus ont le droit de faire ce qu’ils veulent, tant qu’ils respectent les droits égaux des autres. Le rôle du gouvernement consiste à protéger les droits individuels contre des agresseurs étrangers et des voisins qui assassinent, violent, volent, agressent ou nous escroquent. Et si le gouvernement cherche à faire plus que cela, ce sera lui-même qui nous privera de nos droits et libertés.
21. Le libertarianisme aujourd’hui
Le libertarianisme est parfois accusé d’être rigide et dogmatique, mais il n’est en fait rien qu’un simple cadre pour des sociétés dans lesquelles des individus libres puissent vivre ensemble dans la paix et l’harmonie, chacun entreprenant ce que Jefferson appelait « leurs propres activités d’industrie et d’amélioration ». La société créée via un cadre libertarien est la plus dynamique et innovante jamais vu sur Terre, comme en témoignent les progrès sans précédent en science, en technologie et le niveau de vie depuis la révolution libérale de la fin du XVIIIe siècle.
Une société libertarienne est marquée par une charité répandue, assumée comme l’effet de la bienveillance personnelle et non pas laissée à la coercition de l’État.
Le libertarianisme est aussi un cadre créatif et dynamique pour l’activité intellectuelle. Aujourd’hui ce sont les idées étatistes qui semblent vieilles et fatiguées, alors qu’il y a une explosion de l’érudition libertarienne dans des domaines comme l’économie, le droit, l’histoire, la philosophie, la psychologie, le féminisme, le développement économique, les droits civils, l’éducation, l’environnement, la théorie sociale, la bioéthique, les libertés civiles, la politique étrangère, la technologie, l’ère de l’information et plus encore. Les libertariens ont élaboré un cadre pour la connaissance et la résolution de problèmes, et notre compréhension de la dynamique des sociétés libres et non libres continuera à se développer.
Aujourd’hui, le développement intellectuel des idées libertariennes se poursuit, mais l’impact toujours plus large de ces idées découle de l’élargissement du réseau de magazines et de groupes de réflexion libertariens, du retour de l’hostilité américaine traditionnelle envers le gouvernement centralisé et, plus important, de l’incapacité persistante du gouvernement à tenir ses promesses.
22. Bibliographie
AMBROISE, Aurelius. Lettre à Marcelline dans Lettres de Saint Ambroise, évêque de Milan. ? 386 après JC.ANONYME. Premier Livre de Samuel, 8:4-18 dans La Bible.
AQUIN, Saint Thomas d’, Du Gouvernement royal. 1267. Traduit du latin par Claude Roguet.
BAILYN, Bernard. The Central Themes of the American Revolution, an Interpretation dans Essays on the American Revolution. 1973.
JEFFERSON, Thomas. Extrait de la déclaration unanime d’indépendance des treize états unis d’Amérique, réunis en congrès le jeudi 4 juillet 1776 à Philadelphie.
LOCKE, John. Second traité du gouvernement. 1690. Traduit par Jean-Fabien Spitz avec la collaboration de Christian Lazzeri.
LUC, Saint. Évangile selon Luc, 20:25 dans La Bible. ? 60 après JC.
NOZICK, Robert. Anarchie, État et Utopie. 1974.
RAND, Ayn. The Return of the Primitive: The Anti-Industrial Revolution. 1971.
SPINOZA, Baruch. Traité théologico-politique. 1670.
TERTULLIEN, Quintus. À Scapula, proconsul d’Afrique dans Œuvres de Tertullien. ? 200 après JC. Traduit du latin par Eugène-Antoine de Genoud.
VICENTE, Luciano Pereña. Derechos y deberes entre Indios y Españoles en el Nuevo Mondo según Francisco de Vitoria, The Rights and Obligations of Indians and Spaniards in the New World according to Francisco de Vitoria. 1991.
VOLTAIRE, François-Marie Arouet, dit. Sixième lettre, sur les presbytériens dans Lettres philosophiques. 1734.
Source : //www.libertarianism.org/home.html
[1] Expression anglaise originaire de l’ancien français « commun ley ». La Common Law est un système bâti essentiellement sur le droit jurisprudentiel, qui marque la prééminence des décisions des tribunaux (la jurisprudence), par opposition au droit civiliste ou codifié (par exemple : le code civil français).
[2] En anglais Cato. Les noms évocateurs de la République romaine étaient populaires auprès des écrivains du XIIIe siècle ; comparer avec Le Fédéraliste (The Federalist Papers), qui était signé « Publius ».
[3] C’est ainsi que l’on nomme les rédacteurs du corpus constitutionnel américain. Les Cadreurs, littéralement.
Rewriting et édition : P. Seigneur