Lu par Philippe Seigneur, Institut Coppet.
Podcast IC – De l’ingérence abusive de l’Etat par H. TAINE (32,8 mo – 27 mn)
Introduction De l’ingérence abusive de l’Etat par H. TAINE
I Service principal rendu par la puissance publique
II Effet général de l’ingérence de la puissance publique III Ses empiétements sont des attentats contre les personnes et les propriétés
IV. Elle est un substitut mauvais ou médiocre V. Appauvrissement et dégradation du corps social
Par Hippolyte Taine. De l’ingérence abusive de l’État (1890)
Hippolyte Taine (1828-1893) fut un des fondateurs de l’École libre des sciences politiques de la rue Saint-Guillaume, devenue l’Institut d’études politiques (IEP) après sa nationalisation en 1945. Dans les années 90, Jean-François Revel a évoqué la figure de Taine dans un article sur les libéraux français, paru dans la Revue Commentaire. Il écrivait : « Un des libéraux français les plus méconnus aujourd’hui (…) est Hippolyte Taine. Ses Origines de la France contemporaine sont un livre qui a été en pratique éliminé du panorama historique moderne par le travail de calomnie qu’avec une ardente malhonnêteté intellectuelle a mené contre lui l’école jacobino-bolchevique d’histoire de la Révolution française, principalement Alphonse Aulard et Albert Mathiez, relayés à la génération suivante par divers suiveurs. » En effet, Taine fut trop libéral pour la gauche mais aussi trop intellectuel pour la droite. Il fut honni par les amis de Maurras comme par ceux de Marx.
Et Revel ajoutait : « Dans la dernière partie des Origines, intitulée « Le Régime moderne » et consacrée aux institutions françaises telles qu’elles ont été façonnées par le système impérial, on trouve des passages (Livre deuxième) qui, quoique parus en 1884, pourraient être signés de Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Milton Friedman, tant l’analyse de l’hypertrophie étatique y préfigure les critiques actuelles. »
Voici donc les principaux extraits dont parle Revel. Ils montrent comment, par chacune des contraintes qu’il met en place, l’État empiète sur le domaine de la personne. réduisant le cercle d’initiatives spontanées ou d’actions indépendantes qui est sa vie propre.
Les Origines de la France contemporaine , Hippolyte Taine
Tome 1, Livre 2, chapitre 2
I. Service principal rendu par la puissance publique
II. Effet général de l’ingérence de la puissance publique
III. Ses empiétements sont des attentats contre les personnes et les propriétés.
IV. Elle est un substitut mauvais ou médiocre
V. Appauvrissement et dégradation du corps social
I. Service principal rendu par la puissance publique
Quel est le service que la puissance publique rend au public? — Il en est un principal, la protection de la communauté contre l’étranger, et des particuliers les uns contre les autres. — Évidemment, pour rendre ce service, il lui faut, dans tous les cas, les outils indispensables, à savoir une diplomatie, une armée, une flotte et des arsenaux, des tribunaux civils et criminels, des prisons, une gendarmerie et une police, des impôts et des percepteurs, une hiérarchie d’agents et de surveillants locaux, qui, chacun à sa place et dans son emploi, concourent tous à produire l’effet requis. — Évidemment encore, pour appliquer ces outils, il lui faut, selon les cas, telle ou telle constitution, tel ou tel degré de ressort et d’énergie : selon l’espèce et la gravité du péril extérieur ou intérieur, il convient qu’elle soit divisée ou concentrée, pourvue ou affranchie de contrôle, libérale ou autoritaire. Contre son mécanisme, quel qu’il soit, il n’y a pas lieu de s’indigner d’avance. A proprement parler, elle est un grand engin dans la communauté humaine, comme telle machine industrielle dans une usine, comme tel appareil organique dans le corps vivant. Si l’œuvre ne peut être faite que par l’engin, acceptons l’engin et sa structure : qui veut la fin veut les moyens. Tout ce que nous pouvons demander, c’est que les moyens soient adaptés à la fin, en d’autres termes, que les myriades de pièces, grandes ou petites, locales ou centrales, soient déterminées, ajustées et coordonnées en vue de l’effet final et total auquel elles coopèrent de près ou de loin.
Mais, simple ou composé, tout engin qui travaille est assujetti à une condition: plus il devient propre à une besogne distincte, plus il devient impropre aux autres; à mesure que sa perfection croît, son emploi se restreint. — Partant, si l’on a deux instruments distincts appliqués à deux besognes distinctes, plus ils deviennent parfaits chacun dans son genre, plus leurs domaines se circonscrivent et s’opposent : à mesure que chacun d’eux devient plus capable de remplir son emploi, il devient plus incapable de remplir l’emploi de l’autre; à la fin, ils ne peuvent plus se suppléer ; et cela est vrai, quel que soit l’instrument mécanique, physiologique ou social. — Au plus bas degré de l’industrie humaine, le sauvage n’a qu’un outil : avec son caillou tranchant ou pointu, il tue, il brise, il fend, il perce, il scie, il dépèce ; le même instrument suffit, aux services les plus divers. Ensuite viennent la lance, la hache, le marteau, le poinçon, la scie, le couteau, chacun d’eux plus adapté à un service distinct et moins efficace hors de cet office : on scie mal avec un couteau, et l’on coupe mal avec une scie. Plus tard apparaissent les engins très perfectionnés et tout à fait spéciaux, la machine à coudre et la machine à écrire : impossible de coudre avec la machine à écrire, ou d’écrire avec la machine à coudre. —
Pareillement, au plus bas de l’échelle organique, quand l’animal n’est qu’une gelée homogène, informe et coulante, toutes ses parties sont également propres à toutes les fonctions : indifféremment et par toutes les cellules de son corps, l’amibe peut marcher, saisir, avaler, digérer, respirer, faire circuler ses liquides, expulser ses déchets et reproduire son espèce. Un peu plus haut, dans le polype d’eau douce, le sac intérieur qui digère et la peau extérieure qui sert d’enveloppe peuvent encore, à la rigueur, échanger leurs fonctions : si l’on retourne l’animal comme un gant, il continue à vivre ; devenue interne, sa peau fait l’office d’estomac; devenu externe, son sac digestif fait l’office d’enveloppe. Mais, plus on monte, plus les organes, compliqués par la division et la subdivision du travail, divergent, chacun de son côté, et répugnent à se remplacer l’un l’autre : chez un mammifère, le cœur n’est plus bon qu’à pousser le sang, et le poumon qu’à rendre au sang de l’oxygène ; impossible à l’un d’eux de faire l’ouvrage de l’autre; entre les deux domaines, la structure trop particulière du premier et la structure trop particulière du second interposent une double barrière infranchissable.—
Pareillement enfin, au plus bas de l’échelle sociale, plus bas que les Andamans et les Fuégiens, on entrevoit une humanité inférieure, où la société n’est qu’un troupeau ; à l’intérieur du troupeau, point d’associations distinctes en vue de buts distincts ; il n’y a pas même de famille, au moins permanente ; nul engagement mutuel du mâle et de la femelle, rien que la rencontre des sexes. Par degrés, dans cet amas d’individus tous égaux et semblables, des groupes partiels s’ébauchent, se forment et se séparent : on voit apparaître des parentés de plus en plus précises, des ménages de plus en plus fermés, des foyers de plus en plus héréditaires, des équipes de pêche, de chasse ou de guerre, de petits ateliers de travail ; si le peuple est conquérant, il s’établit des castes. A la fin, dans le corps social élargi et profondément organisé, on trouve des communes, des provinces, des églises, des hôpitaux, des écoles, des corporations et des compagnies de toute espèce et grandeur, temporaires ou permanentes, volontaires ou involontaires, c’est-à-dire une multitude d’engins sociaux construits avec des personnes humaines, qui, par intérêt personnel, contrainte et habitude, ou par inclination, conscience et générosité, coopèrent, d’après un statut exprimé ou tacite, pour effectuer, dans l’ordre matériel ou spirituel, telle ou telle œuvre déterminée : en France, aujourd’hui, nous comptons, outre l’État, quatre-vingt-six départements, trente-six mille communes, quatre Églises, quarante mille paroisses, sept ou huit millions de familles, des millions d’ateliers agricoles, industriels ou commerciaux, des instituts de science et d’art par centaines, des établissements de charité et d’éducation par milliers, des sociétés de bienfaisance, de secours mutuels, d’affaires ou de plaisirs par centaines de mille, bref, d’innombrables associations de toute espèce, dont chacune a son objet propre, et, comme un outil ou un organe, exécute un travail distinct.
Or, en cette qualité d’outil ou d’organe, elle est soumise à la loi commune : plus elle excelle dans un rôle, plus elle est médiocre ou mauvaise dans les autres rôles ; sa compétence spéciale fait son incompétence générale. C’est pourquoi, chez un peuple civilisé, aucune d’elles ne peut bien suppléer aucune des autres. « Très probablement, une académie de peinture qui serait aussi une banque exposerait de très mauvais tableaux et escompterait de très mauvais billets. Selon toute vraisemblance, une compagnie du gaz qui serait en môme temps une société d’éducation enfantine élèverait mal les enfants et éclairerait mal les rues.[1] » — C’est qu’un instrument, quel qu’il soit, outil mécanique, organe physiologique, association humaine, est toujours un système de pièces dont les effets convergent vers une fin ; peu importe que les pièces soient des morceaux de bois et de métal, comme dans l’outil, des cellules et des fibres, comme dans l’organe, des intelligences et des âmes, comme dans l’association ; l’essentiel est la convergence de leurs effets ; car, plus ces effets sont convergents, plus l’instrument est capable d’atteindre une fin. Mais, par cette convergence, il est tout entier orienté dans une direction, ce qui l’exclut des autres : il ne peut pas opérer à la fois dans deux sens différents ; impossible d’aller à droite et, en même temps, d’aller à gauche. Si quelque instrument social, construit en vue d’un service, entreprend de faire par surcroît le service d’un autre, il fera mal son office propre et son office usurpé. Des deux œuvres qu’il exécute, la première nuit à la seconde et la seconde à la première. Ordinairement, il finit par sacrifier l’une à l’autre, et, le plus souvent, il les manque toutes les deux.
II. Effet général de l’ingérence de la puissance publique
Suivons les effets de cette loi, lorsque c’est la puissance publique qui, par delà sa tâche principale et première, entreprend une tache différente et se substitue aux autres corps pour faire leur service, lorsque l’État, non content de protéger la communauté et les particuliers contre l’agression extérieure ou intérieure, se charge par surcroît de gouverner le culte, l’éducation ou la bienfaisance, de diriger les sciences ou les beaux-arts, de conduire l’œuvre industrielle, agricole, commerciale, municipale, provinciale ou domestique. — Sans doute, auprès de tous les corps autres que lui-même, il peut intervenir ; c’est son droit et aussi son devoir ; il y est tenu par son office môme, en sa qualité de défenseur des personnes et des propriétés, pour réprimer, à l’intérieur du corps, la spoliation et l’oppression, pour y faire observer le statut, pour y maintenir chaque membre dans ses droits fixés par le statut, pour y juger, d’après ce statut, les conflits qui peuvent s’élever entre les administrateurs et les administrés, entre le gérant et les actionnaires, entre les desservants et les desservis, entre les fondateurs morts et leurs successeurs vivants.
A cet effet, il leur prête ses tribunaux, ses huissiers et ses gendarmes, et il ne les prête qu’à bon escient, après avoir examiné et adopté le statut. Cela aussi est une obligation de son office : son mandat l’empêche de mettre la puissance publique au service d’une entreprise de spoliation ou d’oppression ; il lui est interdit d’autoriser un contrat de prostitution ou d’esclavage, à plus forte raison une société de brigandage ou d’insurrection, une ligue armée ou prête à s’armer contre la communauté, contre une portion de la communauté, contre lui-même. Mais, entre cette intervention légitime par laquelle il maintient des droits et l’ingérence abusive par laquelle il usurpe des droits, la limite est visible, et il franchit cette limite lorsque, à son emploi de justicier ajoutant un second office, il régit ou il défraie un autre corps. [2] En ce cas, deux séries d’abus se déroulent : d’une part, l’État fait le contraire de son premier office ; d’autre part, il s’acquitte mal de son emploi surajouté.
III. Ses empiétements sont des attentats contre les personnes et les propriétés.
Car d’abord, pour régir un autre corps, par exemple l’Église, tantôt il nomme les chefs ecclésiastiques, comme sous l’ancienne monarchie, après l’abolition de la Pragmatique Sanction, par le concordat de 1516 ; tantôt, comme l’Assemblée nationale en 1791, sans nommer les chefs, il invente une nouvelle façon de les nommer ; en d’autres termes, il impose à l’Église une discipline nouvelle, contraire à son esprit ou même à ses dogmes. Parfois même, poussant plus loin, il réduit les corps à n’être que des branches de sa propre administration et transforme leurs chefs en fonctionnaires révocables, dont il commande et conduit tous les actes : tels, sous l’Empire et la Restauration, le maire et les conseillers dans la commune, les professeurs et proviseurs dans l’Université. Encore un pas, et l’invasion s’achève : naturellement, quand il entreprend un nouveau service, il est tenté, par ambition ou précaution, par préjugé ou théorie, de s’en réserver ou d’en déléguer le monopole ; avant 1789, il y en avait un au profit de l’Église catholique par l’interdiction des autres cultes, et il y en avait un au coût de chaque communauté d’arts et de métiers par l’interdiction du travail libre ; après 1800, il y en eut un au profit de l’Université, par les entraves et gênes de toute espèce imposées à l’ouverture et à la tenue des écoles privées.
— Or, par chacune de ces contraintes, l’État empiète sur le domaine de la personne. Plus il étend ses empiétements, plus il ronge et réduit le cercle d’initiatives spontanées ou d’actions indépendantes qui est la vie propre de l’individu. Si, conformément au programme jacobin, il pousse à bout ses ingérences, [3] il absorbe en soi toutes les vies individuelles : désormais il n’y a plus dans la communauté que des automates manœuvres d’en haut, des résidus infiniment petits de l’homme, des âmes mutilées, passives et, pour ainsi dire, mortes. Institué pour préserver les personnes, l’Étal les a toutes anéanties.
Même effet à l’endroit des propriétés, s’il défraie les autres corps. Car, pour les défrayer, il n’a d’autre argent que celui des contribuables ; en conséquence, par la main de ses percepteurs, il leur prend cet argent dans leur poche. Bon gré mal gré, tous indistinctement, ils payent une taxe supplémentaire pour un service supplémentaire, même quand ce service ne leur profite pas ou leur répugne. Si je suis catholique dans un État protestant ou protestant dans un État catholique, je paie pour une religion qui me semble fausse et pour une Église qui me semble malfaisante. Si je suis sceptique et libre penseur, indifférent ou hostile aux religions positives, aujourd’hui, en France, je paie pour alimenter quatre cultes qui me semblent inutiles ou nuisibles ; si je suis provincial ou paysan, je paie pour entretenir l’Opéra, où je n’irai jamais, Sèvres et les Gobelins, dont je ne verrai jamais une tapisserie ou un vase. — En temps de calme, l’extorsion se déguise ; mais, en temps de troubles, elle s’étale à nu. Sous le gouvernement révolutionnaire, des bandes de percepteurs à piques s’abattaient sur les villages et y faisaient des razzias comme en pays conquis[4] : saisi à la gorge et maintenu avec accompagnement de bourrades, le cultivateur voyait enlever les grains de son grenier, les bestiaux de son étable ; « tout cela prenait lestement le chemin de la ville », et autour de Paris, sur un rayon de quarante lieues, les départements jeûnaient pour nourrir la capitale. Avec des formes plus douces, c’est une exaction pareille qui s’accomplit sous un gouvernement régulier, lorsque l’État, par la main d’un percepteur décent, en redingote, puise dans nos bourses un écu de trop pour un office qui n’est pas de son ressort. Si, comme l’État jacobin, il s’arroge tous les offices, il vide la bourse jusqu’au fond : institué pour préserver les propriétés, il les confisque toutes.
Ainsi, à l’endroit des propriétés comme à l’endroit des personnes, quand la puissance publique se propose un autre objet que leur garde, non seulement elle outrepasse son mandat, mais elle agit au rebours de son mandat.
IV. Elle est un substitut mauvais ou médiocre
Considérons maintenant l’autre série d’abus et la façon dont l’État fait le service des corps qu’il a supplantés. — En premier lieu, il y a des chances pour que, tôt ou tard, il s’y dérobe ; car ce nouveau service est plus ou moins coûteux, et, tôt ou tard, lui semble trop coûteux. — Sans doute, il a promis de le défrayer ; parfois même, comme la Constituante et la Législative, ayant confisqué les revenus qui l’alimentaient, il en doit l’équivalent ; il est tenu, par contrat, de suppléer aux sources locales ou spéciales qu’il s’est appropriées ou qu’il a taries, de fournir en échange une prise d’eau sur le grand réservoir central, qui est le Trésor public.
—Mais, si, dans ce réservoir, les eaux baissent, si l’impôt arriéré n’y déverse plus régulièrement son afflux, si la guerre y ouvre une large brèche, si la prodigalité et l’incapacité des gouvernants y multiplient les lézardes et les fuites, il ne s’y trouve plus d’argent pour les services accessoires et secondaires ; l’État, qui s’en est chargé, s’en dispense : on a vu, sous la Convention et sous le Directoire, comment, ayant pris les biens de tous les corps, provinces, communes, instituts d’éducation, d’art et de science, églises, hospices et hôpitaux, il s’est acquitté de leur office ; comment, après avoir été spoliateur et voleur, il est devenu insolvable et s’est déclaré failli ; comment son usurpation et sa banqueroute ont ruiné, puis anéanti tous les autres services ; comment, par le double effet de son ingérence et de sa désertion, il a détruit en France l’éducation, le culte et la bienfaisance ; pourquoi, dans les villes, les rues n’étaient plus balayées ni éclairées ; pourquoi, dans les départements, les routes se défonçaient et les digues s’effondraient ; pourquoi les écoles étaient vides ou fermées ; pourquoi, dans l’hospice et l’hôpital, les enfants trouvés mouraient, faute de lait, les infirmes faute de vêtements ou de viande, les malades faute de bouillon, de médicaments et de lits. [5]
En second lieu, même quand l’État respecte ou fournit la dotation du service, par cela seul qu’il le régit, il y a des chances pour qu’il le pervertisse. — Presque toujours, lorsque les gouvernants mettent la main sur une institution, c’est pour l’exploiter à leur profit et à son détriment : ils y font prévaloir leurs intérêts ou leurs théories ; ils y importent leurs passions ; ils y déforment quelque pièce ou rouage essentiel ; ils en faussent le jeu, ils en détraquent le mécanisme ; ils font d’elle un engin fiscal, électoral ou doctrinal, un instrument de règne ou de secte.
— Tel, au XVIIIe siècle, l’état-major ecclésiastique que l’on connaît [6], évêques de cour, abbés de salon, appliqués d’en haut sur leur diocèse ou sur leur abbaye, non résidents, préposés à un ministère qu’ils n’exercent pas, largement reniés pour être oisifs, parasites de l’Église, outre cela, mondains, galants, souvent incrédules, étranges conducteurs d’un clergé chrétien, et qu’on dirait choisis exprès pour ébranler la foi catholique chez leurs ouailles et la discipline monastique dans leurs couvents. — Tel, en 1791[7], le nouveau clergé constitutionnel, intrus, schismatique, superposé à la majorité orthodoxe, pour lui dire une messe qu’elle juge sacrilège, et pour lui administrer des sacrements dont elle ne veut pas.
En dernier lieu, même quand les gouvernants ne subordonnent pas les intérêts de l’institution à leurs passions, à leurs théories, à leurs intérêts propres, même quand ils évitent de la mutiler et de la dénaturer, même quand ils remplissent loyalement et de leur mieux le mandat surérogatoire qu’ils se sont adjugé, infailliblement ils le remplissent mal, plus mal que les corps spontanés et spéciaux auxquels ils se substituent ; car la structure de ces corps et la structure de l’État sont différentes. — Unique en son genre, ayant seul l’épée, agissant de haut et de loin, par autorité et contrainte, l’État opère à la fois sur le territoire entier, par des lois uniformes, par des règlements impératifs et circonstanciés, par une hiérarchie de fonctionnaires obéissants qu’il maintient sous des consignes strictes. C’est pourquoi il est impropre aux besognes qui, pour être bien faites, exigent des ressorts et des procédés d’une autre espèce. Son ressort, tout extérieur, est insuffisant et trop faible pour soutenir et pousser les œuvres qui ont besoin d’un moteur interne, comme l’intérêt privé, le patriotisme local, les affections de famille, la curiosité scientifique, l’instinct de charité, la foi religieuse. Son procédé, tout mécanique, est trop rigide et trop borné pour faire marcher les entreprises qui demandent à l’entrepreneur le tact alerte et sûr, la souplesse de main, l’appréciation des circonstances, l’adaptation changeante des moyens au but, l’invention continue, l’initiative et l’indépendance. Parlant, l’État est mauvais chef de famille, mauvais industriel, agriculteur et commerçant, mauvais distributeur de travail et des subsistances, mauvais régulateur de la production, des échanges et de la consommation, médiocre administrateur de la province et de la commune, philanthrope sans discernement, directeur incompétent des beaux-arts, de la science, de l’enseignement et des cultes[8]. En tous ces offices, son action est lente ou maladroite, routinière ou cassante, toujours dispendieuse, de petit effet et de faible rendement, toujours à côté et au delà des besoins réels qu’elle prétend satisfaire. C’est qu’elle part de trop haut et s’étend sur un cercle trop vaste. Transmise par la filière hiérarchique, elle s’y attarde dans les formalités et s’y empêtre dans les paperasses. Arrivée au terme et sur place, elle applique sur tous les terrains le même programme, un programme fabriqué d’avance, dans le cabinet, tout d’une pièce, sans le tâtonnement expérimental et les raccords nécessaires, un programme qui, calculé par à peu près, sur la moyenne et pour l’ordinaire, ne convient exactement à aucun cas particulier, un programme qui impose aux choses son uniformité fixe, au lieu de s’ajuster à la diversité et à la mobilité des choses, sorte d’habit-modèle, d’étoffe et de coupe obligatoires, que le gouvernement expédie du centre aux provinces, par milliers d’exemplaires, pour être endossé et porté, bon gré mal gré, par toutes les tailles, en toute saison.
V. Appauvrissement et dégradation du corps social
Bien pis, non seulement dans ce domaine qui n’est pas le sien, l’État travaille mal, grossièrement, avec plus de frais et moins de fruit que les corps spontanés, mais encore, par le monopole légal qu’il s’attribue ou par la concurrence accablante qu’il exerce, il tue ces corps naturels, ou il les paralyse, ou il les empêche de naître ; et voilà autant d’organes précieux qui, résorbés, atrophiés, ou avortés, manquent désormais au corps total. — Bien pis encore, si ce régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus ; leur germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et fidèlement suivis. Confiance mutuelle, respect de la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance, modération, patience, persévérance, bon sens pratique, toutes les dispositions de cœur et d’esprit sans lesquelles aucune association n’est efficace ou même viable, se sont amorties en eux, faute d’exercice.
Désormais la collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée ; ils sont atteints d’incapacité sociale, et, par suite, d’incapacité politique. — De fait, ils ne choisissent plus leur constitution, ni leurs gouvernants : ils les subissent, bon gré, mal gré, tels que l’accident ou l’usurpation les leur donne ; chez eux, la puissance publique appartient au parti, à la faction, à l’individu assez osé, assez violent pour la prendre et la garder de force, pour l’exploiter en égoïste et en charlatan, à grand renfort de parades et de prestiges, avec les airs de bravoure ordinaire, et le tintamarre des phrases toutes faites sur les droits de l’homme et le salut public.
Elle-même, cette puissance centrale, n’a sous la main, pour recevoir ses impulsions, qu’un corps social appauvri, inerte et flasque, capable seulement de spasmes intermittents ou de raidissements artificiels sur commande, un organisme privé de ses organes secondaires, simplifié à l’excès, d’espèce inférieure ou dégradée, un peuple qui n’est plus qu’une somme arithmétique d’unités désagrégées et juxtaposées ; bref, une poussière ou une boue humaine. — A cela conduit l’ingérence de l’État. Il y a des lois dans le monde moral comme dans le monde physique ; nous pouvons bien les méconnaître, mais nous ne pouvons pas les éluder. Elles opèrent tantôt pour nous, tantôt contre nous, à notre choix, mais toujours de même et sans prendre garde à nous ; c’est à nous de prendre garde à elles ; car les deux données qu’elles assemblent en un couple sont inséparables : sitôt que la première apparaît, inévitablement la seconde suit.
Source : Hippolyte Taine, Les origines de la France contemporaine. Le Régime moderne. Tome I (Paris : Hachette, 1891, cinquième édition) (1ère édition 1890). Livre deuxième : Formation et charactères du nouvel état ; Chapitre II, pp. 141-154.
[1] Macaulay’s Essays, Gladstone on Church and State. — Ce principe, d’une importance capitale et d’une fécondité extraordinaire, peut être appelé principe des spécialités. Il a d’abord été établi pour les machines et pour les ouvriers par Adam Smith. Macaulay l’a étendu, des machines, aux associations humaines. Milne Edwards en a fait l’application aux organes dans toute la série animale. Herbert Spencer l’a développé largement pour les organes physiologiques et pour les associations humaines dans ses Principes de biologie et dans ses Principes de sociologie. J’ai essayé ici de montrer les trois branches parallèles de ses conséquences, et, de plus, leur racine commune, qui est une propriété constitutive et primordiale, inhérente à tout instrument.
[2] Cf. la Révolution, III, livre II, ch. II. On y décrit les empiétements de l’État et de leurs conséquences pour l’individu. Il s’agit ici de leurs conséquences pour les corps. — Lire, sur le même sujet, Gladstone on Church and State, par Macaulay, et The Man versus the State, par Herbert Spencer, deux essais où la rigueur du raisonnement et l’abondance des illustrations sont admirables.
[3] La Révolution, III, 455.
[4] La Révolution, III, 371.
[5] La Révolution, III, 462, 447.
[6] L’Ancien Régime, 82, 83, 97, 98, 155, 156, 382.
[7] La Révolution, I, p. 231 et suivantes.
[8] Exemples pour l’Angleterre dans les Essais de Herbert Spencer intitulés Over législation et Représentative Government. Exemples pour la France dans La liberté du travail, par Charles Dunoyer (1845). Ce dernier ouvrage contient, par anticipation, presque toutes les idées de Herbert Spencer ; il n’y manque guère que les illustrations physiologiques.
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