Lu par Philippe Seigneur, Institut Coppet.
Podcast IC – Ce que je crois par G. de MOLINARI (41 mo – 33,5 mn)
Ce que je crois (1) par G. de MOLINARI (30 mo – 25 mn)
Ce que je crois (2) par G. de MOLINARI (11 mo – 8,5 mn)
Ce que je crois*
Par Gustave de Molinari
* Ce titre est de l’Institut Coppet. Il s’agit de l’Introduction à Questions d’économie politique et de droit public (1861).
Note : [VI] pagination originale; *mot* en italiques.
En réunissant quelques travaux publiés dans une période de quinze années en France, en Belgique et en Russie, nous nous sommes proposé pour but d’aider à la démonstration d’une vérité que la science économique a commencé à mettre en lumière, mais qu’elle n’a point réussi encore à vulgariser, à savoir que les sociétés humaines s’organisent, se développent et progressent d’elles-mêmes, en vertu de lois inhérentes à leur nature ; qu’il suffit, en conséquence, de laisser les individualités dont elles se composent pleinement libres de déployer leur activité, d’user et de disposer à leur guise des produits créés et des capitaux accumulés en les déployant, en d’autres termes de respecter et de [vi] faire respecter la liberté et la propriété de chacun pour que le progrès s’accomplisse aussi largement et aussi rapidement que possible.
La liberté et la propriété, telles sont donc les bases sur lesquelles repose l’organisation naturelle de la société, et les conditions nécessaires de tout développement, de tout progrès social.
D’où il résulte que l’œuvre des amis du progrès doit consister uniquement à dégager la liberté des entraves artificielles qui la restreignent dans l’ordre matériel, intellectuel et moral, à affranchir la propriété des servitudes qui l’entament ou des charges qui la grèvent, en sus de ce qui est rigoureusement nécessaire pour assurer sa conservation.
Cette œuvre est, au surplus, beaucoup plus vaste et plus difficile que ne le supposent ceux qui prennent le mot liberté dans l’acception étroite et fausse que lui ont donnée les partis politiques ; ceux encore qui s’en tiennent aux définitions que les codes ont formulées de la propriété et aux limites arbitraires et variables que les législateurs lui ont marquées.
La liberté embrasse, en effet, toute la vaste sphère où se déploie l’activité humaine. C’est le droit de croire, de penser et d’agir, sans aucune entrave préventive, sous la simple condition de ne point porter atteinte au [vii] droit d’autrui. Reconnaître les limites naturelles du droit de chacun, et réprimer les atteintes qui y sont portées, en proportionnant la pénalité au dommage causé par cet empiétement sur le droit d’autrui, telle est la tâche qui appartient à la législation et à la justice, et la seule qui leur appartienne.
La propriété qui n’est, en quelque sorte, que la condensation de l’activité humaine, se manifeste comme la liberté dans l’ordre moral, intellectuel et matériel. Il suffit de même de la reconnaître dans ses limites, en la grevant simplement des frais nécessaires pour la garantir.
Or, si nous examinons les sociétés qui se disent ou se croient le plus libres et où la propriété passe pour être le mieux respectée, quel spectacle frappera nos regards ?
Nous verrons que, nulle part, la liberté et la propriété ne sont reconnues et garanties dans leurs limites naturelles ; qu’il existe partout des entraves au déploiement de l’activité de l’homme ; que la liberté des entreprises, du travail, de l’association, de l’échange, de l’enseignement, de la charité, des cultes, du gouvernement, est encore chargée de restrictions ou de prohibitions ; que la propriété, à son tour, n’a point cessé d’être accablée de servitudes et de charges de tous genres; que la [viii] propriété des associations, par exemple, est étroitement garrottée ; que la propriété intellectuelle est soumise dans sa durée au régime barbare du *maximum* ; que la propriété morale est à peine définie ; bref que le développement harmonique de la société sur la double base de la liberté et de la propriété, est de toutes parts enrayé et faussé par des abus ou des lacunes de la législation, qui maintiennent le privilège et le monopole à la place de la liberté, le communisme à la place de la propriété.
Différentes causes contribuent à perpétuer ces obstacles au progrès des sociétés : d’abord, les intérêts ordinairement mal entendus et à courte vue des classes qui détiennent les privilèges et les monopoles ; ensuite et plus encore l’ignorance des lois naturelles en vertu desquelles les sociétés naissent, se conservent et se développent.
Ainsi, il existe dans chaque pays des classes politiquement et économiquement privilégiées. Ici, c’est la liberté du travail de toute une race qui est confisquée dans l’intérêt d’une classe de propriétaires d’esclaves ; là, c’est la liberté des entreprises qui est sacrifiée à l’intérêt de corporations d’artisans, d’agents de change, de courtiers, etc. ; ailleurs, la liberté des banques qui est confisquée au profit d’une banque d’État, [ix] investie du monopole du crédit ; ailleurs encore, la liberté des échanges qui est surchargée de restrictions ou de prohibitions pour satisfaire à l’intérêt prétendu d’un petit nombre d’industries qualifiées de nationales, à l’exclusion des autres ; ailleurs enfin, la liberté des cultes qui est immolée sur l’autel d’une religion d’État. Les privilégiés, ordinairement maîtres de l’appareil gouvernemental, emploient le pouvoir dont ils disposent à maintenir et à accroître leurs monopoles, ou si l’on veut, à étendre abusivement les limites de leurs libertés et de leurs propriétés aux dépens des libertés et des propriétés des autres membres de la société.
Mais les intérêts particuliers des classes influentes n’agissent pas seuls dans ce sens. L’ignorance et les préjugés des masses ne leur viennent que trop souvent en aide pour imposer des bornes arbitraires à la liberté et à la propriété, en invoquant l’intérêt général.
C’est à l’ignorance et aux préjugés des masses que doit revenir par exemple la responsabilité des doctrines du socialisme et des pratiques de l’interventionnisme, qui n’est qu’un acheminement au socialisme.
Les socialistes voient bien, quoique parfois avec un verre grossissant, les maux qui affligent la société, mais ils en voient mal les causes. Ils en accusent la propriété et la liberté, et ils proposent d’organiser la [x] société sur d’autres bases. Leurs systèmes sont tombés aujourd’hui dans un profond discrédit ; mais c’est le feu qui couve sous la cendre, et le jour n’est pas éloigné peut-être où les révolutions sociales succéderont aux révolutions politiques.
Les interventionnistes partagent, au sujet de la propriété et de la liberté, l’erreur des socialistes, mais ils sont moins *avancés* ou plus timides. Ils pensent que la société ne peut être abandonnée à elle-même sous peine de demeurer stationnaire ou même, pis encore, de retourner à la barbarie, qu’elle a besoin d’être poussée en avant par un gouvernement faisant office de Providence. Ce gouvernement-Providence emploie dans l’accomplissement de sa tâche des procédés de deux sortes : d’abord il réglemente, en suivant les inspirations de son intelligence supposée supérieure, la liberté et la propriété des particuliers dans l’intérêt prétendu de la généralité ; ensuite il s’empare de certaines branches de travail, il en subventionne ou il en protège d’autres, aux frais de la communauté. Ainsi, il construit des routes, des canaux, des chemins de fer, il transporte les lettres et les dépêches, il organise l’enseignement, il salarie les cultes, il subventionne les théâtres et encourage les arts, etc., etc. Cette intervention dans le domaine de la production a pour objet d’y [xi] faire régner l’ordre et d’y susciter le progrès ; mais elle a pour résultat inévitable d’y jeter le trouble et de ralentir l’essor naturel des branches de travail dont il s’agit précisément de hâter le développement. En effet, tantôt, comme dans le cas de l’enseignement et des travaux publics, le gouvernement a pour principe de ne point couvrir ses frais, et il ralentit ou il empêche la multiplication des entreprises libres qui sont tenues de couvrir les leurs pour subsister ; tantôt, au contraire, comme dans le cas du transport des lettres et des dépêches télégraphiques, il veut réaliser des bénéfices supérieurs à ceux des entreprises libres, et dans ce but, il interdit à l’industrie privée de lui faire concurrence. Dans les deux cas l’ordre naturel du développement de la production est troublé et ce développement est ralenti. Il en est de même encore lorsqu’il subventionne ou protège certaines branches particulières de la production matérielle ou intellectuelle, aux dépens des autres; comme s’il était plus capable que les intéressés eux-mêmes de savoir quels besoins il est plus essentiel ou moins urgent de satisfaire.
Les privilégiés, les socialistes et les interventionnistes, tels sont donc les adversaires que nous avons à combattre pour asseoir la société sur ses deux bases naturelles : la liberté et la propriété. [xii]
II
Il s’agit maintenant de savoir quelle voie il faut suivre pour obtenir ce résultat le plus promptement et de la manière la moins coûteuse.
On peut employer deux procédés essentiellement différents : la force ou la persuasion. On peut imposer le progrès ou le faire accepter.
Jusqu’à nos jours, l’école de la force, procédant par voie de révolutions et de guerres est demeurée prépondérante, et, à une époque récente, un souverain puissant, en jetant l’Europe dans les hasards d’une nouvelle crise, se glorifiait de faire « la guerre pour une idée. » Depuis la fin du siècle dernier, l’école de la force bouleverse le monde en vue de hâter ses progrès et, selon toute apparence, elle le bouleversera longtemps encore. [xiii]
L’école de la persuasion, procédant par voie de propagande pacifique, en revanche n’est guère en crédit ; au moment où nous écrivons du moins elle est complètement effacée par les hauts faits de sa rivale.
Enfin, il y a l’école des éclectiques qui sont tantôt pour l’emploi de la force, tantôt pour l’emploi de la propagande pacifique, selon que les circonstances leur paraissent devoir faire préférer l’un ou l’autre de ces procédés.
Nous appartenons pour notre part, exclusivement, à l’école de la persuasion. Nous répudions, de la manière la plus absolue, le concours de la force pour la réalisation de nos idées. Nous condamnons, en conséquence, *à priori*, toute révolution, toute guerre entreprise en vue d’accomplir un progrès, si légitime et si nécessaire que ce progrès puisse paraître.
Peut-être n’est-il pas inutile dans un moment où les révolutions et les guerres « pour une idée » sont populaires, de résumer les raisons qui nous portent à les condamner comme instruments de progrès, et à séparer ainsi complètement notre cause de celle des révolutionnaires.
En premier lieu, c’est parce que nous ne nous croyons point, nous créature sujette à l’erreur, le droit d’imposer nos idées. Nous sommes, par exemple, [xiv] bien convaincu que l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale du sort de nos semblables, dépend de l’application de nos principes ; nous croyons que l’abondance dans la production, la justice dans la répartition de la richesse ne peuvent être obtenues que par la suppression des monopoles, des privilèges, des réglementations et des interventions de tous genres qui attentent à la liberté et à la propriété des classes les plus nombreuses de la société. C’est là une vérité qui nous paraît claire comme la lumière du soleil, et nous sacrifierions au besoin toute la part de biens moraux et matériels que nous possédons, notre réputation et notre vie, pour l’attester. Mais si nous avons le droit de sacrifier les biens qui nous appartiennent (encore faudrait-il cependant que nous eussions satisfait à toutes nos obligations positives envers nos proches, pour avoir pleinement le droit de nous donner ce luxe du martyre) sommes-nous les maîtres de disposer, au profit de notre cause, de ce qui appartient à autrui ? En admettant même que notre jugement, naturellement faillible, ne nous ait point trompés, en admettant que la théorie dont nous sommes les propagateurs, soit la seule juste, la seule utile, la seule vraie, avons-nous bien le droit de lever, pour l’établir, des impôts sur la vie et sur la propriété de nos semblables ? [xv]
Avons-nous bien le droit d’apporter au milieu d’eux la dévastation et le carnage, sous le prétexte d’améliorer non leur sort, qui ne peut que s’aggraver dans la tourmente, mais celui des générations à venir ? Avons-nous bien le droit de décimer une génération par la conscription, les mitraillades ou la guillotine, de la ruiner par les assignats, les réquisitions et les contributions de guerre pour augmenter le bien-être des générations futures ? Qui nous a rendus ainsi les maîtres de la vie et de la mort ? Qui nous a investis du droit d’offrir au Dieu que nous adorons des sacrifices humains ? Sommes-nous des prêtres de Jaggernaut et la vérité est-elle une idole barbare qui ne puisse se frayer un chemin que sur des cadavres ? Et si nous nous trompons, si cette théorie que nous prétendons imposer par les baïonnettes et la guillotine, si cette théorie est fausse ! Si au lieu de la vérité nous n’en possédons que le vain mirage, de quelle responsabilité terrible n’aurons-nous pas à supporter le poids pour avoir sacrifié des millions de créatures humaines à ce fantôme décevant, à cette ombre engendrée par notre orgueil et notre ignorance ? Car si on peut nous contester même le droit d’imposer la vérité, ne nous exposons-nous pas à commettre le plus grand et le moins excusable des crimes en imposant l’erreur ? [xvi]
En second lieu, si nous quittons le terrain des idées pour descendre sur celui des faits, nous trouverons que l’expérience condamne chaque jour davantage la force comme instrument de progrès.
De tous temps, on a troublé et ensanglanté le monde au nom du progrès ; mais depuis la fin du siècle dernier, cette mauvaise pratique des temps de barbarie a passé à l’état de système. Tantôt, c’est la monarchie constitutionnelle qu’il s’agit de substituer violemment à la monarchie absolue ; tantôt la république qu’il s’agit de mettre à la place de la monarchie constitutionnelle ; tantôt encore, c’est un gouvernement étranger qu’on veut renverser pour le remplacer par un gouvernement national ; tantôt une nouvelle organisation de la société que l’on veut substituer à l’ancienne. La révolution américaine, la révolution de 1789, les guerres de la République et de l’Empire, les insurrections des colonies espagnoles, les révolutions réussies de 1830 en France et en Belgique, les révolutions avortées en Italie et en Pologne ; enfin, la nouvelle série de révolutions et de guerres dont le coup de pistolet du boulevard des Capucines, en 1848, a donné le signal ont eu, toutes, le Progrès pour objet. Toutes aussi pouvaient invoquer des griefs légitimes. Car les gouvernements contre lesquels elles étaient dirigées laissaient évidemment fort [xvii] à désirer. Mais si l’on fait le compte des millions de vies qu’elles ont sacrifiées, des milliards qu’elles ont coûtés, soit par les frais et les ravages immédiats des appareils de destruction qu’elles ont mis en œuvre, soit par les crises qu’elles ont occasionnées ; si encore de la sphère des intérêts matériels on passe à celle des intérêts moraux et que l’on fasse le compte des atteintes portées à la moralité générale par la pratique du meurtre, du pillage et des confiscations en masse, on se convaincra qu’à tous égards le bilan de ces révolutions se solde en déficit ; que si elles ont emporté quelques-uns des obstacles qui obstruaient la route du progrès, elles ont ralenti en revanche la marche des sociétés, en décimant les populations, en dévorant leurs capitaux actuels et en hypothéquant leurs capitaux futurs par les emprunts publics, qu’elles ont enfin abaissé l’étalon de leur moralité en propageant dans leur sein les habitudes de la violence et de la spoliation. En faisant, pour tout dire, l’inventaire complet de ces révolutions, si légitimes qu’aient pu être les griefs qu’elles avaient pour objet de redresser, en comparant ce qu’elles ont coûté avec ce qu’elles ont rapporté, on se convaincra certainement que leur passif matériel et moral dépasse de beaucoup leur actif et on les condamnera comme des banqueroutes de la civilisation. [xviii]
— Mais, objectent les adeptes de l’école de la force, supposons que ces révolutions et ces « guerres pour une idée » n’eussent pas eu lieu ; supposons que les amis du progrès se fussent interdit de recourir à la force pour le faire prévaloir, les nations ne seraient-elles pas demeurées au point où elles étaient il y a un siècle ? Nous avons marché dans le sang et à travers les ruines, cela est vrai; mais nous avons marché. Eussions-nous mieux fait de demeurer immobiles ?
— Vous attribuez, répondrons-nous, aux révolutions et aux guerres révolutionnaires, les progrès que la société a réalisés depuis un siècle. Êtes-vous bien sûrs que ces progrès ne se soient pas accomplis *malgré* les révolutions et les guerres ? Examinez-les un à un, en appliquant aux faits politiques et économiques la seule méthode qui puisse donner des résultats positifs, la méthode d’observation et d’analyse, et vous vous convaincrez aisément que ces progrès avaient été préparés aux époques où l’ancien Régime subsistait encore ; qu’ils étaient en voie d’accomplissement lorsque la tourmente des révolutions et des guerres révolutionnaires a éclaté sur le monde ; enfin que la société marchait, qu’elle ne demeurait pas immobile, et que chaque progrès accompli soit dans l’ordre moral, soit dans l’ordre matériel frayait la route à un autre progrès. La société ne serait [xix] donc pas demeurée stationnaire, en admettant qu’elle eût été privée de l’auxiliaire prétendu des révolutions et des guerres « pour une idée. » A quoi nous ajouterons qu’elle aurait marché plus vite si, au lieu de demander à la force le triomphe de leur cause, les hommes du progrès s’en étaient absolument interdit l’usage pour recourir seulement à la propagande pacifique, si, en prenant le progrès pour but, ils avaient pris pour moyen non la force, mais la persuasion.
Citons deux exemples à l’appui, l’un choisi dans les temps anciens, l’autre à l’époque actuelle.
Le premier et le plus significatif, c’est l’exemple du christianisme. A l’époque où cette nouvelle doctrine religieuse apparut dans le monde, les circonstances étaient certes peu favorables à la propagande pacifique. Il fallait lutter à la fois contre des difficultés matérielles et des difficultés morales qui pouvaient sembler insurmontables. Les moyens de circulation pour les hommes étaient lents, et pour les idées plus lents encore. Le paganisme était tout puissant et il avait pour appui d’un côté la forte organisation de l’Empire romain, de l’autre les appétits brutaux et l’ignorance des masses. Il fallait que les apôtres de la foi nouvelle, après avoir surmonté l’obstacle des distances et de l’insuffisance des moyens matériels de propagande, [xx] se résignassent à être lapidés par le peuple ou livrés aux bêtes par les Césars. Cependant, le christianisme, précisément parce qu’il s’interdisait l’emploi de la force, vint à bout de tant d’obstacles et il acquit, par cette libre conquête des âmes, un ascendant moral que ses fautes et ses crimes, son intolérance et sa corruption, résultats de son alliance impie avec la force, ont pu affaiblir plus tard, mais qu’ils n’ont pu réussir encore à effacer.
Eh bien! si la propagande pacifique a pu donner ces résultats éclatants il y a dix-huit siècles, dans un temps où les instruments matériels qui lui servaient d’auxiliaires étaient si imparfaits, et où l’éducation intellectuelle et morale des masses était si peu avancée, que ne pouvons-nous pas attendre d’elle aujourd’hui ? Les moyens matériels de propagande ont acquis une puissance et un développement qui tiennent du prodige. Nous avons la vapeur pour transporter les hommes, la presse et l’électricité pour transporter et propager les idées. Grâce à ces outils merveilleux de la circulation, une idée peut se répandre aujourd’hui plus rapidement dans le monde civilisé tout entier qu’elle ne le pouvait autrefois dans une seule province ou dans un canton. En outre, les idées nouvelles trouvent partout pour les accueillir une classe chaque jour plus nombreuse d’esprits avides de [xxi] lumières et sympathiques à tout progrès. L’opinion publique subit leur impulsion et malgré la routine, malgré la résistance des intérêts et des préjugés, elle finit toujours par accepter et par faire prévaloir les idées vraiment justes, vraiment progressives. Sans doute, il y a encore des pays où toutes les voies ne sont pas ouvertes à la propagande pacifique, où les idées nouvelles, bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, sont arrêtées par une douane intellectuelle, restrictive ou prohibitive. Mais il en est des idées comme des produits matériels ; quand on refuse de les laisser passer librement, elles passent en fraude, et la contrebande qui s’en fait est d’autant plus active que la prohibition dont elles sont l’objet est plus rigoureuse. Nulle part donc la propagande pacifique ne rencontre plus d’obstacles qu’elle ne puisse surmonter et qu’elle ne surmonte. D’ailleurs, en rencontrât-elle, le progrès se ferait encore. Car il en est des institutions comme des machines : quand les nouvelles sont vraiment supérieures aux anciennes, quand elles constituent un progrès réel, elles s’imposent par la force des choses, et soit par la propagande directe de la vérité, soit par le rayonnement naturel de la vérité, le progrès s’accomplit.
N’en avons-nous pas eu un exemple merveilleux, et [xxii] c’est le second que nous nous proposions de citer, dans l’agitation anglaise pour la liberté commerciale ? Quelques hommes obscurs, mais pleins de foi dans leur idée se réunissent pour attaquer le monopole des lois-céréales, que l’aristocratie la plus riche et la plus puissante du globe considérait comme le fondement même de sa grandeur. D’abord, leur entreprise est taxée de chimérique et ils parlent dans le vide. Ils ne se laissent point décourager. Ils se servent sans relâche de la parole et de la presse pour gagner des partisans à leur cause et, au bout de dix ans, ils obtiennent, non seulement l’abolition des lois-céréales, mais encore celle du système protecteur tout entier. Mieux encore. Cette réforme pacifiquement accomplie se répercute dans le reste du monde : partout des réformes douanières sont entamées à l’imitation des réformes anglaises, et sans les révolutions et les guerres qui sont venues se mettre en travers de l’œuvre des réformateurs, le monde jouirait aujourd’hui du bienfait de la liberté commerciale.
En présence de ces résultats du procédé de la force se servant des baïonnettes, au besoin même de la guillotine pour frayer la voie aux idées, et répandant dans le monde la dévastation et le carnage pour le faire progresser, et du procédé de la persuasion qui s’adresse à la raison, à l’esprit de justice, et dont les victoires plus [xxiii] complètes et plus sûres que celles de la force ne coûtent aucune larme à l’humanité, nous n’hésitons point. Nous repoussons de toute notre énergie l’intervention de la force pour imposer les idées ; nous nous en tenons à l’emploi exclusif de la persuasion pour les faire accepter. Nous sommes, dans l’intérêt bien entendu du progrès, hostile à toute révolution, si légitime qu’elle puisse paraître, et nous considérons les révolutionnaires comme des esprits arriérés qui, en mettant au service de la Civilisation les procédés de la Barbarie, ralentissent ses progrès au lieu de les accélérer. Alors même que les doctrines dont ils se font les apôtres armés se confondraient avec les nôtres ; alors même qu’ils travailleraient comme nous à dégager la liberté et la propriété de leurs entraves séculaires, au lieu de les renforcer et de les étendre, nous répudierions leur concours. Car ils suivent la tradition du Koran, tandis que nous suivons celle de l’Évangile. [xxiv]I
Les travaux qui forment la matière des deux volumes que nous publions aujourd’hui ne sont qu’un développement de ces idées.
Dans la première partie (*l’équilibre du monde économique*) nous nous sommes appliqué à mettre en lumière la grande loi qui gouverne la production et la distribution de la richesse ; nous avons montré comment la production naît et se développe d’une manière harmonique, à mesure qu’elle est sollicitée par les besoins de la consommation, dans l’ordre et dans la proportion de ces besoins, sans pouvoir les dépasser ni demeurer en dessous, au moins d’une manière permanente ; comment encore, sous l’influence de la même loi d’équilibre qui règle le développement de la production, [xxv] la justice tend incessamment et d’elle-même à s’établir dans la distribution des richesses ; comment les profits des différentes branches de l’industrie humaine et les rémunérations de leurs agents productifs, travail, capital et agents naturels appropriés, tendent, en vertu d’une force irrésistible, à se mettre en équilibre, de manière à attribuer à chacun la juste part qui lui revient dans les résultats de la production.
Cette loi d’équilibre, qui agit par le moyen des quantités et des prix, et que nous avons pour cette raison désignée sous le nom de *loi des quantités et des prix*, a pour condition la liberté. Il faut que la production soit libre pour pouvoir se développer toujours conformément aux besoins de la consommation et dans la mesure de ces besoins ; il faut de même qu’aucun obstacle ne vienne entraver les mouvements ou l’échange des produits et des agents productifs, ou interdire leur accès quand il s’agit de capitaux immobiliers, pour que la distribution de la richesse puisse s’opérer d’une manière conforme à la justice. Toute restriction opposée à la liberté ou à la propriété, n’est pas seulement inutile en ce sens que la production et la distribution de la richesse tendent d’elles-mêmes, par une impulsion naturelle, à s’opérer de la manière la plus utile et la plus équitable, elle est encore nuisible en ce sens qu’elle [xxvi] empêche ou qu’elle trouble l’action du mécanisme naturel qui fait graviter le monde vers l’abondance et la justice.
Cela étant, en quoi doit consister l’œuvre des amis du progrès ? Elle doit consister uniquement à détruire les entraves que des intérêts étroits et égoïstes, des passions aveugles ou des préjugés à courte vue ont opposés depuis des siècles à la liberté et à la propriété. Restituer aux hommes la liberté de travailler, de s’associer, d’échanger, de prêter, de donner, la libre jouissance et la libre disposition de leurs propriétés, en empêchant simplement les uns d’empiéter sur la liberté et sur la propriété des autres, et pour éviter d’attenter à la liberté et à la propriété sous prétexte de les garantir, en se bornant à réprimer les atteintes qui y sont portées, voilà ce qu’il y a à faire aujourd’hui, rien de moins, mais aussi rien de plus !
Pour rendre aussi saisissable que possible cette démonstration capitale, nous avons passé en revue les différentes branches de l’activité humaine et nous avons examiné quelle influence exercent sur elles les entraves, les restrictions et les charges de tous genres dont on les a accablées, tantôt dans des intentions simplement et naïvement spoliatrices, tantôt encore, et plus souvent en vue de les protéger. Comme résultats de cet examen, [xxvii] nous avons constaté que partout les restrictions ou les interventions artificielles dans le domaine de la production et de la distribution des richesses, ont ralenti l’une et faussé l’autre, soit qu’il s’agisse de l’industrie agricole ou manufacturière, soit qu’il s’agisse encore de l’enseignement, des cultes et des arts, soit enfin même qu’il s’agisse de cette industrie spéciale qui a pour objet de procurer à toutes les autres branches de la production la sécurité qui leur est indispensable. Nous sommes convaincus que cette industrie, qui est la branche essentielle des attributions gouvernementales, est destinée à passer, tôt ou tard, du régime du monopole ou de la communauté forcée au régime de la liberté pure et simple, et que tel sera le « couronnement de l’édifice » du progrès politique et économique. En un mot, nous croyons que tout ce qui est organisation imposée, rapports forcés, doit faire place à l’organisation volontaire, aux rapports libres.
Si nous sommes dans le vrai sur ce point, si la liberté est destinée à se substituer à la contrainte et au monopole dans toutes les branches de l’activité humaine, on conçoit que la Paix puisse s’établir d’une manière permanente entre les différentes ramifications de la grande famille humaine. La paix est, en effet, la conséquence naturelle et nécessaire de la liberté. La liberté commerciale, [xxviii] par exemple, rend sans objet les guerres entreprises pour conquérir un marché puisqu’elle rend tous les marchés accessibles à tous ; les guerres religieuses n’ont plus de motifs ou de prétextes lorsque chacun peut exercer, sans entraves, le culte particulier dans lequel il a foi ; les guerres politiques enfin n’ont plus de raison d’être lorsque chacun, individuellement, peut donner librement sa clientèle à l’établissement dans lequel il a le plus de confiance pour assurer sa liberté et garantir sa propriété. La paix naît ainsi d’elle-même, non d’une organisation artificielle, d’un système quelconque destiné à assurer la paix perpétuelle, mais de l’élimination successive des causes de guerre.
En attendant toutefois que ces causes de conflagrations aient été éliminées, on peut, en s’appuyant sur les vrais principes du droit public, invoquer *le droit d’intervention* actuellement méconnu par une réaction inévitable de l’opinion contre l’abus qui en a été fait, pour empêcher la guerre et les révolutions de troubler et de désoler le monde. On peut encore diminuer les maux de la guerre en soustrayant, autant que possible à ses atteintes, la propriété et la liberté des particuliers. A l’époque où nous avons abordé cette dernière question (au commencement de la guerre d’Orient), la thèse que [xxix] nous soutenions paraissait entachée d’utopie, et le *Journal des Débats* entre autres se moquait agréablement des disciples du bon abbé de Saint-Pierre, qui essayaient de prouver que le pillage, le viol et le massacre ne sont pas des nécessités de la guerre. Mais, bientôt après, le gouvernement des États-Unis, en accordant son adhésion à cette prétendue utopie et en proposant de la consacrer par l’accord des puissances, a donné à réfléchir à nos adversaires, et si le respect de la propriété et de la liberté des particuliers en temps de guerre n’a pas passé encore complétement dans le droit des gens, il a du moins gagné du terrain dans l’opinion publique.
Nous avons consacré notre dernière partie à l’examen et à la démonstration du principe de la propriété intellectuelle, question encore fort controversée parmi les économistes eux-mêmes. Les uns refusent, comme on sait, absolument, de reconnaître ce genre de propriété ; les autres, tout en admettant la propriété littéraire, repoussent la propriété des inventions. A nos yeux, la propriété intellectuelle, dans ses diverses applications, est aussi légitime et aussi utile que la propriété matérielle ; elle sert à assurer une juste et nécessaire rémunération à la catégorie la plus importante des travaux de l’intelligence, à celle qui agit de la [xxx] manière la plus directe pour améliorer le sort de l’espèce humaine en agrandissant la sphère de la civilisation.
En résumé, les questions diverses qui se trouvent exposée dans ces deux volumes gravitent autour d’une même idée, d’un même principe, qu’elles servent à *illustrer*, savoir que le monde économique obéit comme le monde physique à une loi naturelle d’équilibre en vertu de laquelle la production tend à s’organiser toujours de la manière la plus utile, et la distribution des produits à s’opérer de la manière la plus équitable ; qu’il suffit en conséquence d’assurer à chacun des membres de la société le libre usage de son activité et la possession des fruits de cette activité libre, pour arriver au *maximum* possible de richesse et de justice.
Ainsi donc, établir dans toutes les branches de l’activité humaine la liberté, et garantir la propriété qui n’en est que le corollaire ; substituer les rapports libres aux rapports forcés, voilà le but que doivent poursuivre les amis du progrès.
Ce but, ils doivent encore s’en tenir pour l’atteindre à *la persuasion* et à *l’exemple*, comme aux moyens les plus efficaces et les plus économiques, dans l’état actuel de la civilisation, de réaliser le *progrès au meilleur marché possible*. [xxxi]
Nous ne nous dissimulons pas, au surplus, tout ce que les travaux que nous réunissons aujourd’hui présentent d’incomplet et d’insuffisant. Plusieurs démonstrations, et en particulier celles qui concernent la liberté des cultes et la liberté de gouvernement sont à peine ébauchées, d’autres manquent tout à fait. Nous espérons toutefois que la grandeur et l’harmonie du système dont nous avons esquissé les principaux traits éclateront aux regards, malgré ces lacunes de nos démonstrations, et nous nous croirons suffisamment récompensé de nos peines si nous sommes parvenus à recruter quelques prosélytes de plus à la cause à laquelle nous avons voué notre vie, et dont le *Credo* peut se résumer en ces mots : *la Liberté et la Paix*.
FIN
Les 10 libertés selon Molinari dans Questions d’économie politique et de droit public (1861)
La liberté :
du travail ; de l’enseignement ; du commerce ; de gouvernement ; des associations : du crédit ; de la charité ; des cultes ; des théâtres ; des inventions.
L’homme qui possède des valeurs est investi du droit naturel d’en user et d’en disposer selon sa volonté. Les valeurs possédées peuvent être détruites ou conservées, transmises à titre d’échange, de don ou de legs. A chacun de ces modes d’usage, d’emploi ou de disposition de la propriété correspond une liberté.
Énumérons ces libertés dans lesquelles se ramifie le droit de propriété.
Liberté d’appliquer directement les valeurs créées ou acquises à la satisfaction des besoins de celui qui les possède, ou liberté de consommation.
Liberté de les employer à produire d’autres valeurs, ou liberté de l’industrie et des professions.
Liberté de les joindre à des valeurs appartenant à autrui pour en faire un instrument de production plus efficace, ou liberté d’association.
Liberté de les échanger dans l’espace et dans le temps, c’est à dire dans le lieu et dans le moment où l’on estime que cet échange sera le plus utile, ou liberté des échanges.
Liberté de les prêter, c’est à dire de transmettre à des conditions librement débattues la jouissance d’un capital ou liberté du crédit.
Liberté de les donner ou de les léguer, c’est à dire de transmettre à titre gratuit les valeurs que l’on possède, ou liberté des dons et legs.
Telles sont les libertés spéciales ou, ce qui revient au même, tels sont les droits particuliers dans lesquels se ramifie le droit général de propriété.
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