Le suffrage des femmes
par Yves Guyot
Allocution du 7 mai 1879 devant la Commission électorale du cercle des familles.
(Extrait du fonds d’archives Yves Guyot)
La question est simple : le suffrage est-il un droit ou une fonction ?
Si le suffrage est une fonction, il implique le cens, sous une forme quelconque, réglé par la fortune ou par l’instruction de l’électeur. L’idée du premier mode écarté, reste le second ; celui-ci implique des examens, un concours : quels seront les examinateurs ? Au nom de quel droit jugeront-ils ? Quel sera leur critérium ? Quel sera le degré de capacité exigible pour chaque électeur ? C’est l’établissement d’un mandarinat électoral : rien de plus.
Des adversaires du suffrage des femmes allèguent contre lui, quoi ? Leur incapacité, leur légèreté d’esprit, leur ignorance ! Ils déclarent par cela même que le suffrage universel est une fonction. Ce sont les hommes seuls qui sont chargés de veiller à la régler. Ils se font les juges souverains des aptitudes de ceux qui peuvent la remplir. Ils s’en déclarent seuls capables, tous capables, et comme ils sont le plus forts, ils en excluent toutes les femmes. Après avoir banni de cette fonction la moitié de la nation[1], ils déclarent pompeusement qu’ils ont établi le suffrage universel. C’est l’oligarchie du sexe substituée à l’oligarchie de l’argent.
Eh bien ! je pose de nouveau la question à ceux qui font du suffrage un privilège masculin : le suffrage est-il un droit ou une fonction ?
S’il est une fonction, ne prenez pour la remplir que les capables ; instituez un baccalauréat électoral ; éliminez tous les insuffisants, tous les ignorants ; tranchez hardiment : votre suffrage sera d’autant plus puissant qu’il sera plus condensé entre un plus petit nombre de capacités. Choisissiez dans la nation un aréopage[2] qui représente toutes ses vertus et toute son intelligence. Et pourquoi un aréopage ? Prenez un seul homme, celui que vous jugerez le plus apte et le meilleur. Mais qui choisira cet homme ? Lui-même ou Dieu. Avec le suffrage-fonction, vous aboutissez à l’absolutisme de droit divin, c’est-à-dire à la négation du suffrage.
Mais si le suffrage est un droit ; si tous ceux qui participent aux charges de la nation sont intéressés à la bonne gestion de ses intérêts, pourquoi serait-il l’apanage de l’homme ? Pourquoi une partie de la nation paierait-elle l’impôt, subirait-elle le contrecoup des commotions politiques, des mesures gouvernementales, exclues de leur contrôle ? Les femmes n’ont-elles pas le droit de dire aux hommes : vous ne voulez pas que nous nous mêlions des affaires communes ; très bien : mais dans ce cas, nous rompons toute solidarité avec la nation, nous refusons l’impôt, nous nous mettons en état d’insurrection contre toutes les lois que vous nous imposez, car nous sommes exilés du pays légal. Le règne du suffrage restreint n’est que le droit à l’insurrection. Il n’y a qu’une seule réponse à cet argument : c’est la force.
Est-ce une solution ? Est-ce une réponse ? Le gouvernement de Louis-Philippe répondait ainsi à ceux qui ne se contentaient pas du régime censitaire.
Contre le droit des femmes, on invoque, en ce moment, les arguments invoqués par toutes les aristocraties pour maintenir leurs privilèges : on se fait, contre cette revendication, une arme de la servitude dans laquelle elles sont tenues en ce moment. Il s’agit de les affranchir ; on nous répond : — vous ne pouvez les affranchir, parce qu’elles sont esclaves. La femme est tenue, en ce moment, dans la servitude conjugale : comment pouvez-vous demander le droit de vote ?
Nous retournons la question, quant à nous, et nous disons : la femme est tenue dans la servitude conjugale parce que c’est l’homme qui a eu le privilège de la loi jusqu’à présent : or, il faut lui enlever ce privilège pour rendre la liberté à la femme.
Il y a une loi historique indiscutable qu’on peut définir ainsi : — le progrès, c’est l’affranchissement de l’individu.
Au commencement des sociétés, nous voyons dans le patriarcat, le clan, la gens, la phratrie, un maître ; autour de lui, au-dessous de lui les individus reliés à lui par des servitudes personnelles. Dans la féodalité, tout homme est vassal : nul qui n’ait quelqu’un au-dessus de lui, auquel il doit hommage. Du clan, de la vassalité, nous descendons jusqu’à l’esclavage et au servage, qui ne sont que l’expression la plus absolue et la plus flagrante de la servitude humaine. L’humanité n’avance qu’en brisant cette chaîne qui rive les individus les uns aux autres.
Étant la plus faible, la femme devait être placée dans la dépendance de l’homme. La loi de Manou[3] dit : « La femme, pendant son enfance, dépend de son père ; pendant sa jeunesse, de son mari ; son mari mort, de ses fils. Si elle n’a pas de fils, des proches parents de son mari ; car une femme ne doit jamais se gouverner à sa guise. » Il en est de même en Grèce et à Rome. La personnalité de la femme est absorbée, à tel point, dans celle de l’homme, qu’à Athènes, son mari peut, avant de mourir, lui choisir un second mari ! Dans le christianisme, la femme représente le mal, Satan, et elle reste écrasée sous la domination de l’homme. Les rédacteurs du Code Civil, imbus des préjugés du droit romain et du droit canonique, ont condamné la femme à une tutelle perpétuelle : aujourd’hui elle est encore la chose de l’homme, à ce point que la loi va jusqu’à excuser son meurtre. Ce sont là des vestiges de barbarie ; nous nous en débarrasserons dès que nous aurons compris la notion du droit individuel, dont nous n’avons eu jusqu’à présent qu’un instinct brutal et égoïste.
Mais si aujourd’hui nous pouvons affirmer que l’affranchissement de l’homme implique l’affranchissement de la femme, les servitudes personnelles disparaîtront pour faire place à des obligations toujours résiliables de services déterminés. La femme recouvrera sa complète indépendance et elle ne devra plus obéissance à son mari.
La question du suffrage doit être ramenée à ces termes : dans notre société, la femme n’est pas considérée comme une individualité : or, le progrès consiste dans l’affranchissement des entraves que mettent la nature et la société au développement de l’individu. La reconnaissance du droit de suffrage des femmes est donc la conséquence forcée de la déclaration des droits de l’homme.
Voyez à côté de nous les peuples qui ont su conquérir et conserver la liberté, qui placent, au-dessus de toute considération, la liberté individuelle : la femme s’affranchit, de plus en plus ; la jeune fille n’est plus en tutelle ; ses parents ne disposent plus de sa vie à leur gré. C’est elle-même qui choisit son mari. C’est chez ces peuples aussi qu’a été soulevée la question du suffrage des femmes. Miss Martineau l’a rapporté de l’Amérique. En 1869, elle s’est présenté à la chambre des communes.
En Angleterre, cependant, le suffrage universel n’étant pas admis, comme droit, on peut logiquement repousser les femmes du scrutin. Il n’en est pas de même dans la démocratie française. Avides d’égalité, nous renions nos principes en déclarant que les femmes ne doivent pas avoir les mêmes droits que l’homme alors qu’elles supportent les mêmes charges.
Quant à la question d’opportunité, prenez garde ! C’est avec cette question que les conservateurs de tous les temps et de tous les régimes ont voulu ajourner toutes les réformes.
On vous dit : la femme a le confesseur ! Je réponds : voulez-vous supprimer le confesseur, émancipez la femme. Qui dit ignorance, dit superstition. Combien encore de libre penseurs qui font élever leurs filles au couvent et les livrent aux pratiques catholiques. Il faut de la religion pour les femmes ; comme on disait aussi : — il faut de la religion pour le peuple.
Du jour où vous appellerez la femme à l’exercice de droits qui lui appartiennent au même titre qu’à toute autre individualité humaine, la femme saura retrouver sa liberté. C’est le despotisme de l’homme qui a façonné le joug auquel l’a soumise le prêtre.
Parce que l’homme veut la tenir dans sa dépendance, il la veut hébétée. Les pères et les maris lui donnent l’éducation de Chrysale[4]. C’est logique.
Qu’en résulte-t-il ? Cette éducation s’étend à leurs fils. Ils veulent ramener la femme au XVIIIe siècle quand déjà ils sont au XIXe : de là ce tiraillement effroyable qui sépare la société française : l’un qui marche en avant, l’autre qui s’agite en arrière.
Pas un homme intelligent qui ne s’en plaigne : quant au remède on n’y songe pas. La femme est préparée pour la servitude. [5]
Mais alors se pose cet autre problème : faut-il attendre que la femme soit apte à exercer ses droits pour les lui reconnaître ?
La réponse affirmative n’est que la fin de non-recevoir apportée aux revendications des opprimés par les oppresseurs de toutes les époques. C’était la réponse des propriétaires d’esclaves aux abolitionnistes : quand les nègres seront capables d’être libres, nous les affranchirons ! Seulement, comme notre intérêt nous oblige à les condamner à une incapacité perpétuelle, nous ne les affranchirons jamais.
Nous, républicains français, nous qui avons pris pour devise : liberté, égalité, nous ne pouvons tenir à l’égard des femmes le même langage que les planteurs américains à l’égard des nègres, et nous devons, par conséquent, admettre les femmes à la pratique de tous les droits politiques, qui jusqu’à présent ont été le monopole de l’homme.
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[1] Guyot avait d’abord noté : « de l’humanité ».
[2] Assemblée de juges, de savants, d’hommes de lettres très compétents.
[3] Code promulgué en Inde et datant du IIe siècle.
[4] Dans les Femmes savantes de Molière (1672).
[5] À la suite figure cette phrase barrée : « Il en sera de même tant que nous n’aurons pas acquis la notion rigoureuse de la liberté. »
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