Si je suis favorable aux processus sécessionnistes, c’est parce que je crois que la meilleure stratégie pour réaliser l’idéal libertarien consiste à multiplier les institutions étatiques et à les mettre en concurrence. Le but reste la liberté dans un univers sans obligation politique, mais une des manières pour s’approcher de cette situation consiste à démythifier les frontières et les gouvernements par une décomposition des États actuels et par la naissance de petites entités indépendantes.
La liberté, mère de l’ordre
En premier lieu, en tant que libertarien je ne partage d’aucune manière l’anthropologie et surtout la philosophie sociale qui sont propres à Hobbes et à sa thèse concernant le rapport entre la liberté et la guerre. Le « bellum omnium contra omnes » n’est pas du tout la conséquence inévitable de la liberté. Les conflits, au contraire, sont très souvent le résultat de l’absence de liberté, qui répand l’individualisme le plus asocial, crée des obstacles aux échanges, interdit les dialogues et renforce tout genre de « groupisme » (ethnique, culturel, etc.). Je n’aime pas Proudhon, mais je partage sa conviction que la liberté est la mère de l’ordre. D’autre part, toute la réflexion libérale sur l’ordre spontané nous montre l’actualité de cette idée.
Les sociétés contemporaines nous offrent nombreux témoignages à propos de la faiblesse du principe hobbesien. En particulier, après la chute du mur de Berlin j’ai été vraiment choqué par l’incapacité des européens de l’Est à négocier et à accorder leur confiance à autrui. Encore aujourd’hui, ils renoncent très souvent à conclure des affaires intéressantes parce qu’ils doutent toujours de la bonne foi du partenaire et ils ne sont jamais persuadés qu’il sera honnête et correct. En effet, l’étatisme fait obstacle aux échanges entre les hommes. De manière analogue, le centralisme crée l’inimitié et gêne les bonnes relations entre les individus.
Dans les démocraties contemporaines où règne l’État-providence, d’autre part, nous sommes tous en lutte pour obtenir le maximum d’avantages pour notre classe sociale, pour notre ville ou région, pour notre catégorie sociale ou professionnelle. De façon plus générale, il est évident que c’est l’État qui produit les guerres et qui nous oblige à y participer! Mais si la thèse de Hobbes n’est pas acceptable à propos de la société des individus, elle n’est pas plus pertinente à propos de la « société des groupes ».
Maître chez soi
À mon avis, ce n’est pas par hasard si l’Europe de l’Est est aujourd’hui dominée par les guerres ethniques, tandis qu’en Occident les relations entre les différentes cultures sont en général plus tranquilles et pacifiques. L’Union soviétique et la Yougoslavie, en effet, ont été deux « empires » qui ont obligé des individus de tradition et langue différentes à vivre ensemble. Le jour où le pouvoir central (à Moscou ou à Belgrade) a perdu sa force, les conflits ont émergé.
La situation tragique de la Bosnie ou du Kosovo sont la conséquence du processus d’unification étatiste et de la collectivisation imposée par le maréchal Tito. Si nous avons des idées différentes (en matière de religion ou de culture) mais que nous sommes obligés de vivre ensemble et dans les mêmes institutions, il est facile de prévoir l’émergence de vexations et de comportements intolérants.
Avec la multiplication des États, au contraire, chaque groupe devient « maître chez soi ». Et il a une forte incitation à avoir de bonnes relations avec les autres. Y a-t-il en Europe un pays plus pacifique que la Suisse et plus ouvert aux autres que le Luxembourg? Si vous avez des investissements financiers à faire, si vous êtes un artiste ou un intellectuel renommé, si vous voulez travailler et qu’il y a une entreprise suisse ou luxembourgeoise qui s’intéresse à vous, les portes de ces pays sont très ouvertes. Il est vrai qu’ils sont également en mesure de bloquer l’entrée sur leur territoire de ceux qui ne sont pas « bien acceptés », mais je trouve qu’il faut apprécier cette capacité d’être perméable vis-à-vis de l’argent et de l’intelligence, en restant totalement clos par rapport aux criminels.
De plus, je ne crois pas qu’il existe une liberté de mouvement « dans l’abstrait ». Il faut toujours se demander qui sont les propriétaires des rues. Les nouveaux villages privés qui se multiplient aux États-Unis et dont nous parle aussi Gordon Tullock dans son livre de 1994 (The New Federalist, édité à Vancouver par le Fraser Institute) sont une anticipation formidable d’un univers libertarien, basé sur la propriété privée et donc sur le droit des titulaires d’accepter ou d’exclure ceux qui voudraient avoir accès à cette réalité. Dans son livre, Fred Foldvary nous parle de Reston (dans le nord de la Virginie) et des autres « utopies réalisées » qui se diffusent un peu partout (voir Fred Foldvary, Public Goods and Private Communities: the Market Provision of Social Service, Aldershot, Edward Elgar, 1994).
Règles émergentes
Je comprends bien les avantages d’un droit uniforme et mes problèmes avec les langues étrangères me rappellent toujours les bienfaits qui dériveraient de l’usage d’une langue universelle.
Mais je refuse l’idée qu’on puisse avoir un pouvoir qui impose à tous la même langue et les mêmes lois ! Le libre marché et la concurrence, au contraire, sont en mesure de faire émerger des règles communes sans obliger personne et seulement si cette uniformité est vraiment utile et nécessaire. Pour partager les mêmes règles, il n’est pas nécessaire d’avoir des institutions politiques communes. Les juristes connaissent le cas, historiquement très important, de la lex mercatoria, mais il y a beaucoup d’autres exemples de lois et conventions qui se sont imposées au niveau international en l’absence d’un pouvoir global, et qui fonctionnent très bien justement parce que ce pouvoir n’existe pas. Le cas d’internet – qui permet des relations entre l’Amérique et l’Afrique, entre l’Asie et l’Europe – est la dernière démonstration du fait que les meilleures règles émergent en absence de l’État.
Il faut aussi rappeler le lien qui unit le libertarianisme à la révolution subjectiviste de l’École autrichienne. Des auteurs comme Mises ou Hayek nous ont montré qu’il n’y a aucune « efficacité » qui puisse être découverte sans interroger les sujets et sans se référer à leurs opinions. Confrontés à deux commerçants qui n’acceptent pas d’unir leurs magasins et continuent à travailler de manière autonome, nous ne sommes pas en condition de dire que leur comportement est irrationnel. Il n’y a aucune « économétrie » qui puisse nous permettre de condamner leurs décisions. Au contraire, selon le paradigme rothbardien de la « préférence démontrée », il est bien évident que leur action est tout à fait logique et répond aux intérêts qu’ils veulent défendre.
Dans son livre de 1971 sur Les origines du capitalisme (publié par les Presses Universitaires de France) Jean Baechler a défendue la thèse que le libre marché, en Europe, serait le résultat de « l’anarchie du moyen âge » : il utilise cette expression, mais son idée est que l’Europe n’avait pas un fort pouvoir central, parce l’Empire et l’Église n’ont jamais été en mesure d’annuler le pluralisme institutionnel. À son avis, l’absence de pouvoir politique – capable de contrôler les affaires – a permis l’explosion capitaliste et la multiplication des initiatives. C’est justement dans les villes indépendantes de l’Italie du Nord et des Flandres (à Venise et à Amsterdam, à Florence et à Gand, à Gênes et à Bruges) que les premiers banquiers et commerçants de l’Europe moderne ont permis le développement d’une économie basée sur la concurrence, le droit au profit, le travail et la spéculation financière.
Il est évident que les dimensions ne sont qu’un des éléments qui contribuent à caractériser un pays. Nous pouvons avoir de grands États largement libéraux (comme les États Unis) et des petits États qui sont dominés par un tyran et par une petite oligarchie qui ignorent les droits élémentaires des individus : c’est le cas de Cuba, par exemple. L’histoire, la culture et beaucoup d’autres choses sont à l’origine des différences actuelles bien plus que la dimension géographique.
Mais un État très vaste peut plus aisément augmenter son contrôle sur la société. Les coûts de tous ceux qui veulent sortir du système augmentent, tandis que la possibilité de vivre sans échanges économiques et culturels devient moins absurde. Des pays comme la Chine ou la Russie, malheureusement, peuvent adopter une politique économique d’autarcie et les conséquences sont moins graves que dans un État très petit. Les minuscules communautés politiques d’origine médiévale qui ont survécu en Europe sont sans doute les plus ouvertes et les moins tentées par le protectionnisme et par l’isolationnisme culturel.
L’Union européenne : un cartel gouvernemental
Je pense que l’Union européenne est justement le contraire de tout ça. Il s’agit d’un projet politique qui n’a rien de libéral. Il exprime la tentative des classes politiques de gérer la crise actuelle du continent : elles devraient accepter le marché et la concurrence, mais ont décidé au contraire de créer un « cartel gouvernemental » pour maintenir leur plein contrôle de la situation. D’autre part, dans ce siècle l’Europe a donné au monde le communisme et le nazisme et malgré ces tragédies elle reste dominée par une culture largement socialiste. Les résultats sont que, chez nous, l’essence coûte quatre fois plus chère qu’aux États-Unis et que nous avons un pourcentage de chômeurs trois fois plus important.
L’Europe unifiée est « l’Europe forteresse », avec une seule monnaie et l’impossibilité pour nous d’utiliser le mark contre la lire, le franc contre la couronne. Demain, nous aurons aussi une seule politique économique et il s’agira d’une politique néo-keynésienne. En plus, cette monnaie qui a éliminé la concurrence monétaire à l’intérieur de l’Europe est le prélude à une unification législative et à une expansion sans borne de la bureaucratie bruxelloise. Les salaires, les codes et les taxes seront de plus en plus similaires, mais je ne comprends pas comment les entreprises du Portugal pourront payer leurs ouvriers au même niveau que les entreprises de Francfort et de Paris. Dans ce cas il n’y qu’une solution : les migrations. Mais l’Europe n’est pas du tout l’Amérique. Nous n’avons pas une langue commune et nous n’avons pas la même facilité à nous déplacer de mille kilomètres… Mon opinion est que le centralisme européen aura des conséquences terribles pour les libertés et pour le bien-être des Européens.
Il faut ajouter que le fédéralisme européen se base largement sur l’héritage hamiltonien. Mais je ne considère pas Alexander Hamilton comme un libertarien (à mon avis, il n’est ni fédéraliste, ni libéral), lui qui était partisan d’un fort pouvoir central et qui fut le principal responsable de la crise originelle du fédéralisme américain. Et d’autre part, pourquoi les fédérations nord-américaines du XIXe siècle n’ont-elles pu empêcher la croissance de l’État et l’augmentation des pouvoir de la capitale ? Je pense que c’est une illusion de croire qu’un fort pouvoir central de type constitutionnel (à la manière de Hamilton) puisse être libéral et respectueux des droits individuels.
Mon idée est que les constitutions n’ont pas fonctionné (en Europe pas plus qu’en Amérique) et qu’il y a un instrument principal pour limiter le pouvoir : il s’agit de la concurrence. Si les classes politiques sont en concurrence, elles sont obligées de se mettre au service de la société. Nous sommes alors les clients et les politiciens sont de simples producteurs, des gens qui nous offrent un service. Dans ce contexte l’État moderne n’existe plus et nous sommes, de facto, dans une société libertarienne.
*Carlo Lottieri est professeur de philosophie du droit à l’université de Sienne et directeur du département de théorie politique de l’Institut Bruno Leoni.
Source : Extraits d’un entretien avec Martin Masse en 1999. Voir la liste de ses articles en français sur le Québecois Libre.
A lire aussi : La théorie contractuelle des gouvernements locaux, par B. Lemennicier
Je ne pourrais mieux dire je partage à 100% ce point de vue.