En 1901, Frédéric Passy a reçu, avec Henri Dunant, le fondateur de la Croix Rouge, le premier Prix Nobel de la paix de l’histoire, pour récompenser son activité infatigable en faveur de la pacification du continent européen. On verra avec quelle ardeur il développait ce pacifisme dans les extraits d’une conférence sur la paix et la guerre, donnée à Paris en mai 1867.
La Paix et la Guerre, conférence faite à l’École de médecine de Paris, le 21 mai 1867, par Frédéric Passy ; édition Guillaumin, Paris, 1867 (extraits)
La paix et la guerre
Mesdames, Messieurs,
Ce n’est pas une question passagère et restreinte, c’est une question d’intérêt universel et permanent, c’est une question non de parti, mais de principe — la question générale de la paix et de la guerre, — que je me propose d’examiner devant vous ce soir.
Ai-je besoin, en vérité, de vous dire dans quel esprit ? Ai-je besoin de faire pressentir ce que sera ma conclusion ? Non, vraiment. Quel que soit le point de vue auquel on se place, comme chrétien, comme philosophe, comme économiste, comme moraliste, la conclusion est la même : il est impossible de ne pas se prononcer contre la guerre et en faveur de la paix. La guerre, disait il y a quelques jours à peine, aux applaudissements de tous ses collègues, l’honorable président de la Société des Économistes, « la guerre gaspille le passé, ruine le présent, grève et retarde l’avenir. »
Ce sont là des crimes qui, aux yeux d’un économiste, sont irrémissibles, et qu’un moraliste ne peut pas pardonner davantage.
Et pourtant, Messieurs, vous le savez comme moi, la guerre a ses apologistes, elle a ses admirateurs, ses enthousiastes même. Il ne manque pas de gens qui n’hésitent pas à proclamer qu’elle est le plus grand, le plus noble emploi des facultés humaines. Et dans certains cas, je l’accorde, cela peut être vrai, Oui, lorsqu’il s’agit de défendre ou de recouvrer l’indépendance de son pays, assurément, cela est vrai ; lorsqu’il s’agit, comme l’a fait Jeanne D’arc, de se lever pour repousser l’envahisseur, ou, comme Léonidas aux Thermopyles, de se placer en travers de son chemin et de fermer de son corps le passage qui ouvre le sol de la patrie, oh ! alors la guerre peut être, et elle est le plus grand, le plus noble, le plus magnifique emploi de la vie, car elle en est l’abandon le plus complet, le sacrifice par excellence au premier des devoirs, le dévouement absolu et sans réserve à une cause sainte.
Mais ces généreux enthousiasmes de la guerre sainte, de la guerre inévitable, on les étend malheureusement trop souvent, — qui l’ignore ? — à la guerre générale et aux exploits de la guerre. Ce n’est plus seulement la lutte pour la liberté, c’est la lutte quelle qu’elle soit ; ce n’est plus seulement la guerre de la légitime défense, c’est la guerre agressive, la guerre d’expansion, la guerre de conquête, la guerre pour la guerre, qu’on entoure de cette admiration sonore que nous connaissons tous ; car tous, plus ou moins, nous en avons été bercés.
C’est, Messieurs, cette admiration sonore et irréfléchie qu’il faut juger. Il faut savoir, une bonne fois, ce qu’il y a sous toutes ces formules, avec lesquelles on entraîne les hommes les uns contre les autres ; il faut savoir qui a tort, qui a raison, de ceux qui bénissent la guerre, ou de ceux qui la maudissent. Et pour le savoir, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de passer rapidement en revue les éloges les plus habituellement décernés à la guerre, et de voir ce qu’ils valent ; c’est de calculer ce que la guerre coûte et ce qu’elle rapporte ; — j’entends ce qu’elle coûte de toutes façons : en argent, en hommes, en dignité, en liberté, en bien-être — afin de savoir à quel prix sont achetés (quand elle est heureuse) ses triomphes si souvent trompeurs et éphémères.
Quand la guerre se fait, Messieurs, on ne compte plus ; on dépense et on tue, et le sang et la richesse coulent à l’envi comme de l’eau.
Voulez-vous, cependant, pour ce qui est de l’argent, vous faire une idée des sacrifices ? Voyez, au cours ou au lendemain de toute guerre, par combien d’emprunts il faut remettre, tant bien que mal, en équilibre les budgets. Rappelez-vous cette dette européenne de 57 milliards ; presque tout vient de la guerre. L’Angleterre seule, qui a tenu ses comptes avant nous, estime à presque moitié de ce chiffre les dépenses de sa longue lutte avec la France nouvelle.
Pour ce qui est des sacrifices d’hommes, feuilletez, je vous prie, les pages même les plus glorieuses, hélas ! de nos guerres ; parcourez les annales des différents pays auxquels, les uns ou les autres, nous appartenons ; lisez nos bulletins, tantôt de victoire et tantôt de défaite ; et dans ces bulletins, de quelque latitude qu’ils soient datés, quelques événements qu’ils rapportent, en quelque langue qu’ils soient écrits, il y a un même et invariable article que vous retrouverez toujours, c’est l’article des morts et des blessés : ici 10 000, là 20 000, là 30 000, là 50 000, et quelquefois davantage. Cinquante mille morts ! Cinquante mille hommes qui, la veille, qui, le matin même, étaient la fleur de la population de leur patrie, et qui, le soir, gisent étendus dans la poussière sanglante ou sur la paille humide de l’ambulance, les uns sans vie, les autres pis encore, mutilés, estropiés, agonisants, et maudissant avec des imprécations et des blasphèmes ceux-là mêmes que, dans l’enivrement de leurs espérances, ils acclamaient le matin.
Voilà, Messieurs, ce que l’histoire nous montre. Mais ce n’est pas assez de le voir en gros, il faut le comprendre ; et pour cela il faut pénétrer dans cette foule innommée qui ne nous apparaît d’abord que comme un ensemble indifférent. Il faut personnaliser et individualiser cette foule en la décomposant.
Il faut mettre des noms, des noms de pères, de fils, d’époux, de fiancés, sur chacune de ces figures déjà méconnaissables peut-être. Il faut se dire que chacun de ces morts ou de ces mourants avait un pays, un village, une famille, et se transporter par la pensée et par le cœur dans ce village et dans cette famille, pour se rendre compte du malheur qui frappe non pas une nation prise en bloc, mais chacun des innombrables foyers d’affection et de tendresse qui, par leur réunion, constituent une nation.
Ce n’est pas tout encore, Messieurs ; et après avoir décomposé, il faut recomposer. Il faut se dire que, quelque effrayant, quelque lugubre que soit ce défilé funèbre des bulletins de défaites et de victoires, il ne suffit pas, cependant, si nous n’en faisons pas la récapitulation générale, si nous ne regardons pas en face le terrible total auquel il aboutit, si nous n’en venons pas jusqu’à nous dire, par exemple, que dans les guerres de nos pères, dans les grandes guerres de la Révolution et de l’Empire, les discordes civiles ou nationales ont enlevé à l’Europe non pas des centaines de mille hommes, mais Des Millions, Plusieurs Millions, Huit ou Dix Millions peut-être.
Voilà, Messieurs, ce que c’est que la guerre, lorsqu’au lieu de la regarder par le côté de la lorgnette qui montre les victoires et les triomphes, on la regarde par le côté qui montre les morts, les dévastations et les larmes ; lorsqu’on songe aux familles désolées, aux arbres coupés, aux moissons détruites, aux maisons incendiées ; lorsqu’on en fait, en un mot — c’est une expression qui est à sa place ici — la triste et douloureuse anatomie. Voilà ce que c’est que la guerre, et, par conséquent, la gloire militaire !
Je reprends maintenant le thème des admirateurs de la guerre. La guerre, disent-ils, est pour les peuples une des conditions nécessaires de la puissance ; elle leur procure des conquêtes, des agrandissements, des richesses ; elle assure leur indépendance. Ne faut-il pas maintenir son rang parmi les nations, et veiller à l’équilibre des forces, sans lequel il n’y a plus de sécurité ? Ajoutez les débouchés commerciaux à ouvrir ou à conserver, les compatriotes à protéger, le drapeau à faire respecter, le prestige du nom national à sauvegarder. Ajoutez surtout les vertus mâles et énergiques à développer et à entretenir.
Voilà, si je ne me trompe, en peu de mots, à peu près ce que l’on dit de plus plausible et de plus fort à l’appui de l’esprit militaire et de la nécessité de n’y pas renoncer en en répudiant trop la Guerre.
Eh bien, Messieurs, bien rapidement, trop rapidement, un mot sur chacun de ces points. La guerre, dit-on, est un moyen d’accroître la puissance nationale ; les grands armements donnent à un peuple de la confiance en lui-même ; ils lui font sentir sa force, et lui assurent le respect des autres peuples. La guerre accroître la puissance des peuples ! Eh ! bon Dieu ! mais qu’est-ce donc que la guerre, lorsqu’elle n’est pas inévitable, lorsqu’elle n’est pas le résultat de l’une de ces tristes, mais nobles obligations dont je parlais tout à l’heure ; qu’est-ce que la guerre pour la guerre, je vous le demande, sinon une saignée qu’on se fait volontairement à soi-même aux quatre membres ?
Et ces armements sans limites, dont peu à peu l’émulation s’est étendue sur l’Europe entière comme une épidémie, est-ce donc autre chose qu’une dîme prélevée chaque année sur la jeunesse, sur les forces, sur les capitaux et sur les revenus des populations ?
Singulière manière de se fortifier et de s’enrichir, en vérité ! Vous voulez, dites-vous, être assurés d’avoir toutes vos ressources sous la main au jour du besoin ? Gardez-les donc en vue de ce jour, au lieu de les gaspiller inconsidérément à l’envie les uns des autres dans une rivalité puérile, d’où peut, à toute heure, sortir la désolation et la ruine. Par crainte d’un mal éventuel, vous vous infligez sans relâche à vous-même un mal certain. Vraiment, l’on n’a pas eu tort de le dire, il y a longtemps déjà : « Cette prétendue prudence est de la plus haute imprudence. »
On vous parle de conquêtes, je le sais ; ou quand on n’en prononce pas directement le nom, on le sous-entend, Il est beau de s’agrandir, vous dit-on, d’étendre sa domination ou sa suzeraineté sur les autres contrées. C’est la preuve de la vitalité d’une nation ; et toute race qui n’est pas atteinte de décrépitude est naturellement expansive.
Est-ce bien sûr, ou, du moins, est-il bien sous cette forme que doit se produire le besoin d’expansion qui, en effet, caractérise les fortes races ?
Et quel est donc, quand on interroge sérieusement l’histoire, quand on ne se laisse pas aller aux enivrements et aux éblouissements de l’apparence, quand on ne s’arrête pas aux premières promesses de succès, si souvent éphémères et trompeuses ; quel est le peuple auquel ses conquêtes aient réellement donné plus de richesse, de bonheur, et de liberté durables ?
Il se trouve ici, peut-être, et je l’espère, des personnes appartenant à diverses nations. Ai-je besoin de leur dire qu’il ne saurait entrer dans ma pensée de les blesser en quoi que ce soit dans leurs sentiments et leurs affections ? Mais voyons, franchement, à quoi les conquêtes de ces nations leur ont-elles servi ?
Est-ce que la Pologne a porté bonheur à la Russie ? Est-ce que l’Irlande a porté bonheur à l’Angleterre ? Est-ce que l’Italie a porté bonheur à l’Autriche ? Est-ce que nous n’avons pas tous lus dans une lettre célèbre écrite au nom de la France — la lettre de l’Empereur au sujet des évènements de Syrie — que l’Algérie, jusqu’à présent, n’avait fait que prendre à la France « le plus pur de son sang et de son or » ? Est-ce que l’Espagne enfin, l’Espagne dans les États de laquelle le soleil ne se couchait jamais, n’est pas tombée, dans l’espace d’une vie d’homme, dans la pauvreté et dans l’abaissement le plus complet ; réduite, après avoir tenu pour ainsi dire le monde sous son sceptre et sous son glaive, à quelques vaisseaux désemparés pour marine, à quelques milliers d’hommes — des bandes plutôt que des soldats — pour armée ; sans industrie, sans agriculture, sans finances ; quoiqu’elle eût encore une partie de l’Amérique en sa puissance, au moins nominale, et quoiqu’elle eût pressuré cette riche contrée jusqu’à en faire disparaître la population presque entière ?
Elle aurait pu, cette malheureuse Amérique, par la culture et par le commerce, devenir pour l’Espagne une source merveilleuse de prospérité ; l’Espagne a cru, en la subjuguant, en l’asservissant, en la dévastant, en y portant l’implacable exploitation de l’esclavage, y trouver la puissance et la richesse sans travail : elle n’y a trouvé que la pauvreté et la ruine ! Elle commence enfin à le comprendre aujourd’hui ; et nous avons entendu, il y a peu d’années, un des hommes les plus distingués de la Péninsule proclamer, dans les termes les plus énergiques, devant le Parlement de son pays, que c’était l’Amérique qui avait perdu la puissance espagnole.
Et à supposer qu’il en pût être autrement, d’ailleurs, est-ce que la grandeur, je dis la vraie grandeur, pour un peuple, peut consister à dominer les autres ? Est-ce que la richesse, la vraie richesse, est celle qu’on obtient en pressurant le travail des autres, en levant sur eux des tributs par la force, à travers leurs malédictions perpétuelles et au prix d’inquiétudes chaque jour renaissantes ?
Non, la vraie richesse, c’est celle que l’on crée et que l’on mérite. La vraie grandeur, c’est celle que l’on se fait à soi-même par sa dignité et par ses vertus.
Ce qui fait les grandes nations, savez-vous ce que c’est ? Ce ne sont pas quelques explosions tumultueuses qui étonnent un moment le monde et bientôt le soulèvent ; ce sont les œuvres que ces nations accomplissent dans leur sein, pour elles-mêmes et par elles-mêmes. Une société est ce que la font les individus qui la composent ; et quand elle compte beaucoup d’hommes véritablement dignes de ce nom, d’hommes qui travaillent, qui produisent, qui s’enrichissent, qui se moralisent, qui s’élèvent et s’illustrent de tous côtés par l’industrie, par la science, par la littérature, par les arts ; alors, étant formée d’éléments réellement grands à divers degrés, elle est et elle peut se dire, sans crainte de se tromper, une grande nation.
On l’a dit, Messieurs, on l’a dit avec raison ; c’est là la grande œuvre, la grande croisade de notre temps, la croisade pacifique, la croisade de la paix. Ce n’est plus avec l’épée, c’est contre l’épée qu’il faut se lever ; c’est contre l’épée qu’il faut pousser ce cri qui entraînait jadis l’Europe tout entière hors de chez elle, et qui, aujourd’hui, la rassiéra sur elle-même : Dieu le veut.
Oui, Dieu le veut, et l’histoire, quoi qu’on en dise, atteste que telle est bien la loi du progrès. L’humanité, redisons-le à ceux qui croient que rien ne peut changer, a commencé par se déchirer jusque dans les derniers de ses membres ; elle forme aujourd’hui de grandes et vastes communautés au sein desquelles l’ordre est habituel au moins ; elle finira, suivant sa destinée, par former une seule et même famille. Le monde sera un jour, il sera bientôt, si nous savons le vouloir, cette belle et large table de famille que prédisait, il y a plus de quatorze siècles, en termes si magnifiques, le plus grand des orateurs de l’Église d’Orient, saint Jean Chrysostome, alors qu’il montrait les hommes, comme des enfants sous les yeux du Père commun, se passant de main en main à la ronde tous les dons répandus, avec la diversité des climats et des terrains, sur les points les plus différents du globe.
Voilà l’idéal, Messieurs, l’idéal qui peut, qui doit se réaliser, qui déjà a commencé à se réaliser. Voilà ce que verront nos enfants ; voilà, si je puis employer cette image, l’arbre sous lequel, plus heureux que nous, ils se reposeront un jour. Cet arbre, quelques efforts que nous puissions faire, nous n’en verrons, sachons-le bien, ni les dernières fleurs, ni les derniers fruits, mais nous en pouvons voir au moins la première verdure ; car il est, sachons-le bien aussi, déjà planté et enraciné à l’heure où nous parlons. À nous d’en assurer et d’en hâter la croissance par nos efforts ; à nous de le transmettre, à ceux qui nous suivront, plus affermi et plus prospère ; à nous de redire enfin, pour leur bonheur, pour le nôtre, pour notre honneur surtout, en appliquant aux besoins nouveaux de notre âge le vieux cri des âges précédents : Dieu le veut ! Dieu le veut ! et nous le ferons.
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