Grands bâtisseurs de la doctrine du libéralisme économique, les Physiocrates ont été aussi d’ardents défenseurs de la paix, à une époque où la guerre apparaissait comme un horizon indépassable. Outre l’argument strictement économique du caractère ruineux des guerres, les disciples de François Quesnay faisaient valoir que chaque nation est une partie de la même famille humaine et doit s’entendre avec les autres, si besoin par l’intermédiaire de confédérations des nations, à l’échelle européenne ou mondiale. B.M.
Pacifisme et cosmopolitisme des Physiocrates
par Benoît Malbranque
(extrait de La question de la paix dans l’économie politique française, Institut Coppet, 2015)
« Notre politique étrangère s’appelle paix. »
— Mirabeau
Les physiocrates sont les premiers à avoir posé scientifiquement les principes du libre-échange, et, d’une manière générale, du libéralisme économique. Or ce sont ces principes mêmes qui mènent irrémédiablement à la paix. L’un des physiocrates, l’abbé Roubaud, a exprimé avec une certaine fierté cette vérité que le libéralisme économique, défini rationnellement, ne peut mener qu’à la paix entre les nations. Il s’est ainsi vanté du fait d’avoir posé, avec ses amis de l’école physiocratique, les principes sur lesquels la paix universelle serait la seule politique possible.
« Nous ne donnons pas ici des projets de paix universelle, les projets n’ont été peut-être jusqu’à présent que des rêves de gens de bien ; mais nous exposons des principes de paix universelle, et ces principes sont puisés dans l’ordre ineffaçable de la nature. Qu’on nous prouve que les lois de la nature ne doivent pas donner le repos au monde, et que Dieu a mis les hommes sur la terre pour qu’ils s’entrégorgent et s’entredétruisent ; alors nous rougirons d’avoir voulu confondre les peuples en un seul peuple, en une seule famille dans le sein de la paix, de l’abondance et du bonheur. » (Roubaud, 1769, p.361-362)
La définition de la richesse fournie par les physiocrates les pousse à ne pas sombrer dans la défense aveugle de la guerre. Pour eux, la grandeur d’une nation se mesure à sa population et au bien-être dont ses habitants jouissent. En accord avec cette conception, les militaires ne sont pas vus comme des agents productifs. Ils détruisent beaucoup, et leur solde est pris sur le contribuable, rappelle Quesnay dans ses Maximes. (1757b, pp.355-357)
Les guerres sont donc improductives selon les physiocrates, et quand bien même l’une d’elle pourrait-elle s’avérer avantageuse pour le Trésor public (ce dont ils doutent, avec raison), l’honneur de la nation en perdrait suffisamment pour rendre méprisable et non souhaitable une telle attaque.
« Un bon gouvernement, affirme ainsi Quesnay, exclut tout prétexte absurde de guerre pour le commerce, et toutes autres prétentions mal entendues ou captieuses dont on se couvre pour violer le droit des gens, en se ruinant et ruinant les autres. Car pour soutenir ces entreprises injustes, on fait des efforts extraordinaires par des armées ni nombreuses et dispendieuses qu’elles ne doivent avoir d’autres succès qu’un épuisement ignominieux qui flétrit l’héroïsme des nations belligérantes et déconcerte les projets ambitieux de conquête. » (Quesnay, 1757a, p.658)
Comme on le lit clairement dans l’extrait, mener des guerres pour soutenir le commerce est selon Quesnay une grande erreur, car ces guerres ne forment que des monopoles, dont il dit ailleurs qu’ils sont « toujours funestes aux nations qui ne distinguent par leurs intérêts de celui de leurs commerçants, et qui se ruinent à soutenir des guerres pour assurer, aux agents nationaux de leur commerce, un privilège exclusif qui leur est préjudiciable à elles-mêmes. » (Quesnay, 1766, pp.489-490)
Un autre physiocrate, Mercier de la Rivière, a tiré de ces faits toutes leurs conséquences et a très bien décrit l’unité d’intérêt de toutes les nations : cette idée que l’enrichissement d’une nation ne peut faire autrement que provoquer l’enrichissement des autres, et que de cette façon toutes les nations ne font qu’une, et que tous les peuples sont frères, ainsi que Dieu l’a voulu :
« Par l’ordre de la Nature, le bonheur particulier de chaque Nation est destiné à l’accroissement du bonheur général des autres Nations ; pour en profiter, elles n’ont autre chose à faire que de n’en point contrarier les influences ; de ne point mettre des entraves à la liberté qui doit les rapprocher, les unir, ne faire d’elles qu’une seule Société. » (Mercier de la Rivière, 1792, pp.242-243)
C’est la doctrine que nous avons trouvé chez Sully, mais y est désormais ajouté l’impératif du laissez-faire et du respect de l’ordre naturel comme principe structurant. Y est aussi ajoutée une argumentation serrée, qui rend l’engage-ment pacifiste plus utile car plus solide.
Cet engagement, dans quels termes s’exprime-t-il au sein de l’école physiocratique ? Si l’on reprend les écrits de Mercier de la Rivière, on trouve une « Lettre sur les économistes » (par les économistes, il faut entendre les physiocrates, car ils se faisaient appeler « les économistes »), dans lequel il a résumé la position de l’école sur l’union naturelle entre les nations :
« L’Économiste embrasse dans ses vues toutes les Nations policées ; il les considère comme ne formant entre elles qu’une seule et même famille ; il les voit toutes naturellement unies par les liens d’une unité réciproque ; il en conclut que la paix est le seul état qui convienne à leur intérêt commun ; que cet intérêt commun, qui, pour elles, comme pour le simple particulier, constitue dans la sûreté de leurs droits de propriété, et dans la liberté de les exercer, doit être la base de leur politique, qu’il doit dicter tous leurs traités, attendu que, sans lui, sans sa garantie, il est impossible de rendre les traités durable, de leur donner aucune solidité. » (Mercier de la Rivière, 1792, p.245)
La seule solution, assure Mercier de la Rivière, pour qu’une nation puisse profiter des avantages de la liberté et de la propriété, c’est qu’elle ne porte pas atteinte à la liberté et à la propriété des autres nations, sans quoi elle se perdra, et ces deux éléments avec elle, dans le tourbillon de luttes guerrières incessantes. Et cet avertissement, qui est presque un ordre, Mercier de la Rivière l’énonce avec force :
« Une nation ne peut établir solidement ses droits de propriété et sa liberté que sur le devoir qu’elle se fait de ne jamais attenter sur les droits de propriété et sur la liberté des autres peuples. » (Mercier de la Rivière, 1767, p.533)
La paix, et, avant elle, la pacification et la démilitarisation, sonnent donc comme autant d’impératifs pour les gouvernements.
Viennent ensuite les conseils, d’ordre organisationnel ou politique. Les physiocrates proposent l’établissement de confédérations, notamment une grande confédération européenne. Et Mercier de la Rivière de noter : « Une confédération générale est l’état naturel de l’Europe. » (Mercier de la Rivière, 1767, p.531) Et plus loin, le même auteur en vient à souhaiter une confédération mondiale des nations, qui réunirait les différents peuples dans un même ensemble, pour protéger ensemble leurs droits et leurs libertés. Il anticipait donc aussi bien l’Union Européenne que l’Organisation des nations unies.
Ce qu’il y a de très intéressant, quand on étudie l’avis des physiocrates en tant qu’école de pensée, c’est de le mettre en balance avec la position de l’un des leurs, le plus jeune d’entre eux : Pierre-Samuel Dupont de Nemours (1739-1817). Économiste brillant, il semble, sur le sujet de la paix et de la guerre, s’être détaché encore davantage que les autres des préjugés mercantilistes favorables à la guerre. Dans quelques morceaux de grande vérité, il les attaque sans ménagement :
« Les Peuples les plus sages se sont fait des guerres sanglantes pour des prétentions insensées et ruineuses ; aucun n’a voulu voir qu’une guerre de commerce n’était jamais qu’une barbare extravagance qui va directement contre son objet ; que l’on ne pouvait attaquer le commerce de ses voisins, sans diminuer le sien propre ; et que s’opposer aux ventes de son ennemi, c’était borner ses achats, c’était lui enlever le moyen de payer les choses que l’on serait bien-aise de lui vendre, que l’on a besoin indispensable de lui vendre. » (Dupont de Nemours, 1764, p.15)
Il faudra bien avoir à l’esprit ce type de prise de position quand nous traverserons la Manche pour lire les aperçus des fondateurs anglais comme David Hume, qui resta parfois dans une certaine ambiguïté vis-à-vis des avantages du commerce et de la paix entre les nations.
Pour revenir maintenant à Dupont de Nemours et à ses idées sur les guerres commerciales, ces guerres que Colbert considérait comme naturelles et que les mercantilistes tous ensemble trouvaient utiles et productives, l’évidence est que notre auteur ne se rangera pas à de tels principes. C’est de toute sa force qu’il dénonça la guerre économique, celle que les nations se font avec les droits de douanes, les prohibitions, les quotas, etc., toutes des idées défendues par les mercantilistes et les protectionnistes de son époque. Nous avons d’abord cité un passage de la jeunesse de Dupont de Nemours ; citons maintenant une œuvre de sa maturité.
« Les douanes, affirmera-t-il un jour devant l’Assemblée, sont une espèce d’hostilité réciproque entre les nations. Elles se font la guerre avec des impôts, même quand elles cessent de se la faire avec des canons, et il en est de cette guerre fiscale comme de toutes les autres ; les avantages les plus brillants qu’elle semble procurer ne valent pas les frais qu’elle coûte et les maux intérieurs qu’elle cause. » (Dupont de Nemours, 1796, p.875)
Comme le laissent supposer le ton et la date de ce passage, lors de la Révolution française, l’idéal pacifiste des physiocrates s’est transformé en actes. L’école de Quesnay avait perdu presque tous ses membres, sauf Dupont de Nemours et Louis-Paul Abeille. À l’Assemblée, c’est Dupont de Nemours qui se chargea de défendre l’idéal de ses amis, et dans un Projet de décret de 1790, il proposa qu’on écrive une loi pour garantir la paix, dont le premier article serait le suivant :
« La Nation Française ne se permettra aucune guerre offensive pour s’emparer du territoire d’autrui, ni pour porter atteinte aux droits ou à la liberté d’aucune Nation. » (Dupont de Nemours, 1790)
L’Assemblée refusa le projet de loi, et notre politique étrangère ne prit pas ce virage pacifiste et non-interventionniste que les physiocrates, et les économistes libéraux dans leur ensemble, appelaient de leurs vœux. Cependant, à l’étranger, les physiocrates eurent de nombreux disciples, en Italie et en Allemagne notamment, qui conservèrent le même idéal pacifiste que leurs maîtres français, et diffusèrent ces nouvelles idées.
Ouvrages cités
Dupont de Nemours, P.-S., De l’exportation et de l’importation des grains, 1764
Dupont de Nemours, P.-S., Déclaration de Dupont au Conseil des Anciens (séance du 4 floréal an IV). Moniteur universel du 28 avril 1796, n°219, 1796
Dupont de Nemours, P.-S., Projet de décret proposé à l’Assemblée Nationale par Dupont de Nemours le 19 mai 1790, 1790
Mercier de la Rivière, P.-P., L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767
Mercier de la Rivière, P.-P., Lettre sur les économistes, 1792
Quesnay, F., article « Grains », Encyclopédie, 1757a
Quesnay, F., Du Commerce, 1766
Quesnay, F., Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole, 1757b
Roubaud, P.-J.-A., Représentations aux magistrats contenant l’exposition raisonnée des faits relatifs à la liberté du commerce des grains, etc., 1769
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