C’est usuellement avec un dédain assez peu dissimulé que nous considérons les œuvres des auteurs des siècles les plus reculés, persuadés que nos savants contemporains perçoivent bien plus aisément les vérités de la science que les obscurs écrivailleurs, par exemple, du milieu du Moyen âge. Le Traité des monnaies, publié en 1366 par Nicolas Oresme, illustre l’erreur de cette conception. Premier ouvrage de théorie monétaire, voire même premier ouvrage scientifique sur l’économie, il conserve, malgré les siècles, de nombreuses leçons pour notre époque.
Aux origines du mal : Les leçons du premier traité sur la monnaie
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°1, juin 2013)
C’est toujours avec un sentiment de joie que nous présentons des auteurs qui, malgré leur talent, manquèrent de peu de tomber dans le plus sombre anonymat. Nicolas Oresme est de ces gens-là, même si son nom ne vous dit peut-être rien.
Avant de dire pourquoi ce fut un grand savant, disons quelques mots sur les conditions de sa redécouverte, ou, du moins, de la redécouverte de son ouvrage économique. En 1862, le professeur allemand Wilhelm Roscher travaillait à la préparation d’un livre sur l’histoire de l’économie politique en Allemagne, et fit la « découverte » de la pensée tout à fait pénétrante de ce penseur du XIVe siècle. « Quelle ne fut pas ma surprise, écrira Roscher, lorsque je me vis en présence d’une théorie de la monnaie, élaborée au XIVe siècle, qui demeure encore parfaitement correcte aujourd’hui, sous l’empire des principes reconnus au XIXe siècle. » [1] Il communiqua là-dessus à ses collègues français, qui ne tardèrent pas à comprendre la portée de la contribution d’Oresme. Des études complémentaires furent entreprises, et en 1864 parut le Traité de l’origine, de la nature, du droit et de la mutation de la monnaie, présenté par Louis Wolowski.
Oresme était né à Caen aux alentours de 1320, dans une famille de paysans. De manière claire, son origine sociale ne le prédisposait en rien à devenir l’intellectuel et le conseiller du roi qu’il deviendra par la suite. Nous savons très peu sur sa vie et même sur les circonstances dans lesquelles il écrivit ses œuvres. Le peu que nous puissions affirmer avec assurance est qu’il étudia la théologie au collège de Navarre de l’université de Paris, de 1348 à 1356, avant d’y être nommé professeur ; qu’il fut introduit auprès du roi Jean II, qui devint comme un proche, et favorisa sa promotion aux postes de doyen de la cathédrale de Rouen, puis d’évêque de Lisieux ; et que c’est le roi, également, qui le chargea de l’important travail de traduction de certaines œuvres d’Aristote, dont l’Ethique à Nicomaque, la Politique, et l’Economique. Après une carrière bien remplie, il s’éteignit à Lisieux en 1382.
Oresme a été l’auteur de nombreux ouvrages et sur des sujets très divers. Nous n’indiquons pas ce fait pour paraître exhaustif mais pour signaler que, quels que soient les mérites de son analyse des questions économiques, celles-ci n’étaient pas au centre de ses préoccupations, et il ne les a traitées qu’en passant. Pour autant, Oresme fut l’auteur du Traité des monnaies, un ouvrage qui est souvent considéré comme le premier écrit scientifique sur les questions monétaires, voire même le premier traité strictement économique — c’est l’avis de Schumpeter. [2] Ce Traité des monnaies fut d’abord écrit en latin et publié sous le titre De origine, naturâ, jure et mutationibus monetarum, puis en français, traduit par l’auteur lui-même, sous le titre Traictie de la première invention des monnoies — le titre est repris par Wolowski dans son édition de 1864.
Le Traité des monnaies est composé de vingt-six courts chapitres. Le premier s’intéresse aux origines de la monnaie. Nous y trouvons presque tout ce qu’Adam Smith et les autres diront sur le sujet. L’échange naquit au moment où un homme eut plus d’une certaine marchandise en sa possession, et trouva un autre homme qui souffrait de la même situation. L’un troqua donc le surplus de son travail contre le surplus du travail de l’autre. Et ainsi naquit le commerce. Ce fut d’abord du troc, puis apparut la monnaie, « un instrument ingénieusement inventé en vue de permuter plus commodément les richesses naturelles » comme l’écrit Oresme. (p.48) [3]
Dans le chapitre 2, Oresme s’interroge sur les qualités que la marchandise doit avoir pour être une monnaie. Pour convenir en tant que monnaie, la marchandise doit être « facile à manier » et « légère à porter ». Il faut donc une « matière précieuse et rare, comme l’est l’or ». D’une manière générale, il explique que les métaux précieux sont les marchandises les plus convenables pour servir d’instrument monétaire. Qu’ils aient été en effet les marchandises sélectionnées par les hommes pour cet usage prouve le bien-fondé de son raisonnement. Oresme ajoute que l’or peut bien ne pas convenir pour les petits échanges, et que pour ceux-ci on aurait raison de recourir à des métaux de plus basse qualité, tels l’argent ou le bronze. Monnaie précieuse pour le grand commerce, monnaie moins précieuse pour le petit : telle est sa recommandation.
Oresme raconte aussi parfaitement l’institutionnalisation de la monnaie. Au début, la monnaie était mesurée au poids. On y apposa par la suite une mention de son poids, et on assigna à certains poids un nom, tels que drachme, livre, etc. Ainsi, « la valeur de la monnaie put être reconnue sans difficulté », une évolution bénéfique pour chacun.
Nous avons déjà là de sains principes, qui ont fait dire à Wolowski qu’Oresme « restituait à la monnaie son caractère de marchandise, certifiée et garantie par l’autorité : il devançait Turgot, Adam Smith, et Jean-Baptiste Say ». [4]
Continuons. La monnaie doit être produite, et Oresme se demande à qui incombe ce rôle. Il répond qu’il faut que ce soit par un détenteur d’une grande autorité, qui soit respectée, et qui inspire la plus grande confiance. Sur ce point, ses propos sont d’une parfaite justesse. Il ajoute : « Puisqu’il n’est pas de personne plus publique ni de plus grande autorité que le prince, il convient que ce soit lui, au nom de la communauté, qui fasse fabriquer la monnaie et qui la fasse marquer d’une empreinte appropriée. » (p.53) Il faut donc laisser l’organisme le plus digne de confiance faire la monnaie pour la communauté. Oresme ne dit pas davantage. De la même façon, il ne dit pas que l’on devrait interdire à quelqu’un d’autre de créer de la monnaie, mais simplement que la reproduction à l’identique de la monnaie du prince, ou contrefaçon, doit être pénalement condamnée. (p.54)
Le cours de la monnaie, dit Oresme, doit conserver une stabilité, au risque de désavantager les personnes ayant des revenus fixes. Par conséquent, la dévaluation monétaire ne doit jamais être entreprise, sauf en cas de nécessité évidente. (p.56) De même, la parité entre or et argent doit impérativement rester fixe, puisqu’elle découle d’une disposition naturelle qui fait que l’un des métaux est moins abondant que l’autre. (pp.58-59) Il évoque ensuite ce qu’il nomme la « mutation des monnaies », c’est-à-dire son altération, par le changement de son poids ou de sa dimension sans changement de sa valeur faciale. Il définit un tel procédé comme « tout simplement illicite, surtout au prince, qui ne saurait faire cela sans honte ni injustice. » (p.63)
Oresme comprenait donc parfaitement, dès le XIVe siècle, l’utilité de la monnaie, et la nécessité de la composition métallique de celle-ci. En revanche, ce qu’Oresme n’a pas vu, ou alors il ne voulait pas aller aussi loin dans ses réflexions, c’est qu’à moins qu’une barrière soit construite pour empêcher le prince, ou l’État, comme on voudra, d’altérer la monnaie, cette pratique continuera. Il est assez remarquable qu’après un exposé aussi rempli de bon sens et de sains principes, Oresme ait pu ne pas s’attarder à répondre à la question à laquelle on serait tous en droit de lui poser, à savoir : et comment peut-on empêcher ce fléau ?
Ce manquement est d’autant plus répréhensible qu’Oresme avait fait toute la lumière sur les motivations des princes pour s’engager dans de telles pratiques. Il avait compris qui étaient les bénéficiaires des manipulations monétaires, et qui étaient les perdants. Dans la première, il rangeait le prince lui-même, qui peut « attirer à lui presque tout l’argent de la communauté et complètement appauvrir ses sujets », et prélever de cette façon une sorte d’impôt qui serait d’une violence telle que « nulle taille sans doute ne peut être plus lourde, nulle plus générale, nulle plus considérable. » (p.75)
À cette catégorie des bénéficiaires, il ajoutait en outre les « receveurs et manieurs d’argent ou leurs semblables », qui parviennent, grâce à ces altérations monétaires, à s’enrichir de manière tout à fait imméritée. Oresme signalait même la possibilité de la spéculation, en évoquant les profits de ceux qui, « grâce à leurs astuces ou à leurs amis, prévoient l’altération monétaire en secret, achètent alors des marchandises contre la monnaie faible, les vendent par la suite contre de la forte, et s’enrichissent ainsi en un tournemain en faisant indûment d’énormes gains à l’encontre du cours légitime du commerce naturel. » (p.78) De l’autre côté, indiquait-il, ces pratiques se font au détriment « de tout le reste de la communauté ». (p.78)
C’est donc assez frustrés que nous entendons la « conclusion générale » d’Oresme, qui proclame qu’ « aucune mutation de la monnaie ne doit être faite de la seule autorité du prince, surtout lorsqu’il veut en faire parce qu’il a en vue le gain ou profit à tirer d’une telle mutation. » (p.67) Qu’est-ce qui l’empêchera, dans les faits, de se conduire ainsi ? Oresme ne fournit pas la réponse. Il en reste au stade déclamatif, fort intéressant, mais assez stérile. Il est bon de dire que le gain que le prince tire de l’altération des monnaies est « injuste », qu’il représente une « falsification », une « tromperie » et une « perfidie », ou qu’il s’agit de la pratique digne d’un « tyran », mais ce n’est pas suffisant.
Citons un passage caractéristique du Traité des monnaies pour illustrer notre critique :
« Il est vraiment exécrable et infâme au plus haut point de la part d’un prince de commettre une fraude, de falsifier la monnaie, d’appeler or ce qui n’est pas de l’or, et livre ce qui n’est pas une livre, et autres actes indiqués antérieurement aux chapitres XII et XIII. En outre, il lui incombe de condamner les faux-monnayeurs. Comment peut-il rougir assez si l’on trouve chez lui ce qu’il devrait chez autrui punir de la mort la plus infâme ? » (p.74)
C’est cette lacune grave qu’il nous a fallu signaler. Pour autant, elle ne doit pas diminuer l’importance de la contribution d’Oresme, qui, d’ailleurs, parvint à convaincre le roi Charles, dit Charles le sage.
L’altération monétaire, à l’époque (déjà), était une pratique courante, et il est nécessaire de rappeler quelques faits sans quoi on aurait tendance à oublier l’ampleur du phénomène. Écoutons L. Wolowski : « Le monarque chevaleresque auquel l’histoire conserve, on ignore pourquoi, le nom de Jean le Bon, car il résumait en lui les égarements d’une époque fatale à la France, tourmenta plus qu’aucun de ses prédécesseurs la valeur des monnaies. De 1351 à 1360, la livre tournois changea soixante-et-onze fois de valeur ; les années 1359 et 1360 figurent à elles seules, l’une pour seize, l’autre pour dix-sept mutations. Le mal fut d’autant plus grave, qu’au lieu d’une altération progressive, il se produisit des changements en sens inverse, et que la hausse succéda onze fois à autant de baisses différentes. C’était la loi en démence. » [5] Pour rompre avec une telle pratique, Oresme conseilla le roi Charles pour sa pratique monétaire. À son arrivée au pouvoir, la livre tournois valait 10fr. 92c. À sa mort, elle était à 10fr. 80c. et n’avait pas varié de plus de 30c. durant son règne. Pour le plus grand bonheur de la France.
Bien qu’il n’indique aucune réforme véritable, valable pour tous les temps, le Traité des Monnaies d’Oresme inspira donc une sagesse méritoire. Ses qualités scientifiques, en outre, étaient aussi très palpables. Le même Wolowski écrira à ce propos : « Le Traité des Monnaies nous permet de revendiquer pour la France l’honneur d’avoir précédé l’Italie, aussi bien que l’Angleterre, dans la saine exposition des véritables principes, en ce qui touche une des questions les plus graves de l’économie politique. » [6]
C’est là un éloge très précieux, et tout à fait mérité. Quoique les réserves énoncées dans cet article nous prouvent qu’Oresme tiendrait difficilement la compétition avec les brillants traités monétaires des XVIIIe et XIXe siècles, il témoigne d’un véritable bon sens et d’un esprit de synthèse assez peu communs à l’époque où il fut écrit. D’une manière générale, Oresme était clairement en avance sur son temps, et s’il illumina son époque, il peut aussi éclairer la nôtre, et pour les mêmes raisons.
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[1] W. Roscher, « Extraits d’une communication sur le Traité des monnaies », in L. Wolowski, Traité de la première invention des monnaies par Nicolas Oresme, Guillaumin, Paris, 1864, pp.XII-XIII
[2] Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Tome I, Gallimard, 2004, p.151
[3] L’édition utilisée ici est : Nicolas Oresme, Traité des monnaies, La Manufacture, 1989
[4] L. Wolowski, « Étude sur le Traité de la monnaie de Nicole Oresme », in L. Wolowski, Traité de la première invention des monnaies par Nicolas Oresme, Guillaumin, Paris, 1864, p.LIX
[5] Ibid., p.XLII. Voir aussi Jules Michelet, Histoire de France, t. III, p.361
[6] Ibid, pp.L-LI
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