Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5
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XXIII. — TURGOT DANS LA RETRAITE
Joie causée à la Cour par la chute de Turgot. — Réaction contre ses réformes. — Hommages dont il fut l’objet. — Sa retraite ; sa mort. — Ses panégyristes et ses détracteurs.
Maurepas était le principal auteur de cet événement. La lutte contre le Parlement l’avait fatigué. Il renonça aux réformes et préféra appliquer désormais le principe plus commode : « Surtout, point d’affaires ».
La joie à la Cour fut d’ailleurs si indécente, la réaction se montra si violente, que Du Pont ayant à annoncer l’événement au Margrave de Bade d’une part, au comte de Scheffer, ancien précepteur de Gustave III, de l’autre, et se défiant des indiscrétions de la poste, donna à ses lettres cette forme bizarre : « J’ai deux nouvelles à vous apprendre ; la première bonne, c’est que le Roi a donné la liberté au commerce des vins, ce qui répandra une grande aisance dans la moitié du Royaume ; la seconde mauvaise, c’est que le Roi a envoyé hier matin demander à M. Turgot sa démission. »
L’édit sur la liberté de circulation des vins fut, en effet, promulgué le lendemain du renvoi de Turgot ; cette réforme échappa provisoirement à la fureur réactionnaire de ses ennemis qui, pendant plusieurs mois, agirent comme s’ils voulaient démontrer « qu’un fou, entouré de fous », avait passé au ministère et qu’il fallait en effacer les traces.
Les économistes furent associés à la disgrâce du ministre. Du Pont fut officieusement invité à quitter Paris. Roubaud et Bau- deau furent formellement exilés. Les fermiers de la Caisse de Poissy qui venait d’être supprimée, intentèrent un procès à ce dernier ; les régisseurs de l’impôt sur les cuirs s’apprêtèrent à le poursuivre aussi parce qu’il avait demandé la suppression de cette taxe nuisible au développement de l’industrie.
Le nouveau Contrôleur général, de Clugny, un viveur usé, entama trois opérations détestables : l’organisation d’une loterie à laquelle Turgot s’était opposé de toutes ses forces ; la reconstitution mitigée des Jurandes et le rétablissement de la corvée, sans toutefois oser prononcer le nom de cette institution injuste et impopulaire.
Ainsi, à quelques semaines de distance, Louis XVI, à l’instigation de Maurepas, devait signer le contraire de ce qu’il avait signé, et revenir sur des réformes pour lesquelles il avait déployé son autorité vis-à-vis du Parlement. D’après un brouillon de lettre conservé au château de Lantheuil, Turgot songea à rappeler le Mentor du Roi à la pudeur. Après réflexion, il garda silence.
En dehors de la cour et du monde politique, des hommages nombreux furent rendus au ministre disgracié. En juin 1776, les gens de lettres convinrent que La Harpe, dans son discours de réception à l’Académie française, ferait l’éloge des Édits de Mars.
La même année, en plein Parlement, un magistrat s’éleva contre l’exil arbitraire de Baudeau et de Roubaud.
Précédemment, le vieux Voltaire avait adressé à Turgot son Épître à un Homme :
Philosophe indulgent, ministre citoyen
Qui ne cherche le vrai que pour faire le bien.
Le patriarche de Ferney avait toujours soutenu le Contrôleur général[1]. Lors de son avènement au pouvoir, il avait parlé d’une « ère nouvelle » :
Contemple la brillante aurore
Qui t’annonce enfin les beaux jours ;
Un nouveau monde est près d’éclore…
En juin 1775, recevant Mme Suard, il lui dit : « M. Turgot a contre lui les financiers, les fripons et la goutte » et reprocha ensuite à la visiteuse d’être devenue l’ennemie de Turgot, dont elle était l’obligée, pour devenir l’amie de Necker. Comme elle fondait en larmes, il ajouta : « Je ne suis point l’ennemi de M. Necker, mais vous me pardonnerez de lui préférer M. Turgot. »
En plusieurs circonstances, l’assistance du patriarche avait été toutefois plus chaleureuse qu’adroite. Dans sa Diatribe à l’auteur des Éphémérides, il avait applaudi à la conduite du ministre pendant la guerre des farines, mais en accusant, en bloc et sans nulles preuves, le clergé d’avoir fomenté les troubles. Lorsque le Parlement, dont il avait écrit durement l’histoire, eut condamné la Diatribe, il répondit par la Lettre du Grand inquisiteur de Goa à celui de la Chine, et contribua à exciter les colères des magistrats.
D’autres écrivains adressèrent des louanges à Turgot dans la retraite et lorsque Joseph II vint en France, sous le nom du comte de Wallen Stein, il eut, dans des maisons tierces, des entretiens avec lui.
Turgot voulait pourtant vivre ignoré. Il ne se plaisait qu’au milieu de ses livres et de ses amis, s’entretenant avec eux d’économie politique, de littérature ou de physique et ne cherchant pas à savoir ce que faisaient les ministres.
Avec un loyalisme qu’imitèrent Malesherbes et ses autres amis, il ne se plaignit jamais du Roi et c’est ainsi que purent se former les légendes qui ont attribué à ce prince une sensibilité dont il n’a pas toujours donné les marques.
La goutte avait reprit Turgot à la fin de 1779. L’accès dura deux mois. Elle le reprit à nouveau au printemps de 1780, lorsqu’il s’installa rue de Bourbon ; il dut marcher avec des béquilles. Il mourut le 18 mars 1781.
Ses deux meilleures amies, Mme Blondel et la duchesse d’Enville, avec « son fidèle » Du Pont étaient à son chevet ; mais s’étant éloignés un instant, ni elles, ni lui ne fermèrent les yeux au mourant.
Quelques jours auparavant, Turgot avait dicté cette transcription en français de l’ode d’Horace : Æquam memento.
Un même torrent nous entraîne,
Un même gouffre nous attend.
Nos noms jetés confusément
S’agitent dans l’urne incertaine.
Tôt ou tard le sort les amène
Et désigne chacun à son tour…
Turgot avait été si souvent malade et avait échappé si souvent à la mort qu’il n’avait pas cru sa fin si prochaine et n’avait pas fait de testament ; sa famille remplit d’elle-même ce qu’elle supposa être ses volontés.
Moins de deux mois après la mort de Turgot, Necker fut chassé aussi brutalement que lui.
Maurepas, resté le conseiller du Roi, mourut au mois de décembre de la même année et Louis XVI fut désormais abandonné à lui-même. Du Pont songeant par avance aux conséquences de cet événement avait écrit l’année précédente à Mirabeau : « À la mort de Maurepas, le Roi aura le hoquet ». C’est le seul mot irrespectueux qui soit sorti de l’entourage de Turgot.
Le public commença seulement alors à comprendre la haute portée de l’œuvre du grand ministre. Son caractère, ses vertus, son style même, quoique toujours précis et correct, n’étaient pas de nature à séduire le vulgaire. Turgot qui haïssait le bruit et la réclame n’avait rien d’un tribun. Mais il eut toujours des admirateurs. Quelques jours après sa mort, un des membres de la Société d’Agriculture d’Orléans, dont le Contrôleur général avait fait partie avec Condillac et Le Trosne[2], prononça un discours où il compara la perte que la France avait faite à une calamité publique.
« Je ne puis, dit-il, appeler d’un autre nom la mort d’un homme qui a donné à la France un spectacle peut-être inouï jusqu’ici dans une fonction subalterne, celui d’un intendant de province toujours actif et toujours juste ; dans la plus importante des places, celui d’un ministre toujours incorruptible et toujours bienfaisant ; dans la retraite enfin, celui d’un homme sage, toujours égal et toujours citoyen. » Et après avoir rappelé que Turgot n’avait été que vingt mois en place ; que, sur ces vingt mois, il en avait passé huit dans son lit ; que néanmoins, il avait fait aboutir des réformes telles que la liberté du commerce des grains, la suppression des jurandes et celle de la corvée, l’auteur demanda quel autre, en si peu de temps, a jamais tant fait pour sa Patrie ?
On répétait alors et on a répété depuis sur tous les tons que Turgot avait été trop maladroit, faute de connaître les hommes. Ses amis même ont recueilli cette imputation. Condorcet a écrit : « Il s’est souvent trompé sur les vues, la conduite et le caractère de certains hommes » ; mais Condorcet n’a pas dit à quels hommes il faisait allusion. Morellet, s’adressant à lord Shelburne[3], qui n’avait pas gardé bon souvenir d’une rencontre avec Turgot à Montigny, a écrit aussi, à une date où il aurait pu se demander si le coq ne chanterait pas trois fois : « C’est un homme très maladroit dans l’art de manier les esprits. » Un autre des obligés du ministre, Suard, s’est exprimé plus sévèrement : « Il ne connut pas assez le monde et les affaires ; il eut dans ses opinions une opiniâtreté et une froideur peu propres à les faire adopter. »
L’imputation de maladresse était si générale que le Dr Price l’accepta sans contrôle et la reproduisit dans un de ses livres ; il l’effaça ensuite ; Turgot l’en remercia en ces termes :
« J’aurais pu la mériter si vous n’aviez eu en vue d’autre maladresse que celle de n’avoir pas su démêler les ressorts d’intrigues que faisaient jouer contre moi des gens beaucoup plus adroits en ce genre que je ne le suis, que je ne le serai jamais et que je ne le veux être. »
Turgot n’avait pas cru qu’à lui seul, il parviendrait à l’emporter sur les intérêts et sur les préjugés ; il avait cherché des soutiens qui lui furent refusés ou qui lui firent ensuite défaut. Il se trompa sur le compte du Roi, dont il crut pouvoir exciter l’énergie parce qu’il lui avait vu du courage. Il se trompa sur le compte de la Reine, en qui il avait espéré, un moment, trouver une fille de Marie-Thérèse et qui contribua à le renverser sans avouer la part qu’elle avait à l’événement. On accuse presque toujours l’homme public qui tombe d’avoir manqué d’habileté, et l’on oublie volontiers que le succès en politique dépend tout à la fois des qualités personnelles et des conjonctures. Celles-ci furent telles sous Louis XVI qu’un seul homme d’État parvint à se maintenir au pouvoir, Maurepas, qui, par son égoïsme et sa versatilité, mit à nu l’incapacité du Roi. Tous les autres échouèrent dans leur tâche : Necker fut chassé deux fois ; Calonne et Brienne, qui se flattèrent de reprendre l’œuvre de Turgot, tombèrent sous le mépris public. Quant aux hommes de 1789, ils furent, en quelques mois, emportés par la démagogie. Aussi peut-on s’en tenir en ce qui touche Turgot au jugement qu’a émis Laboulaye :
« Si jamais homme a été animé de l’amour de l’humanité, si jamais ministre a vu clair dans l’avenir et a été capable de faire les réformes qui auraient évité la Révolution, c’est Turgot. »
Aux indications sommaires qui précèdent sur la vie du grand ministre réformateur, l’éditeur de ses Œuvres doit ajouter un mot personnel.
En entreprenant cette volumineuse publication, il n’a voulu être qu’un historien impartial. Il s’est donc imposé pour règle de ne rien dissimuler au lecteur, mais il n’a eu aucun effort à faire pour satisfaire à cet engagement. Aurait-il voulu être partial, qu’il n’aurait rien trouvé à cacher. Dans la masse de papiers qui ont passé sous ses yeux, imprimés ou manuscrits, il n’en est pas vu un seul qui fut de nature à porter atteinte à l’honneur de l’homme et à la gloire du gouvernant. L’unité est dans tous ses actes comme dans tous ses écrits, dans sa vie publique comme dans sa vie privée.
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[1] Turgot était allé le voir à Ferney en bonne fortune. Depuis lors, Voltaire avait parlé souvent de l’intendant de Limoges dans ses lettres à D’Alembert (12 mars et 3 juillet 1766, 19 juin 1767, 15 mars 1769). « C’est, disait-il, un homme d’un rare mérite. Quelle différence de lui à un Conseiller de Grand’Chambre ».
[2] Morts tous deux aussi en 1781.
[3] Lettres, publiées par M. Fitz Moritz.
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