Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5
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XXII. — LA CHUTE DE TURGOT
Les économistes. — Malesherbes. — Maurepas. — Marie-Antoinette et Louis XVI. — Le Cabinet noir. — Le marquis de Pezay. — Les ministres. — L’affaire Chanvallon. — Nomination d’Amelot à la Maison du Roi. — Disgrâce de Turgot.
Après la promulgation des édits de Mars, Turgot essaya de calmer les opposants en rompant les liens qui semblaient l’attacher aux économistes proprement dits ; il invita amicalement Roubaud et Baudeau à cesser la publication de leurs journaux[1]. Ces liens n’étaient pas aussi solides qu’on se l’imaginait. En dehors de Du Pont que Turgot avait appelé auprès de lui comme ami plus encore que comme collaborateur, aucun économiste avéré n’avait travaillé avec lui. Le marquis de Mirabeau ne l’avait vu qu’une fois et avait été reçu froidement. Roubaud et Baudeau ne l’avaient aidé que comme journalistes.
Turgot, nous l’avons déjà remarqué, n’avait jamais appartenu à un parti. « Il n’avait pas de parti dit Condorcet. Au commencement de son ministère, un grand nombre d’hommes qui avaient des talents, des lumières ; d’autres qui s’imaginaient en avoir, ou qui espéraient le lui faire accroire, essayèrent de lui former un parti ; peu à peu ils se retirèrent et allèrent se joindre à ses ennemis. »
Au Conseil, Turgot n’avait pas non plus d’appui. Les ministres, y compris Saint-Germain qui lui devait quelque chose de son élévation, le jalousaient et le contrecarraient. Miromesnil lui était presque ouvertement hostile. Bertin et Sartine l’étaient sourdement. Quant à Malesherbes, dégoûté à l’avance, convaincu ensuite de l’impossibilité de faire le bien, il ne songeait qu’à se retirer. Après le lit de justice, il constata que Maurepas le contredisait constamment et souvent avec aigreur dans les projets d’économies qu’il préparait. Ses amis s’efforcèrent de le détourner de sa résolution et d’obtenir de lui qu’il attendit au moins qu’on ait pu lui trouver un remplaçant. Malesherbes promit, puis, comme Maurepas continua à le tracasser, il se déroba.
Maurepas tira de l’événement cette conclusion dont il fit part au Roi : « Voilà deux hommes que je vous ai donnés comme étant de la plus grande vertu et ayant pour vous le plus profond attachement : l’un Malesherbes, vous quitte pour quelques difficultés ; l’autre Turgot, menace de vous quitter si vous ne suivez pas en tout ses avis. Je vois qu’ils ne vous sont pas attachés. »
Lorsque Turgot eût été disgracié, Maurepas exprima le soulagement qu’il ressentait en disant : « Il était trop fort pour moi, et trop maladroit pour les jeunes gens. »
Il est incontestable que le Contrôleur général n’était pas fait pour triompher de l’irrésolution de Louis XVI et de la légèreté de Marie-Antoinette. Personne après lui n’y est parvenu. Turgot avait essayé pourtant de se servir de la Reine qui avait un moment paru disposée à le seconder dans ses projets d’économie. N’avait-elle pas renoncé, sans se plaindre, à une fête qu’elle avait préparée et qui devait coûter cher ? Mais ce sacrifice d’un jour n’eut pas de lendemain.
La sécheresse apparente du Contrôleur général, son maintien parfois embarrassé, son sourire que l’on trouvait dédaigneux, son impatience en face des contradictions donnaient prise contre lui ; il n’avait à aucun degré l’âme d’un courtisan, mais les caractères des « jeunes gens » et les intrigues de leur entourage furent des obstacles au bien, autrement graves que les petites maladresses du ministre.
Après son entrevue avec Choiseul à l’Opéra, Marie-Antoinette changea brusquement de sentiment à l’égard de Turgot et, lorsqu’il fut question de faire entrer Malesherbes dans le Cabinet, elle s’y opposa avec vivacité, en déclarant qu’elle voulait Sartine à la Maison du Roi et d’Énnery à la Marine. Turgot, Vergennes, Miromesnil, Maurepas, ayant perdu tout espoir de s’appuyer sur elle, se liguèrent pour s’opposer à ses désirs et son lecteur, l’abbé de Vermond, qui la connaissait de longue date, conseilla d’agir sans la consulter, parce que la chose faite, elle n’y penserait plus. C’est ce qui arriva.
Les ministres s’étaient efforcés à nouveau de décider Maurepas à assister à tous les Conseils, autrement dit, à devenir premier ministre ; ils avaient songé aussi à réunir la Maison du Roi au Contrôle général. Puis Maurepas avait fait écrire à Malesherbes la lettre royale qui obligea le président de la Cour des aides à accepter d’être momentanément ministre.
Les ambitions politiques de Marie-Antoinette se réveillèrent lors de la discussion des Édits : elle annonça que Turgot serait renvoyé dans les quinze jours ; de même, dans l’affaire du comte de Guines, elle montra une animosité extraordinaire à la fois contre Malesherbes et contre Turgot, quoiqu’elle se fut mise un moment d’accord avec eux.
Quant à Louis XVI, il avait dans les premiers temps de son règne, fait preuve d’un sincère désir d’apprendre les affaires et il eut de fréquents entretiens avec Turgot. D’après l’organisation qui était d’usage, il devait travailler directement avec chaque ministre et donner chaque jour un nombre considérable de signatures. L’assiduité le fatigua.
Pour ne pas exciter la jalousie de Maurepas, Turgot fut obligé de renoncer aux entretiens particuliers et de présenter au Roi des rapports écrits. Monthyon raconte qu’à son dernier travail avec le Roi, Turgot lui proposa de lire un mémoire sur une affaire dont il avait à rendre compte et que Louis XVI s’écria : « Encore un mémoire ». Il écouta pourtant, mais avec dégoût et à la fin demanda : « Est-ce tout ? — Oui Sire. — Tant mieux ». L’anecdote n’est pas invraisemblable.
Cependant, on a attribué à ce prince bien des mots qu’il n’a pas prononcés. On lui a fait dire par exemple « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » Or, d’après l’abbé de Véri, le propos fut tenu par un des ouvriers que Louis XVI employait dans son atelier[2] et le Roi ne fit que le répéter à la Reine. Mais on ne tarda pas à insinuer aux jeunes gens que l’ouvrier avait été aposté par Turgot pour faire son éloge[3].
Voici un fait plus authentique. Lors de la nomination de Malesherbes, l’abbé de Véri s’était chargé d’aller lui porter la lettre royale ; Turgot la remit devant le Roi à l’abbé en lui faisant connaître qu’il proposait Francès, frère de Mme Blondel pour le ministère de la Marine. Louis XVI se tourna vers Maurepas et dit : « Vous l’avez entendu, il n’y a que ses amis qui aient du mérite ; il n’y a que ses idées qui soient bonnes. » Il était pourtant naturel que Turgot cherchât à avoir des soutiens dans le Cabinet.
Dans une autre occasion, lorsque la surintendance des postes fut réunie au contrôle général, Louis XVI ne vit dans la mesure qu’une satisfaction d’ambition pour Turgot. Celui-ci songeait surtout à la suppression du cabinet noir où étaient interceptées chaque jour des correspondances privées que le Roi prenait plaisir à lire et où le directeur des postes, Rigoley d’Oigny, versait des lettres anonymes fabriquées au besoin. C’est ainsi que, dans une correspondance supposée entre Turgot et l’Autriche, on fit écrire au Contrôleur général : « J’emploie la main de notre ami confidentiel et j’adresse une lettre poste restante au nom convenu ». Puis, on introduisit dans cette correspondance des sarcasmes à l’adresse de la Reine, de Maurepas, même du Roi. Ces fausses lettres furent communiquées à Maurepas, en même temps qu’à Louis XVI. La manœuvre fut dévoilée, par ce prince lui-même à d’Angivillier dans un jour d’épanchement, un an après la disgrâce de Turgot[4].
Dans d’autres lettres vraies ou non, Turgot fut représenté comme un ambitieux qui voulait s’emparer de l’autorité suprême, à l’imitation de Cromwell. Louis XVI communiqua une de ces lettres à Turgot. Celui-ci remercia le Roi qui lui répondit par un billet d’une manière obligeante. Mais le billet, remis à un valet de chambre pour être porté à domicile par un page, fut jeté à la poste et n’arriva qu’au bout de trois jours, après avoir été placé sous les yeux de Maurepas.
Le vieux ministre, malgré sa finesse et sa connaissance des hommes, était comme le Roi la dupe des intrigants. Dans une lettre à son adresse, il fut écrit qu’il n’avait qu’un ennemi à redouter, Turgot, qui voulait le remplacer, comme à ce moment Turgot refusait de faire une nomination à laquelle tenait le premier ministre ; celui-ci se fâcha et il fallut que Mme de Maurepas et l’abbé de Véri intervinssent pour rétablir la paix.
Ce qui se passa avec le marquis de Pezay est une autre preuve de l’inconsistance du premier ministre.
Fils d’un Génevois attaché au duc Léopold de Lorraine en qualité de conseiller d’État et de directeur des finances, ce petit personnage avait débuté en composant, à l’instar de Dorat, des poésies érotiques, dont le succès avait été assuré par des gravures d’Eisen. Il avait publié aussi des ouvrages en prose, parmi lesquels des Soirées Helvétiennes, Alsaciennes et Francomtoises, dont Du Pont avait fait l’éloge dans les Éphémérides du citoyen. Cette circonstance avait mis l’auteur en rapport avec les économistes. Ultérieurement, il acheta une charge de maréchal des logis de l’armée et rédigea ou arrangea les Mémoires militaires du maréchal de Maillebois. En reconnaissance, le fils du Maréchal le recommanda à Louis XVI, encore Dauphin, qui le consulta sur quelques questions militaires.
En 1774, Pezay envoyé en mission sur la frontière, entama une correspondance avec le Roi, l’étendit peu à peu, y parla de finances et contribua à dégoûter Louis XVI de l’abbé Terray. Maurepas s’offensa d’abord de cette correspondance, trouva dans la suite moyen de l’utiliser ; finalement, elle se tourna contre lui-même.
Pezay se sentant appuyé et s’apercevant que Turgot ne le prenait pas au sérieux, passa du côté de Necker[5] et remplit ses lettres de critiques sur les projets du contrôleur général.
À ces misérables intrigues s’ajoutèrent les manœuvres des divers ministres. Turgot essaya de mettre le Roi en garde contre elles.
À propos de la nomination d’un prévôt des marchands à Lyon, il écrivit à Louis XVI :
« J’ignore quel est le vœu de M. Bertin, mais j’avoue que je le crains toujours, comme je craindrai toujours ceux qui font profession de finesse. »
Plus tard, à la fin d’avril, Turgot exposa nettement à Louis XVI, l’impossibilité où il serait de le servir s’il restait isolé, comme il l’était, dans le Conseil. Louis XVI garda le silence et quelques jours plus tard lui fit expédier par la poste, sans souci des indiscrétions possibles, un dossier qu’avait préparé Sartine, dans le but visible de discréditer la famille Turgot.
Il s’agissait de la Guyane. Le projet chimérique de faire de cette colonie malsaine un centre de défense pour nos possessions en Amérique avait été adopté en 1763 par Choiseul, pour effacer l’effet produit par la perte du Canada. Des émigrants avaient été transportés précipitamment à Cayenne[6] et avaient été jetés sur les rives de l’anse de Kourou, sans qu’il y eut de ressources suffisantes pour les recevoir ; l’insalubrité du climat, le défaut d’aménagements et de subsistances, la maladie, l’inondation, détruisirent les établissements et les hommes.
Le chevalier Turgot, nommé gouverneur lieutenant général de la Guyane[7], n’y était arrivé qu’à la fin de 1764, quand le désastre était déjà irrémédiable. Jusque-là, l’intendant, Thibault de Chanvalon, avait agi seul[8]. Des plaintes avaient été formulées contre lui. Le chevalier était parti de France avec l’ordre de les instruire[9], à Cayenne, dès son arrivée, avec sa brusquerie toute militaire, il réembarqua de nouveaux émigrants que, malgré son avis, le Gouvernement avait envoyés et il mit sur le bateau Chanvalon, qu’il avait fait arrêter. Étant ensuite tombé malade et ayant appris qu’à Paris sa conduite était critiquée, il revint en France pour se disculper. Choiseul rejeta sur son subordonné la lourde faute qu’il avait commise, le blâma et l’exila tout en lui conservant une pension de 12 000 livres ; le chevalier refusa la pension et se consacra désormais à la botanique, qu’il cultivait depuis sa jeunesse[10]. Il n’avait pas à se reprocher d’avoir fondé une colonie dans des conditions défectueuses puisqu’il n’était ni l’inventeur du projet adopté follement par Choiseul[11] ni l’artisan de la ruine de la colonie[12].
Cependant Chanvalon avait été mis à la Bastille avec ses employés et son domestique, sous l’inculpation de malversations et de négligences. Jugé par une commission, composée de d’Aguesseau, de Marville, de Villeneuve et de Fourqueux, il avait été condamné, le 13 septembre 1767, à « fonder de ses deniers une messe perpétuelle pour le repos de l’âme des émigrés morts sous son administration et un hôpital pour les malades de la colonie ». Il avait été interné au Mont Saint-Michel et par provision, ses biens avaient été séquestrés[13].
En 1775, le malheureux présenta une demande en révision en faisant valoir que des pièces avaient été soustraites par le rapporteur de son procès, Chardon. Le ministre de la Marine et le Contrôleur général examinèrent l’affaire, constatèrent que les juges ne s’étaient prononcés qu’après avoir communiqué le rapport à l’accusé et que la demande ne comportait pas de suite. Un an plus tard, l’affaire était soulevée à nouveau par Sartine qui, sans prévenir Turgot, remit le dossier directement au Roi.
« J’ai été bien aise, écrivit le Contrôleur général à son maître, de vous dévoiler bien clairement ce manège qui vous servira un peu à connaître les hommes… »
Turgot ne se plaignait que des procédés dont on usait envers lui, il ne s’opposa point, en principe, à la révision du procès. Elle eut lieu ultérieurement. La condamnation fut rapportée et Chanvalon fut nommé inspecteur des colonies.
Le jour même, 30 avril 1776, où Turgot avait dévoilé la conduite de Sartine, il fut décidé par Louis XVI que la démission de Malesherbes serait acceptée et qu’il serait remplacé par Amelot, dont Turgot avait fait un intendant des Finances et au sujet duquel on a prêté à Maurepas ce mot cynique : « On ne dira pas que j’ai choisi celui-là pour son esprit. » Turgot ne fut avisé de la décision royale que par une indiscrétion ; il adressa aussitôt au Roi une nouvelle lettre, plus ferme encore que la précédente ; c’est celle que l’abbé de Véri a transcrite dans son Journal et dont le baron de Larcy a publié un extrait en 1868 ; on y lit :
« Je dois à M. de Maurepas la place que V. M. m’a confiée ; jamais je ne l’oublierai ; jamais je ne manquerai aux égards que je lui dois ; mais je dois mille fois davantage à l’État et à V. M. Il m’en coûte horriblement pour vous dire que M. de Maurepas est vraiment coupable s’il vous propose M. Amelot…
« Je ne veux point altérer votre confiance en M. de Maurepas… mais en êtes-vous à savoir à quel point il est faible de caractère. N’oubliez jamais que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot… »
Le 10 mai, Louis XVI eut un entretien avec de Clugny, intendant de Bordeaux, pour la succession de Turgot. D’après les Souvenirs de Moreau, Mme Blondel avait conseillé à son ami de partir aussitôt avec Malesherbes ; Mme d’Enville aurait été d’avis, au contraire, d’attendre qu’on le chassât. Turgot s’arrêta à ce dernier parti. Il jugeait avec quelque sévérité la défaillance de Malesherbes et résolut de tomber glorieusement. Pensant avoir quelques jours devant lui, il voulait présenter au Conseil son plan de réforme de la Maison du Roi ; comme, à n’en point douter, ce plan aurait été écarté, il aurait alors donné sa démission.
Il n’eut pas le temps d’agir ainsi. Le 12 mai, Bertin lui apporta l’ordre de résilier ses fonctions. Turgot quitta la rue Neuve-des-Petits-Champs, où était alors le Contrôle général « sans honte, sans crainte et sans remords ».
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[1] Lettres de Baudeau, Archives nationales de Suède.
[2] Peut-être Duret. D’après Soulavie, l’autre ouvrier, Gamin, qu’employait Louis XVI, le trahit à la Révolution.
[3] Véri, janvier 1776.
[4] Du Pont, Mém., 390.
[5] Maurepas fit répandre ce quatrain de Rulhiére sur Pezay :
Ce jeune homme a beaucoup acquis,
Beaucoup acquis, je vous l’assure,
Car en dépit de la nature,
Il s’est fait poète et marquis.
[6] Par six vaisseaux sans que rien eut été préparé pour les recevoir. En 1763, partirent successivement 45, 43, 46 émigrés ; en 1764, 177, 195, 203. La plupart étaient Allemands.
[7] Le 1er janvier, avec une gratification de 100 000 livres et une pension de 12 000 livres à l’expiration de la mission (A. L.). Le chevalier fut fait brigadier des armées du Roi, en octobre 1764.
[8] C’est Préfontaine qui avait été chargé auparavant de faire des logements.
[9] Le 30 mai 1768 (Instructions de Choiseul du 31 août 1764).
[10] Éloge du chevalier, à l’Académie des sciences.
[11] Le Chevalier signala, dans un rapport, que les blancs ne pouvaient vivre à Cayenne.
[12] On a cité souvent à cette occasion un mot de l’abbé Galiani, s’adressant à Mme d’Épinay, quand Turgot fut nommé Contrôleur général : « Son administration des finances ressemblera à la Cayenne de son frère. » Ce mot semble contenir une critique à l’adresse des deux Turgot ; or le petit abbé se déclara sans cesse l’ami du Contrôleur général ; et dans sa lettre à Mme d’Épinay, il avait précisé sa pensée, en ajoutant : « Il punira quelques coquins ; il pestera, se fâchera, voudra faire du bien, rencontrera des difficultés, des coquins partout. Il se retirera ou on le renversera ; et on reviendra une bonne fois de l’erreur d’avoir voulu donner une place telle que la sienne, dans une monarchie telle que la vôtre, à un homme très vertueux et très philosophe. »
[13] Funck-Brentano, Les Lettres de Cachet.
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