Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5
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XXI. — LES ÉDITS DE MARS
Situation de Turgot en 1776. — Les finances. — Les Édits. — Les privilégiés et les Parlements. — La liberté du commerce de l’argent.
Dans le volume précédent, nous avons arrêté cet exposé biographique à la fin de l’année 1775[1]. À cette époque, les difficultés qu’avait rencontrées Turgot et qu’avait à peine atténuées l’entrée de Malesherbes dans le Ministère s’étaient accentuées.
Les fermiers généraux n’ignoraient pas que la suppression de la gabelle et la réforme du bail David étaient dans les projets du contrôleur général ; aussi s’efforçaient-ils, pour la plupart, de le gêner dans ses opérations. Ils retardaient la rentrée du produit des impôts et répandaient des bruits de nature à effrayer les capitalistes. Ils racontaient que le fléchissement des recettes provenait des réductions incessantes de taxes ordonnées par le ministre, bien que le total n’en fut pas important et prétendaient que la faiblesse du crédit était la conséquence des craintes inspirées par ses vues systématiques.
En fait, la situation financière s’était améliorée. La baisse des fonds publics, amenée par les désordres du règne de Louis XV et entretenue par les banqueroutes de l’abbé Terray, s’était arrêtée à l’avènement du nouveau roi ; les cours ne fléchissaient plus qu’aux moments où il était question du renvoi de Turgot ; toutefois le crédit du royaume n’était pas élevé ; pour offrir des conditions d’emprunt tout à fait avantageuses, les banquiers hollandais demandèrent l’aval de l’Espagne, liée à la France par le pacte de famille.
Pour l’année 1776, un état de prévisions des recettes et des dépenses, préparé par les bureaux des finances, aboutissait à une insuffisance de recettes de 14 millions ; Turgot y ajouta 9 700 000 l. pour remboursement d’arriérés, de sorte que le déficit probable ressortit à 24 200 000 l.
Ses amis ont affirmé que l’état de prévisions, ainsi modifié, fut communiqué par Maurepas, directement, ou avec son assentiment tacite, à deux hommes d’opinions très différentes : à Necker, qui briguait déjà le ministère, et à l’abbé Baudeau qui avait à se reprocher des indiscrétions envers Turgot et qui ne lui pardonnait pas de n’avoir ni employé, ni consulté, les économistes. Necker et Baudeau auraient trouvé tous deux que la situation des finances était alarmante. Le premier aurait accentué le déficit probable en ajoutant 3 millions à un article de dépenses et 10 millions à la réserve, ce qui aurait porté les insuffisances à 37 millions au lieu de 24. En raison de la concordance de ces déclarations pessimistes, Maurepas, dit Véri, se serait persuadé que les finances étaient dans le désordre.
Ce n’était pas l’état véritable des choses. Lorsque Turgot quitta le ministère, la Caisse d’escompte, qui venait d’être créée, devait lui avancer 10 millions remboursables en treize ans. Des banquiers de Hollande devaient lui fournir 60 millions à un taux d’intérêts relativement modéré. Ces ressources nouvelles auraient permis de procéder à des conversions de dettes et à des économies bancaires, ce qui, avec les réductions projetées dans les dépenses de la Maison du Roi, aurait permis d’envisager l’extinction du déficit réel dans un délai peu éloigné.
Du Pont s’est efforcé, par de longs calculs, d’établir la certitude de ce résultat favorable ; il a affirmé qu’en 1777, il y aurait eu un excédent, même sans tenir compte des réformes à faire dans les contrats financiers, d’une part, et à la Cour d’autre part.
En sa qualité d’ami et de confident de Turgot, il était porté à l’optimisme ; mais son dire a été confirmé par un témoin, qu’on ne peut suspecter d’indulgence, et qui est Necker. Dans son fameux Compte rendu au Roi, dressé au mois de janvier 1781, quand Turgot était depuis près de cinq ans dans la retraite, il s’est exprimé comme suit :
« Le dernier état mis sous les yeux de V. M., par M. de Clugny, annonçait un déficit de 24 millions. Je vis, au premier coup d’œil, qu’il ne serait pas difficile de balancer ce déficit… et déjà même, je découvris, avec satisfaction, des moyens successifs pour assurer un superflu, source de tous les biens que V. M. désirait de répandre sur ses peuples ; mais je ne pus me livrer longtemps à ces heureuses espérances parce que j’appris bientôt que la situation politique obligeait V. M. de faire les plus grands efforts pour se former une marine respectable. » [2]
Ce sont, en effet, les dépenses de la guerre de l’Indépendance, dépenses que Turgot s’efforça d’éviter, malgré les vœux qu’il formait pour le succès des colonies américaines, qui furent la cause principale des difficultés financières contre lesquelles les ministres successifs de Louis XVI eurent à se débattre. On ne peut accuser Turgot de ne point avoir envisagé l’insuffisance de notre marine ; lorsqu’il avait été à la tête de cette administration, il avait constaté la faiblesse de sa dotation et s’était opposé à tout retranchement.
Au surplus, l’état que le successeur immédiat de Turgot, de Clugny, présenta au Roi en 1776 et que visa Necker dans son Compte rendu différait à peine de celui dont nous avons ci-dessus indiqué les données principales[3].
La conclusion à tirer des faits est donc qu’en ce qui concerne les finances, Turgot a mené à bien autant que le permirent les événements et les efforts de ses ennemis, la lourde tâche qu’il avait assumée et dont il avait résumé le programme en disant à Louis XVI : « Point de banqueroute, point d’augmentation d’impositions, point d’emprunts » car, s’il empruntait, c’était en vue de réduire les dettes. Le seul reproche qu’on puisse lui faire est de n’avoir pas toujours pris la peine de renseigner Maurepas et le Roi, sur les mesures qu’il prenait ou qu’il préparait. « Je paraîtrais ainsi chercher à me faire valoir, disait-il, et ce n’est pas ma manière. »
À ce point de vue, son prédécesseur Terray et son successeur ultérieur Necker furent des hommes beaucoup plus habiles.
En dehors des financiers, les principaux adversaires de Turgot se trouvaient chez les parlementaires, dans le clergé et à la Cour.
Les parlementaires agissaient, les uns par esprit tracassier, les autres par intérêt personnel.
Dans le clergé, que Turgot ménagea toujours, il trouva des appuis nombreux malgré ses opinions philosophiques, mais les prélats intolérants ne lui pardonnèrent pas de songer à faire accorder la reconnaissance civile aux protestants.
Quant aux courtisans, ils lui en voulaient amèrement de la fermeté avec laquelle il combattait les distributions de faveurs et de sa haine pour les intrigues.
À la fin de 1775, l’opposition formée contre lui était déjà très puissante, il le savait mais il n’en prenait pas souci.
« Un mal à diminuer, un bien à procurer, a dit l’abbé de Véri, voilà tout ce qu’il avait devant les yeux. »
Quand l’orage fut près d’éclater, il se hâta d’achever les plans de ses plus grandes réformes et, comme Malesherbes se moquait de son impatience, il lui répondit par la phrase célèbre : « Dans ma famille, on meurt à cinquante ans. » [4] C’est dans cette pensée au commencement de 1776, qu’il présenta au Roi pour être envoyés au Parlement, les six projets d’édits dont l’adoption en lit de justice fut à la fois pour lui un triomphe et le prélude de sa disgrâce.
D’importance très inégale, les édits avaient pour objet :
1° La suppression de la corvée, dont un an auparavant Louis XVI avait adopté le principe et qui, en fait, était à peu près réalisée ; mais qu’il fallait, pour se procurer régulièrement des ressources en argent, faire ratifier par le Parlement. Turgot proposait d’établir des taxes locales et territoriales, auxquelles tous les propriétaires[5] auraient été assujettis ;
2° La suppression de la police des grains à Paris, en complément des lettres patentes du 2 novembre 1774, et la suppression de tous les droits locaux perçus sur les grains, comme suite aux édits qui avaient déjà fait disparaître nombre d’entraves au commerce des céréales ;
3° La fixation d’un délai pour le remboursement des offices des quais, halles et ports de Paris, supprimés par acte antérieur ;
4° La suppression des Jurandes et communautés de métiers qui, dans l’opinion du Contrôleur général était, « après la liberté du commerce des grains, un des plus grands pas que pût faire l’administration vers l’amélioration ou plutôt vers la régénération du Royaume » ;
5° La suppression de la Caisse de Poissy qui, sous prétexte de favoriser le commerce de la viande, la faisait enchérir ;
6° Un changement dans l’assiette du droit sur le suif, conséquence de la suppression de la communauté des chandeliers.
Le projet d’édit relatif à la corvée avait fait, au préalable, l’objet d’une discussion approfondie entre le garde des sceaux et le contrôleur général. Miromesnil, profondément attaché aux vieilles doctrines de la monarchie absolue, considérait les privilèges de la noblesse et du Clergé comme les fondements du gouvernement. Les observations qu’il formula et les réponses de Turgot constituent un document historique de premier ordre. Il fait sentir, plus qu’aucun autre, la portée de l’œuvre réformatrice de Turgot. La lutte qu’il engageait était bien la même que celle qui, treize ans plus tard, provoqua la Révolution.
Miromesnil s’y montre sec, méticuleux et plein d’inquiétude pour l’avenir et, par ce motif, hostile à tout changement.
Turgot combat ce système avec une éloquence et une fermeté admirables, il prouve l’injustice et l’inutilité sociale des privilèges et il estime qu’il faut s’attacher avant tout à soulager la misère des peuples, mais, réformateur et non point révolutionnaire, il tient compte des contingences et marche pas à pas.
« M. le Garde des sceaux, dit-il, parle de tentative d’un changement total dans le caractère, le génie et les préjugés de la nation, il semble que ce soit moi qui, le premier, ait essayé de ramener les privilèges pécuniaires de la noblesse à de plus justes bornes. »
Plusieurs de ses prédécesseurs, tels qu’Orry et Machault, avaient, en effet, préparé cette œuvre ; Turgot pouvait donc ajouter : « Personne n’a jamais parlé de réduire la noblesse à la condition ordinaire des roturiers. S’ensuit-il qu’il faille détruire tous les privilèges de la noblesse ? … Non. Je sais aussi bien que tout autre qu’il ne faut pas toujours faire le mieux qu’il est possible et que, si l’on ne doit pas renoncer à corriger peu à peu les défauts d’une constitution ancienne, il ne faut y travailler que lentement à mesure que l’opinion publique et le cours des événements rendent les changements possibles. »
En ce qui concerne le clergé, Turgot avait cédé à la demande de Maurepas et renoncé à toucher à quoi que ce fut aux prérogatives de ce corps puissant.
Il n’y avait donc rien d’extrêmement grave et d’absolument nouveau dans les six projets d’édits.
Ils furent déposés au Parlement le 9 février. L’opposition que dirigeait le prince de Conti, qui avait des intérêts personnels dans la question des Jurandes, comprenait l’un des présidents de Chambre, Joly de Fleury et d’assez nombreux conseillers, parmi lesquels le fougueux et peu considéré d’Espréménil ; elle concentra tous ses efforts contre l’édit relatif à la corvée dans l’espoir de mettre Turgot dans l’embarras ; car si cet édit était rejeté, il était obligé, faute de ressources budgétaires, de revenir en arrière.
L’opposition faisait valoir que les réformes proposées fussent suivies de réformes fiscales tendant à remplacer la gabelle et les autres impôts de consommation par un impôt territorial qui frapperait non seulement les privilégiés nobles, mais aussi le clergé. Dans le Mémoire qu’il avait présenté au Roi, Turgot avait dit : « Un des plus grands biens que V. M. peut faire à ses peuples serait de convertir la gabelle en un autre genre d’impositions moins vexatoire, mais le clergé paie l’impôt sur le sel qu’il consomme et il résistera à payer la même somme si on la lui demande directement. »
Maurepas avait de même déclaré qu’il ne donnerait pas son assentiment aux édits si les biens-fonds du clergé étaient compris dans l’imposition des chemins et Turgot avait modifié en ce sens l’édit sur la corvée pour ne pas compromettre la réforme par une question secondaire.
L’intention du gouvernement n’était donc pas de faire violence aux habitudes et aux prérogatives du clergé. Il n’était pas question non plus de toucher à la taille : la noblesse n’était pas menacée gravement dans ses intérêts. L’opposition faisait surtout un procès de tendance en vue d’obtenir le renvoi du Contrôleur général et s’apprêtait à défendre, dans son intégralité, le principe que « toutes les charges publiques doivent tomber sur les roturiers qui, par leur état, naissaient taillables et corvéables à merci ». Les meilleurs amis de Turgot, Véri, Malesherbes, Trudaine de Montigny, l’en avertirent.
Il répondit à ce dernier.
« Vous vous moquez de moi et vous me désolez avec vos idées de méfiance. Comment voulez-vous que, pressé comme je le suis, j’aie le temps de discuter de pareilles misères. »
Dans le public, au contraire, on critiquait la lenteur du ministère et peut-être avait-on raison.
Ce qui s’était passé lors de la mise en régie des Messageries avait prouvé qu’il était impossible de faire aboutir la moindre réforme sans soulever de violentes colères ; Turgot n’avait pas d’illusions à cet égard ; il connaissait la puissance des intérêts particuliers et avait écrit au Roi, au sujet des Parlementaires :
« Tous ceux qui ont à délibérer sur l’enregistrement de la loi sont privilégiés et l’on ne peut se flatter qu’ils soient tous au-dessus de cet intérêt personnel. »
Ce n’était pas d’ailleurs au lendemain du rétablissement des Cours souveraines que Louis XVI pouvait laisser affaiblir l’autorité royale et c’est logiquement que le parti de la fermeté fut logiquement adopté par son Gouvernement.
Le Parlement s’attaqua d’abord à une brochure de Condorcet sur les corvées. Turgot prévenu fit disparaître l’édition presque entière. D’Espréménil dénonça quand même la brochure, déblatéra contre les doctrines de liberté et, à cette occasion, fit l’éloge de Necker. Le prince de Conti demanda des poursuites. La majorité se rangea à l’avis de l’avocat général Séguier qui était de mépriser l’ouvrage.
Quelques semaines plus tard, un arrêt du Conseil supprima des Mémoires, ridicules et mensongers, que les corporations de métiers avaient présentés contre l’édit sur les Jurandes et qui n’étaient qu’un instrument d’obstruction. Mais en même temps, la Cour fit incendier le livre de Boncerf sur les Inconvénients des droits féodaux pour faire croire qu’il avait été inspiré par le Contrôleur général.
L’édit sur la Caisse de Poissy avait passé à l’enregistrement sans grandes difficultés. Il eût été impossible de justifier un refus ; la réforme était appuyée de nombreuses pétitions de marchands forains, de propriétaires fonciers, de fermiers, de nourrisseurs et de bouchers ; il était démontré que la Caisse ne servait qu’à déguiser un impôt et un monopole sous l’apparence d’avantages faits aux bouchers. Baudeau avait évalué la charge annuelle des consommateurs ou des producteurs à 1 500 000 livres. Cependant, le Parlement apporta une modification à l’édit. Après négociations, elle fut supprimée.
Pour les autres édits, le Parlement nomma des commissaires et décida, sur leur rapport, qu’il serait fait des remontrances au Roi. Elles furent communiquées au Conseil qui les examina et qui y répondit. La Cour en arrêta le texte le 2 mars.
« Le cri d’une liberté inconsidérée s’est fait entendre, y fut-il dit. On a vu éclore un système nouveau, annoncé par des écrits et des dissertations aussi peu exactes sur les faits que sur les principes. Il n’est que trop ordinaire aux partisans des nouveautés de ne dévoiler leur système que par degrés et de chercher à induire le Gouvernement à des premières démarches qui l’engagent insensiblement dans une route dont ils cachent le terme, afin de l’entraîner plus loin qu’on ne le croit et que ne le veut un monarque, ami des lois, qui, dans la cérémonie la plus auguste, vient de jurer à la face des autels d’en être le protecteur et l’appui, et qui a déclaré ne vouloir régner que par elles. »
Après cette allusion au sacre et aux serments du Roi, dont le Contrôleur général avait tenté de modifier le libellé, le Parlement insinua que Turgot et les économistes persistaient dans leur système après des épreuves infructueuses au sujet des grains.
C’était dénaturer les faits ; nonobstant l’interruption du commerce des céréales, amenée par des opérations de l’abbé Terray, et nonobstant les émeutes de 1775, les provinces souffrantes avaient reçu des secours de celles qui étaient mieux fournies et les prix n’avaient pas, à beaucoup près, atteint les chiffres qu’on avait vus sous le régime prohibitif[6].
Un lit de justice était inévitable. Il fut tenu le 12 mars et dura cinq heures. Le prince de Conti qui n’avait plus qu’un souffle de vie[7] se trouva mal avant la séance, et l’on raconta que c’était de colère pour avoir été contredit.
Le Roi se borna à déclarer que son intention n’était pas de confondre les conditions et qu’il ne voulait régner que par la justice et les lois. Puis les édits furent enregistrés.
Le soir, Paris illumina. Le Parlement ne recueillit de son inutile opposition que l’impopularité. Il était prouvé une fois de plus que ni le gouvernement, ni la nation ne pouvaient s’appuyer sur les Cours souveraines pour donner à la France une constitution régulière. Il était démontré qu’il y avait un abîme entre les conservateurs, qui en étaient encore à défendre les principes de la féodalité, et les réformateurs modérés qui ne demandaient même pas l’égalité complète des citoyens devant la loi fiscale.
Des affaires de bien moindre importance permettent de se rendre compte de la mesquinerie des procédés des Parlements.
Pendant l’épizootie du Midi, le Contrôleur général avait dû faire casser une décision maladroite du Parlement de Pau et s’était demandé s’il n’agirait pas de même à l’égard du Parlement de Toulouse qui, pour remédier à la pénurie du bétail de labour et à la disette de viande, avait interdit de tuer les bœufs ou veaux pour la boucherie et d’exporter les moutons.
L’année suivante, ce fut le Parlement de Rouen que le Contrôleur général eut à rappeler à la raison. L’hiver était rigoureux ; le bois de chauffage manquait. Le Parlement déterra un vieux règlement qui obligeait les adjudicataires de lots dans les forêts royales à constituer une réserve pour l’alimentation de la ville de Rouen et menaça de prise de corps un négociant qui, disait-on, expédiait pour le Havre du bois provenant de la forêt de Lyons. L’effet le plus certain de l’arrêt de la Cour aurait été d’exciter la population contre les négociants en bois. Turgot porta la question devant le Roi ; il fut décidé que l’arrêt ne serait pas cassé, mais à la condition que le Parlement n’y donnerait pas suite.
Un incident non moins instructif se passa à Paris au sujet de la liberté du commerce de l’argent.
Cette affaire était née lorsque Turgot était encore Intendant de Limoges et elle avait été pour lui l’occasion de rédiger son beau Mémoire sur les prêts d’argent. Elle lui avait été renvoyée pour être réglée par la justice administrative, mais, dès qu’il avait été nommé ministre de la Marine, les intéressés l’avaient portée devant la justice criminelle et la justice civile qui avaient rendu une foule d’arrêts à son sujet. Plus tard, elle avait fait l’objet d’un échange de vues entre le Garde des sceaux et lui. Finalement elle fut réglée par un arrêt du Conseil dans un sens libéral au moment où Turgot fut chassé du ministère[8] ; mais la magistrature crut devoir s’en indigner et le premier Président alla demander au Roi le retrait de l’arrêt ; sa démarche fut vaine[9].
La Sorbonne s’était associée à la magistrature et avait condamné une fois encore l’usure canoniquement. Elle voulut faire plus ; lorsque la Caisse d’escompte eut été autorisée, le 24 mars 1776, au milieu de la crise qui précéda la chute de Turgot, elle se prépara « à manifester à nouveau en faveur de la doctrine de l’Église en la matière. »
Ce sont là de menus faits ; mais ils éclairent sur l’état des esprits et sur les circonstances qui amenèrent la rapide disgrâce du ministre réformateur.
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[1] Ainsi qu’il a été indiqué à la fin du quatrième volume, un certain nombre de documents relatifs à l’année 1775 ont été reportés au présent volume.
[2] Compte rendu, p. 6.
[3] De Clugny avait ajouté aux revenus une somme de 839 000 francs, compensée, pour partie, par une augmentation de dépenses de 398 000 francs, de sorte que le déficit annoncé par Turgot n’était modifié que de 441 000 francs.
[4] L’abbé de Véri a recueilli cette phrase dans son Journal comme ayant été prononcée en sa présence, mais il l’a traduite sous une autre forme : « Est-ce qu’avec le mal de famille qui circule dans mon sang, je puis avoir le temps ; le travail aigrit ce mal tous les jours. En mettant toutes les heures à profit j’aurai du moins délivré le peuple des exactions qu’il supporte. »
[5] Propriétaires de bienfonds ou de droits réels, sujets aux vingtièmes, à proportion de cette imposition.
[6] C’est ce que confirme la table que le comte Garnier a insérée dans sa traduction d’Adam Smith, table qui donne pour les prix moyens du setier de blé, les chiffres ci-après :
En 1768 32,39
— 1769 32
— 1770 28,69
— 1771 38,05
— 1772 27,85
— 1773 29,14
— 1774 26,27
— 1775 29,14
— 1776 24,59
Ces résultats ont été confirmés récemment dans une étude sur les mercuriales d’Angoulême, par M. George.
[7] Il mourut le 2 août.
[8] Voici les principales phases de cette affaire singulièrement instructive sur l’organisation judiciaire et administrative de l’Ancien régime.
Un nommé Ribière, maître de forges aux environs d’Angoulême, avait fait poursuivre son banquier — Des Essarts — comme usurier, par le sénéchal d’Angoulême, pour lui avoir fait payer des intérêts, contrairement au principe que tout argent dont le capital n’est pas irrévocablement aliéné ne peut produire un bénéfice légitime. Des Essarts avait pris peur et avait restitué. D’autres banquiers l’avaient imité, de sorte que le commerce d’Angoulême avait été fortement troublé.
Parmi les négociants peu scrupuleux qui voulaient faire tourner la législation à leur profit, était un sieur Nouel, qui adressa une requête au Contrôleur général. Les bureaux de l’abbé Terray communiquèrent cette requête pour avis à l’intendant de Limoges. Celui-ci proposa d’évoquer l’affaire devant le Conseil d’État et de fixer par une déclaration royale la jurisprudence sur le prêt à intérêt.
Tel fut le principal objet du Mémoire de Turgot. Conformément à sa proposition, l’affaire fut évoquée par un arrêt du Conseil d’avril 1770 ; d’autres arrêts de procédure suivirent ; finalement, un arrêt du Conseil du 29 juillet 1774 donna gain de cause aux banquiers et chargea l’intendant de Limoges des mesures d’exécution.
Six jours auparavant, Turgot avait été nommé ministre de la Marine ; deux mois plus tard, il était Contrôleur général. En février 1776, Nouel et consorts, estimant qu’ils trouveraient auprès du Parlement rétabli, un appui contre le ministre, usèrent de tous les moyens de procédure pour ressusciter l’affaire et engagèrent une série d’instances, tant devant les juges locaux que devant le Châtelet et devant la Tournelle du Parlement.
Ce dernier tribunal ordonna une enquête, la hâta, trouva que les banquiers avaient commis d’atroces usures, mais dût reconnaître que leurs restitutions avaient été volontaires et que même ils avaient eu beaucoup de peine à les faire accepter par leurs clients.
Un nouvel arrêt d’évocation intervint, suivi d’un arrêt du Conseil du 10 mars 1776, qui réforma l’arrêt de 1774 en ce qu’il attribuait l’exécution de la première sentence à l’intendant de Limoges, et donna comme motif du changement « que l’attribution était dans le cas d’engager, devant l’intendant, plusieurs affaires purement contentieuses et peu compatibles avec le soin d’administration dont il était chargé. » Un autre arrêt du 1er avril, contresigné par Miromesnil et par Turgot, cassa toutes les plaintes de Nouel et toutes décisions rendues en sa faveur*.
Il aurait sans doute été plus correct, comme Turgot l’avait proposé dans son Mémoire d’intendant, de réformer entièrement la législation sur l’usure. Étant ministre, il avait soulevé la question à l’occasion d’une demande du Parlement de Toulouse tendant à obtenir, pour les propriétaires de bestiaux morts pendant l’épizootie, l’autorisation d’emprunter comme ils l’entendraient.
Par dépêche du 16 novembre 1775, il avait écrit au premier Président pour lui faire remarquer que le cas envisagé par la Cour n’était pas exceptionnel et que le système de perpétuité des emprunts et d’aliénation du capital répugnait à la nature des entreprises de commerce :
« Les motifs qui ont déterminé la demande de votre compagnie, écrivit-il, et les principes sur lesquels elle est fondée, sont ceux que je crois les seuls vrais et vraiment utiles. Je pense qu’ils ne peuvent être appliqués trop généralement et je désire fort que le Parlement de Toulouse en ait la même opinion. »
Puis, en post-scriptum :
« En demandant une pareille loi, le Parlement de Toulouse donnerait un bon exemple aux autres Parlements. »
Une dépêche, dans le même sens, avait été adressée au Garde des sceaux. Mais Miromesnil ne crut pas possible d’aborder, sur un pareil sujet, le Parlement de Paris qui, en s’occupant de l’affaire d’Angoulême, voulait tout au contraire « faire le procès à l’opinion favorable à l’usure », c’est-à-dire au Contrôleur général.
* L’abbé Gouttes, Théorie de l’intérêt de l’argent, 1780. On a dit que Turgot avait eu une part à la rédaction de cet ouvrage. Or il renferme une préface où l’abbé se moque des économistes et de Du Pont en particulier. Gouttes avait eu seulement connaissance du Mémoire de Turgot sur l’usure.
[9] L’Observateur Anglais.
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