XVII. — LES PARLEMENTS
La rentrée des Parlements. — Opinion de Turgot sur le coup d’État Maupeou. — Comité chargé d’examiner la question du rétablissement des Parlements. — Conséquences de ce rétablissement.
L’épizootie du Midi avait commencé à se développer au moment où le gouvernement de Louis XVI eut à résoudre une question politique de premier ordre, celle du retour des Parlements.
Avec leurs procédés d’obstruction, avec leurs grèves, leurs refus d’enregistrement et leurs remontrances, si excessives parfois qu’elles en devenaient mensongères, avec leurs représailles contre les ministres et leurs vengeances, avec leur soif de popularité, les Parlements avaient rendu l’administration très difficile.
Pour les subsistances, le Parlement de Paris intervenait dès qu’il y avait cherté, au risque de provoquer des émeutes. Les Cours de province agissaient de même. Pendant la famine du Limousin, Turgot avait vu ses efforts contrariés par le Parlement de Bordeaux qui, le 17 janvier 1770, avait prescrit aux propriétaires, décimateurs, fermiers, magasiniers et marchands de grains, de garnir les marchés. Si l’arrêt avait été exécuté, le blé aurait été caché ; les transactions auraient cessé. L’intendant négocia avec le procureur général pour que l’exécution de l’arrêt fut suspendue ; il le fit ensuite casser[1] en menaçant ceux qui s’opposeraient à la liberté du commerce de les poursuivre comme perturbateurs du repos public.
Dans les questions d’enregistrement, les Parlements étaient non moins maladroits. En l’absence de Constitution, leur opposition aurait été un frein utile à l’absolutisme ministériel, si elle avait toujours été conforme au bien public. Mais les ministres cernaient cette opposition avec des faveurs de sorte qu’elle était devenue un moyen d’avancement.
Enfin, la partiale dureté dont les Parlements avaient fait preuve dans nombre de procès criminels était effrayante ; et le projet d’union de toutes les Cours souveraines sous la direction du Parlement de Paris — projet soutenu avec vigueur en 1770 — était un danger pour la monarchie. C’est pour l’étouffer que fut rendu l’édit qui interdit aux Cours de se servir des termes d’unité, d’universalité, de classe, etc., et qui fut suivi du coup d’État Maupeou. Cet important édit fut présenté à l’enregistrement le 27 novembre. Le Parlement protesta, puis parut se soumettre lorsqu’il fut saisi par l’abbé Terray d’un règlement sur le commerce des grains qui, en supprimant la liberté, rendait aux Parlementaires leur principal instrument de popularité.
Turgot estimait que la soumission n’était qu’apparente ; il écrivit à Du Pont le 15 janvier 1771 :
« Il me semble que la victoire sur le Parlement est encore équivoque et en leur livrant, comme vous dites, le pauvre peuple, on leur a donné une arme assez avantageuse à manier pour des fripons. »
Le jour même, la Cour revenait à ses procédés d’obstruction. C’est alors, les 21 et 22 janvier, que ses membres furent exilés. « Tout va par cascades en ce monde, écrivit Turgot le 1er février. Je ne prends pas un intérêt infini aux cruches cassées et je ne sais trop à quel point elles avaient raison sur l’objet qui a occasionné leur rupture. Leur résistance pourrait être utile, si elle était éclairée et désintéressée ; mais la négative absolue qu’ils voudraient s’arroger dans le Gouvernement est une chose absurde en elle-même et avec laquelle aucun gouvernement ne peut subsister, ni agir raisonnablement. Le malheur est qu’on les achètera toujours quand il ne s’agira que des intérêts du peuple. De tout temps, nos seigneurs les lions ont conclu leurs traités aux dépens des moutons…
« La petite farce qui se joue à Paris me paraît plus comique que tragique et se terminera comme les deux que j’ai vues, par le retour des cruches dont tous les morceaux se rejoindront, comme le nez et les oreilles respectives de saint Georges et de saint Denis dans la Pucelle… »
Le 28 février, Turgot écrivait encore : « Je ne blâme pas le fond de la besogne et il me semble que si elle peut tenir, le public y gagnera plus qu’il n’y perdra. »
Mais, le 13 mars, il disait : « Par tout ce qu’on me mande, je vois que le ministère actuel a manqué son opération. Nous serons délivrés de quelques loups dévorants et les bœufs-tigres reviendront aussi stupides et plus stupides que jamais. Ces gens-ci (les ministres) ont entrepris avec de mauvaises intentions une chose qui, même avec de bonnes intentions, aurait été très difficile, mais les obstacles qu’ils ont trouvés seront longtemps des obstacles à tout progrès et à tout changement en bien. »
On sait que Maupeou remplaça les magistrats exilés par des personnages recrutés à la hâte, que le nouveau Parlement manqua de prestige et qu’il fut aussi impopulaire que le ministre qui l’avait institué[2].
À l’avènement de Louis XVI, la question de savoir s’il fallait rétablir le Parlement dissous se posa bientôt et de telle manière qu’elle devait être à bref délai résolue. Elle fut examinée par un comité composé de Maurepas, de Turgot, de Miromesnil et de Sartine. Le secret des délibérations paraît avoir été gardé ; on ne peut donc faire que des conjectures sur l’opinion de chacun. Maurepas passe pour avoir été le seul à opiner pour le retour. Mais il est possible que Turgot ne se soit pas fortement opposé à cette mesure. Avec Quesnay et les Physiocrates, il ne croyait pas aux avantages du gouvernement constitutionnel pratiqué en Angleterre ; il méprisait l’opposition parlementaire et il en connaissait les ressorts cachés. On assure qu’il mit sous les yeux de Louis XV un état de pensions, gratifications et autres faveurs[3], de nature à éclairer le Roi à ce sujet. Mais il pouvait craindre que la convocation des États généraux ne fût le résultat inévitable de la destruction des Parlements. La Cour des Aides supprimée n’avait-elle pas dit, non sans imprudence à Louis XV, le 18 janvier 1771 par l’organe de Malesherbes, qui n’avait été probablement que le porte-parole de sa compagnie[4] :
« Par qui les droits de la nation vous seront-ils représentés quand les Cours n’existeront plus et seront remplacées par des tribunaux civils. Interrogez donc la nation elle-même, puisqu’il n’y a plus qu’elle qui puisse être écoutée de V. M. »
À un point de vue plus terre à terre, bien que non négligeable, le Contrôleur général devait redouter les conséquences financières du coup d’État Maupeou, dont le prétexte vis-à-vis du public avait été la suppression de la vénalité des charges et l’établissement de la gratuité de la justice. D’après un calcul du temps, le capital de toutes les charges supprimées en 1771 aurait dépassé 45 millions[5] et il aurait fallu ajouter à cette somme le prix des charges des tribunaux inférieurs et pourvoir aussi aux gages des magistrats sans avoir en atténuation la ressource des vacations et celle des épices.
Ce que Turgot ne dut pas admettre, c’est que, selon l’expression de Condorcet[6], les magistrats revinssent sans conditions, avec leur insolence, leurs préventions et leurs préjugés. Sur ce point Turgot discuta et fut battu ; le projet du garde des sceaux, Hue de Miromesnil, prévalut ; l’édit de 1774, qui rétablit le Parlement de Paris, ne renferma que des précautions à peu près illusoires contre les empiétements possibles de la magistrature. Aussi les Revenants, selon le nom que les chansonniers donnèrent à Messieurs, recommencèrent, sous prétexte de police générale, à se mêler de tout et firent bientôt sentir au Gouvernement leur puissance, principalement à Turgot qu’ils considéraient comme leur adversaire.
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[1] Arrêt de mars 1770. À cette date, Terray était contrôleur général, mais n’avait pas encore triomphé de Choiseul. Il laissait faire ses bureaux et Trudaine de Montigny. ·
[2] On lit dans la Correspondance Métra, à propos de la disgrâce de Maupeou et de l’abbé Terray : « Cette heureuse disposition ne peut que faire espérer le rétablissement des anciennes Cours des Parlements toujours demeurées chères à la nation, malgré tous leurs torts. » Beaucoup de gens pensaient ainsi.
Métra rapporte aussi que Maupeou dit à la Vrillière, venu pour lui transmettre les ordres de Louis XVI : « J’ai fait gagner au Roi un procès qui durait depuis 300 ans ; il veut le reperdre, il est bien le maître ». Vrai ou non, le propos était juste.
[3] Voir dans Capron et Plessis, Vie privée du Prince de Conti, p. 178, une lettre d’où résulte que le comte de la Marche, fils du Prince, fut acheté par l’abbé Terray.
[4] Gaillard, Vie de Malesherbes.
[5] Journal historique.
[6] Condorcet n’était pas absolument opposé au rappel des Parlements : « Je persisté à croire qu’il n’y a aucune raison, ni prétexte, pour rétablir les Parlements sans les assujettir à des conditions ; je ne vois pas que rien soit bien pressé, excepté le rappel des exilés, qu’on peut regarder comme indépendant du reste », écrivait-il à Turgot.
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