Œuvres de Turgot – XIX – La guerre des farines

XIX. — LA GUERRE DES FARINES

Opinion de Turgot sur les mouvements séditieux. — Cherté des grains en 1775. — Troubles à Dijon et en Bourgogne. — Émeutes à Beaumont-sur-Oise, à Pontoise, à Poissy, à Saint-Germain, à Versailles. — Maladresse du prince de Poix, gouverneur de cette ville. — Lettres de Louis XVI à Turgot. — Émeutes à Paris. — Conduite de Maurepas et de Lenoir. — Révocation de ce dernier. — Agitation au Parlement. — Lit de Justice. — Mesures de répression. — Circulaire aux évêques et aux curés. — Origines de l’émeute. — Le prince de Conti. — Le cardinal de la Roche-Aymon, le Grand prévôt. — Fermeté de Louis XVI. — Le complot. — Mesures générales sur le commerce des grains.

Sous l’Ancien régime, tout administrateur avait à compter avec des mouvements séditieux en cas de renchérissement du prix du pain. Étant intendant de Limoges, Turgot avait écrit le 15 février 1765, aux officiers de police de sa généralité :

« Si les esprits commencent à fermenter, le magistrat ne doit rester ni dans l’indifférence, ni dans l’inaction ; il doit employer tous les moyens qu’une prudence éclairée suggère pour calmer l’émotion ou plutôt pour l’empêcher de naître. L’attroupement séditieux est un crime trop destructeur de l’ordre public pour qu’il puisse demeurer impuni. Le Gouvernement est obligé, malgré lui-même, d’armer la juste sévérité des lois et les coupables expient dans les supplices le crime où les a entraînés une impétuosité aveugle qui n’a pas été réprimée à temps. »

Quelques mois après avoir fait enregistrer la loi sur la liberté du commerce des grains, Turgot eut à appliquer, comme ministre, les principes qu’il avait exposés à ses subordonnés comme intendant. C’est, en effet, au printemps de 1775 qu’éclatèrent les émeutes auxquelles on a donné le nom de Guerre des Farines et dont l’histoire se serait à peine occupée sans l’obscurité de leur origine et l’importance de leurs conséquences politiques.

Dans sa lettre à Louis XVI, du 24 août 1774, Turgot avait signalé l’insuffisance de la récolte :

« J’entre en place dans une conjecture fâcheuse par les inquiétudes répandues sur les subsistances, inquiétudes fortifiées par la fermentation des esprits, depuis quelques années, par la variation dans les principes des administrateurs, par quelques opérations imprudentes, et surtout par une récolte qui paraît avoir été médiocre[1]. »

La récolte de l’année 1775 s’annonça meilleure ; mais les importations de grains étrangers étaient faibles ; la cherté était générale en Europe et le commerce intérieur était libre en France depuis trop peu de temps pour être fortement organisé. Bien qu’il n’y eût pas de disette réelle[2], il se manifesta des alarmes en quelques endroits, au printemps, et les magistrats locaux les entretinrent en rendant des ordonnances contraires à la liberté du commerce ; Turgot fit casser ces ordonnances par un arrêt du Conseil du 7 avril.

Quelques jours plus tard, un mouvement populaire, avec pillage de grains et démolition d’un moulin, troubla Dijon[3] ; le gouverneur de la ville fut menacé de mort. Grâce à l’intervention habile de l’évêque[4], le désordre n’eut pas de durée. Turgot fit suspendre, par arrêt du 22, les droits d’octroi sur les blés à Dijon, à Saint-Jean-de-Losne et à Montbard ; le 24, il accorda, en conformité de l’arrêt du 13 septembre, une prime du 18 sols par quintal aux importateurs étrangers[5].

Des fermentations furent encore constatées dans d’autres localités ; elles n’eurent rien d’effrayant. Turgot répondait à ceux qui lui en parlaient : « Nul pouvoir humain ne saurait empêcher, quand les blés sont rares, qu’ils ne soient chers. Cette cherté est un remède, amer sans doute, mais nécessaire, contre la disette. Elle tend à se diminuer elle-même en appelant, par l’appât du gain, les secours étrangers ou nationaux, des endroits qui en ont le moins besoin à ceux qui en ont le plus. La seule chose à faire est de laisser à ces secours toute la liberté et toute la facilité possibles pour arriver, et en outre d’aider les véritables pauvres par des ateliers de charité. »

Il avait préparé une circulaire aux intendants pour l’établissement de ces ateliers en prenant, comme dans le Limousin, des précautions minutieuses pour en éviter les inconvénients ; il avait préparé aussi une instruction aux curés de Paris pour la distribution des aumônes. Ces deux documents[6] n’étaient pas encore sortis du contrôle général quand, à Beaumont-sur-Oise, le marché fut pillé. Le gouvernement ne fut pas informé immédiatement de l’incident[7], et l’émeute se propagea ; elle passa par Pontoise, par Poissy, où des bateaux de grains furent saccagés, puis par Saint-Germain pour arriver à Versailles le 1er mai[8].

La ville avait pour gouverneur un jeune officier, le prince de Poix, fils du maréchal de Mouchy, qui crut faire merveille en obligeant les boulangers à vendre le pain à deux sols la livre, très au-dessous du cours. C’était donner raison à l’émeute. Elle se porta au Palais où Louis XVI essaya inutilement de haranguer la foule qui réclamait bruyamment du pain ; le Roi avait déjà pris le matin, avec le ministre de la guerre et avec le maréchal de Beauvau, des mesures pour protéger les arrivages. Par deux lettres de sa main, en un style plus ferme que correct, il mit Turgot, qui était à Paris, au courant de la situation.

« Pour d’ici, dit-il dans une de ces lettres, nous sommes absolument tranquilles ; l’émeute commençait à être assez vive ; les troupes qui y ont été les ont apaisés ; ils se sont tenus tranquilles devant eux ; M. de Beauvau, qui y a été, les a interrogés ; … la généralité disait qu’ils n’avaient pas de pain et montraient du pain d’orge fort mauvais qu’ils disaient avoir acheté deux sols et qu’on ne voulait leur donner que celui-là. La plus grande faute qu’il y ait eu c’est que le marché n’avait pas été ouvert… J’ai recommandé à M. l’Intendant de tâcher de trouver ceux qui payaient que je regarde comme la meilleure capture… M. de Beauvau m’interrompt pour me dire une sotte manœuvre qu’on a faite, qui est de leur laisser le pain à deux sols[9]. »

Turgot fit le soir même rapporter la « sotte manœuvre » ; il avait déjà, pour rassurer le commerce, fait annoncer que les négociants qui auraient à souffrir de dommages sur les voies publiques seraient indemnisés. Le propriétaire d’un des bateaux pillés reçut 30 000 francs.

Le gouvernement était averti que l’émeute irait à Paris ; Turgot s’était entretenu par avance de cette éventualité avec le lieutenant de police Lenoir et avec le maréchal de Biron.

Dans la nuit du 2 au 3, quoique des patrouilles eussent parcouru la campagne, quatre à cinq cents individus entrèrent à Paris par plusieurs portes, armés de bâtons, et commencèrent le pillage ; presque toutes les boulangeries furent visitées par les émeutiers ; ils continuèrent leurs opérations jusque dans l’après-midi, sans que ni la police, ni la troupe, fissent rien pour les contenir. On prétend même que des agents de police favorisèrent le pillage[10].

Turgot arriva de Versailles à dix heures ; des mutins étaient dans le voisinage du Contrôle général ; Du Pont et quelques autres personnes de l’entourage du ministre les chassèrent facilement ; pendant ce temps, les gardes françaises assistaient à une cérémonie de bénédiction de drapeaux à Notre-Dame, que Biron n’avait pas décommandée pour ne pas effrayer le public ; ils ne manquèrent pas une oraison. Ailleurs, des mousquetaires prirent sur eux d’enfermer dans une cave une dizaine d’émeutiers ; la police les délivra, en déclarant que l’ordre était de disperser et non d’arrêter.

Alors Turgot laissa prendre copie des lettres du Roi et Biron, éclairé sur les véritables intentions de Louis XVI, se décida à agir[11].

Maurepas avait encouragé l’inaction du Maréchal[12] et affectait l’indifférence ; il se rendit le soir à l’Opéra où une main inconnue lui glissa cette épigramme :

 

M. le Comte, on vous demande.

Si vous n’y mettez le holà,

Le peuple se révoltera.

Dites au peuple qu’il attende ;

Il faut que j’aille à l’Opéra[13].

Un conseil extraordinaire fut convoqué dans la nuit ; sans avoir consulté Maurepas, sans avoir non plus prévenu Sartine, ami de Lenoir, Turgot proposa la révocation de ce dernier, ainsi que celle du commandant du guet Le Laboureur[14]. Lenoir devait être remplacé par l’intendant du commerce D’Albert[15] qui, on l’a vu, avait les affaires de blés dans ses attributions.

Personne, dans le Conseil, n’osa émettre un avis, à l’exception de Louis XVI[16], qui approuva les propositions du Contrôleur général[17].

Le lendemain 4, Paris était calme. Seul, le Parlement s’agita. Dès le premier jour, Turgot l’avait fait inviter par son Président à se tenir tranquille et avait fait confirmer l’invitation par le Roi. Il avait ensuite fait porter à la Cour des Lettres patentes qui attribuaient à la Tournelle la connaissance des faits relatifs à la sédition. La Cour en avait refusé l’enregistrement, en les déclarant vicieuses en la forme et au fond.

Elles furent remplacées par un édit qui saisit la justice prévôtale au détriment de la magistrature. Le Parlement répondit en rendant, dans la soirée du 5, un arrêt sur les attroupements par lequel il suppliait le Roi « de prendre de plus en plus les mesures que lui inspireraient sa prudence et son amour pour ses sujets pour faire baisser le prix des grains et du pain à un taux proportionné aux besoins du peuple. »

Turgot tenta d’empêcher la publication de ce dangereux arrêt ; n’y pouvant parvenir, il partit pour Versailles, arriva au Palais au milieu de la nuit, fit réveiller le Roi et le détermina à tenir le matin un lit dé justice.

Quelques heures plus tard, les planches de l’arrêt étaient brisées chez l’imprimeur ; les exemplaires déjà affichés étaient recouverts d’un placard défendant les attroupements et interdisant d’exiger des grains au-dessous des cours ; chaque conseiller recevait la visite d’un mousquetaire avec l’ordre d’être à Versailles à huit heures, en robes noires[18], pour un lit de justice.

Louis XVI ouvrit la séance par un discours où « d’une voix peu agréable et peu sonore, mais avec noblesse et sans colère », il expliqua que les circonstances l’obligeaient à donner une extension extraordinaire à la justice prévôtale et qu’il s’occupait de la subsistance de Paris et du Royaume. « La mémoire a pensé me manquer, écrivit-il dans la journée à Turgot, mais j’ai suppléé comme j’ai pu sans me déconcerter. »

Miromesnil, garde des Sceaux, justifia l’édit en disant : « La marche des brigands semble combinée ; leurs approches sont annoncées ; des bruits publics indiquent le jour, l’heure, les lieux où ils doivent commettre leurs violences. Il semblerait qu’il y eût un plan formé pour désoler les campagnes, pour intercepter la navigation, pour empêcher le transport des blés sur les grands chemins, afin de parvenir à affamer les grandes villes et surtout la Ville de Paris. »

La Cour avait « beaucoup rabattu de son impertinence de la veille » ; il y eut des avis modérés parmi les grands ; le prince de Conti fut seul à exprimer son opinion.

Louis XVI, en clôturant la séance, interdit toutes remontrances. Le Parlement dut se borner à insérer dans son arrêt sur les attroupements quelques phrases sur la misère du peuple ; à deux heures, les conseillers étaient rentrés chez eux, le cœur ulcéré du coup porté à leur autorité.

La répression de la sédition fut sévère[19]. Deux des mutins, un ouvrier en gaze et un perruquier furent pendus ; on prétend qu’en allant au supplice, ils crièrent qu’ils mouraient pour le peuple. Beaucoup de personnes furent arrêtées ; une trentaine, nous l’avons déjà dit, fut menée à la Bastille ; s’y trouvaient l’avocat du Roi à Pontoise, le maire de Beaumont-sur-Oise, les deux agents du service des approvisionnements sous l’abbé Terray, Doumerck et Sorin de Bonne[20], le curé de Gournay-sur-Marne, qui avait déclamé en chaire contre les ministres, l’abbé Sauri, professeur de philosophie à Montpellier, qui avait écrit sur le commerce des grains[21], d’autres ecclésiastiques[22].

Au contraire, un curé, celui de Méry-sur-Oise, qui avait résisté à l’émeute et empêché le pillage d’un bateau, eut une pension et la promesse d’un bénéfice[23].

Le 11 mai, l’ordre était rétabli partout[24] ; une amnistie avait été accordée ; en avaient été toutefois exclus « les chefs et instigateurs de la sédition ».

Dans le Limousin, Turgot lorsqu’il était intendant avait intéressé le clergé à ses réformes et s’en était servi comme truchement auprès des paysans. Il fit de même, après la guerre des farines ; une circulaire fut envoyée aux prélats, avec des instructions aux curés, pour les inviter à dissiper les craintes populaires. D’après Du Pont, ces documents furent révisés par Brienne, archevêque de Toulouse, qui y introduisit la phrase ci-après : « Lorsque le peuple connaîtra les auteurs de la sédition, il les verra avec horreur, loin d’avoir en eux aucune confiance ; lorsqu’il en connaîtra les suites, il les craindra plus que la disette même. »

Le Garde des Sceaux avait déjà signalé, on l’a vu, au Parlement l’existence d’un complot[25] ; il était autrement grave d’en parler publiquement dans une circulaire et d’annoncer des poursuites qui ne pouvaient atteindre un prince du sang. Les soupçons s’étaient, en effet, portés sur le Prince de Conti[26].

On avait vu des mutins jeter des sacs de blé à la rivière, en percer d’autres à coups de couteau, et piétiner les grains renversés ; on avait constaté que quelques-uns d’entre eux avaient de l’argent, et que de faux arrêts du Conseil, abaissant le prix des grains, avaient été imprimés[27] ; le colporteur d’un de ces arrêts avait été mis à la Bastille sur l’ordre du maréchal du Muy[28]. Du pain, fait de mauvais seigle et de cendres, avait été montré à des courtisans, même à la Reine, pour faire croire à la famine[29]. Tout cela avait paru étrange. Enfin, le mouvement séditieux s’était étendu par les lignes d’arrivage des approvisionnements : par la Seine, d’un côté jusqu’à Mantes, de l’autre jusqu’à Fontainebleau par la Marne, et par l’Oise, jusqu’à Noyon et au delà, après avoir commencé près du château de l’Isle-Adam, qu’habitait le Prince[30].

Chef de la branche cadette des Condé, ayant de l’esprit et beau parleur, militaire estimable, Conti avait eu longtemps l’amitié de Louis XV, qui l’avait pris pour confident de sa correspondance secrète à l’étranger ; disgrâcié au temps de Mme de Pompadour, il avait, de sa retraite, dirigé l’opposition contre les ministres, et disait-on, payé les mémoires de Beaumarchais pour discréditer Maupeou et son Parlement.

À l’avènement de Louis XVI, il avait demandé sa grâce ; le jeune Roi l’avait d’abord repoussé, puis l’avait accueilli, et si bien, qu’au moment de la guerre des farines, le Prince était caressé comme au temps de son ancienne faveur[31].

Profondément attaché à ses prérogatives personnelles et défenseur du régime féodal, si impérieux et si intolérant, sous des formes aimables, qu’il passait pour un ennemi dangereux, il s’était cru offensé par le projet de suppression des Jurandes que préparait Turgot et que le journal de Baudeau avait fait prévoir. En sa qualité de prieur de l’ordre de Malte, le Prince louait des maisons dans l’enclos du Temple et donnait, avec elles, le droit d’exercer sans maîtrise toute espèce de profession.

Deux autres grands personnages étaient touchés par le projet : le Cardinal de La Roche-Aymon, grand aumônier de France, et le grand Prévôt ; l’un louait des maisons aux artisans dans l’enclos des Quinze-Vingts et dans l’enclos Saint-Germain, l’autre concédait « par lettres régistrées en sa prévôté, aux marchands ou artisans suivant la Cour et commensaux du Roi », en nombre fixe dans chaque métier, le droit d’exercer dans tout Paris.

Les trois mécontents s’étaient ligués contre le Contrôleur général et Conti s’était chargé des mesures d’exécution. Telle fut l’opinion qui prévalut dans l’entourage de Turgot[32].

Il était facile à cette époque d’ameuter le peuple au sujet des aliments. Des marchands de grains, pour écouler leur stock, des meuniers pour ruiner leurs concurrents, savaient provoquer des mouvements populaires. Je ne citerai qu’un fait ; il est relaté dans une lettre de Turgot à Condorcet datée de 1771. À Clermont, des particuliers avaient établi un moulin économique ; les meuniers du pays racontèrent qu’on mêlait de la chaux à la farine et qu’on faisait des envois de farine à l’étranger ; les habitants de plusieurs paroisses se dirigèrent en armes pour raser le moulin ; il fallut faire donner la maréchaussée, qui eut plusieurs cavaliers tués.

Rien d’impossible, par conséquent, à ce qu’un prince du sang ait, sinon fait naître, du moins entretenu des troubles.

Louis XVI eut immédiatement connaissance des accusations portées contre son cousin ; il recommanda, on l’a vu, de saisir les mutins qui avaient de l’argent. Le 6 mai, il avait écrit à Turgot :

« Je suis fort aise que Pont[33] soit sauvé… le point est de rassurer les laboureurs et fermiers et de les engager à continuer leur négoce. Comme d’un mal on gagne quelquefois un bien, on aura vu de ceci que je ne suis pas si faible qu’on croyait et que je saurai exécuter ce que j’aurai résolu… Le vrai est que je suis plus embarrassé avec un homme qu’avec cinquante…

« C’est une chose bien épouvantable que le soupçon que nous avions déjà et le parti bien embarrassant à prendre, mais malheureusement ce ne sont pas les seuls qui en ont dit autant. J’espère pour mon nom que ce n’est que des calomniateurs… »

Les incrédules — et Mirabeau s’est fait l’écho de leurs doutes[34] — sont allés jusqu’à insinuer que Turgot avait exagéré volontairement l’importance de l’émeute pour se faire valoir, mais beaucoup de personnes éclairées ont accepté l’hypothèse du complot. L’opinion juste paraît avoir été exprimée, au lendemain des événements, par l’abbé Morellet qui n’était pas d’un caractère à se laisser « facilement entraîner à cette imagination qui agrandit les objets ». Il écrivit à lord Shelburne, le 17 mai 1775 :

« Sans croire qu’il y ait à tout cela une première et unique cause, un complot formé et dirigé à un seul but, on ne peut se dissimuler que le premier mouvement une fois donné a été soigneusement entretenu[35]… »

Afin de calmer les inquiétudes, Turgot accorda de nouvelles primes à l’importation et autorisa le cabotage en obligeant les porteurs d’acquits à caution à transporter exactement les quantités inscrites ; il supprima ensuite les droits perçus sur les grains, soit à l’entrée des provinces, soit sur les marchés. Par arrêt du 13 août 1775, une commission dont Du Pont fut le secrétaire, fut chargée d’examiner les titres des privilégiés qui levaient des droits de ce genre. Turgot détruisit aussi la corporation des marchands de Rouen et enleva au Parlement de Normandie le droit de s’occuper des approvisionnements. Il abolit enfin les règlements spéciaux concernant le commerce des grains dans d’autres localités, puis fit rentrer Paris dans le droit commun. S’il avait eu un peu plus de temps, il aurait probablement complété ses réformes par la liberté de l’exportation.

________________________

[1] Les prix montèrent surtout à Paris et à Rouen où opéraient les marchands accrédités.

[2] D’après une mercuriale inédite dressée sous la Révolution, le prix moyen du froment sur le marché de Sens a subi les variations ci-après :

  1. 1er trimestre    3 l.                13 s.                            4 d.

2e   —       3                                            2                                            5

3e   —        3                                            11                                         4

4e   —       3                                            13                                         1

  1. 1er trimestre     4 l.                  7 s.                                   4 d.

2e   —       5                                            1                                            6

3e   —       4                                            9                                            1

4e   —       3                                            15                                         1

  1. 1er trimestre 3 l. 13 s.

2e   —        3                                            3                                            5 d.

3e   —       3                                            3                                            4

4e   —       3                                            5                                            8

(Communication de M. le D’Hervé).

[3] En mars, il y eut des troubles à Érvy, en Champagne, et à Metz ; en avril, il y eut une émeute à Reims.

[4] Claude d’Apchon.

[5] D’après les Mémoires de Leleu, ce marchand aurait reçu l’ordre de faire baisser de quatre livres le prix du setier en subissant une perte sérieuse ; à titre de dédommagement, il aurait obtenu la direction des moulins de Corbeil, Lenoir étant alors lieutenant de police. Le fait peut, dès lors, être exact, mais les Mémoires de Leleu furent écrits pendant les troubles de 1789 et ce fournisseur avait intérêt, en présence des menaces contre les commerçants, à prétendre qu’il avait été appuyé dans ses opérations par le gouvernement.

[6] Ils sont datés l’un, du 1er mai ; l’autre, du 2.

[7] Correspondance de Du Pont et du margrave de Bade.

[8] À la Rochelle, des visites domiciliaires furent prescrites par ordonnance de police. Turgot fit casser ces ordonnances par un arrêt du Conseil du 7 avril 1775.

[9] A. L. — E. Dubois de l’Estang, Turgot et la famille royale.

[10] Relation historique.

[11] Correspondance de Du Pont et du margrave de Bade.

[12] Véri est formel à ce sujet.

[13] D’après la Relation historique, ce serait le 3 mai, la veille de l’émeute, que Maurepas serait allé à l’Opéra.

[14] Le guet qui dépendait, en principe, du Parlement, fut mis sous les ordres de Biron. Le commandant était un nommé Galerne, officier parvenu, chevalier de Saint Louis (Relation historique).

[15] En 1771, il était intendant du commerce par Commission. Il n’assista point aux délibérations du Parlement qui motivèrent le Coup d’État et ne reçut pas de lettre de cachet. Mais il ne crut pas convenable de rester en place et s’exila volontairement.

[16] Louis XVI dit à Turgot : « Au moins, n’avons-nous rien à nous reprocher. » (Relation historique).

[17] On fit venir des troupes de province ; les mousquetaires noirs s’étendirent sur les rives de la Marne, les mousquetaires gris sur celles de la Basse-Seine ; les gendarmes, les chevau-légers sur celles de la Haute-Seine ; les suisses, les gardes françaises et les invalides gardèrent les faubourgs et les boutiques des boulangers. Tout cela formait une armée de 25 000 hommes dont on disait que Turgot était le généralissime. Biron avait comme lieutenants-généraux pour la Haute-Seine, le marquis de Poyanne, pour la Basse-Seine, le comte de Vaux. Il avait en outre un État-Major considérable. (Relation historique)

[18] La robe rouge était d’usage dans toutes les cérémonies.

[19] Toutefois, on fit insinuer par différents seigneurs à leurs vassaux que ceux qui avaient pillé ou enlevé des blés pouvaient les reporter sans crainte à ceux qu’ils avaient volés ou payer le surplus de la valeur, s’ils en avaient déjà soldé une partie. (Relation historique)

[20] Ils entrèrent à la Bastille les 5 et 6 mai 1775.

[21] Les Réflexions d’un citoyen sur le commerce des grains.

[22] Funck-Brentano, Les Lettres de Cachet.

[23] Mercure et Gazette de Leyde.

[24] Il y avait eu de nombreux désordres en province, notamment en Normandie où les principaux marchés publics furent troublés, mais avec plus de gaspillage que d’enlèvements réels. Les Intendants, les Commandants et les Évêques avaient reçu l’ordre d’être à leur poste (Relation historique). L’édit sur la justice prévôtale ne fut rapporté que le 20 décembre.

[25] Des placards injurieux affichés journellement dans Paris et jusque dans le jardin des Tuileries décelaient des gens malintentionnés (Relation historique).

[26] Beauvau dans un souper accusa Sartine. Turgot dut démentir le propos (Relation historique).

[27] Des gens à cheval avaient porté chez les fermiers des lettres anonymes leur conseillant de garder leur blé. Les faux arrêts du Conseil disaient que le Roi limitait le prix du blé à 12 francs le setier (Relation historique).

[28] Funck-Brentano, Les Lettres de Cachet.

[29] Correspondance de Du Pont et du margrave de Bade.

[30] Le public vit, dans l’émeute, la main des Anglais, de la Maison d’Orléans, des fermiers généraux, des monopoleurs et de l’abbé Terray, du clergé, parce que, les troubles avaient eu lieu au temps de Pâques, de Maupeou et de son Parlement, etc.

[31] Mémoires Secrets. — Capron et Plessis, Vie privée du prince de Conti, 1907.

« Le prince avait la plus belle figure, beaucoup d’esprit et la superficie de beaucoup de connaissances. Il était noble, fier, généreux, bon ami et protecteur zélé de ceux qu’il affectionnait, ennemi dangereux des autres. (Paulmy, 1759 ; Capron et Plessis, p. 3.) »

C’est quand il perdit la faveur de Louis XV en 1757, que se forma la cour du Temple dont Trudaine de Montigny fut l’un des familiers. Plus tard, lorsque Conti fut exilé, il continua à s’occuper de politique. La Correspondance secrète de Maupeou et de Sorhouet sortit d’une presse du Temple. Un jour, le prince aperçut de la terrasse de son château des bateaux de blé qui descendaient vers la Seine ; il s’informa, c’étaient des grains à destination de l’étranger. Le prince fit héler les bateliers, les obligea à décharger le blé et le fit distribuer à ses vassaux qui commençaient à le payer cher. (Mémoires Secrets, 18, 315.)

[32] Correspondance de Du Pont et du margrave de Bade.

Dans les premières éditions de ses Mémoires sur Turgot, Du Pont de Nemours avait gardé le silence sur le complot. Plus tard, il a parlé des ennemis du Contrôleur général, des gens qui le jalousaient, des personnes de haut rang dont ses réformes devaient supprimer les profits. Il a insisté sur la perfection du plan de l’émeute et a affirmé, sans citer aucun nom, que tous les détails de l’affaire avaient été mis sous les yeux du Roi.

Dans une lettre qu’il adressa au margrave de Bade, au lendemain des événements, il fut moins discret. « Baudeau et Morellet, raconta-t-il, commirent l’imprudence d’annoncer que Turgot comptait supprimer les jurandes. Ce projet offensa le prince de Conti, le cardinal de la Roche-Aymon et le Grand Prévôt de France. Tous trois furent les ennemis déclarés de Turgot. Leurs amis, des magistrats, des financiers, des courtisans, des membres du clergé et tous les gens qui reprochaient au ministre sa qualité d’ancien encyclopédiste se joignirent à eux. Les anciens agents de la régie des blés disaient depuis longtemps que le système de Turgot affamerait Paris. Necker, déjà ambitieux, fit son livre sur la Législation et le Commerce des grains. L’abbé Sauri, Grouber de Groubenval en firent d’autres. Des émissaires furent envoyés dans les campagnes, de l’argent fut distribué par des gardes-chasses, par une femme habillée en homme qui se faisait passer pour le comte d’Artois.

« À Paris, M. de Bear, aumônier et secrétaire de l’ambassade de Suède, entendit des Savoyards, qui pillaient le marché de la place du Palais-Royal, crier : Vive M. Necker ! le sauveur du peuple ! »

« Je conserve la lettre de M. de Bear, dit Du Pont, mais je ne désire pas que cette histoire soit connue avant ma mort. »

[33] Pont Saint-Maxence.

[34] L’Espion dévalisé.

[35] Lettres à lord Shelburne, publiées par lord Fitz Mauritz, 1898.

« Un mois après la guerre des farines, le roi traversa, pour aller à Reims, une partie du théâtre des séditions, et il n’y trouva qu’un peuple qui bénissait son gouvernement. (Condorcet, Vie de Turgot, p. 111). »

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