Œuvres de Turgot – 236 – Documents sur la disgrâce de Turgot

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

236. — DOCUMENTS SUR LA DISGRÂCE DE TURGOT.

I. — Lettres de Marie-Antoinette, de Mercy-Argenteau et de Marie-Thérèse.

Marie-Antoinette à Marie-Thérèse, 15 mai. — M. de Malesherbes a quitté le ministère avant-hier, il a été remplacé tout de suite par M. Amelot. M. Turgot a été renvoyé le même jour, et M. de Clugny le remplacera. J’avoue ma chère maman que je ne suis pas fâchée de ces départs, mais je m’en suis pas mêlée.

Mercy à Marie-Thérèse, 16 mai. Le Contrôleur général, instruit de la haine que lui porte la Reine, est décidé en grande partie par cette raison à se retirer ; le projet de la Reine était d’exiger du Roi que le Sr Turgot fût chassé, même envoyé à la Bastille, le même jour que le comte de Guines serait déclaré duc, et il fallut les représentations les plus fortes et les plus instantes pour arrêter les effets de la colère de la Reine, qui n’a d’autre motif que celui des démarches que Turgot a cru devoir faire pour le rappel du comte de Guines. Ce même Contrôleur général, jouissant d’une grande réputation d’honnêteté et étant aimé du peuple, il sera fâcheux que sa retraite soit en partie l’ouvrage de la Reine.

S. M. veut également faire renvoyer le comte de Vergennes, aussi pour cause du comte de Guines, et je ne sais pas encore jusqu’où il sera possible de détourner la Reine de cette volonté.

Rapport officiel de Mercy, 16 mai. — Malesherbes, inébranlable dans sa résolution de se démettre de son ministère, proposait, d’accord avec Turgot, l’abbé de Véri pour son successeur, tandis que Maurepas voulait Amelot. La Reine adopta le parti de Maurepas, et ses amis et confidents ordinaires voulurent lui persuader qu’elle devait profiter de ces circonstances pour faire nommer un ministère qui lui fût tout dévoué. Mercy lui représenta la responsabilité qu’elle prenait en se mêlant d’un tel choix… La Reine parut renoncer à influer sur les nouveaux choix, mais elle n’en continua pas moins à irriter continuellement le Roi contre Turgot et Vergennes qu’elle détestait parce qu’elle les considérait comme les ennemis du comte de Guines. Elle obtint du Roi d’écrire à ce dernier une lettre pour lui exprimer sa satisfaction de sa conduite et lui annoncer la grâce qu’il lui accordait en le faisant duc. La Reine fit refaire trois fois la lettre, ne la jugeant jamais assez favorable. Elle voulait aussi que l’envoi de la lettre coïncidât avec le renvoi de Turgot, mais, sur les représentations de Mercy, elle cessa d’insister sur ce dernier point.

Marie-Thérèse à Marie-Antoinette, 30 mai. — Je suis bien contente que vous n’ayez point de part au changement des deux ministres qui ont pourtant bien de la réputation dans le public et qui n’ont manqué, à mon avis, que d’avoir trop entrepris à la fois. Vous dites que vous n’en êtes pas fâchée, vous devez avoir vos bonnes raisons, mais le public depuis un temps ne parle plus avec tant d’éloges de vous et vous attribue tout plein de petites menées qui ne seraient pas convenables à votre place.

Journal de Véri. — La Reine n’aime, ni n’estime au fond M. Maurepas. Elle avait aimé M Turgot et l’a toujours estimé après avoir cessé de le goûter.

Turgot a deux défauts : le premier, de laisser transpirer trop promptement les innovations qu’il projette. Le second, d’en minuter ensuite trop longtemps les détails. Il veut persuader le public par trop de raisonnement ; il en renouvelle trop souvent les brouillons parce que le plus léger défaut les lui fait refondre en entier, ce qui dégoûte ses coopérateurs. Il aurait pu faire passer aisément la suppression des corvées l’année dernière, tous les avis se réunissaient alors au sien. Maintenant, ils lui sont contraires. Sa physionomie porte en outre, sans qu’il le sache, un air de dédain envers ceux qui lui paraissent avoir tort ; ce n’est pas un moyen d’obtenir le concours de ses collègues.

Le jour que j’arrivai à Paris, je trouvai Turgot dans ma maison où il s’était établi en quittant celle du Contrôleur général. On me dit qu’il était dans mon cabinet avec M. de Clugny, son successeur. J’y montai, et dans la conversation, j’eus occasion de dire un mot à celui-ci sur la mortalité des bestiaux. Turgot, que cet objet important frappait vivement, en parla comme s’il eût été le Contrôleur général et de Clugny, l’intendant de la province. Je ris en moi-même de ce ton, et quand je lui en fis l’observation en riant, après le départ de Clugny, il en fut tout surpris ; il n’avait vu que la chose sur laquelle son cœur s’était échauffé, sans songer qu’il n’était plus rien.

Cette disposition d’âme fit dire fort gaiement par Malesherbes, le soir de son renvoi, chez une amie commune[1] : « Vous imaginiez avoir l’amour du bien public ; vous en aviez la rage, car il faut être enragé pour avoir voulu ceci, cela, pour avoir forcé le Roi, Maurepas, la Cour, les Parlements et dans telles et telles occasions. » Il rappela avec sa fécondité naturelle et sa gaieté ordinaire une foule de traits où le désir du bien public avait fait commettre à Turgot plusieurs fautes impardonnables à un courtisan et à un ministre adroit qui veut se maintenir. Cette scène de plaisanterie fut excellente toute la soirée.

Maurepas trouvait que Malesherbes et Turgot ne ménageaient pas assez l’esprit de défiance du Roi. Saint-Germain, au contraire, approchait cette défiance naturelle avec des gants. « M. de Maurepas a raison, dit Turgot, et j’ai reconnu comme lui cette défiance. Voici mon remède à moi : c’est de lui dire toujours la vérité, et de la lui répéter sans cesse avec la plus grande clarté. Quand il devrait me renvoyer demain, je lui dirais aujourd’hui : Voilà ce que je crois que vous devez faire : je ne vous y puis servir après-demain puisque vous ne voulez plus de moi, mais il est encore aujourd’hui de mon devoir de mettre telle vérité sous vos yeux. Quand on n’a pas l’art des ménagements, la vérité constante est la meilleure ressource. Si elle ne me réussit pas, je m’en irai avec elle. »

Le 12 de ce mois, Bertin, « que le Roi supportait avec impatience et qu’il avait décidé de renvoyer il y a six mois, qui s’était maintenu par sa nullité et sa petite souplesse », porta à Turgot l’ordre de se retirer.

Mme de Maurepas écrivit à Véri le 12 mai :

« Je vous mandai hier la retraite de M. de Malesherbes, aujourd’hui je vous dirai que le Roi a remercié M. Turgot, je vous avoue que cela me fait beaucoup de peine, et ce qui l’augmente, c’est que je crois qu’il tenait plus à sa place que vous ne le croyez. Il y a un mois que cet orage gronde sur sa tête sans qu’il ait voulu s’en apercevoir. Je lui ai parlé de façon à lui faire voir que le Roi n’était pas prévenu pour lui ; il n’a pas voulu me croire. Enfin, voilà tous vos amis hors de la Cour, il n’y reste plus que nous. L’âge et les infirmités nous en feront sortir bientôt. »

Mes autres lettres, dit encore Véri, et celles qui ont été reçues dans mon voisinage annoncent que Turgot a pris sa disgrâce avec la plus grande tranquillité. Je ne prévoyais nullement ce renvoi prochain. Turgot, inébranlable dans la poursuite de ses plans, quand il les a bien approfondis, n’a aucune sensibilité pour savoir se prêter aux opinions des autres. Ses études solitaires du cabinet ne lui ont pas donné l’art de faire passer sa conviction dans l’âme de ceux qui n’y sont pas préparés. La droiture de ses intentions, qu’il croit aussi évidente aux yeux d’autrui qu’aux siens, jointe à une disposition naturelle, l’a toujours éloigné des tournures de souplesse, de condescendance et de prévenance qui sont un si grand ressort dans les Cours.

L’âme et la santé de Turgot jouissent d’un calme qu’il n’avait pas étant en place. Ses défauts ont disparu de l’opinion générale, même de celles des financiers qui avaient plus raison que d’autres de s’en plaindre. Ses bonnes qualités surnagent ; on le voit ami du peuple opprimé, ami de la chose publique, et le seul rempart contre les oppresseurs et la déprédation. Son désintéressement et ses intentions n’ont point de contradicteurs. Ses opinions n’en ont guère plus que dans la classe de ceux qui avaient trop crié pour oser se dédire en trois mois et de ceux de la Cour qui ont concouru à son renvoi.

Un homme qu’une affaire avait conduit chez mon frère, s’y trouva dans le moment où Turgot vint occuper notre maison après son renvoi. Ce même homme rencontre mon frère deux mois après. « Je n’ai jamais eu, dit-il, de relations avec M. Turgot, ni comme particulier, ni comme ministre, mais le jour que je l’entendis annoncer chez vous, mon cœur fut si saisi en voyant l’homme de probité qui était renvoyé, que je fus sur le point de pleurer dans votre antichambre. »

Je ne sais pas si l’amitié et la conformité d’opinions m’aveugle sur Turgot, mais je le regardais comme le seul qui fût vraiment ministre tant pour l’intérieur que pour les vues du dehors de l’État. Avec la confiance entière du souverain, il eût été le meilleur administrateur que la France eût jamais eu. (Journal de Véri, mai 1776.)

II. — Autres opinions.

De Monthyon (Particularités) fait dire à Malesherbes

« M. Turgot et moi, nous étions de fort honnêtes gens, très instruits, passionnés pour le bien. Qui n’eut pensé qu’on ne pouvait mieux faire que de nous choisir ? Cependant, ne connaissant les hommes que dans les livres, manquant d’habileté pour les affaires, nous avons mal administré. Nous avons laissé diriger le Roi par M. de Maurepas qui a ajouté sa propre faiblesse à celle de son élève. Sans le vouloir, sans le prévoir, nous avons contribué à la Révolution. »

Hue, valet de chambre du Dauphin, avait, dans les Dernières années de Louis XVI, ouvrage publié en 1814, rapporté ce discours d’une manière différente :

« Pour faire un bon ministre, dit-il, l’instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et moi, nous en avons été la preuve, notre science était toute dans les livres, nous n’avions aucune connaissance des hommes. »

Boissy d’Anglas (Essai sur la vie, les écrits et les opinions de Malesherbes, 1819), a fait observer que personne n’a fait connaître l’origine des paroles prêtées à Malesherbes et qu’il est étrange, lorsqu’il s’agit de la rétractation d’un homme tel que lui, que ceux qui les ont rapportées ne soient pas d’accord sur les termes dans lesquels elles furent conçues. Boissy d’Anglas a entendu dire souvent à Malesherbes tout le contraire de ce qu’il lui prête

« Je n’avais accepté le ministère, sur les vives instances de Turgot, que parce que les principes du Roi sur le danger et l’injustice des ordres arbitraires et sur l’économie dans les dépenses m’avaient paru conformes aux miens et je m’étais flatté d’après cela de ne rencontrer aucun obstacle aux changements que j’avais dessein d’opérer. Mais je n’avais pas songé que l’appui du Roi est le plus faible de tous ceux qu’un ministre réformateur peut obtenir. Nous avions bien le Roi pour nous, M. Turgot et moi, mais la Cour nous était contraire, et les courtisans sont bien plus puissants que le Roi. »

La duchesse de Nivernois, sœur de Maurepas, écrivit à l’abbé de Véri :

« Je n’ajouterai pas que je partage tous vos sentiments ; car j’ignore quels sont les vôtres sur les événements qui viennent d’arriver. Vous pourriez bien n’y voir que vos deux amis délivrés d’un fardeau très pénible et goûter la satisfaction d’avoir leur liberté. Pour moi, qui suis beaucoup moins touchée de leur bien-être personnel que du mien et de celui des hommes en général, je suis très fâchée de voir sortir du ministère deux personnes dont le cœur était si droit, le désintéressement aussi parfait, et l’amour de l’humanité aussi vrai et aussi profond. »

Mme du Deffant dans une lettre à H. Walpole s’exprime comme suit :

… M’est-il permis de vous dire ce que je pense de nos ministres renvoyés ? Le Malesherbes est un sot. Pour le Turgot, il n’en est pas de même.

Il s’afflige, dit-il, non de sa disgrâce, mais de ce qu’il n’est plus en son pouvoir de rendre la France aussi heureuse qu’elle l’aurait été, si ses beaux projets avaient réussi, et la vérité est qu’il aurait tout bouleversé. Sa première opération, qui fut sur les blés, pensa les faire manquer dans Paris, y causa une révolte ; depuis, il a attaqué toutes les propriétés ; il aurait ruiné le commerce, nommément celui de Lyon. Le fait est que tout est renchéri depuis son administration ; aucune de ses entreprises n’a eu l’apparence de devoir réussir ; il avait les plus beaux systèmes du monde, sans prévoir aucun moyen. Enfin, excepté les économistes et les encyclopédistes, tout le monde convient que c’est un fou, et aussi extravagant et présomptueux qu’il est possible de l’être ; on est trop heureux d’en être défait. Qui est-ce qui lui succédera ? Je l’ignore, mais on ne peut avoir pis qu’un homme qui n’a pas le sens commun, et mieux vaut pour le gouvernement un habile homme avec moins de probité, c’est-à-dire avec moins de bonnes intentions, qu’un homme qui, ne voyant pas plus loin que son nez, croit tout voir, tout comprendre, qui entreprend tout sans jamais prévoir comment il réussira ; voilà comme est celui dont vous faites votre héros ; il est d’un orgueil et d’un dédain à faire rire ; si vous le connaissiez, il vous serait insupportable. Je l’ai beaucoup vu autrefois et je puis vous assurer qu’il est tel que je vous le dépeins. Un tel personnage est très dangereux dans un État comme le nôtre ; il pourrait brouiller tout, au point qu’on y trouvât difficilement des remèdes. Il ne suffit pas pour être bon ministre d’être désintéressé ni de vouloir faire le bien ; il faut le connaître.

En voilà assez sur ce sot animal.

III. — Mesures de réactions contre les actes de Turgot et de Malesherbes.

La réaction contre les actes de Turgot et de Malesherbes fut immédiate et violente. Rigolley d’Oigny demanda la réunion des Messageries au service des Postes. Les mesures préparées pour la suppression du droit d’aubaine furent suspendues. Les édits de mars furent en partie révoqués. Un édit du 11 août 1776 rétablit la corvée sans toutefois en prononcer le nom.

Les financiers se montrèrent plus exigeants.

Les économistes qu’on voulait faire passer pour ses conseillers furent exilés : Baudeau, sous prétexte qu’il avait été quelquefois trop véhément ; Roubaud, parce qu’il avait montré au public les inconvénients des privilèges exclusifs et des vexations des financiers.

La commission de magistrats auxquels Malesherbes avait remis l’examen des lettres de cachet demandées par des familles, par des évêques, par des intendants de province, par des supérieurs de monastères, et par des chefs de police, fut supprimée (Journal de Véri, juillet.)

Lettre du Contrôleur général (De Clugny) à l’Intendant de Paris (Bertier de Sauvigny)

[A. N., F12 152].

25 mai.

J’ai reçu, M., la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au sujet de la publication de l’édit des Jurandes et de celui portant la suppression des corvées.

Avant de pouvoir vous répondre sur cet objet, il est nécessaire que j’en prenne une connaissance particulière et que j’en confère avec M. de Fourqueux. Je le ferai à mon premier travail avec lui.

Je vous prie, en attendant, de vouloir bien surseoir à cette publication.

Circulaire du Contrôleur général (De Clugny) aux Intendants sur les corvées.

[A. Calvados.]

Paris, 16 juin.

Vous êtes informé, M., des dispositions portées par l’Édit du mois dernier qui, en supprimant les corvées, ordonne une imposition au marc la livre du vingtième pour la confection, réparation et entretien des grandes routes du Royaume. Les difficultés qu’a éprouvé l’enregistrement de cette loi dans la plupart des Cours auxquelles elle a été adressée, en rendent l’exécution presque impossible pour cette année, même dans les Parlements où elle a été publiée. Le peu de temps qui reste jusqu’à la saison du travail ne permet pas d’arrêter les états des dépenses, de dresser les rôles de répartition et de commencer les recouvrements nécessaires pour pourvoir aux réparations qui doivent être faites avant l’hiver. Ces réparations sont cependant d’autant plus urgentes qu’il n’en a presque point été fait depuis les ordres donnés au mois de juillet dernier de suspendre les corvées ; il a fallu se borner au printemps à faire provisoirement les plus pressées, et l’on y a pourvu avec les fonds destinés aux ateliers de charité. Mais l’ouvrage qui a été fait ne peut suffire à empêcher les dégradations de l’automne et de l’hiver prochains, et il est indispensable de faire faire, avant ce temps, les réparations ordinaires et d’usage ; le temps des récoltes empêche qu’on ne puisse s’occuper du travail avant le mois d’octobre ; mais j’ai pensé qu’il était convenable de rassembler d’avance les matériaux nécessaires, et je me propose d’y destiner quelques fonds particuliers que je ferai passer dans votre Généralité, à proportion des besoins et des ressources que je pourrai ménager. Vous voudrez bien sur l’objet de ces approvisionnements vous concerter avec l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées servant près de vous et entrer en correspondance avec M. Trudaine qui vous fera connaître les différents secours qui pourront être accordés et qui me donnera connaissance des besoins de votre Généralité.

La situation des finances ne me permettra pas d’appliquer des fonds bien considérables à cet approvisionnement et ils ne peuvent avoir lieu que pour les réparations les plus urgentes des communications principales ; quant à la dépense de main-d’œuvre nécessaire pour l’emploi des matériaux qui seront rassemblés, il ne m’est pas possible d’y appliquer aucuns fonds et c’est à vous à me proposer les moyens d’y pourvoir d’après les besoins de votre Généralité et les ressources qu’elle peut procurer. C’est ce que je vous prie de me faire connaître le plus tôt qu’il vous sera possible, n’y ayant pas de temps à perdre pour faire les dispositions nécessaires pour voir à cet objet.

Cet article provisoire n’est pas le seul qui, dans le moment actuel, mérite l’attention du Gouvernement. L’Édit du mois de février n’est encore enregistré qu’au Parlement de Paris en vertu du lit de justice et à celui de Toulouse ; il a excité, de la part des autres Cours, les réclamations les plus fortes et toutes ont adressé des remontrances sur les inconvénients qui peuvent en résulter ; elles ont opposé, aux sentiments de bonté et de bienfaisance qui ont déterminé le Roi à la suppression des Corvées, les privilèges de la noblesse qui se trouvent attaqués, l’extension de ceux du clergé qui est affranchi de la contribution à laquelle il était tenu par ses cultivateurs, fermiers et métayers, et la nécessité de faire partager la charge à tous ceux qui retirent quelques utilité des grandes routes ; l’arbitraire et peut être l’insuffisance de l’impôt ; enfin la difficulté de l’exécution de l’Édit dans quelques provinces ; toutes ces considérations, qui ont été mises sous les yeux du Roi, ont paru à S. M. mériter la plus sérieuse attention : en conséquence, elle m’a chargé de vous consulter et de vous demander votre avis sur les avantages et les inconvénients qui peuvent résulter des opérations ordonnées par l’Édit dont il s’agit, sur les moyens de parvenir à son exécution complète, s’il ne paraît pas susceptible de quelques modifications et, enfin, si vous pensez qu’il entraîne de trop grands inconvénients dans sa forme actuelle, qu’elle serait celle qui vous paraîtrait la plus convenable de lui substituer relativement à la situation et au local de votre Généralité. Vous voudrez bien, pour cet effet, entrer dans les plus grands détails sur les usages qui y sont observés, les ressources dont elle peut être susceptible et la meilleure administration à y établir pour cette partie importante.

Je demande les mêmes éclaircissements à chacun de MM. les Intendants et aussitôt que j’aurai réuni tous leurs avis, je les mettrai sous les yeux du Roi pour prendre les ordres de S. M.

Les édits de libération populaire qui ont renversé Turgot et qui ont été renversés après lui ont produit un effet dont le peuple se ressentira sans le savoir. On s’occupe de le soulager d’une partie des corvées. L’esprit vexatoire, processif et inquiétant des jurandes a disparu ; on en a restreint le nombre ; on les a étendues à des villes de province qui les ignoraient, mais cette extension n’est qu’un objet d’impôt et les entraves, dont les règlements accablaient l’industrie, sont presque anéantis. Un million que le barreau retirait des querelles des corps de métiers lui est enlevé par les idées que Turgot a répandues dans le préambule de ses édits.

Les ministres qui voulaient faire regarder ces plans d’amélioration comme des chimères, ont dû, par la force de la vérité, en laisser subsister quelques-uns et se conformer à l’esprit de ceux qu’ils révoquaient. Les ouvriers travaillent librement, malgré le rétablissement des jurandes, et il suffit que la taxe qui est demandée soit payée (Véri).

IV. — Projet de lettre de Turgot à Maurepas.

Malgré tout ce que j’avais entendu dire, M., depuis mon éloignement du ministère, du projet qu’on vous attribuait d’engager le Roi à revenir sur la suppression des corvées et sur celle des Jurandes, je n’avais jamais pu me persuader que vous persistassiez à vouloir le réaliser. Il m’est inconcevable que vous ayez seulement pu en avoir l’idée. Il n’y a cependant plus moyen de douter que vous n’ayez déjà consulté le Parlement sur les nouveaux édits qui doivent révoquer ceux qui ont fait l’objet du dernier lit de justice. Il vous paraîtra certainement étrange que j’imagine de vous écrire à cette occasion. Ce n’est pas de moi que vous attendez des conseils, et je ne dois pas présumer que les miens vous fassent changer d’avis. Les réflexions même que j’ai à vous présenter sont si simples, si grossièrement évidentes, qu’il paraît moralement impossible qu’elles ne se soient pas présentées à vous. Mais plus elles sont naturelles et palpables, plus elles sont conformes à la façon de penser que je vous ai toujours connue, plus je dois croire que quelque motif extraordinaire vous a fait fermer les yeux à leur évidence. Je veux donc essayer de vous rappeler à vous-même, à ce que vous avez mille fois pensé et dit, à ce que vous devez au public, au Roi, à votre propre réputation, d’opposer votre conscience à la passion qui, permettez-moi de vous le dire, vous déguise jusqu’à votre propre intérêt. Pardonnez-moi cette franchise, M., mon intention n’est point de vous blesser par des vérités dures, mais vous me connaissez assez pour juger que je ne puis voir, sans un sentiment très douloureux, détruire un très grand bien auquel j’avais eu le bonheur de contribuer, que la volonté du Roi avait soutenu contre les obstacles qu’on y avait opposés et que je devais croire solidement affermi. Je suis sensible sans doute à cet intérêt, j’ose l’être encore à l’honneur du Roi qui peut être compromis par un changement si prompt, et qui doit m’être cher comme citoyen et comme ayant eu part à sa confiance et à ses bontés… [2]

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[1] Probablement Mme Blondel.

[2] Ce projet ne fut point achevé.

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