Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5
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1776
234. — RETRAITE DE MALESHERBES ET DISGRÂCE DE TURGOT
I. — Lettres à l’abbé de Véri.
[Journal de l’abbé de Véri.]
Première lettre.
30 avril.
Croirez-vous, mon ami, ce que je vais vous mander et à quel point vos amis[1] vont se faire tort dans l’opinion publique ? Leur choix est fixé sur M. Amelot pour remplacer M. de Malesherbes.
La chose est encore secrète, mais elle perce au point que je ne l’ai apprise que par le public. Vous imaginez bien qu’on s’est gardé de me faire une pareille confidence. Votre ami qui avait d’abord fait exiger par le Roi de M. de Malesherbes qu’il restât jusqu’à la Pentecôte pour avoir le temps de décider le Roi à son projet presse actuellement la retraite. Pour moi, je n’ai qu’une ressource, c’est de faire l’impossible pour que M. de Malesherbes reste jusqu’à la Pentecôte, afin que le secret qui est ébruité se répande au point que les imprécations du public aillent jusqu’à vos amis et leur inspirent cette honte salutaire qui conduit à résipiscence.
Oh ! si vous étiez ici, vous les décideriez du moins à un choix raisonnable, comme serait celui de M. de Fourqueux. Je n’ose vous dire : Changez tous vos projets de voyage et venez. Mais je vous dis qu’il s’agit de l’honneur de vos amis, du repos et de la gloire du Roi, et du salut de plus de 20 millions d’hommes pendant tout son règne et peut-être pendant des siècles, car nous savons quelles racines le mal jette dans cette malheureuse terre et ce qu’il en coûte pour l’arracher.
Je tous embrasse, mon ami, dans l’amertume, sans oser vous presser, vous désirant comme les laboureurs désirent à présent la pluie, m’en rapportant à votre amitié et à votre amour pour le bien.
Deuxième lettre.
10 mai.
Eh bien, mon ami, tout est dit. Votre vieil ami a mis tant de force et tant d’art à parvenir à son but qu’il a décidé ce matin le Roi. Il vient d’annoncer à notre ami Malesherbes que le Roi l’enverrait chercher ce soir ou demain pour conclure et il lui a annoncé pour successeur M. Amelot. J’ai lieu de croire que depuis longtemps il travaille à détruire, dans l’esprit du maître, vos deux amis[2]. Il compte avec raison sur ma retraite et je sais, mais de manière à n’en pouvoir faire usage, qu’il a parlé à M. de Clugny. Il me faut peu de jours pour mettre sous les yeux du Roi le plan de réforme dans sa maison ; il ne sera sûrement pas adopté et je demanderai ma liberté. Je partirai avec le regret de voir dissiper un beau rêve et de voir un jeune roi, qui méritait un meilleur sort, et un Royaume entier perdu par celui qui devait le sauver. Mais je partirai sans honte et sans remords et j’emporte de quoi occuper mon loisir à le rendre utile.
Je crois que j’irai d’abord à La Roche-Guyon chez Mme d’Enville. Il serait bien aimable à vous de nous y donner rendez-vous. Je vous manderai le temps. Je vais avoir le loisir de m’occuper de mes amis.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Troisième lettre.
11 mai.
Le marquis de Noailles est ambassadeur d’Angleterre, M. de la Vauguyon[3] en Hollande, M. de Guines a le brevet de duc par conséquent blanc comme neige. Le choix de M. Amelot sera déclaré peut-être aujourd’hui. Vous pouvez, d’après ces nouvelles, former vos spéculations politiques sur ce pays-ci.
Je vous embrase bien tendrement.
Boston est évacué par les troupes anglaises qui se sont retirées vers Halifax.
Quatrième lettre.
14 mai.
Ce que vous pouviez prévoir, mon ami, est arrivé, quoique d’une manière un peu différente. Votre vieil ami m’a fait renvoyer, sans attendre que je demandasse ma retraite. Je vous conterai ce que je crois deviner de tout cela, si vous voulez me venir voir à La Roche-Guyon où je dois passer quelque temps. Me voilà libre comme l’air, sans honte et sans remords (comme je vous l’ai déjà mandé).
Votre vieil ami doit bien en ressentir un jour pour avoir, par sa faiblesse et ses menées de courtisan, anéanti les espérances de bonheur les mieux fondées qu’une nation ait jamais conçues d’un jeune roi qui voulait le bien et que votre ami livre au flux et reflux de toutes les cabales.
Je vous ferai bien des reproches aussi à vous, quand je vous verrai, de vous être, dans les commencements, piqué d’indifférence pour les places, car vous auriez éclairé et fortifié des gens qui avaient grand besoin de l’être.
Adieu, mon ami, je vous pardonne tout pourvu que vous veniez me voir.
II. — Correspondance avec Maurepas.
Lettre de Maurepas.
[A. L., original. — D. P., VIII, 545, avec un mot changé.]
12 mai.
Si j’avais été libre, M., de suivre mon premier mouvement, j’aurais été chez vous. Des ordres supérieurs m’en ont empêché. Je vous supplie d’être persuadé de toute la part que je prends à votre situation. Mme de Maurepas me charge de vous assurer qu’elle partage mes sentiments. On ne peut rien ajouter à ceux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
Réponse de Turgot.
[A. L., minute autographe. — D. P., VIII, 545, avec quelques changements.]
Je reçois, M., la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je ne doute pas de la part que vous avez prise à l’événement du jour, et j’en ai la reconnaissance que je vous dois.
Les obstacles que je rencontrais dans les choses les plus pressantes et les plus indispensables m’avaient convaincu de l’impossibilité où j’étais de servir utilement le Roi, et j’étais résolu à lui demander ma liberté. Mais mon attachement pour sa personne eut rendu cette démarche pénible. J’aurais toujours craint de me reprocher un jour de l’avoir quitté. Le Roi m’a ôté cette peine et la seule que j’aie éprouvée a été qu’il n’ait pas eu la bonté de me dire lui-même ses intentions.
Quant à ma situation, dont vous avez la bonté de vous occuper, elle ne peut m’affecter que par la perte des espérances que j’avais eues de seconder les vues du Roi pour le bonheur de ses peuples. Je souhaite qu’un autre les réalise. Mais quand on n’a ni honte ni remords, quand on n’a connu d’autre intérêt que celui du Roi et de l’État, quand on n’a ni déguisé, ni tu aucune vérité à son maître, on ne peut être malheureux.
Je vous prie de vous charger de tous mes remerciements pour Mme la comtesse de Maurepas, et d’être persuadé qu’on ne peut rien ajouter aux sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.
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[1] M. et Mme de Maurepas.
[2] Malesherbes et Turgot.
[3] Il porta d’abord le titre de duc de Saint-Mégrin.
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