Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5
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1776
228. — INDÉPENDANCE DES ÉTATS-UNIS
Réflexions rédigées à l’occasion d’un Mémoire remis par de Vergennes au Roi sur la manière dont la France et l’Espagne doivent envisager les suites de la querelle entre la Grande-Bretagne et ses colonies.
[A. L., copie. — D. P., VIII, 434. — D. D., II, 551. — Extraits dans Favier, Politique de tous les Cabinets de l’Europe pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, manuscrits trouvés dans le cabinet de Louis XVI, 2 in-8°, 1793.]
(Mémoire de Vergennes. — Intérêts de la France et de l’Espagne. — Indépendance probable des colonies anglaises. — Les colonies françaises ; le pacte colonial. — Précautions à prendre. — Nos finances. — Précautions à prendre pour éviter la guerre.)
M. le comte de Vergennes m’a communiqué, de la part du Roi, un Mémoire sur les suites qu’on peut prévoir des dissensions actuelles entre les colonies anglaises et leur métropole, sur les inquiétudes que la France et l’Espagne peuvent en concevoir, et sur les précautions que la prudence peut suggérer aux deux couronnes dans ces circonstances. Il m’a fait savoir en même temps que S. M. désirait que je lui donnasse mon avis par écrit. Pour obéir aux ordres du Roi je hasarderai mes réflexions, les subordonnant aux lumières et à l’expérience de M. le comte de Vergennes.
Ce ministre se fixe dans son Mémoire à trois objets principaux. 1° Il fait envisager sous quatre points de vue différents les conséquences possibles de la querelle de l’Amérique, dans les différentes suppositions qu’on peut former sur la manière dont elle se terminera. 2° Il expose le danger où se trouveraient, dans le cas d’une invasion, les possessions de la France et de l’Espagne dans le Nouveau-Monde, et les motifs de craindre une puissance accoutumée à abuser de ses forces, souvent sans consulter la justice, ni même la prudence. 3° Après avoir indiqué la possibilité de prévenir cette puissance, en profitant de ses embarras actuels pour l’attaquer (si d’un côté nos moyens encore trop peu préparés, et de l’autre esprit de modération et de justice des deux monarques n’écartaient toute idée d’agression), le Mémoire développe la nécessité de fixer par un plan certain, concerté entre les deux couronnes, les précautions à prendre pour prévenir les malheurs possibles ; il finit par quelques considérations sur les différentes mesures qu’on peut proposer.
Je ne puis mieux faire que de suivre le même ordre dans mes réflexions.
I
M. le comte de Vergennes met en problème, et ce me semble avec grande raison, si les deux couronnes doivent désirer l’assujettissement ou l’indépendance des colonies anglaises. Il remarque, avec non moins de raison, qu’il n’est peut-être pas dans l’ordre de la prévoyance humaine de prévenir, ni de détourner les dangers qui peuvent résulter de l’un ou de l’autre événement. Cette remarque me paraît d’autant plus juste, que, quel que soit ou doive être à cet égard le vœu des deux couronnes, rien ne peut arrêter le cours des choses, qui amènera certainement tôt ou tard l’indépendance absolue des colonies anglaises et, par une conséquence inévitable, une révolution totale dans les rapports de l’Europe avec l’Amérique. Il ne peut y avoir de doute que sur l’événement du moment, et ce sont les dangers du moment qu’il faut peser.
Le Mémoire présente quatre suppositions, dont la disjonctive renferme en effet toutes les manières dont on peut prévoir l’issue de la guerre commencée en Amérique.
La première est celle d’une conciliation par laquelle le ministère anglais, sentant l’insuffisance de ses moyens, abandonnerait le projet d’imposer les colonies, et les remettrait dans le même état où elles étaient en 1763, avant qu’il fût question du fameux acte du timbre.
Il est probable que le nouveau ministère, dont ce changement serait l’ouvrage, chercherait à pallier aux yeux du Roi et de la nation la honte d’un pareil traité, et à tirer parti des dépenses faites pour porter en Amérique des forces prodigieuses, en employant ces forces à des conquêtes brillantes et utiles qui satisfissent l’orgueil et l’avidité des Anglais.
Comme, des quatre événements possibles et prévus, ce premier est celui qui amènerait le danger le plus grand et le plus difficile à détourner, c’est aussi celui dont il faut tâcher de calculer le plus soigneusement la probabilité en lui-même et quant à l’époque ; c’est celui qu’il faut surtout envisager dans le plan de précautions auquel il est question de se fixer. Cette discussion doit donc faire le principal objet de la troisième partie de ces réflexions ; elle doit terminer ce Mémoire.
La seconde supposition est que le roi d’Angleterre, en conquérant l’Amérique anglaise, s’en fasse un instrument pour subjuguer l’Angleterre européenne.
J’observe que la conquête de l’Amérique anglaise sera un bien grand ouvrage. C’en sera un, peut-être, encore plus difficile que l’asservissement de l’Angleterre par les forces de l’Amérique subjuguée. Je doute même que l’on pût y réussir, en flattant la haine et la jalousie nationales par une guerre dont la durée accoutumerait les Anglais au joug, et dont le succès le leur ferait supporter.
Certainement le ministère ne subjuguera pas les colonies sans des efforts violents et continus, qui ne peuvent manquer d’épuiser ses forces et ses ressources, de grossir la dette nationale, peut-être de forcer la banqueroute, ou du moins de la préparer tellement qu’un nouvel effort la rende entièrement inévitable. Il y a lieu de croire que la banqueroute nationale briserait les ressorts actuels du gouvernement britannique, et le priverait de la plus grande partie de ses moyens pour agir à l’extérieur, et pour dominer dans l’intérieur.
Il pourrait très bien arriver qu’en remettant toute la force nationale dans la main des propriétaires des terres, elle diminuât beaucoup la prépondérance de la Cour, et rendît la constitution britannique plus solidement républicaine qu’elle ne l’est aujourd’hui, d’autant plus que cette classe d’hommes, non moins attachés à la liberté que tous les autres Anglais, forme la partie de la nation la moins corrompue, et, en même temps, la moins susceptible des illusions dont on éblouit la vanité ou l’avidité du peuple, pour entraîner l’Angleterre dans des entreprises supérieures à ses forces, ou contraires à ses véritables intérêts.
L’Amérique soumise ne deviendra pas pour cela, dans les mains du roi d’Angleterre, un instrument docile dont il puisse se servir pour soumettre la métropole à son tour. Les Saxons, pliés au despotisme allemand, pouvaient grossir l’armée du roi de Prusse, qui venait de les vaincre : les Anglo-Américains, enthousiastes de la liberté, pourront être accablés par la force ; mais leur volonté ne sera point domptée. La conquête de l’Amérique pourra bien n’être assurée que par la ruine totale du pays, et alors même il resterait une ressource aux colons, celle de s’enfoncer et de se disperser dans les immenses déserts qui s’étendent derrière leurs établissements. Les armées européennes tenteraient en vain de les y poursuivre, et du fond de leurs retraites ils seraient toujours à portée de troubler les établissements que l’Angleterre voudrait conserver sur leurs côtes.
L’Angleterre, en ruinant l’Amérique, perdrait tous les avantages qu’elle en a tirés jusqu’ici, et dans la paix, et dans la guerre. Dans la paix, car l’immense débouché de ses manufactures est le plus sûr aliment de son commerce : on ne vend qu’à ceux qui ont le moyen d’acheter, et les Américains ruinés ne consommeraient plus que très peu de chose. Dans la guerre, car la métropole perdrait les forces de toute espèce qu’elle a employées avec tant d’avantage à conquérir toutes nos colonies : elle serait obligée pour agir, de transporter d’Europe, avec des frais et des risques immenses, tout ce qu’elle trouvait dans ses colonies américaines.
Si ce n’est pas par une dévastation universelle que l’Amérique est réduite à plier sous le joug, si la population, la culture, l’industrie, l’activité se conservent dans les colonies, les colons conserveront aussi leur courage ; ce sera un ressort qui ne restera courbé qu’aussi longtemps que la main de l’oppression s’appesantira sur lui avec un effort toujours le même. Il faudra que l’Angleterre continue de s’épuiser pour entretenir en Amérique une force militaire toujours en activité ; et de quelle force n’aura-t-elle pas besoin ! L’on peut en juger par l’immense étendue du pays qu’elle aurait à contenir, et par la haine profonde et invétérée que cet état violent nourrirait dans le cœur des habitants.
Les troupes que l’Angleterre entretiendrait en Amérique s’accoutumeraient peut-être bientôt à regarder comme leurs concitoyens des gens qui ont la même origine, le même langage, et au milieu desquels le soldat et l’officier vivraient. Si, pour prévenir cet effet inévitable du séjour trop prolongé des mêmes corps, l’Angleterre prend le système de les relever souvent, quelle nouvelle dépense pour le double transport des troupes qui vont et de celles qui reviennent ! Combien celles-ci ne seront-elles pas diminuées par la désertion, si facile dans un pays ouvert et immense, dont tous les habitants la favorisent, et où tout déserteur est assuré d’un établissement préférable à tout ce qu’il quitte ! L’Angleterre aura-t-elle assez de troupes pour couvrir ainsi sa conquête de garnisons, continuellement renouvelées ? Voudra-t-elle, pourra-t-elle soudoyer toujours des troupes allemandes ? En trouvera-t-elle toujours ? Augmentera-t-elle ses forces de terre au risque de diminuer ses forces navales, si nécessaires pour maintenir son pouvoir à grande distance ?
Des forces de terre plus nombreuses sont sans doute le moyen le plus sûr pour élever l’autorité royale ; mais, quand on use avec excès de ce moyen, l’épuisement des finances qu’il entraîne, énerve cette même autorité. D’ailleurs, l’Angleterre étant constituée comme elle l’est, l’éducation, les mœurs, les opinions publiques, les intérêts de tout ce qui a quelque puissance concourant à inspirer à tout Anglais le plus violent attachement à la liberté, il serait impossible que le roi d’Angleterre trouvât dans ses ministres une volonté constante et sincère de le servir dans son projet ; il éprouverait continuellement du défaut de zèle ou de la mauvaise volonté. Les ordres qu’il donnerait seraient mal exécutés ; toutes les précautions pour retenir l’Amérique sous le joug se relâcheraient ; son ministère se partagerait, ou succomberait sous les efforts de l’opposition. Cette opposition ne serait pas, comme aujourd’hui, le parti de quelques enthousiastes, conduits par les ambitieux qui veulent renverser les ministres pour se mettre à leur place ; toute la nation, avertie du danger, s’y rallierait, et deviendrait l’alliée de l’Amérique pour l’aider secouer le joug du Roi.
En vain la cour voudrait détourner l’orage par une guerre étrangère ; quels succès pourrait-elle espérer ? Si elle dégarnissait ses colonies pour attaquer celles de France et d’Espagne, l’Amérique ne prendrait-elle pas ce moment pour se délivrer de l’oppression ? Ne deviendrait-elle pas sur-le-champ l’alliée de la France et de l’Espagne ? Peut-être aujourd’hui une attaque de la part des deux puissances contre l’Angleterre produirait-elle la réunion des colonies avec la métropole, parce que le lien des anciens préjugés d’attachement pour la mère-patrie, d’aversion pour ses ennemis, n’est pas encore rompu ; mais ce lien s’affaiblit tous les jours dans le cours de la guerre. La conquête, et l’oppression qui succéderait, le détruirait encore plus promptement. La seule crainte d’abandonner les colonies à leur mauvaise volonté tiendrait enchaînée la plus grande partie des forces britanniques occupées à contenir les Américains : la France et l’Espagne déploieraient au contraire leurs forces en liberté.
Il y a une entreprise à laquelle il serait aujourd’hui absurde de penser, et qui, peut-être, dans de pareilles circonstances, deviendrait non seulement possible, mais raisonnable. Je parle du projet de reprendre le Canada. Il nous est aujourd’hui très avantageux que l’Angleterre le possède. C’est parce que les Américains n’ont pas vu derrière eux d’ennemis qui pussent les inquiéter qu’ils ont senti leurs forces et la possibilité de se rendre indépendants. Le Canada nous a été à charge, parce qu’il était toujours trop faible pour se soutenir par lui-même contre les efforts réunis de l’Angleterre et de ses colonies, qui le voyaient avec jalousie lorsqu’il était nécessairement leur ennemi. Mais l’Amérique, opprimée par l’Angleterre et impatiente de reprendre sa liberté, aurait le plus grand intérêt de nous voir rentrer en possession du Canada : ce serait un allié qui prendrait la place d’un ennemi ; ce serait une voie ouverte pour recevoir, par notre moyen, toutes sortes de marchandises, et se soustraire au monopole de l’Angleterre. Le Canada s’enrichirait et se peuplerait par ce commerce : en lui donnant une administration municipale qui l’attacherait de plus en plus, il se suffirait à lui-même, et ne nous serait plus qu’utile, sans rien nous coûter. Lorsque les colonies anglaises auraient recouvré leur liberté, le pis-aller serait que le Canada devînt aussi moins dépendant, et se gouvernât lui-même sous la protection de la France, ce qui n’aurait aucun inconvénient.
Quoi qu’il en soit de cette idée, je crois toujours pouvoir conclure, de la discussion à laquelle je me suis livré, que la conquête et l’asservissement des colonies anglaises par l’Angleterre serait, de toutes les suppositions qu’on peut faire sur l’événement de cette guerre, celle qui présenterait aux deux couronnes la perspective de la tranquillité la plus longue et la plus solidement établie, puisqu’elle serait fondée sur l’impuissance absolue où serait l’Angleterre de former aucune entreprise. Si ma façon de voir à cet égard est juste, si le succès complet des vues du ministère anglais est précisément ce que la France et l’Espagne peuvent désirer de plus heureux, il en résulte que le projet de ce ministère est le plus extravagant qu’il pût concevoir, et c’est ce dont peu de personnes douteront.
La troisième supposition est que le ministère anglais, battu sur le continent de l’Amérique, cherche un dédommagement aux dépens de la France et de l’Espagne, ce qui effacerait à la fois sa honte, et lui donnerait un moyen de conciliation avec les insurgents auxquels il offrirait le commerce et l’approvisionnement des îles.
J’avoue qu’il me paraît difficile que le gouvernement anglais, succombant dans ses plans hostiles contre les colons, succombant, vraisemblablement, après des efforts pénibles et dispendieux qui auront considérablement affaibli ses moyens, se détermine tout à coup à multiplier ses ennemis, et à former de nouvelles entreprises au moment qu’il aura perdu un point d’appui qui seul en pourrait rendre le succès vraisemblable. Les colons se trouveraient d’autant plus libres d’affermir leur indépendance et de chasser entièrement de chez eux les troupes anglaises. Il est fort douteux qu’ils laissassent tranquillement leurs ennemis faire des conquêtes dans leur voisinage, et plus douteux encore qu’ils les leur laissassent garder, et qu’ils ne cherchassent pas à s’unir pour faire cause commune avec les nouveaux colons que l’Angleterre serait obligée de répandre dans ces nouveaux établissements. Si donc le gouvernement pouvait se livrer à de nouvelles entreprises, ce ne serait qu’après avoir conclu la paix avec ses colonies et en joignant leurs forces aux siennes, ce qui rentre absolument dans la première supposition, qui sera discutée par la suite.
La quatrième supposition est que la guerre se termine par l’indépendance absolue des colonies anglaises. Plus la guerre traîne en longueur, plus cette supposition paraît devoir se réaliser, et peut-être a-t-elle déjà beaucoup de vraisemblance. Cet événement sera certainement l’époque de la plus grande révolution dans le commerce et la politique, non seulement de l’Angleterre, mais de toute l’Europe. Il est impossible de prévoir dans ses détails l’effet immédiat d’un si grand changement. Il dépendra beaucoup de la consistance que pourra prendre la constitution nouvelle de gouvernement que les colonies seront obligées de se donner ; il est possible, surtout si la guerre est longue, que les généraux prennent trop d’ascendant pour la gloire qu’ils auront acquise, par l’enthousiasme qu’ils auront su inspirer à leurs soldats. Il est possible que, n’osant pas encore former des projets pour asservir un peuple enivré de la liberté qu’il vient de recouvrer par son courage, ils essayent de perpétuer leur pouvoir et de se préparer de loin une haute fortune, en insinuant à leur république naissante le goût des conquêtes. On peut cependant augurer de la prudence qui paraît avoir jusqu’ici présidé à la conduite des Américains, du courage et des lumières répandus parmi eux, et de leur confiance dans les sages conseils du célèbre Franklin, qu’ils auront prévu le piège, qu’ils sauront s’en garantir, qu’ils songeront avant tout à donner une forme solide à leur gouvernement, et que par conséquent ils aimeront la paix et chercheront à la conserver.
Ils n’auront pas besoin de conquérir pour vendre les denrées dont ils sont surchargés. Il leur suffirait d’ouvrir leurs ports à toutes les nations, qui s’empressaient de leur porter tout ce dont ils ont besoin en échange de leur superflu. Le parti le plus sage pour eux serait peut-être de s’en tenir là ; car, tant qu’ils auront des terres à offrir aux accroissements de leur population, les salaires seront toujours trop chers parmi eux pour qu’ils puissent établir des manufactures en concurrence avec les nations européennes ; et les mêmes bras qu’ils voudraient y employer le seront bien plus utilement, et pour la colonie et pour l’homme lui-même, à la culture des terres. Par la même raison, ils devraient être peu jaloux d’ici à longtemps d’avoir une navigation très active. Cependant ils sont Anglais d’origine ; il est difficile que l’habitude des opinions nationales ne grossisse pas à leurs yeux les avantages de cette branche d’industrie et de forces. D’ailleurs ils auront besoin de vaisseaux pour se défendre contre les gênes que la métropole voudra toujours mettre à leur commerce, même après avoir renoncé à les subjuguer par terre. Jusqu’à ce que leur indépendance ait été solennellement reconnue, ils seront forcés d’avoir une marine pour se défendre, précisément comme les Hollandais, dans la naissance de leur république, ont été obligés de se rendre une grande puissance maritime pour pouvoir résister à l’Espagne. Les colonies anglaises ont déjà une nombreuse marine marchande toute montées, que les colons emploient en partie à leur commerce direct avec la métropole, et même avec le reste de l’Europe, sous quelques restrictions imposées par la métropole. Mais le plus grand et le plus utile emploi de cette marine est le commerce que font les colons anglais avec les îles à sucre de la nation, et même en contrebande avec celles des autres nations.
L’Angleterre fera tous ses efforts pour conserver le commerce exclusif de ses îles à sucre ; les autres nations voudront peut-être aussi arrêter le cours de la contrebande avec les colonies anglaises ; et l’Angleterre et les autres nations entreprendront en cela une chose impossible. Les colonies à sucre ont, par la nature du sol et de la culture, et par la forme de leur population, une foule de besoins que les côtes de l’Amérique Septentrionale peuvent seules leur fournir : les bestiaux, les bois de chauffage et de charpente, etc. Aucune autre nation ne peut leur fournir à un prix aussi avantageux les denrées les plus nécessaires à la vie, telles que le blé, les farines, et la morue qui sert à la nourriture des esclaves, etc.
Ces mêmes colonies à sucre n’ont, par la nature de leur sol, de leur culture et de leur population, aucun des moyens qu’ont celles du continent septentrional pour entretenir une marine florissante ; elles ne peuvent donc aller chercher elles-mêmes les objets de leurs besoins, elles ont donc le plus grand intérêt à les recevoir des Anglo-Américains, qui ont le plus grand intérêt de les leur apporter. Par quels moyens les métropoles pourront-elles empêcher de deux mille lieues une contrebande à laquelle les colonies ont autant d’intérêt que les étrangers ? Elles n’y réussiront point ; si elles y pouvaient réussir, ce ne serait que par des dépenses immenses qui surpasseraient tout le profit qu’elles croiraient tirer de leurs colonies, et dont tout le fruit serait d’aliéner l’esprit des colons et de les rendre ennemis de la métropole. La contrebande se fera bientôt à main armée ; et c’est alors que les Anglo-Américains, pour s’assurer la liberté du commerce, deviendront guerriers, non pas pour conquérir les colonies à sucre, s’ils conservent quelque sagesse, mais pour les aider à s’affranchir, s’allier avec elles et les incorporer à leur union. Les métropoles n’auront aucun moyen de s’y opposer : l’on peut en juger par la nécessité où l’on a été, même dans l’état actuel des choses, de consentir au commerce direct de nos colonies avec les colonies du continent de l’Amérique, et d’assigner pour ce commerce deux points d’entrepôts, l’un dans l’île Saint-Domingue, et l’autre auprès de la Martinique.
Point de milieu cependant : ou il faut se résoudre à faire la guerre pour se conserver le commerce exclusif des colonies à sucre, et quelle guerre et avec quelle improbabilité de succès ! Ou il faut consentir de bonne grâce à laisser à ces colonies une entière liberté de commerce, en les chargeant de tous les frais de leur défense et de leur administration ; à les regarder, non plus comme des provinces asservies, mais comme des États amis, protégés, si l’on veut, mais étrangers et séparés.
Voilà où toutes les nations européennes qui ont des colonies arriveront tôt ou tard, de gré ou de force. Voilà ce que l’indépendance des colonies anglaises précipitera inévitablement.
Alors l’illusion, qui depuis deux siècles berce nos politiques, sera dissipée. C’est alors qu’on appréciera la valeur exacte de ces colonies, appelées par excellence colonies de commerce, dont les nations européennes croyaient s’approprier toute la richesse, en se réservant de leur vendre et de leur acheter tout exclusivement. On verra combien la puissance fondée sur ce système de monopole était précaire et fragile, et peut-être s’apercevra-t-on, par le peu de changement réel qu’on éprouvera, qu’elle était aussi nulle et chimérique dans le temps même qu’on en était le plus ébloui. On calcule le produit de de nos colonies à sucre par centaines de millions, et l’on a raison, si l’on compte la somme totale de leurs productions évaluées en argent ; mais cette valeur appartient en entier aux colons, et non pas à la France, et c’est le profit réel de la France qu’il faut connaître. Il n’y a que trois manières de calculer le profit que fait une nation avec ses colonies.
D’abord par rapport au commerce de la nation en général. La production et la consommation sont les deux termes de tous les échanges du commerce. Le producteur vend, le consommateur achète. Dans le commerce de la France avec les colonies, elle achète de celles-ci le sucre, le café, le coton, l’indigo dont elle a besoin ; elle vend à ses colonies les farines, les vins, les étoffes, les ouvrages manufacturés qu’elle produit ou qu’elle façonne. L’intérêt de la nation dans ce commerce est d’un côté de vendre le plus avantageusement possible les denrées produites de son sol, et les ouvrages de son industrie ; de l’autre, d’acheter au meilleur marché possible les objets de ses jouissances. Je dis au meilleur marché possible car, quant à l’agrément d’avoir en abondance les différentes denrées que produisent les îles de l’Amérique, il est notoire que ces denrées sont tout aussi communes dans les États qui ne possèdent point de colonies, que dans les autres.
Pour juger donc précisément de l’avantage qui revient à la France de posséder des colonies dont elle s’est réservé le commerce exclusif, il faut savoir si les denrées du cru, les blés, les vins, les étoffes, s’y vendent à plus haut prix ; si les cafés, les indigos, les cotons, s’y achètent à meilleur marché que dans les pays de l’Europe qui ne possèdent point de colonies, tels que les Pays-Bas autrichiens ou la Suisse. Comme cette différence n’existe pas dans le fait, comme le cultivateur et le manufacturier flamand ou suisse vendent aussi bien leurs denrées, comme ils se procurent celles de l’Amérique à un taux aussi avantageux, on peut en conclure que les producteurs et les consommateurs étrangers profitent des colonies autant que ceux de la nation qui croit les posséder exclusivement.
La politique moderne a souvent envisagé le commerce des nations sous un autre point de vue ; elle s’est beaucoup occupée des profits de la classe particulière des citoyens qui font ce qu’on appelle le commerce, c’est-à-dire qui s’entremettent entre les producteurs et les consommateurs, pour acheter des uns ce qu’ils revendent aux autres, avec un profit qui représente le salaire de leurs peines, les frais de garde et de transport, et l’intérêt des avances qu’ils sont obligés de faire pour acheter aujourd’hui ce qu’ils ne vendront que dans un temps éloigné et certain. Dans cette classe de commerçants, on a surtout distingué ceux qui commercent par mer avec les étrangers, parce que leurs gains, paraissant faits aux dépens des étrangers, ont paru être en entier un profit pour la nation. Les armements pour les colonies, et la vente des retours qu’on en apporte aux étrangers, est une des parties les plus actives et les plus brillantes du commerce de nos ports, et une des sources de la fortune de nos commerçants. Pour évaluer ce qui en revient à la nation, il faut considérer qu’une partie des retours des îles se consomme dans la nation, qu’une autre partie est vendue aux nations étrangères.
Les nations étrangères viennent ordinairement acheter ces denrées dans nos ports : ainsi nos armateurs ne gagnent rien sur les frais de transport dans les différentes parties de l’Europe ; et ce que nous gagnons sur les nations étrangères se réduit d’abord au remboursement de la valeur que nous avons payée aux colons de leurs denrées ; en second lieu, au payement des frais du transport de ces denrées des îles dans nos ports, de la solde et de l’entretien des matelots, du salaire des ouvriers constructeurs ; en troisième lieu, des intérêts et profits que rapportent à l’armateur les capitaux qu’il emploie dans ses armements.
Quant à la partie des marchandises américaines consommées dans la nation, c’est de la nation même que le négociant reçoit tout ce qu’il gagne sur les frais de transport et sur l’emploi de ses capitaux ; ainsi il n’en résulte pour la nation aucun accroissement de richesses. Il est vrai que si la nation n’avait point de colonies, ou si le commerce de ces colonies était ouvert à tous les étrangers, ces étrangers auraient pu gagner une partie des frais de transport que la nation paye aujourd’hui à ses négociants et que ce qu’elle eût payé est une richesse qu’elle épargne, si elle ne la gagne pas. Mais si les marchands nationaux font, en vertu de leur privilège exclusif, payer ce service plus cher à la nation qu’elle ne l’eût payé aux étrangers, il faut retrancher de l’épargne de la nation le gain excessif de ces négociants, puisqu’il n’eût pas été payé aux étrangers. Il faut en retrancher également ce qui eût été gagné par les nationaux qui, en se faisant payer moins cher qu’ils ne le font aujourd’hui, auraient pu cependant faire avec avantage le commerce de nos colonies en concurrence avec les étrangers.
L’avantage du commerce national ne peut donc consister : 1° que dans le prix du transport, depuis les îles jusqu’à nos ports, des marchandises d’Amérique que les étrangers viennent acheter de nous ; 2° dans l’épargne de ce que la nation eût payé aux armateurs étrangers pour le transport des marchandises de nos colonies qu’elle consomme, si les armateurs étrangers avaient pu faire librement ce commerce en concurrence avec nos négociants. Mais il ne faut pas croire que ces deux objets réunis soient en pur gain. Il faut en déduire tout ce qui en revient aux étrangers, et surtout aux Hollandais, pour le prix des assurances et pour l’intérêt des capitaux qu’une partie des armateurs français sont obligés d’emprunter d’eux ; car il est notoire qu’une partie du commerce de Bordeaux se fait sur des fonds appartenant à des négociants hollandais.
Il résulte de ce détail que le gain de la nation, dans le commerce exclusif des colonies, se réduit à une partie du profit que font les négociants de nos ports sur les frais de transport de marchandises des îles en France ; que ce gain de nos négociants est un objet très modique, et qu’on se tromperait beaucoup en estimant les avantages de ce commerce par la valeur des productions ou des exportations de nos îles.
Il reste un troisième calcul à faire, c’est celui des avantages que retire de la possession de ses colonies la France, considérée comme État politique. Il reste à examiner et à évaluer les moyens de puissance qui peuvent en résulter pour elle.
Ces moyens de puissance sont de deux espèces : la force militaire et l’argent.
Lorsqu’une puissance ennemie a des possessions éloignées, où l’on peut avoir intérêt, soit de l’attaquer, soit de la menacer pour tenir en échec une partie de ses forces, il peut être avantageux d’avoir soi-même des possessions dans le voisinage des siennes, de pouvoir y tenir comme en réserve des forces qui, sans être à charge à la métropole, se trouvent prêtes au besoin, et dispensent d’en faire passer d’Europe avec des frais immenses. Tel aurait dû être pour nous le fruit de la possession du Canada, et quoique notre gouvernement n’en ait pas tiré autant d’avantage qu’il l’aurait pu, lorsqu’il était en notre possession, il a seul occupé pendant la dernière guerre toutes les forces que la Grande-Bretagne et ses colonies ont, après sa prise, employées sans obstacle à prendre nos îles du Vent et la Havane.
Tel serait pour nous, en cas de guerre dans l’Inde, l’avantage de posséder les îles de France et de Bourbon, si ces deux colonies avaient acquis le degré de force et de consistance dont je les crois susceptibles.
Tel a été surtout l’avantage inappréciable des colonies de l’Amérique Septentrionale pour l’Angleterre tant qu’elles lui sont restées unies. Il est superflu de s’étendre sur une chose aussi connue.
On sait assez que nos colonies à sucre sont bien loin d’être pour nous un moyen d’attaque. Nous aurions au contraire beaucoup de peine à les défendre contre les invasions de la puissance anglaise.
Quant aux ressources de finances, il est notoire que l’imposition que l’on lève dans nos colonies ne suffit pas à beaucoup près aux dépenses de sûreté et d’administration qu’elles entraînent. Restent les droits que le souverain met sur la consommation des denrées des colonies dans la métropole ; mais ces droits, payés par le consommateur national sur les sucres, sur les cafés, etc., pourraient l’être également si ces denrées nous étaient apportées par les étrangers, soit de nos propres colonies, soit des leurs.
Le revenu que le gouvernement tire des colonies est donc une ressource nulle pour l’État considéré comme puissance politique ; et si on compte ce qui en coûte chaque année pour la défense et l’administration des colonies, même pendant la paix, et si l’on y ajoute l’énormité des dépenses qu’elles ont occasionnées pendant nos guerres, quelquefois sans pouvoir les conserver, et les sacrifices qu’il a fallu faire, à la paix, pour n’en recouvrer qu’une partie, on sera tenté de douter s’il n’eût pas été avantageux pour nous de les abandonner à leurs propres forces avec une entière indépendance, même sans attendre le moment où les événements nous forceront de prendre ce parti, comme je l’ai insinué plus haut.
Il n’y a pas bien longtemps que cette manière de voir eût été traitée comme un paradoxe insoutenable, et fait pour être rejeté avec indignation. On pourra en être moins révolté maintenant, et peut-être n’est-il pas sans utilité de se préparer d’avance des consolations pour les événements auxquels on peut s’attendre.
Sage et heureuse sera la nation qui, la première, saura plier sa politique aux circonstances nouvelles, qui consentira à ne voir dans ses colonies que des provinces alliées, et non plus sujettes de la métropole ! Sage et heureuse la nation qui, la première, sera convaincue que toute la politique, en fait de commerce, consiste à employer toutes ses terres de la manière la plus avantageuse pour le propriétaire des terres, tous ses bras de la manière la plus utile à l’individu qui travaille, c’est-à-dire de la manière dont chacun, guidé par son intérêt, les emploiera, si on le laisse faire, et que tout le reste n’est qu’illusion et vanité. Lorsque la séparation totale de l’Amérique aura forcé toute le monde de reconnaître cette vérité, et corrigé les nations européennes de la jalousie du commerce, il existera parmi les hommes une grande cause de guerre de moins, et il est bien difficile de ne pas désirer un événement qui doit faire ce bien au genre humain.
Il n’est pas vraisemblable que les Anglais soient les premiers à quitter les préjugés qu’ils ont longtemps regardés comme la source de leur grandeur. En ce cas, il n’est pas possible de douter que leur obstination n’entraîne l’union de leurs colonies à sucre avec celles du continent septentrional.
Dans la position de nos colonies qui, d’un côté nous coûtent énormément à entretenir et à défendre, auxquelles en même temps nous sommes, de notre aveu, dans l’impossibilité absolue de fournir tous les objets de leurs besoins, puisque nous avons été forcés d’y admettre, sous certaines restrictions, les vaisseaux des autres nations, nous pourrons prendre, avec moins de peine, le parti qu’indiqueront les circonstances ; nous y gagnerons plusieurs millions d’économie, et si, en ouvrant les ports de nos colonies aux vaisseaux étrangers comme aux nôtres, nous acquérons en même temps la liberté entière du commerce, et de la navigation avec tout le continent septentrional, nous serons amplement dédommagés, par cette liberté, du sacrifice que nous ferons de l’exclusif de nos îles.
La position de l’Espagne, par rapport à ses possessions américaines, sera plus embarrassante. Le commerce entre ses colonies et les colonies anglaises est moins immédiatement fondé sur le besoin que celui des colonies septentrionales avec les îles à sucre. Le climat, le sol, les productions, l’immense étendue des colonies espagnoles, la forme de leur population, sont tels qu’elles trouvent en elles-mêmes la plus grande partie des objets de besoin que les îles à sucre sont obligées de tirer de l’Amérique Septentrionale ; ce sont surtout des marchandises manufacturées que l’on porte d’Europe aux Indes espagnoles et jusqu’à présent l’Amérique anglaise n’a pas pu en exporter beaucoup. Mais si les colonies, devenues indépendantes, ont la sagesse d’ouvrir leurs ports à toutes les nations, elles recevront de toutes parts tous les objets de commerce possibles, non seulement pour leur consommation, mais pour en porter au dehors. Les colonies anglaises ne sont riches qu’en denrées, et il n’est pas douteux que l’attrait de l’or ne les engage à faire les plus grands efforts pour ouvrir un commerce direct avec les Espagnols d’Amérique, qui les seconderaient de tout leur pouvoir.
Je ne vois pas comment l’Espagne pourrait l’empêcher. Les Anglo-Américains ne craindront point une guerre lucrative, sans danger pour eux, et dans laquelle leur ennemi se consumerait lui-même par la seule défensive, sans pouvoir jamais attaquer. Ils chercheront vraisemblablement à engager les colons espagnols à secouer, à leur exemple, le joug de la métropole, et s’ils ne réussissaient pas à les persuader, ce serait peut-être alors qu’ils se laisseraient séduire par la tentation de devenir conquérants.
Malheureusement, il est à craindre que l’Espagne n’ait moins de facilité qu’aucune autre puissance à quitter une route qu’elle suit depuis deux siècles, pour se former un système tout nouveau adapté à un nouvel ordre de choses. Jusqu’à présent, elle a mis toute sa politique à maintenir les prohibitions multipliées dont elle a embarrassé son commerce. Elle est accoutumée à craindre, comme le plus grand des malheurs, que les étrangers n’approchent de ses possessions dans le Nouveau-Monde et n’en partagent les trésors avec elle ; elle a poussé sa jalousie jusqu’à s’imaginer pouvoir conserver dans la métropole l’argent qui en sort continuellement pour payer ce qu’elle est forcée d’acheter des étrangers. Ni les idées des administrateurs, ni les opinions de la nation, ni la situation actuelle de sa culture et de son commerce, ni la constitution et l’administration de ses colonies, rien, en un mot, n’est préparé d’avance pour saisir le moment de pouvoir se résoudre à changer lorsqu’il faudra changer, moins encore pour rendre insensible la secousse du changement et prévenir les suites qu’il pourrait entraîner, que pour donner à la culture et à l’industrie dans la métropole le degré d’activité qui peut seul faire tirer parti du nouvel état de liberté ; pour substituer aux chaînes de l’ancien asservissement des provinces américaines les principes d’une liaison fraternelle fondée sur l’identité d’origine, de langage, de mœurs, sans opposition d’intérêts ; pour savoir leur offrir la liberté comme un don, au lieu de se laisser arracher par la force l’empire qu’on ne pourra plus garder.
Rien n’est plus digne de la sagesse du roi d’Espagne et de son Conseil que de fixer dès à présent leur attention sur la possibilité de cette séparation forcée et sur les mesures à prendre pour s’y préparer ; car cette crise peut ruiner la puissance espagnole pour longtemps, et nous jeter dans de grands embarras, par les liaisons intimes qui existent entre les deux cours, si celle de Madrid, au lieu de prendre un parti conforme aux circonstances, se laissait entraîner à des démarches qu’elle ne pourrait soutenir.
Je me suis beaucoup trop étendu peut-être sur les suites de la séparation totale des colonies anglaises ; mais c’est parce que je regarde cet événement comme infiniment probable, et qu’il me paraît important de se familiariser d’avance avec le nouveau plan d’idées qu’on sera forcé d’embrasser alors.
II
Je passe à la seconde partie du Mémoire de M. le comte de Vergennes, l’examen du danger que peuvent courir nos colonies dans le cas d’une invasion, et des motifs de craindre que cette invasion n’ait lieu.
Rien de plus sage que les réflexions que représente M. le comte de Vergennes sur ce danger. Il est très certain que, si la guerre entre la métropole et ses colonies se terminait par un accommodement prompt, et, par conséquent, favorable aux colonies, l’Angleterre aurait dans le continent de l’Amérique des forces auxquelles rien ne pourrait résister. Il est certain encore que l’intérêt du ministère nouveau serait d’effacer la honte d’un pareil traité en occupant la nation d’idées flatteuses de conquête. La morale de l’Angleterre, en politique, n’est pas faite pour nous rassurer. Dans cette position, l’état où se trouvent les colonies des deux nations est effrayant. M. de Vergennes regarde la Havane comme le seul point en état de résister quelque temps, encore ne s’exprime-t-il qu’en doutant ; et les Anglais peuvent avoir eu déjà les succès les plus funestes à la puissance espagnole avant de rien entreprendre sur la Havane. On prétend qu’en cas de guerre, ils ont depuis longtemps formé le plan de diriger leurs premières attaques contre la Martinique et Porto-Rico. Je le croirais assez, vu la position de ces deux îles.
M. de Sartine a remis, l’année dernière, au Roi, un Mémoire sur la situation de la Martinique, et sur le peu de forces que cette colonie pourrait opposer à un ennemi aussi puissant. Il est à croire que, depuis ce temps, on a mis ordre au mauvais état des fortifications. On y a fait passer des troupes ; mais il est fort à craindre que ces troupes ne soient très affaiblies, au moment de l’attaque, par l’intempérie du climat. On ne peut donc se dissimuler que, dans la supposition de l’invasion, le danger ne soit extrême, et peut-être inévitable. Il n’en est que plus important de peser la probabilité de la supposition qui ferait naître ce danger, et de prévoir, s’il est possible, les époques où l’on peut craindre qu’il n’éclate. À cet égard, je crois d’abord qu’on peut être à peu près rassuré pour cette année. On sait, depuis longtemps, qu’il y a une saison que l’Angleterre a le plus grand intérêt de choisir lorsqu’elle a des projets hostiles contre les deux couronnes. Cette saison inquiétante est l’intervalle du commencement d’avril à la fin d’octobre, temps où l’élite de nos matelots occupés à la pêche, et tous nos vaisseaux employés au commerce d’Amérique, offrent une proie facile à l’Angleterre, et lui donnent un moyen assuré d’énerver nos forces maritimes, avant même que la guerre ne soit commencée ; nous en avons fait la funeste expérience en 1755. À cette époque en succède une seconde, où l’élite des matelots de la Grande-Bretagne reste à son tour en proie aux marines réunies de France et d’Espagne ; c’est le temps où les pécheurs anglais vont vendre leurs cargaisons dans les ports du Portugal, d’Espagne et d’Italie. Cette époque dure depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de janvier ; et pendant ce temps, l’Angleterre ne peut se livrer à des projets de guerre, sans prendre, pour prévenir ce danger, des précautions qui décèleraient ses vues. On peut croire encore que si, dans l’intervalle du mois de janvier au mois d’avril, l’Angleterre se proposait de surprendre nos colonies, elle différerait assez l’exécution de son dessein, pour que nous n’en fussions avertis qu’après le départ de nos vaisseaux pêcheurs pour Terre-Neuve.
Cette marche régulière et annuelle fournit des moyens de prévoir d’avance les vues du ministère anglais, soit par le nombre et la force des bâtiments de guerre qu’il envoie au banc de Terre-Neuve, soit par la route que prennent les pêcheurs anglais après la pèche. Le ministre des Affaires étrangères et celui de la Marine ont fait sentir l’un et l’autre, l’année dernière, l’importance dont il était d’avoir des bâtiments légers, qui pussent donner des nouvelles fréquentes des moindres mouvements qu’on observait sur le banc de Terre-Neuve. C’est un point convenu, et sans doute cette année on suivra la même marche. — On est à portée de savoir en tout temps la quantité de vaisseaux que l’Angleterre a dans ses ports ; le nombre des matelots qu’elle peut rassembler pour les armer dans un temps donné. — On peut savoir quelles sont les forces de terre actuellement restantes en Angleterre, et quel est leur emplacement relativement à la défense de la capitale.
On peut s’en rapporter à la vigilance du ministre de la politique pour le soin de surveiller sans cesse tous ces points. Lui seul peut éclairer S. M. et son Conseil sur ces bases essentielles à constater, afin de prévoir et de mesurer le danger, et de fixer par conséquent ses idées sur les précautions qu’il exige.
Il me semble que, d’après les données actuelles, M. le comte de Vergennes pense que le ministère anglais n’a aucune vue hostile. Il serait difficile de les concilier avec l’espèce d’acharnement qu’il annonce pour pousser la guerre contre les Américains avec le peu de troupes qu’il a gardées pour la sûreté de la métropole en cas d’attaque ; avec la nature de ses armements maritimes, qui, quoique nombreux et par conséquent fort dispendieux, ne consistent qu’en frégates ; avec la sécurité qu’il a montrée pour ses possessions des Grandes-Indes, en ne remplaçant pas l’escadre de l’amiral Harland ; on pourrait ajouter, avec la manière dont il s’est montré jusqu’à présent, dans l’affaire de la médiation entre l’Espagne et le Portugal, si jamais on pouvait compter sur la bonne foi des politiques anglais, même lorsqu’ils paraissent agir et qu’ils agissent en effet pour le moment avec le plus de franchise[1].
En combinant toutes ces circonstances, on peut croire avec certitude que le ministère anglais ne veut pas la guerre, et qu’on n’aurait à craindre que les suites d’un changement de ministre. Cet événement est sans doute possible. Cependant, comme il est incertain si à présent les colonies voudraient se contenter d’être remises au point où elles étaient avant 1763, avec toutes les restrictions mises à leur commerce ; comme il n’est pas vraisemblable qu’un ministre anglais ose leur accorder la liberté de commerce qu’elles désirent ; comme il ne paraît pas possible que le ministère anglais fasse la folie d’entreprendre une guerre étrangère avant d’être pleinement assuré de la réunion de la métropole avec ses colonies ; je pense que, même dans ce cas, nous ne serions point attaqués pendant cette campagne, ni, par conséquent, avant le commencement de l’année prochaine.
Malgré ces probabilités, je pense, comme M. le comte de Vergennes, qu’il faut mettre tout au pis, et nous occuper de ce qu’on peut faire pour parer à la possibilité de l’invasion la plus prompte.
Mais avant d’entamer cette discussion, je ne crois pas inutile d’observer que le danger de la guerre peut ne pas venir de l’Angleterre seule, qu’il peut aussi venir de l’Espagne ; et que peut-être une trop grande confiance dans ses forces, une idée exagérée des embarras que cause à l’Angleterre sa querelle avec ses colonies, jointe au ressentiment que le roi d’Espagne conserve contre la nation anglaise, pourraient porter cette couronne à des démarches qui non seulement fourniraient à l’Angleterre des prétextes, mais qui, peut-être, forceraient le ministère britannique à faire la guerre contre son inclination. M. le comte de Vergennes sait de quelle importance il est de connaître en tous temps les vues du ministère espagnol, de faire naître et de maintenir entre les deux cours une confiance sans réserve, et de s’en servir pour apprécier plus exactement les moyens de l’Espagne et les nôtres, et pour ralentir, s’il est nécessaire, une ardeur trop grande qui pourrait compromettre ces mêmes moyens en se hâtant trop de les employer. Les finances du roi épuisées, la marine à rétablir, une armée à réformer par une constitution nouvelle, sont des objets à présenter au Roi d’Espagne, pour le refroidir sur le désir qu’on peut craindre de la part de ce prince de commencer des hostilités. Il est peut-être plus facile de s’assurer des vues et des moyens de l’Angleterre, que des intentions et des moyens de l’Espagne : il est cependant également intéressant d’être éclairé sur les dispositions de l’une et de l’autre de ces deux puissances. La nature des préparatifs à proposer à notre alliée peut devenir un moyen de sonder ses projets ; et dans le choix des nôtres, qui ne doivent tendre qu’au maintien de la paix, nous devons éviter ceux qui donneraient à cette puissance une trop grande facilité d’engager la guerre, et nous mettraient par là dans sa dépendance.
En un mot, ne point être surpris par l’Angleterre, et ne pas être entraîné par les projets belliqueux que peut avoir l’Espagne, tel est le but auquel doivent tendre les résolutions du Roi et de son Conseil. Quel doit en être le résultat ? Quelles mesures faut-il adopter ou proposer ? C’est ce qui me reste à examiner.
III
M. de Vergennes rejette d’abord avec grande raison l’idée de prévenir les Anglais en les attaquant nous-mêmes dans un moment où leurs forces sont occupées par une puissante diversion. La première raison qu’il en donne, et qui suffirait toute seule, est l’amour de préférence que le roi de France et le roi d’Espagne ont pour la conservation de la paix. Nous connaissons ce qu’inspirent au Roi à cet égard son humanité et même sa générosité pour un ennemi qui ne s’en piquerait pas en pareille occasion. Quoique les mêmes sentiments soient dans le cœur du roi d’Espagne, il serait possible qu’ayant depuis longtemps ressenti vivement les procédés de la nation anglaise, il ne crût pas injuste de profiter d’un moment avantageux pour détruire l’espèce de tyrannie que la puissance anglaise affecte sur les autres nations, et que, s’il se refusait à une agression formelle, il ne fût pas aussi éloigné de ces occasions de rupture qui ne manquent guère de se présenter entre deux grandes puissances, lorsqu’elles n’ont pas une envie décidée de se concilier. Mais, aux idées morales qui doivent faire écarter tout projet d’agression, on doit ajouter les raisons d’intérêt tirées de la situation des deux puissances peut-être, et au moins de la nôtre.
À l’égard de l’Espagne, il semble assez constant qu’elle a un nombre suffisant de vaisseaux pour tenir tête, avec un nombre à peu près égal des nôtres, à la marine britannique. Mais, en supposant que ces vaisseaux soient en meilleur état que ceux qui remplissent nos listes, j’ignore si l’Espagne a dans ses magasins tout ce qu’il faut pour les armer, et si elle peut rassembler au besoin un nombre de matelots proportionné ; j’ignore à quel point elle peut compter sur l’habileté et l’expérience des officiers auxquels elle en confierait le commandement. Ses finances ne sont point obérées ; mais j’ignore si elles pourraient suffire à des efforts extraordinaires continués pendant plusieurs années. M. de Vergennes seul est en état de nous donner des lumières sur ces doutes.
À notre égard, le Roi connaît la situation de ses finances. Il sait que, malgré les économies et les améliorations déjà faites depuis le commencement de son règne, il y a entre la recette et la dépense une différence de 20 millions, dont la dépense excède. À la vérité, dans la dépense sont compris les remboursements assignés, mais auxquels le Roi ne peut manquer sans altérer la foi publique et le crédit. Il n’y a que trois moyens de remplir ce déficit : une augmentation d’impôts, une banqueroute plus ou moins forte, plus ou moins déguisée, et une économie, considérable, soit dans les dépenses, soit dans les frais de perception.
La bonté du Roi, sa justice, le soin de sa gloire, lui ont fait, dès le premier moment, rejeter le moyen de la banqueroute, en tout temps, et celui d’une augmentation d’impôts pendant la paix. La voie de l’économie est possible ; il ne faut pour cela qu’une volonté ferme. La première économie doit être celle des dépenses, parce qu’elle seule peut fonder la confiance du public, et parce que la confiance du public est nécessaire pour trouver à gagner dans la partie des finances, en remboursant des engagements trop onéreux, ce qui ne se peut faire qu’en empruntant à des deniers plus avantageux.
En même temps que le Roi a trouvé ses finances obérées et en désordre, il a trouvé son militaire et sa marine dans un état de faiblesse qu’on aurait eu peine à imaginer. Pour les rétablir et rendre à la France le degré de force et de considération qu’elle doit avoir, il faut que le Roi dépense lorsque l’état de ses finances lui prescrit d’épargner.
Notre état néanmoins n’est pas tellement désespéré que, s’il fallait absolument soutenir une guerre, on ne trouvât des ressources, si c’était avec une probabilité de succès décidés, qui pussent en abréger la durée. Mais au moins faut-il avouer qu’on doit l’éviter comme le plus grand des malheurs, puisqu’elle rendrait impossible pour bien longtemps, et peut-être pour toujours, une réforme absolument nécessaire à la prospérité de l’État et au soulagement des peuples. En faisant un usage prématuré de nos forces, nous risquerions d’éterniser notre faiblesse.
Une troisième raison doit décider contre le projet d’attaquer l’Angleterre, c’est la très grande probabilité que cette attaque deviendrait le signal de la réconciliation entre la métropole et les colonies, et précipiterait le danger que nous voulons éviter.
D’un côté, le ministère anglais, même en restant tel qu’il est, saisirait avec joie cette ouverture pour céder sans honte à la résistance des Américains, sous le prétexte de tout sacrifier à la nécessité de repousser l’ennemi commun.
Les Américains, de leur côté, ne voudraient vraisemblablement pas se refuser aux conditions avantageuses qu’on leur offrirait : d’abord par un reste de patriotisme national et d’attachement à la mère-patrie, que le patriotisme américain n’étouffera entièrement qu’avec le temps et lorsque la continuité de la guerre aura aigri de plus en plus les esprits ; en second lieu, pour se conserver l’apparence de la modération, apparence nécessaire afin de se ménager des liaisons et des défenseurs dans la métropole, où les membres de l’opposition n’oseraient prendre le parti des colonies, si elles annonçaient ouvertement le projet d’une indépendance absolue. Or, cette liaison que les colons conservent avec une partie de la nation anglaise est très utile à leurs vues, par les entraves continuelles qu’elle met aux opérations du ministère.
Enfin, une troisième raison qui pourrait les rendre plus faciles, est l’opinion où étaient plusieurs de leurs chefs, que le moment d’effectuer la séparation n’était pas encore venu ; que les moyens n’étaient pas suffisamment préparés ; que le succès, étant incertain aujourd’hui, aurait été infaillible si la division n’eût éclaté que quelques années plus tard. Ce sont les démarches violentes de l’Angleterre qui ont précipité le moment, et il ne serait pas étonnant que les Américains saisissent l’occasion qui leur serait offerte de gagner du temps pour accumuler des richesses pendant la guerre contre la France et l’Espagne, et pour se préparer les moyens de recommencer la contestation entre eux et la métropole avec la pleine assurance du succès. Il n’y a que la durée de la guerre, ou un succès entièrement décisif en faveur des Américains, qui puissent leur donner ou assez d’animosité ou assez de confiance pour leur faire refuser toute autre proposition d’accommodement que celle d’une indépendance entière.
Une attaque de la part des deux couronnes, au lieu de nous assurer la diversion sur laquelle nous aurions compté, pourrait donc réunir, au contraire, contre nous les deux forces qu’il nous est si avantageux de laisser s’épuiser l’une contre l’autre.
En rejetant tout projet d’attaque pour se borner aux précautions, quelles précautions adoptera-t-on ?
C’est pour nos colonies à sucre qu’on craint, et pour les possessions espagnoles dans cette partie de l’Amérique. L’idée d’y porter des forces de terre et de mer, suffisantes pour résister à l’invasion possible ou probable, se présente naturellement. C’est d’après cette idée que, sur les premières alarmes qu’on avait conçues l’année dernière, on a fait passer quelques bataillons à la Martinique et dans les autres îles. Il serait possible qu’on proposât cette année d’y envoyer encore de nouvelles troupes, et même que chacune des deux couronnes fît partir une escadre composée d’un certain nombre de vaisseaux de ligne, pour mettre leurs possessions respectives à l’abri d’une insulte. Je crois voir trois grands motifs de rejeter encore ce plan : la dépense, l’insuffisance et le danger.
Quant à la dépense, l’envoi des troupes qui sont parties l’année dernière augmente celles des colonies d’environ quatre millions par an. Un nouvel envoi porterait cet article à huit millions. Si on y ajoute la dépense d’une escadre de huit vaisseaux de ligne, avec un nombre proportionné de frégates, entretenue ou renouvelée pendant tout le temps que dureront nos craintes, et qu’on pense que toute cette dépense serait en accroissement d’un déficit qui est déjà de vingt millions, on en conclura que ce projet mettrait au rétablissement des forces de l’État peut-être autant d’obstacles que le projet même de la guerre. Il nous épuiserait en efforts de simple précaution, qui ne nous feraient aucun bien, qui ne feraient aucun mal à notre ennemi ; et nous nous trouverions encore plus affaiblis lorsque le moment d’agir serait venu.
J’applique ici tout ce que j’ai dit sur le projet de guerre, et j’y ajoute que, si l’on considérait uniquement l’intérêt momentané de la finance, une guerre serait peut-être moins fâcheuse qu’une continuité de précautions trop dispendieuses. En effet, la guerre, en exigeant des dépenses très fortes, permet des ressources que ne permet pas l’état de paix. Elle excuse tout, parce qu’elle nécessite tout. Dans la guerre on peut suspendre les remboursements, ce qui couvrirait le déficit, ou, si on pouvait encore le couvrir par les économies dont la circonstance ferait encore plus sentir la nécessité, donnerait vingt millions de fonds extraordinaires pour les dépenses de la guerre. Il serait tout simple d’établir un impôt ; cet impôt pourrait suffire au payement des intérêts et au remboursement du capital d’un emprunt proportionné, dans le nombre d’années auquel serait fixée la durée de sa perception. Aucune de ces ressources ne peut être seulement tentée en temps de paix, et l’éclat que feraient les difficultés qu’éprouverait la tentative, donnerait plus d’alarme aux Anglais que nos armements mêmes.
Cette dépense ruineuse, et j’ose dire impossible dans la circonstance, serait bien à regretter, en même temps qu’elle nous consumerait inutilement en frais, tant que nos îles ne seraient point attaquées : elle serait insuffisante dans le cas où nous serions attaqués.
Cette insuffisance ne me paraît que trop aisée à prouver.
Il est vrai que, tant que la Grande-Bretagne n’aura dans l’Amérique d’autres forces maritimes que des frégates, une escadre de vaisseaux de ligne, même peu considérable, suffirait pour mettre en sûreté les possessions des deux couronnes. Mais il est impossible qu’ils imaginent de porter leur armée de terre hors du continent, pour former des entreprises contre nos établissements, sans les faire accompagner par de puissantes escadres. On peut être assuré qu’ils n’omettront rien pour les rendre supérieures à celles que nous aurons envoyées pour les attendre.
Si, comme il est vraisemblable, dans le cas prévu d’une réconciliation prompte, les Anglais ont en Amérique 30 000 hommes disponibles, il est de toute impossibilité que nos forces, nécessairement partagées entre tous les points susceptibles d’être attaqués, soient en aucun de ces points en état de résister à de pareilles armées, même quand nos troupes seraient beaucoup plus nombreuses qu’on ne peut raisonnablement le proposer. Mettre tous les points menacés en état de ne pas craindre un tel danger, serait un effort au-dessus de tous nos moyens. Quand cet effort serait possible, il ne serait pas raisonnable, et nous perdrions moins à sacrifier nos colonies, qu’à les garder à un si haut prix.
Il faut encore observer que l’intempérie du climat de nos îles fait périr en très peu de temps une grande partie des troupes qu’on est obligé d’y envoyer, et qu’ainsi il ne faut pas compter à beaucoup près pour la défense effective sur les forces qu’on a fait passer, et peut-être sur la moitié. Cette consommation d’hommes, que les troupes britanniques n’éprouvent pas dans le climat sain de l’Amérique Septentrionale, rendrait encore la dépense de nos efforts plus disproportionnée et plus insuffisante pour son objet. Enfin, j’ai dit qu’une pareille mesure était dangereuse.
Elle présente, en effet, un double danger également important à éviter. Le premier est de mettre l’Angleterre dans le cas d’envoyer de son côté des forces navales en Amérique. Dans l’état actuel, les Anglais n’ayant qu’un seul vaisseau de ligne en Amérique, et des frégates et autres bâtiments légers répandus sur toute l’étendue des côtes du continent, une escadre de six ou huit vaisseaux de ligne envoyée dans des vues hostiles suffirait pour enlever presque tous ces bâtiments faibles et dispersés. Le ministère anglais ne pourrait, sans imprudence, s’exposer à ce risque ; il serait forcé, pour assurer ces opérations, d’envoyer une escadre supérieure aux nôtres.
L’inquiétude ne manquerait pas de se répandre dans la nation ; l’Angleterre armerait dans tous ses ports, et chercherait à se mettre partout en état de défense. Peut-être l’apparence d’une guerre produirait-elle le même effet que la guerre elle-même, en donnant à la métropole le même prétexte de se relâcher de la rigueur des lois qu’elle veut imposer au Américains, et à ceux-ci les mêmes motifs d’accepter les propositions du ministère. Nos efforts n’auraient donc servi qu’à provoquer le danger que nous devons chercher à éloigner ou à éviter.
Le second danger est de donner à l’Espagne la confiance et les moyens de nous entraîner malgré nous dans des projets hostiles. J’ai déjà indiqué plus haut ce danger ; il pourrait se réaliser même sans un projet formel de la part de la cour d’Espagne. Il suffirait que quelque commandant imprudent commît quelque acte d’hostilité, pour mettre les deux nations aux mains avant même qu’on eût pu en être informé en Europe, et prévenir la rupture.
Je conclus de cette discussion que notre situation ne nous permet pas d’embrasser ce plan de précautions, trop approchantes de l’état d’hostilité, et qu’il faut se borner à des précautions qui, sans nous compromettre, sans user nos forces, sans appeler le danger, nous mettent en état de connaître à temps les vues de nos rivaux, d’agir au moment nécessaire de la manière la plus avantageuse, suivant les circonstances, et d’en imposer par des forces effectives et prêtes au besoin.
Ces précautions sont indiquées dans le Mémoire qui m’a été communiqué. La base en est l’observation exacte et vigilante des événements ainsi que des desseins et des préparatifs de la Grande-Bretagne. M. de Vergennes a pris les mesures les plus sages pour être instruit de tout ce qui se passe en Angleterre, du nombre des vaisseaux, de la position de cette puissance au dedans et au dehors, de tous ses préparatifs maritimes, surtout de la position du ministère et de l’état de l’opinion publique.
La lettre de M. le marquis de Grimaldi annonce les mesures que l’Espagne prend pour veiller sur tout ce qui peut entrer dans le golfe du Mexique. Les positions de ses frégates paraissent parfaitement bien choisies. Leurs croisières, jointes à celles que nous entretenons aux abords de nos îles, auront le double avantage de nous instruire de tout ce qui se passera dans ces parages, et de garantir le commerce des deux nations des insultes qui pourraient être faites à nos bâtiment par les vaisseaux anglais, occupés à empêcher les colonies de leur propre nation de faire aucun commerce, et de se pourvoir des objets dont elles ont besoin.
Le point d’observation le plus important est le banc de Terre-Neuve, par les raisons développées ci-dessus : à cet égard tout est dit et convenu, et je ne doute pas que toutes les mesures ne soient prises.
Il serait sans doute très utile d’avoir des correspondances sûres et fidèles dans les colonies anglaises, pour être toujours informé des événements et de la disposition actuelle des esprits. Cet article est délicat car il serait, je crois, dangereux d’y avoir un agent qui parût autorisé. Si les colons américains savaient le parti qu’ils pourraient tirer de nos officiers réformés, en les attirant à leur service, il est vraisemblable que, par les seules lettres que ceux-ci écriraient à leurs amis sans aucune vue politique, nous serions très bien informés, sans que le ministère parût y être pour rien. C’est à la sagesse de M. le comte de Vergennes à savoir s’il convient de faire quelque chose de plus.
C’est une question encore plus délicate de savoir si l’on peut donner sous main des secours aux Américains, soit en munitions, soit en argent.
Il n’y a aucune difficulté à fermer les yeux sur les achats de munitions qu’ils font dans nos ports. Nos commerçants sont libres de vendre à quiconque leur achète. Nous ne distinguons pas les colons des Anglais mêmes. Si nous les distinguions, si nous les regardions comme deux puissances divisées en guerre l’une avec l’autre, notre rôle serait la neutralité, et refuser de vendre aux Américains, ce serait en sortir.
Mais ce serait en sortir aussi que de leur fournir des secours en argent, et cette démarche qu’il serait difficile de cacher, exciterait de la part des Anglais de justes plaintes. Malheureusement l’argent est ce qui manque le plus aux Américains pour acheter dehors les munitions de guerre qu’ils ne peuvent tirer de chez eux. Un moyen de leur en procurer sans se compromettre serait peut-être de fermer les yeux sur le commerce interlope qu’ils pourraient faire avec quelques ports de l’Amérique espagnole ; mais l’Espagne craindra peut-être les suites ultérieures de cette condescendance ; elle craindra de ne pouvoir plus arrêter, quand elle le voudra, le cours de cette contrebande une fois tolérée : c’est sur quoi je ne puis rien dire.
L’objet de la vigilance est de se mettre en état d’agir quand il est nécessaire d’agir. Il faut donc être préparé à ce moment : soit pour défendre, s’il est possible, nos possessions dans le cas où elles seraient attaquées, soit pour attaquer nous-mêmes notre ennemi, lui ôter une partie de ses ressources, et l’obliger du moins à rappeler une partie de ses forces pour sa propre défense.
Le seul moyen de remplir ce but me paraît être d’employer tous nos efforts à préparer nos forces maritimes, mais sans les faire sortir.
L’essentiel est de garnir nos arsenaux et nos magasins, d’achever de réparer tous les vaisseaux et frégates qui peuvent l’être. Suivant le tableau remis par M. de Sartine l’année dernière, le nombre en montait à 43 vaisseaux de ligne, 23 frégates et 13 corvettes.
Il est à désirer qu’on puisse avoir quelques bâtiments de force, prêts pour protéger, s’il est besoin, la rentrée de nos bâtiments de commerce et de nos pêcheurs.
Avoir une escadre de 12 vaisseaux à Toulon, une pareille qu’on pourrait engager l’Espagne à préparer dans le port du Ferrol, une autre escadre un peu moins forte à Brest, avec un nombre considérable de frégates et de corvettes, pour se mettre en état d’user de représailles sur l’Angleterre, si elle se hasardait à une rupture ; tenir par cette disposition nos forces dans notre main, afin de leur donner au besoin la destination convenable, c’est, je crois, tout ce que permet la circonstance ; et j’observe que ces préparatifs à faire dans nos ports doivent suivre le mouvement progressif des armements de l’Angleterre, qui ne peut certainement pas se livrer subitement à un projet de guerre.
Les premiers préparatifs de préparation et d’approvisionnement doivent être faits avec le moins d’éclat possible, et il ne faut armer effectivement que quand il y aura une apparence fondée de danger. Il faut surtout éviter tout ce qui peut donner trop d’alarmes, avant que la plus grande partie de nos pêcheurs et de nos vaisseaux marchands soient rentrés dans nos ports.
À cette époque, si les circonstances deviennent inquiétantes ou menaçantes, il sera très utile de faire marcher sur nos côtes opposées à celles de l’Angleterre, une partie de nos troupes et de porter à différents points de réunion les munitions de guerre proportionnées aux forces qu’on aura assemblées.
Cette démarche, dans laquelle nous n’avons aucun risque à courir, est une de celles qui peuvent le plus en imposer à l’Angleterre, surtout dans un moment où la plus grande partie de ses forces est dispersée au loin. Elle n’était pas dans la même position en 1770, et cependant 36 bataillons seulement, que le feu roi fit marcher sur nos côtes au mois d’octobre de cette même année, jetèrent la terreur en Angleterre, et contribuèrent beaucoup au succès de la négociation.
L’on peut se rappeler encore qu’en 1756, les troupes qu’on avait répandues sur nos côtes tinrent en échec presque toute la marine britannique, dont les opérations brillantes n’ont commencé que lorsque nos troupes ont été occupées en Allemagne.
Le changement arrivé dans l’état politique de l’Amérique ne pouvant plus nous faire regarder la possession du Canada comme avantageuse, je ne vois que trois points où la puissance britannique puisse être attaquée. Ses possessions dans la presqu’île de l’Inde, les places du Port-Mahon et de Gibraltar sur les côtes d’Espagne, et enfin la Grande-Bretagne elle-même.
Les Indes sont certainement la partie dans laquelle on peut attaquer les Anglais avec la plus grande apparence de succès, et leur faire le plus de mal aux moindres frais. Leur compagnie, maîtresse absolue des plus riches provinces de l’Hindoustan, tire chaque année de ses possessions des sommes immenses qui, converties en marchandises, procurent à la métropole, par les droits de toute espèce auxquels ces marchandises sont assujetties, un revenu que les personnes les plus instruites de l’état de l’Angleterre évaluent aux deux cinquièmes de ses revenus annuels.
Mais cette puissance est aussi précaire qu’effrayante. C’est un colosse dont les pieds sont d’argile ; elle est toute fondée sur la violence, le brigandage et la tyrannie. On ne peut douter que les cruautés et les vexations exercées par la nation anglaise dans l’Inde n’aient porté le désespoir dans l’âme des naturels du pays et de leurs souverains. Ils n’attendent, pour éclater, qu’une guerre européenne qui leur rende l’espérance d’être secourus.
Des forces suffisantes et bien conduites ramèneraient contre les Anglais, dans cette partie du monde, la même révolution que nous y avons essuyée de leur part ; et cette révolution n’éprouverait pas les mêmes retours si, plus sages que nous ne le fûmes lors de nos avantages, et que ne l’ont été après nous les Anglais, nous n’entreprenions pas de succéder à leur domination ; si au lieu d’opprimer comme eux les habitants du pays, nous nous bornions à protéger leur liberté.
Un pareil échec, dans le commencement d’une guerre pourrait mettre l’Angleterre dans l’impossibilité de la soutenir, par la suspension d’une partie considérable de ses revenus.
Mais j’observe sur cela deux choses : l’une, que pour faciliter cette entreprise il eût été à désirer que, de longue main, nos îles de France et de Bourbon fussent devenues des arsenaux où l’on eût pu préparer dans le secret des moyens propres à nous donner la supériorité dans l’Inde dès la première campagne. Il y a lieu de croire aussi que Pondichéry n’est pas dans l’état qu’il devrait être. Le ministre de la marine suivra sans doute un meilleur plan qu’on n’a fait avant lui ; mais l’effet de ses mesures exige nécessairement du temps.
J’observe en second lieu que, pour réussir dans un pareil projet, il serait essentiel que nous pussions primer les Anglais dans l’Inde, ce qu’il est difficile d’espérer ; car, dès qu’ils nous soupçonneront le moins du monde de quelque vue hostile, on ne peut douter qu’ils ne fassent passer des forces considérables dans l’Inde ; il n’y a que le plus grand épuisement, ou les grandes alarmes pour la métropole elle-même, qui puissent leur faire négliger un point d’une importance aussi majeure.
Quant à Minorque et à Gibraltar, je ne sais si l’importance de ces deux possessions est proportionnée au désir qu’aurait l’Espagne d’y rentrer, et à l’intérêt que mettra l’Angleterre à les conserver. L’on n’a pas vu dans la dernière guerre que la privation de Minorque ait diminué sa supériorité dans la Méditerranée. Quoi qu’il en soit, il paraît difficile de prendre Gibraltar autrement que par surprise ; et quoique la circonstance d’une garnison étrangère soit peut-être plus favorable qu’aucune autre, une pareille surprise ne paraît pas possible ; car il serait trop imprudent de la tenter sans être d’ailleurs prêt à soutenir la guerre, et comment se préparer en Espagne à soutenir la guerre sans que les Anglais en soient avertis, et sans que leur premier soin soit de mettre Gibraltar et Port-Mahon à l’abri d’une attaque imprévue ?
Si ce projet et celui d’une entreprise sur l’Inde sont de nature à ne pouvoir être annoncés, il n’en est pas de même du projet de descente en Angleterre. Ce projet n’a pas besoin d’être exécuté pour remplir une partie de l’effet qu’on peut en attendre. Ce serait beaucoup gagner que d’obliger l’Angleterre à rassembler toutes ses forces autour d’elle pour sa propre sûreté. C’est peut-être le meilleur moyen de garantir les possessions des deux couronnes en Amérique du danger d’une invasion ; ce serait dans le moment où nous aurions rassemblé dans nos ports un nombre suffisant de vaisseaux de transport pour faire une descente en Angleterre, ou pour la réaliser, si cette puissance osait mépriser ou négliger cette démonstration ; ce serait alors que nous pourrions avec avantage faire passer à nos îles des forces pour leur défense, et en porter dans l’Inde de suffisantes pour y renverser la puissance anglaise.
Il ne m’appartient pas de décider si une expédition en Angleterre est une chose possible ou prudente à exécuter ; j’y vois un grand danger pour une puissance qui n’est pas maîtresse de la mer : la difficulté de ramener ses troupes, une fois débarquées. Mais je sais deux choses, l’une, que des militaires expérimentés regardent ce projet comme praticable ; l’autre, que les Anglais le craignent par-dessus toutes choses. Ce n’est pas qu’ils imaginent que la France puisse les conquérir ou les garder ; mais une guerre dont leur pays serait le théâtre ferait souffrir beaucoup d’individus ; et, dans un gouvernement tel que l’Angleterre, cela suffit pour exciter les plus grands troubles ; d’ailleurs, la terreur universelle anéantirait le crédit et mettrait la Banque à découvert, ce qui forcerait la banqueroute nationale, et dès lors ôterait au gouvernement toutes ressources.
Ce que je viens d’indiquer appartient plus à un plan de guerre qu’à un plan de simples précautions pour prévenir les hostilités ; mais je crois qu’un plan de précautions doit servir à préparer les opérations de la guerre si elle devient inévitable.
Résumé. — La longueur de ce Mémoire exige que j’en présente, en raccourci, les principaux résultats.
I. En parcourant, avec M. le comte de Vergennes, les différentes manières dont on peut supposer que se terminera la querelle de l’Angleterre avec ses colonies, il m’a paru que l’événement le plus désirable pour l’intérêt des deux couronnes serait que l’ Angleterre surmontât la résistance de ses colonies, et les forçât à se soumettre à son joug, parce que, si les colonies n’étaient subjuguées que par la ruine de toutes leurs ressources, l’Angleterre perdrait l’avantage qu’elle en a retiré jusqu’ici, soit pendant la paix, par l’accroissement de son commerce, soit pendant la guerre, par l’usage qu’elle pouvait faire de leurs forces. Si, au contraire, les colonies, s’accommodant avec l’Angleterre, conservent leurs richesses et leur population, elles conserveront leur courage et le désir de l’indépendance, et forceront l’Angleterre d’employer une partie de ses forces à les empêcher de se soulever de nouveau.
La supposition de la séparation absolue des colonies et de la métropole me paraît infiniment probable. Il en résultera, lorsque l’indépendance des colonies sera entière et reconnue par les Anglais mêmes, une révolution totale dans les rapports de politique et de commerce entre l’Europe et l’Amérique, et je crois fermement que toutes les métropoles seront forcées d’abandonner tout empire sur leurs colonies, de leur laisser une entière liberté de commerce avec toutes les nations, de se contenter de partager avec les autres cette liberté, et de conserver avec leurs colonies les liens de l’amitié et de la fraternité. Si c’est un mal, je crois qu’il n’existe aucun moyen de l’empêcher ; que le seul parti à prendre sera de se soumettre à la nécessité absolue et de s’en consoler. J’ai développé quelques motifs de consolation tirés d’une appréciation de l’avantage des colonies pour les métropoles, un peu plus basse que celle qu’on adopte communément.
J’ai aussi observé que, dans ce cas, il y aurait un très grand danger pour les puissances qui s’obstineraient à résister au cours des événements ; qu’après s’être ruinées par des efforts au-dessus de leurs moyens, elles verraient leurs colonies leur échapper également, et devenir leurs ennemies au lieu de rester leurs alliées.
J’ai appuyé en particulier sur l’importance dont il est que l’Espagne fixe dès à présent ses réflexions sur la possibilité de cet événement, et se familiarise d’avance avec l’idée d’un changement total de système dans l’administration de son commerce et dans ses rapports avec ses colonies.
Une réconciliation, et surtout une réconciliation prompte entre l’Angleterre et l’Amérique me paraît le seul cas où les deux couronnes soient menacées d’un danger prochain.
II. Dans l’examen de ce danger, j’ai observé qu’il était double, qu’il pouvait venir de l’Angleterre ou de l’Espagne. Du côté de l’Angleterre, M. le comte de Vergennes me paraît persuadé que le ministère actuel n’a aucune vue hostile. Je le pense comme lui.
Je pense même qu’un nouveau ministère ne commencerait la guerre qu’après avoir consommé l’ouvrage de la pacification de l’Amérique. Je crois pouvoir en conclure que nous ne serons point inquiétés dans le courant de cette année.
J’ai rappelé les saisons différentes où nos matelots et ceux de l’Angleterre sont tour à tour exposés à être enlevés par la puissance rivale. J’ai observé que cette marche régulière et annuelle déterminait les époques que l’Angleterre choisit pour commencer les hostilités, et qu’elle nous fournissait des moyens de découvrir ses vues par les précautions qu’elle prend alors.
Par rapport à l’Espagne, j’ai dit qu’on pouvait craindre de sa part la confiance trop grande en ses forces, l’antipathie contre la puissance anglaise, le juste ressentiment que conserve le roi catholique des procédés de cette puissance à son égard, et les obstacles que ces dispositions mettraient à la conciliation, s’il survenait quelque dispute ou quelque voie de fait entre les commandants espagnols et anglais.
J’ai dit, enfin, qu’il était également important de n’être pas surpris par l’Angleterre et de n’être pas entraîné par l’ardeur qu’on peut supposer à l’Espagne, et j’ai insisté sur la nécessité de faire naître et de maintenir entre les deux cours une confiance sans réserve.
III. Sur l’objet des mesures à prendre par les deux couronnes pour prévenir les dangers qui peuvent les menacer, ma façon de penser est exactement la même que celle de M. le comte de Vergennes sur la nécessité de rejeter tout plan d’agression de notre part.
D’abord, par les raisons morales si conformes à la façon de penser connue des deux monarques ; en second lieu, à cause de l’état où le Roi a trouvé et ses finances et ses forces de terre et de mer, du besoin qu’il a de temps pour régénérer toutes ces branches de sa puissance, et du danger d’éterniser notre faiblesse en faisant de nos forces un usage prématuré ; en troisième lieu, par la raison décisive qu’une guerre offensive de notre part réconcilierait l’Angleterre avec ses colonies, en donnant au ministère un prétexte de céder, et aux colons un motif de se prêter à ses propositions, pour s’assurer le temps de consolider et de mûrir leurs projets et de multiplier leurs moyens.
J’ai discuté ensuite l’idée qu’on pourrait avoir d’envoyer, sans vues hostiles, des troupes de terre et des escadres dans nos colonies pour les mettre en défense et à l’abri de l’envahissement. Je me suis attaché à prouver que ce plan devrait être rejeté comme ruineux, insuffisant et dangereux :
Comme ruineux, parce que la dépense qu’il entrainerait, et qu’il faudrait continuer aussi longtemps que dureraient nos craintes, étant ajoutée au déficit actuel de la finance, en rendrait le rétablissement impossible ; parce qu’elle deviendrait peut-être plus embarrassante pour ce département que le projet même de la guerre : la nécessité autorisant, en temps de guerre, l’usage de moyens extraordinaires qui, en temps de paix, deviendraient odieux et porteraient le dernier coup à la confiance publique ;
Comme insuffisant, parce que l’Angleterre n’entreprendrait pas d’attaquer les deux couronnes en Amérique sans y envoyer des escadres supérieures aux nôtres, et que cette puissance ayant en Amérique au moins 30 000 hommes, qu’elle peut, dans la supposition, porter sur un tel point d’attaque qu’elle voudra choisir, il est impossible que des forces, même beaucoup plus nombreuses que celles que nous pouvons envoyer, étant partagées entre tous les points menacés, soient, dans aucun cas, en état de résister à une armée aussi nombreuse ;
Comme dangereux, parce qu’il forcerait le ministère anglais non seulement à envoyer de son côté en Amérique des escadres au moins équivalentes, mais encore à se préparer à la guerre dans tous les points de la puissance britannique ; parce que cette apparence de guerre aurait vraisemblablement le même effet que la guerre elle-même, d’amener les deux partis à la réconciliation et de provoquer le danger que nous voulons éviter ; enfin parce que l’exécution de ce plan augmenterait la confiance de l’Espagne et nous exposerait à être entraînés malgré nous dans la guerre.
J’ai conclu qu’il fallait se borner à des précautions moins chères et moins approchantes de l’état d’hostilité. Ces précautions se réduisent à ceci :
1° Observer attentivement tout ce qui peut nous avertir des approches du danger ; observer aux atterrages de nos îles et aux entrées du golfe du Mexique : c’est l’objet des croisières, dont parle la lettre de M. le marquis de Grimaldi, et des ordres qui seront donnés aussi, en conformité, aux bâtiments que nous avons dans ces parages ; se procurer des informations fréquentes de ce qui se passe sur le banc de Terre-Neuve ; observer en Angleterre l’état des troupes, celui des armements, la situation du crédit public, celle du ministère ; chercher à connaître ce qui se passe dans les colonies anglaises, en évitant cependant tout ce qui pourrait faire penser que nous y ayons aucun agent direct et caractérisé.
2° Faciliter aux colons les moyens de se procurer, par la voie du commerce, les munitions et même l’argent dont ils ont besoin, mais sans sortir de la neutralité et sans leur donner des secours directs.
3° Rétablir sans éclat nos forces maritimes, remplir nos magasins, réparer nos vaisseaux, nous mettre en état d’armer promptement, lorsqu’il en sera besoin, une escadre à Toulon, et successivement une à Brest, pendant que l’Espagne en armerait une au Ferrol.
4° Dans le cas où nous aurions des motifs fondés de craindre un danger plus imminent, armer effectivement ces escadres, mais sans les faire sortir.
5° Dans le cas où tout se disposerait à une guerre prochaine, rassembler des troupes nombreuses sur les côtes de l’Océan, et tout disposer pour une expédition en Angleterre afin d’obliger cette puissance à recueillir ses forces ; puis profiter du moment pour envoyer des troupes et des vaisseaux soit dans nos colonies, si on le jugeait nécessaire, soit dans l’Inde, où nous nous serions préparés d’avance des moyens, d’un côté en pratiquant des liaisons avec les naturels du pays, de l’autre en perfectionnant l’établissement de nos îles de France et de Bourbon.
Comme une partie de ces précautions mêmes entraînerait encore des dépenses assez considérables, je crois essentiel de ne rien précipiter, surtout relativement au deux dernières, si ce n’est lorsque nous aurions lieu de croire, par la conduite de l’Angleterre, que cette puissance songe véritablement à nous attaquer.
Je ne puis terminer ce Mémoire sans faire une observation, que je crois très importante, sur la manière dont nous devons nous concerter avec la cour d’Espagne. Nul doute que, les intérêts étant communs, la confiance ne doive être entière et toutes les mesures prises de concert. Mais il n’y a que trop lieu de craindre que l’Angleterre n’ait dans les bureaux des ministres d’Espagne des intelligences qui lui donnent avis de beaucoup de secrets importants. Je crois savoir que ce projet hostile, concerté si je ne me trompe, en 1766 entre les deux ministères, en conséquence duquel M. de Bucarielli avait eu des ordres de chasser les Anglais des îles Falkland, projet qu’on avait même oublié en Espagne, était connu du ministère anglais. C’est un danger contre lequel il faut être en garde dans les communications qu’on doit faire à l’Espagne. Certainement la communication de tout ce qui, en annonçant la ferme résolution des deux rois de maintenir la paix, indique l’usage des moyens propres à menacer l’Angleterre directement, ne peut nuire, même quand le ministère britannique en aurait connaissance. Mais tout ce qui tiendrait à des entreprises sur Minorque ou sur Gibraltar, à des mesures combinées pour porter des forces dans les Indes, ne peut être confié sans danger qu’au roi d’Espagne et à M. Grimaldi, pour lui seul.
6 avril.
L’Espagne ayant fait demander quelles étaient les vues du Gouvernement pour l’exécution du pacte de famille, si la guerre survenait avec l’Angleterre ou avec le Portugal, le Roi fit inviter tous les ministres, par De Vergennes, à écrire leur opinion sur cette grave question. Le mémoire de Turgot fut celui dont le Roi fut le plus frappé. Les éloges qu’il en fit dans le Courrier intime, quoiqu’il fût déjà prévenu contre son Contrôleur général, nuisirent à celui-ci en augmentant l’aigreur des haines ouvertes et cachées. (D. P., Mém., 360. — Journal de Véri.)
Dans un comité où Turgot ne fut pas appelé, quelques jours avant son renvoi, on fit partir deux courriers pour Brest et Toulon pour y ordonner l’armement de 12 vaisseaux dans l’un et de 8 dans l’autre. Maurepas et, par conséquent, les autres ministres n’avaient pas grande opinion des vues de Turgot pour les affaires étrangères. Comme il n’a pas la discussion facile dans la conversation, cette façon de penser ne m’étonne pas à un certain point. M. de Maurepas voit aussi bien et parle mieux que Turgot, mais, faute d’une opinion profonde, les idées ne sont pas assurées et plus encore faute de fermeté d’âme, elles ne sont jamais à l’abri de la contradiction. (Même Journal.)
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[1] Le ministère anglais, il est vrai, a parlé depuis peu d’envoyer des vaisseaux aux Indes ; mais cet envoi paraît fort incertain, et suggéré seulement par l’idée que nous envoyions de notre côté des forces considérables à l’Ile-de-France. (Note de Turgot)
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