Œuvres de Turgot – 217 – Enregistrement des édits. Lit de justice

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

217. — ENREGISTREMENT DES ÉDITS. — LIT DE JUSTICE

I. Enregistrement de l’Édit sur la Caisse de Poissy.

(Le Parlement avait été immédiatement saisi, pour enregistrement des six projets d’édit. Le projet relatif à la caisse de Poissy fut enregistré sans grande difficulté le 9 février. Il avait été en partie dressé d’après des mémoires recueillis par des membres du Parlement. (D. P., Mém., 360).

Le Parlement introduisit pourtant une modification, le 18 février, au sujet de laquelle le Roi lui adressa la lettre ci-après :

Lettre du Roi au Parlement.

[A. L.]

18 février.

J’avais jugé à propos de différer l’impression de mon Édit de suppression de la Caisse de Poissy, afin qu’il fût publié avec les autres édits que j’ai envoyés en même temps à mon Parlement. Mais, comme il est nécessaire de faire jouir mes sujets de ce premier effet de mes soins, à l’époque que j’ai fixée, je me suis déterminé à changer les ordres que j’avais donnés.

La modification que vous avez mise dans votre enregistrement était inutile ; elle ne contient que ce qui est dans l’Édit.

II. Opposition du Parlement aux autres Édits.

(Poursuites contre Condorcet et contre Boncerf. — D’Esprémesnil. — Le prince de Conti.)

(Les Édits ne furent pas la seule matière qui servit de prétexte aux Parlementaires pour organiser une opposition véhémente contre Turgot.

Le 29 janvier, le prince de Conti, sans se soucier ni du froid qui était excessif depuis trois semaines, ni des « annonces de la mort qui se lisaient sur son visage », se rendit au Parlement pour exciter lez zèle des magistrats et avait pris pour prétexte une brochure de Condorcet sur la corvée. Turgot avait fait enlever cette brochure de chez l’imprimeur : mais quelques exemplaires avaient circulé[1].

L’ouvrage de Boncerf sur les inconvénients des droits féodaux fut également dénoncé, bien que l’édition eut été retirée.

Pendant ce temps les corps de métiers s’agitaient contre la suppression des jurandes.

D’Esprémesnil, jeune conseiller, « médiocrement estimé par ses confrères comme juge », s’acquit de la célébrité dans cette séance où il donna un libre cours à son imagination déréglée. Il s’éleva notamment contre les gens qui répandaient les doctrines de liberté dans le commerce, l’agriculture et l’industrie, et il les traita de perturbateurs de l’État plus dangereux que les jésuites[2]. Il qualifia leurs maximes des « principes cadavéreux >. En même temps, il se répandit en éloges sur Necker et il gémit sur ce que les économistes avaient dans le ministère un protecteur de leur doctrine. Cette déclaration fut appuyée par une foule de quiproquos venant de gens aussi peu sages que lui.

On croit que Miromesnil était le ressort secret de l’agitation.

Le ministère trouva que ce n’était plus la cause des Édits qui était en jeu, mais celle de l’autorité royale.

Le 9 février, le Parlement nomma une commission pour rédiger des remontrances. Le prince de Conti en faisait partie. Elle demanda une audience au Roi.

Le 4 mars, Louis XVI reçut les remontrances ; Conti, toujours présent aux séances, y avait fait glisser des maximes féodales, malgré plusieurs magistrats, « assomés de sa présence ».

Lettre du Roi au Premier Président au sujet des Inconvénients des droits féodaux de Boncerf.

[A. L.]

4 mars.

Je me suis fait rendre compte de la procédure qui a été commencée relativement à la brochure intitulée : les inconvénients des droits féodaux ; mon intention est que mon Parlement n’y donne aucune suite[3].

Lettre de Boncerf aux libraires.

Gosse, junior et fils, à La Haye.

[A. aff. étrang., 1882, 115.]

21 mars.

On a abusé de ma confiance, M., pour prendre copie d’une lettre que m’a écrite M. de Voltaire, le 8 de ce mois. On a poussé l’indiscrétion jusqu’à la faire imprimer. J’en ai été informé à temps et j’ai fait enlever l’édition. Néanmoins, il est possible qu’il soit échappé à mes recherches quelques exemplaires ou copies. J’ai l’honneur de vous informer de ce fait et de vous prier de ne point donner place dans votre ouvrage[4] à cette lettre, si elle vous était adressée. Ce serait aller contre l’intention de l’auteur et la mienne, et, je puis vous l’assurer, contre celle du gouvernement[5].

Lettre du Roi au Premier Président au sujet de l’enregistrement des Édits.

6 mars.

Mon Parlement doit respecter mes volontés que je lui ai fait connaître et s’y conformer, en ne donnant point de suite à la procédure que j’ai eu de justes motifs d’arrêter.

Mon intention est qu’il ne procède sur aucune dénonciation pareille avant qu’on m’en ait rendu compte. Mon attachement à la religion et aux bonnes mœurs doit l’assurer de l’attention que je mettrai toujours au maintien de l’ordre. J’entends que, dans tous les cas, il se conforme pour les dénonciations à l’article 19 de mon ordonnance du mois de novembre 1774.

7 mars.

J’ai examiné avec grande attention les remontrances de mon Parlement. Elles ne contiennent rien qui n’ait été prévu et mûrement réfléchi, avant que je me sois déterminé à lui adresser mes édits et déclarations. Mon Parlement a dû voir que toutes ces lois ont pour objet d’assurer l’abondance dans ma bonne ville de Paris, de délivrer le commerce d’une gêne qui lui était préjudiciable et de pourvoir au soulagement de ceux de mes sujets qui ne subsistent que par leur travail et qui sont les plus exposés à l’indigence.

Mon intention n’est point de confondre les conditions, ni de priver la noblesse de mon royaume des distinctions qu’elle a acquises par ses services, dont elle a toujours joui sous la protection des rois mes prédécesseurs, et que je maintiendrai toujours.

Il ne s’agit point ici d’une taxe humiliante, mais d’une simple contribution à laquelle chacun doit se faire honneur de concourir, puisque j’en donne moi-même l’exemple en contribuant à raison de mes domaines.

Je veux bien croire que mon Parlement n’a été conduit que par son zèle et je ne supposerai jamais qu’il veuille s’écarter de la soumission qu’il me doit. Mais à présent que j’ai bien voulu lui expliquer moi-même les motifs qui m’engagent à persister dans ma résolution, j’entends qu’il ne différera pas de procéder à l’enregistrement pur et simple de mes édits et déclarations.

Il doit être certain que si je trouvais, dans la suite, à quelques-unes des dispositions qu’ils contiennent des inconvénients que je n’aie pu prévoir, mon amour-propre pour mes sujets m’engagera à y remédier.

(Cette réponse avait été rédigée par Miromesnil et modifiée par le Roi en quelques phrases. Turgot n’y avait eu d’autre part que de l’avoir lue. Il croyait que le Parlement enregistrerait sur cette réponse[6], mais l’Assemblée arrêta le vendredi 8 d’itératives remontrances.)

Remontrances itératives du Parlement.

« Représenté à S. M. que son Parlement est pénétré de douleur de ce que sa fidélité et son attachement au Roi et au bien de son service le force de dresser de très respectueuses itératives remontrances qu’il sera supplié de vouloir bien examiner lui-même d’après les vues d’humanité, de bienfaisance et de justice qui règnent dans son cœur. »

La prière faite au Roi « d’examiner par lui-même », le choqua vivement. Maurepas lui dit : « C’est votre volonté qui doit paraître et non celle de vos ministres. Mettez-vous au fait de la matière et prenez une volonté qui soit bien la vôtre. »

En conséquence, les objections de Miromesnil au sujet de la corvée et les réponses de Turgot furent remises à Louis XVI le dimanche soir. Le lendemain matin, il les avait lues et avait lu deux fois les édits ; il voulut encore le lundi soir, 5 février, les faire relire au comité. « Je veux pouvoir m’assurer, dit-il, que c’est ma propre croyance, réfléchie, d’après laquelle je déciderai. »

Il fut alors arrêté qu’il y aurait un lit de justice.

Pendant la nuit du 11, Malesherbes fut réveillé par un courrier qui lui apprit que le prince de Conti se transporterait à Versailles. Malesherbes en donna avis à Maurepas qui alla en prévenir le Roi avant la séance. Il fut convenu que le Roi laisserait parler le prince à son gré et qu’après le lit de justice, il lui serait défendu de paraître au Parlement, de sortir de sa maison du Temple et d’y recevoir personne que ses familiers.

Turgot ne goûta pas cette sévérité lorsque Maurepas la lui fit connaître. Son avis était de laisser tomber le prince par suite du mépris que l’impuissance et l’injustice attirent à leur suite ; le prince garda d’ailleurs le silence et se borna à remettre son avis écrit au garde des sceaux, lorsque celui-ci alla ramasser les suffrages[7].

III. Lit de justice tenu à Versailles le 12 mars (Extrait dit procès-verbal).

Le Roi s’étant assis et couvert, M. le garde des sceaux a dit par son ordre que S. M. commandait que l’on prit séance ; après quoi, le Roi, ayant ôté et remis son chapeau, a dit :

« MM, je vous ai assemblés pour vous faire connaître mes volontés ; mon garde des sceaux va vous les expliquer.

Le garde de sceaux étant ensuite monté vers le Roi, agenouillé à ses pieds pour recevoir ses ordres, descendu, remis à sa place, assis et couvert, a dit :

« Le Roi permet qu’on se couvre. »

Après quoi, le garde des sceaux a dit :

« MM., le Roi a signalé les premiers moments de son règne par des actes éclatants de sa justice et de sa bonté.

S. M. ne paraît, avec la splendeur qui l’environne, que pour répandre des bienfaits : elle a rappelé les magistrats à des fonctions respectables qu’ils exerceront toujours pour le bien de son service : elle est assurée que vous donnerez dans tous les temps à ses sujets l’exemple d’une soumission fondée sur l’amour de sa personne sacrée autant que sur le devoir.

La justice est la véritable bonté des rois ; le monarque est le père commun de tous ceux que la Providence a soumis à son empire ; ils doivent être tous également les objets de sa vigilance et de ses soins paternels.

Les édits, déclarations et lettres patentes, auxquels S. M. donnera, dans ce jour, une sanction plus auguste par sa présence, tendent uniquement à réunir les seuls moyens qu’il soit possible dans ce moment-ci de mettre en usage, afin de satisfaire l’empressement du Roi pour réparer les malheurs passés, pour en prévenir de nouveaux et pour soulager ceux de ses sujets auxquels le poids des charges publiques a été jusqu’à présent le plus onéreux, quoiqu’ils fussent moins en état de le supporter.

La confection des grandes routes est indispensable pour faciliter le transport des marchandises et des denrées, pour favoriser dans toute l’étendue du Royaume une police active, de laquelle dépend la sûreté des voyageurs, pour assurer la tranquillité intérieure de l’État et les communications nécessaires au commerce.

Les ouvrages immenses que le Roi est obligé d’ordonner pour cet effet seraient bientôt en pure perte, si l’on n’apportait pas le plus grand soin à leur entretien.

Il n’est donc pas possible que le Roi néglige un objet si intéressant, mais il était naturel que S. M. choisît, dans les moyens de le remplir, ceux que sa sagesse lui ferait considérer comme les plus conforme à l’esprit d’équité qui règle toutes ses actions.

L’on avait jusqu’à présent contraint les laboureurs de fournir leurs charrois et leurs domestiques pour les transports des terres et des matériaux nécessaires à la confection et à la réparation des grandes routes. On avait aussi exigé des habitants des campagnes, qui ne subsistent que par le travail de leurs bras, de renoncer à une partie des salaires journaliers sur lesquels est fondée toute leur subsistance, pour donner gratuitement chaque année un certain nombre de jours au travail des chemins.

Les propriétaires des fonds, dont la plus grande partie jouissent des exemptions attachées à la noblesse et aux offices, ne contribuaient point à cette charge, et cependant ce sont eux qui participent le plus à l’avantage de la confection des grandes routes par l’augmentation du produit de leurs héritages, qui est l’effet naturel des progrès du commerce et de la consommation des denrées.

La corvée de travail imposait aux habitants de la campagne une espèce de servitude accablante. Il était de la justice et de la bonté du Roi de les en délivrer par une contribution qui ne fût supportée que par ceux qui, jusqu’à ce moment, recueillaient seuls le fruit de ce travail.

Telles sont les vues qui ont engagé le Roi à établir cette contribution, à la régler sur la répartition du vingtième, et à donner lui-même l’exemple à tous les propriétaires de son royaume, en ordonnant que ses domaines y seraient assujettis.

S. M. a pris toutes les précautions possibles pour que les deniers qui en proviendront ne puissent jamais être divertis à d’autres usages, qu’ils soient toujours employés dans chacune des généralités où ils auront été levés, et que la somme qui sera imposée n’excède jamais la valeur des ouvrages auxquels elle sera destinée.

Après avoir pourvu au soulagement des habitants des campagnes, S. M. a jeté un regard favorable sur sa bonne ville de Paris. Elle s’est fait représenter les anciens règlements sur la police des grains, relativement à l’approvisionnement de cette capitale de son royaume ; elle en a examiné les dispositions, combiné les effets et pesé mûrement les conséquences. Elle a reconnu que tous ces règlements, qui en apparence semblaient avoir pour objet de rendre l’accès de Paris plus facile aux grains de toute espèce, de favoriser les moyens d’en faire des magasins, enfin, d’attirer l’abondance et de la fixer, ne servaient au contraire qu’à dégoûter les négociants de ce genre de commerce, en les exposant à des recherches inquiétantes, et en les assujettissant à des formalités gênantes et toujours contraires au bien du commerce, dont l’âme est une honnête liberté.

Le Roi a résolu de révoquer entièrement tous ces règlements, et comme les sacrifices ne coûtent rien à S. M. lorsqu’il s’agit du soulagement de ses sujets, elle a, par la même loi, supprimé tous les droits qu’on percevait à Paris sur les grains qui servent à la subsistance du peuple, et s’est chargée de dédommager les Prévôt des marchands et échevins de Paris de ceux qui leur avaient été accordés, et dont ils se trouveront privés par cette suppression.

Les besoins de l’État avaient donné lieu, en différent temps, à l’établissement d’offices dans les halles, sur les quais et sur les ports de Paris.

Le roi Louis XV, de glorieuse mémoire, ayant reconnu que les fonctions attribuées à ces offices n’étaient d’aucune utilité, et que les émoluments que l’on y avait attachés étaient fort onéreux au public, en avait ordonné la suppression par un Édit du mois de septembre 1759. Des circonstances imprévues avaient engagé ce monarque à différer jusqu’au 1er janvier 1777 l’exécution de cet édit, ainsi que les remboursements qu’il était indispensable de faire à ceux qui étaient propriétaires des offices.

Le Roi a jugé à propos de commencer dès à présent l’exécution de ce projet, mais d’une manière moins onéreuse pour son trésor royal, et qui cependant assure aux propriétaires des offices dont il s’agit, un remboursement effectif et conforme à la nature des effets, avec lesquels eux ou leurs auteurs en avaient originairement payé la finance. Les habitants de Paris sont assurés par ce moyen, d’une manière certaine, de voir arriver le terme où les droits attribués à tous ces offices cesseront d’être perçus, et les propriétaires de conserver les capitaux de leur finance et d’en recevoir les intérêts jusqu’au parfait remboursement.

Le Roi s’est fait rendre compte de l’établissement des différentes communautés d’arts et métiers, et des jurandes ; S. M. en a mûrement examiné les avantages et les inconvénients, et elle a reconnu que ces sortes de corporations, en favorisant un certain nombre de particuliers privilégiés, étaient nuisibles à la plus grande partie de ses sujets. Elle a pris la résolution de les supprimer, de rétablir tout dans l’ordre naturel, et de laisser à chacun la liberté de faire valoir tous les talents dont la Providence l’aura pourvu. À l’ombre de cette loi salutaire, les commerçants réuniront tous les genres de moyens dans lesquels leur industrie les rendra le plus capables de conserver et d’augmenter leur fortune, et d’assurer le sort de leurs enfants. Les artisans auront la faculté d’exercer toutes les professions auxquelles ils seront propres, sans être exposés à se voir troublés dans leurs travaux, épuisés par des contestations ruineuses, et cruellement privés de ces instruments sans le secours desquels ils ne peuvent avoir leur subsistance, ni pourvoir à celle de leurs femmes et de leurs enfants. L’usage de cette heureuse liberté sera cependant modéré par de sages règlements, afin d’éviter les abus auxquels les hommes ne sont que trop sujets à se livrer. Mais comme elle sera délivrée des entraves dans lesquelles jusqu’à présent elle avait été resserrée et presque anéantie, elle étendra les différentes branches du commerce ; elle favorisera les progrès et la perfection des arts, évitera aux particuliers des dépenses aussi ruineuses que superflues, augmentera les profits légitimes des marchands et proportionnera les salaires des ouvriers au prix des denrées nécessaires à la vie. Le nombre des indigents diminuera, et les secours que l’humanité procure à ceux que l’âge et les infirmités réduisent à l’inaction, deviendront plus abondants.

La modération du droit sur les suifs, et le changement de la forme de la perception sont encore de nouvelles preuves de l’attention que le Roi apporte à tout ce qui intéresse son peuple. Cette réforme est une suite naturelle de la suppression de la communauté dont cette sorte de marchandise formait le trafic. Elle était autorisée à se rendre maîtresse de tous les suifs, et, par conséquent, de leur prix. Ce commerce exclusif n’existera plus. Le prix du suif sera proportionné à celui des bestiaux qui le produisent, et les artisans auxquels l’usage en est le plus nécessaire pourront l’acheter à meilleure composition.

Tels sont, MM., les motifs qui ont déterminé le Roi à faire enregistrer en sa présence ces lois dont vous allez entendre la lecture. S. M., qui ne veut régner que par la raison et par la justice, a bien voulu les exposer et vous rendre dépositaires des sentiments de tendresse qui l’engagent à veiller sans cesse sur tout ce qui peut être avantageux à son peuple. »

Après quoi, M. le premier président et tous les présidents et conseillers ont mis le genou à terre.

Le garde des sceaux ayant dit :

« Le Roi ordonne que vous vous leviez ».

Ils se sont levés : restés debout et découverts. M. le premier président a dit :

« Sire, en ce jour où V. M. ne déploie son pouvoir que dans la persuasion qu’elle fait éclater sa bonté, l’appareil dont V. M. est environnée, l’usage absolu qu’elle fait de son autorité, impriment à tous ses sujets une profonde terreur, et nous annoncent une fâcheuse contrainte.

Eût-il donc été besoin de contrainte pour exercer un acte de bienfaisance ! Le vœu de la nation entière, le suffrage unanime des magistrats, n’y eussent-ils pas concouru avec le zèle le plus empressé ?

Vous liriez, Sire, dans tous les yeux, sûrs interprètes des cœurs, la reconnaissance et la joie. Ce genre de satisfaction, si flatteur pour un bon roi, vous l’avez goûté dès les premiers moments de votre règne, et votre grande âme en a senti tout le prix.

Pourquoi faut-il qu’aujourd’hui une morne tristesse s’offre partout aux augustes regards de V. M. ? Si elle daigne les jeter sur le peuple, elle verra le peuple consterné. Si elle les porte sur la capitale, elle verra la capitale en alarmes. Si elle les tourne vers la noblesse, elle verra la noblesse plongée dans l’affliction.

Dans cette assemblée même, où votre trône est environné de ceux que le sang, les dignités et l’honneur de votre confiance attachent plus particulièrement encore que le reste de vos sujets à votre personne sacrée, au bien de votre service, aux intérêts de votre gloire, elle ne peut méconnaître l’expression fidèle du sentiment général dont les âmes sont pénétrées. Quel plus sûr témoignage peut attester à V. M. l’impression que les édits adressés à votre Parlement ont laissées dans les esprits ?

Celui concernant les corvées, accablant si on impose tout ce qui serait nécessaire, insuffisant si on ne l’impose pas, fait envisager, comme une suite indispensable, le défaut d’entretien des chemins, et conséquemment la perte entière du commerce.

Cet édit, par l’introduction d’un nouveau genre d’imposition perpétuelle et arbitraire sur les biens-fonds, porte un préjudice essentiel, aux propriétés des pauvres comme des riches, et donne une nouvelle atteinte à la franchise naturelle de la noblesse et du clergé, dont les distinctions et les droits tiennent à la constitution de monarchie.

Qu’il nous soit permis, Sire, de supplier V. M. de considérer que l’on ne peut reprocher à votre noblesse et au clergé de ne pas contribuer aux besoins de l’État. Ces deux premiers ordres de votre royaume, par des octrois volontaires dans le principe, ont fourni les plus grands secours, et, toujours animés du même zèle, ils contribuent directement aujourd’hui par la capitation, les vingtièmes, et indirectement par la taille que payent leurs fermiers, et par les autres droits dont sont chargées les consommations de toute espèce.

Enfin, cet édit ôte au Royaume ce qui pourrait lui rester de ressource pour les besoins les plus pressants, en imposant en temps de paix, sans nécessité pour l’État, sans avantage pour les finances, unes surcharge susceptible d’accroissements progressifs et arbitraires, dont le fardeau achèvera d’accabler ceux mêmes de vos sujets qu’il est dans l’intention de V. M. de soulager.

La Déclaration qui abroge, sans distinction, tous les règlements de police pour l’approvisionnement de votre capitale, met en péril les subsistances et la salubrité des aliments d’un peuple innombrable refermé dans ses murs.

L’édit de suppression des jurandes rompt au même instant tous les liens de l’ordre établi pour les professions de commerçants et d’artisans. Il laisse sans règle et sans frein une jeunesse turbulente et licencieuse qui, contenue à peine par la police publique, par la discipline intérieure des communautés et par l’autorité domestique des maîtres sur leurs compagnons, est capable de se porter à toutes sortes d’excès lorsqu’elle ne se verra plus surveillée d’aussi près, et qu’elle se croira indépendante.

Cet édit et les autres qui tiennent au même système augmentent encore, sans nécessité, le montant de la dette dont les finances sont chargées, et cette masse effrayante pourrait faire craindre à vos sujets que, contre la bonté du cœur de V. M. et l’esprit de justice qui l’anime, il ne vînt un temps où les engagements les plus sacrés cesseraient d’être respectés.

Après s’être acquitté de l’obligation de vous faire connaître la vérité, Sire, le profond respect de votre Parlement le réduit au silence dans l’instant où V. M. commande. Dans un moment plus heureux, sa fidélité constante espère être écoutée lorsqu’elle implorera la justice et la bonté de V. M. en faveur des premiers ordres du Royaume, sa compassion en faveur du peuple, sa sagesse en faveur de l’État entier. En cet instant, Sire, à peine sommes-nous assez à nous-mêmes pour exprimer une faible partie de notre douleur. Vous jugerez quelle en doit être l’étendue quand vous aurez vu se développer les pernicieux effets de tant d’innovations, également contraires à l’ordre public et à la constitution de l’État.

S. M. saura gré pour lors à son Parlement de sa persévérance à n’y prendre aucune part. Elle reconnaîtra de quel côté se trouve un véritable attachement à sa personne sacrée, un zèle éclairé pour son service, un amour du bien général conforme aux vues de V. M.

Elle veut le bien du peuple, et quand l’expérience lui aura montré que des systèmes adoptés comme capables d’opérer le bien produisent le mal, elle se hâtera de les rejeter.

Puissent seulement les maux que nous prévoyons, Sire, et que nous ne cesserons de vous exhorter à prévenir, ne pas jeter de si profondes racines, ne pas miner tellement les anciens fondements de l’État, qu’il ne devienne en quelque sorte impossible d’en arrêter et d’en réparer les ravages.

Il ne nous reste plus d’espoir que dans la prudence et dans l’équité de V. M. Pleins de la confiance qu’elle nous inspire, nous ne cesserons jamais de renouveler nos instances auprès d’elle, et nous osons nous flatter, Sire, que V. M. daignera rendre justice à la pureté de nos sentiments et à notre amour inviolable pour sa personne sacrée. »

Ce discours fini, M. le garde des sceaux, monté vers le Roi, agenouillé à ses pieds pour prendre ses ordres, descendu, remis à sa place, assis et couvert, a dit :

« MM., le Roi a jugé à propos de donner un édit portant suppression des corvées, et ordonne que les grandes routes seront faites à prix d’argent. S. M. ordonne qu’il en soit fait lecture par le greffier en chef de son Parlement, les portes ouvertes. »

Les portes ayant été ouvertes, Me Paul-Charles Cardin Lebret, greffier en chef civil, s’est avancé jusqu’à la place de M. le garde des sceaux, a reçu de lui l’édit ; revenu à sa place, debout et découvert, en fait la lecture.

Ensuite, M. le garde des sceaux a dit aux gens du Roi qu’ils pouvaient parler. Aussitôt les gens du Roi s’étant mis à genoux, M. le garde des sceaux leur a dit :

« Le Roi ordonne que vous vous leviez. »

Eux levés, restés debout et découverts, Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur Roi, portant la parole, a dit :

« Sire, la puissance royale ne connaît d’autres bornes que celles qu’il lui plaît de se donner à elle-même. V. M. croit devoir, en ce moment, faire usage d’une autorité absolue. Quel que puisse être l’événement de l’exercice de ce pouvoir, l’édit dont nous venons d’entendre la lecture n’en sera pas moins, aux yeux de votre Parlement, une nouvelle preuve de la bienfaisance du cœur de V. M.

Du haut de son trône, elle a daigné jeter un regard sur toutes les provinces de son Royaume ; avec quelle douleur n’a-t-elle pas considéré l’affreuse situation des malheureux qui habitent la campagne ! Réduits à ne pouvoir même trouver dans le travail, par la cherté des denrées, un salaire suffisant pour assurer leur subsistance, ils accusent de leur infortune l’avarice de la terre et l’intempérie des saisons. On a proposé à V. M. de venir à leur secours ; on lui a fait envisager les travaux publics auxquels ils étaient forcés de sacrifier une partie de leur temps comme une surcharge également injuste dans le principe et odieuse dans ses effets. La bonté de votre cœur s’est émue, votre tendresse s’est alarmée, et, n’écoutant que la sensibilité d’une âme paternelle, V. M. s’est empressée de remédier à un abus apparent, mais consacré en quelque sorte par son ancienneté.

La nation entière applaudira, Sire, aux vues de bienfaisance dont vous êtes animé. Tous vos sujets partagent vos sentiments, et leur amour leur fera supporter avec patience la nouvelle charge que vous croyez devoir imposer. Mais, Sire, permettez à notre zèle de vous représenter très respectueusement que le même motif qui vous engage à tendre une main secourable aux malheureux, doit également vous engager à ne pas faire supporter tout le poids des impositions aux possesseurs de fonds, dont la propriété sera bientôt anéantie par la multiplicité des taxes. Et en effet, c’est sur le propriétaire que les impôts en tous genres se trouvent accumulés ; c’est le propriétaire qui paye la taille de son fermier ; c’est le propriétaire qui paye l’industrie ; c’est le propriétaire qui paye la capitation de son fermier, la sienne et celle de ses domestiques ; enfin, c’est le propriétaire qui paye les vingtièmes. Si V. M. ajoute à ces différents impôts un nouveau droit pour tenir lieu des corvées, que deviendra cette propriété morcelée en tant de manières ? Et pourra-t-il trouver dans le peu qui lui restera, toutes charges de l’État déduites, un bénéfice suffisant pour fournir à sa consommation, à celle de sa famille, à l’entretien de ses bâtiments, et à la culture de son domaine, dont il ne sera plus que le fermier ?

C’est un principe universellement reconnu qu’en matière d’impôt la difficulté de la perception absorbe souvent tout le bénéfice ; la multiplicité des taxes fatigue nécessairement les contribuables, sans augmenter la masse des trésors du prince ; enfin, Sire, la véritable richesse d’un roi, c’est la richesse de son peuple. Appauvrir les sujets, c’est ruiner le souverain, parce que toutes les ressources de l’État sont dans la fortune des particuliers !

Si, de ces considérations générales, nous descendons dans l’examen de la nouvelle imposition que V. M. se propose d’établir, que de réflexions n’aurions-nous pas à vous présenter, et sur sa nature, qui détruit toutes les franchises de la noblesse, aussi anciennes que la monarchie, et sur sa durée, qui n’a point de limite, et sur l’arbitraire de la fixation qui s’en fera toutes les années !

Sous quelque dénomination que l’on envisage cet impôt, il n’en sera pas moins perpétuel ; il n’aura ni terme ni mesure ; il dépendra de l’influence des saisons, de l’activité du commerce, de la rapidité des passages, et il n’aura jamais d’autres appréciateurs que les commissaires départis par V. M. en chaque province de son royaume.

Cette contribution confondra la noblesse, qui est le plus ferme appui du trône, et le clergé, ministre sacré des autels, avec le reste du peuple, qui n’a droit de se plaindre de la corvée que parce que chaque jour doit lui rapporter le fruit de son travail pour sa nourriture et celle de ses enfants.

Il est juste, sans doute, d’assurer la subsistance du paysan que l’on tire de ses foyers ; il est juste de le dédommager de la perte de ses travaux, auxquels il est arraché ; mais, Sire, si l’entretien des chemins publics est indispensable, comme personne n’en peut douter, il est également vrai qu’ils sont d’une utilité générale à tous les sujets de V. M. Cette utilité reconnue, ne doivent-ils pas y contribuer également, les uns avec de l’argent, les autres par leur travail ? Pourquoi faut-il que le fardeau tout entier ne retombe que sur le propriétaire, comme s’il était le seul qui eût droit d’en profiter ? Nous ne disconviendrons pas que le possesseur d’un domaine en tirera un grand avantage pour l’exploitation de ses terres et pour la facilité du transport de ses denrées ; mais tous les commerçants du Royaume, autres que ceux qui font le trafic des productions de la terre, ne retireront-ils pas le même avantage de l’entretien de la voie publique ? Le poids des marchandises étrangères qui se transportent d’une extrémité du royaume à l’autre, les voitures ouvertes à tous les citoyens, les rouliers et les voyageurs, n’y causeront pas moins de dégradations, et jouiront de la même commodité sans être tenus de payer pour l’établissement ou la réparation des grandes routes. Ne serait-il pas de la justice de V. M. de répartir l’imposition sur tous ceux qui font usage de la voie publique, en proportion de l’utilité qu’ils en retirent ? La perception, sans doute, deviendrait très difficile, et peut-être impraticable ; mais, puisque nous avons l’honneur de parler à un roi qui ne veut que le bonheur de son peuple, ne nous sera-t-il pas permis de lui exposer le moyen de le soulager ?

Les peuples les plus anciens, les nations les plus sages, les républiques les mieux policées, ont toujours employé leurs armées à l’établissement et à l’entretien des chemins publics. Les ouvrages faits par les gens de guerre ont toujours été les plus solides, et il existe encore en France des chemins construits par César lors de la conquête des Gaules.

S. M. pourrait également faire travailler ses soldats pendant la paix. Cent mille hommes employés pendant un mois, à deux reprises différentes dans l’année, quinze jours au printemps, quinze jours en automne, achèveraient plus d’ouvrages que toutes les paroisses du Royaume. Par cet arrangement, les chemins se trouveraient toujours en bon état, et le doublement de la paye tiendrait lieu d’indemnité pour ce nouveau travail. Cent mille hommes font 25 000 fr. par jour ; pour un mois, ce serait 750 000 liv., et en y ajoutant la même somme pour les voitures à charrois, la totalité ferait un objet de 1 500 000 liv. Le corps du génie pourrait remplacer l’école des Ponts et chaussées, et les fonds actuellement destinés à cette école et à ces travaux se trouveraient suffisants sans aucune taxe nouvelle. Les soldats y trouveraient un bénéfice, et les vues de bienfaisance de V. M. seraient entièrement remplies.

Voilà, Sire, les réflexions que l’amour du bien public nous a suggérées : puissent-elles être agréées de V. M. ! En lui fournissant le moyen d’épargner un impôt à ses sujets, nous croyons donner à V. M. une nouvelle preuve de notre amour et de notre respect. Si elle pouvait douter des sentiments qui nous animent, et que nous partageons avec tout son Parlement, V. M. peut s’assurer elle-même des véritables motifs qui ont dirigé les démarches d’un corps si attaché à son souverain.

Jusqu’à présent, Sire, les rois, vos augustes prédécesseurs, n’ont déployé leur puissance souveraine que pour faire usage de la plénitude du pouvoir absolu. La bouche des magistrats a toujours été muette, et leur esprit, accablé sous le poids de l’autorité, n’osait, même au pied du trône, réclamer l’usage de la liberté, qui doit être le partage des fonctions de la magistrature. V. M. veut-elle connaître ses véritables intérêts ? veut-elle assurer le bonheur de ses peuples ? Si les magistrats les plus fidèles pouvaient être suspects dans leurs motifs ou dans leurs intentions, V. M. en ce moment, est entourée de ses augustes frères, des princes de la famille royale, des pairs de France, des ministres de son Conseil, des plus nobles personnages du Royaume : qu’elle daigne les consulter. Voilà le véritable conseil des rois ; voilà l’élite de la nation ; c’est par leur bouche qu’elle parlera : vous connaîtrez, Sire, par l’expression de leurs sentiments, et ce qu’il y a de plus analogue à la constitution de l’État, et ce qu’il y a de plus utile pour bien général de vos sujets. Ils sont tous animés du même esprit ; la vérité ne craindra point de se montrer au milieu de l’appareil éclatant qui environne V. M. ; l’expérience prêtera son appui à la bonté de votre âme, et quand la postérité ira consulter les annales de la monarchie, elle y verra sans doute avec étonnement qu’un jeune prince, au milieu même de l’acte le plus imposant de la majesté royale, n’a pas voulu s’en rapporter à ses seules lumières, et qu’il n’a pas dédaigné de recevoir publiquement l’avis de tous ceux qui, jusque-là, n’avaient été que les témoins de l’exercice de sa puissance. Un trait aussi glorieux suffira seul pour immortaliser V. M., et les fastes de la justice en déposeront à tous les siècles à venir. Puissent nos vœux se réaliser, et, pleins de respect et de confiance, nous nous en rapporterons à ce que la sagesse de V. M. voudra bien ordonner. »

Ensuite M. le garde des sceaux, monté vers le Roi, ayant mis un genou en terre pour prendre ses ordres, a été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, à MM. les princes du sang, à MM. les pairs laïques, à MM. les grand-écuyer et grand-chambellan ; est revenu passer devant le Roi, lui a fait une profonde révérence, a pris l’avis de MM. les pairs ecclésiastiques et maréchaux de France, des capitaines des gardes du corps, du capitaine des cent-suisse de la garde ; puis descendant dans le parquet, à MM. les présidents de la Cour, aux conseillers d’État et maîtres des requêtes venus avec lui, aux secrétaires d’État, aux présidents aux enquêtes et requêtes, et aux conseillers de la Cour ; est remonté vers le Roi, s’est agenouillé, descendu et remis à sa place, assis et couvert, a prononcé :

« Le Roi, étant en son lit de justice, a ordonné que l’édit qui vient d’être lu sera enregistré au greffe de son Parlement, et que sur le repli d’icelui il soit mis que lecture en a été faite et l’enregistrement ordonné, ouï son procureur-général, pour être le contenu en icelui exécuté selon sa forme et teneur ; et copies collationnées envoyées aux bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être pareillement lu, publié et registré ; enjoint aux substituts du procureur-général d’y tenir la main, et d’en certifier la Cour dans le mois.

Pour la plus prompte expédition de ce qui vient d’être ordonné, le Roi veut que, par le greffier de son Parlement, il soit mis présentement sur le repli de l’édit qui vient d’être publié, ce que S. M. a ordonné qui y fût mis. »

Ce qui a été exécuté à l’instant.

Le garde des sceaux étant ensuite monté vers le Roi pour prendre ses ordres, agenouillé à ses pieds, descendu, remis en sa place, assis et couvert, a dit :

« MM., par les Lettres Patentes du 2 novembre 1774, le Roi s’étant réservé de statuer sur les règlements concernant la police des grains dans la ville de Paris, S. M. juge à propos de donner à cet effet une déclaration dont elle ordonne que lecture soit faite par le greffier en chef de son Parlement, les portes ouvertes. »

Me Paul-Charles Cardin Lebret, greffier en chef, s’étant approché de M. le garde des sceaux pour prendre de ses mains la Déclaration, remis en sa place, debout et découvert, il en a fait lecture.

Après quoi, M. le garde des sceaux a dit aux gens du Roi qu’ils pouvaient parler.

Aussitôt ils se sont mis à genoux. M. le garde des sceaux ayant dit :

« Le Roi ordonne que vous vous leviez. »

Ils se sont levés, et restés debout et découverts, Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur roi, portant la parole, on dit :

« Sire, l’approvisionnement de votre bonne ville de Paris a toujours été un objet d’attention pour le gouvernement. Les règlements qui ont été faits à ce sujet n’ont eu d’autre motif que d’assurer l’abondance des denrées, et l’abondance entretient nécessairement la tranquillité publique.

Les précautions que le ministère a cru devoir prendre pour étaler aux yeux du peuple une subsistance certaine, ces précautions, loin de nuire aux opérations du commerce, lui procurent des ressources par la facilité et la promptitude du débit que le cultivateur et le négociant trouvent chaque jour dans la consommation de cette grande ville. Ces règlements, que la nécessité a fait admettre, ont été utiles dans tous les temps, et malgré le défaut de liberté, la ville de Paris n’a éprouvé de disettes réelles que celles qui ont été occasionnées par les refus de la terre. La liberté, au contraire, depuis qu’elle est établie, a vu plus d’une époque où le pain a été porté au-dessus des facultés du pauvre et de l’indigent ; et, nous ne craignons pas de le déposer dans le sein paternel de S. M., c’est la cessation des règlements qui a toujours été l’occasion ou la cause des plus grands désordres.

Abandonner la subsistance de votre capitale aux spéculations des commerçants, c’est abandonner la certitude du présent pour un avenir incertain ; c’est s’exposer à manquer de nourriture pour les citoyens, car il faut que le peuple voie des provisions ; et que deviendrait cette multitude innombrable de journaliers, qui ne trouve ses aliments que dans le fruit du travail de leurs mains, si le défaut de denrées dans les marchés pouvait les alarmer sur la certitude de la subsistance du lendemain ? Quel effroi cette inquiétude seule n’est-elle pas capable de jeter dans les esprits ! quelle confusion si elle allait se réaliser ! Nous ne craignons point d’en offrir le tableau à un monarque dont nous connaissons la sensibilité, et nous nous faisons gloire d’alarmer votre tendresse pour les malheureux. Le bien public sera toujours l’objet de toutes nos démarches. Nous pouvons nous féliciter nous-mêmes de chercher en toutes occasions de concourir avec V. M. à la félicité publique. Nos vœux et les remontrances respectueuses de votre Parlement n’ont d’autres motifs que le bonheur du peuple, dont V. M. est sans cesse occupée. C’est avec la douleur la plus amère que nous avons vu V. M. répandre des nuages sur notre fidélité. Il semble que l’on a cherché à la rendre suspecte, et la réponse de V. M. semble l’annoncer. Eh bien, Sire, recevez le serment que nous venons réitérer au pied du trône, de ne consulter jamais que votre gloire et vos intérêts ; et c’est cette fidélité même que nous vous jurons de nouveau, qui nous force à requérir que, sur la déclaration dont la lecture vient d’être faite, il soit mis qu’elle a été lue et publiée, V. M. séant en son lit de justice, et registrée au greffe de la cour pour être exécutée selon sa forme et teneur. »

Ensuite M. le garde des sceaux, monté vers le Roi, ayant mis un genou en terre pour prendre ses ordres, a été aux opinions à Monsieur, à M. le comte d’Artois, etc., et a dit :

(Même cérémonial que ci-dessus.)

« MM., le Roi a jugé à propos de donner un édit portant suppression des offices qui avaient été créés dans les halles, sur les quais et sur les ports de la ville de Paris. S. M. ordonne qu’il en soit fait lecture par le greffier en chef de son Parlement, les portes ouvertes. »

(Suit le cérémonial).

Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur Roi, portant la parole, a dit :

« Sire, par l’édit dont nous venons d’entendre la lecture V. M. réalise la suppression de différents offices, qui avait été ordonnée en 1759. Les circonstances du temps avaient engagé votre auguste prédécesseur à rétablir les officiers supprimés dans la jouissance provisoire des droits attribués à ces différentes charges jusqu’au remboursement de leur finance. Ce remboursement devait s’effectuer dans une caisse créée à cet effet, où devait se verser le produit des droits de ces offices et le produit des droits rétablis. L’établissement de cette caisse devait avoir lieu en 1771 ; il fut retardé par une déclaration en 1768, et l’ouverture ne devait s’en faire, d’après cette loi nouvelle, qu’en l’année 1777. Les fonds qui avaient été destinés à ces remboursements étaient une sûreté que le feu roi accordait également et aux propriétaires de ces offices et à leurs créanciers, d’après la liquidation qui en avait été faite en 1690. V. M., en ce moment, dérange toute l’opération de son auguste prédécesseur ; elle accorde le remboursement des offices supprimés, partie en argent, partie en contrats, et ne fixe autre chose, pour effectuer les remboursements projetés, que les droits mêmes attribués à ces offices, qui, par la suppression de plusieurs de ces droits, deviennent insuffisants pour acquitter même les intérêts de la finance. Ces droits eux-mêmes doivent cesser d’être perçus avant que les remboursements soient effectués, et néanmoins, par cette opération, V. M. charge l’État d’une augmentation de 65 millions de dette, à quoi se monte la totalité de la finance des offices supprimés, suivant la Liquidation faite en 1760.

Nous ne présentons ce calcul à V. M. que pour intéresser sa bonté en faveur de ces officiers, qui, la plupart, jouissaient de ces offices à titre de patrimoine, et qui ne pourront peut-être se défaire que très difficilement et avec perte des contrats que V. M. va leur donner en payement. Ces considérations ne peuvent que déterminer V. M. à leur assurer de plus en plus le montant de leur créance. Mais pour donner à V. M. une nouvelle preuve de notre obéissance et de notre fidélité, nous requérons que sur l’édit dont la lecture vient d’être faite, il soit mis qu’il a été lu et publié, V. M. séant en son lit de justice, et registré au greffe de la cour pour être exécuté selon sa forme et teneur ».

M. le garde des sceaux, monté vers le Roi, ayant mis un genou en terre pour prendre ses ordres, a été aux opinions… (répétition du cérémonial) et a dit :

« MM., par les motifs que le Roi m’a ordonné de vous expliquer, S. M. s’est déterminée à donner un édit portant suppression des jurandes et des communautés de commerce, d’arts et métiers ; le Roi ordonne qu’il en soit fait lecture par le greffier en chef de son Parlement, les portes ouvertes. »

(Suit le cérémonial.)

« Le Roi ordonne que vous vous leviez. »

Eux levés, restés debout et découverts, Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur Roi, portant la parole, on dit :

« Sire, le bonheur de vos peuples est encore le motif qui engage en ce moment V. M à déployer la puissance royale dans toute son étendue ; mais puisqu’il nous est permis de nous expliquer sur une loi destructive de toutes les lois de vos augustes prédécesseurs, la bonté même de V. M. nous autorise à lui présenter avec confiance les réflexions que le ministère qui nous est confié nous oblige de mettre sous ses yeux, et nous ne craindrons point d’examiner, au pied du trône d’un roi bienfaisant, si son intention sera remplie et si ses peuples en seront plus heureux.

La liberté est sans doute le principe de toutes les actions ; elle est l’âme de tous les États ; elle est principalement la vie et le premier mobile du commerce. Mais, Sire, par cette expression si commune aujourd’hui, et qu’on a fait retentir d’une extrémité du royaume à l’autre, il ne faut point entendre une liberté indéfinie, qui ne connait d’autres lois que ses caprices, qui n’admet d’autres règles que celles qu’elle se fait à elle-même. Ce genre de liberté n’est autre chose qu’une véritable indépendance ; cette liberté se changerait bientôt en licence ; ce serait ouvrir la porte à tous les abus, et ce principe de richesse deviendrait un principe de destruction, une source de désordre, une occasion de fraude et de rapines dont la suite inévitable serait l’anéantissement total des arts et des artistes, de la confiance et du commerce.

Il n’y a, Sire, dans un État policé, de liberté réelle, il ne peut y en avoir d’autre que celle qui existe sous l’autorité de la loi. Les entraves salutaires qu’elle impose ne sont point un obstacle à l’usage qu’on en peut faire ; c’est une prévoyance contre tous les abus que l’indépendance traîne à sa suite. Les extrêmes se touchent de près ; la perfection n’est qu’un point dans l’ordre physique, au delà duquel le mieux, s’il peut exister, est souvent un mal, parce qu’il affaiblit ou qu’il anéantit ce qui était bon dans son origine.

Pour s’en convaincre, il ne faut que jeter un coup d’œil sur l’érection même des communautés.

Avant le règne de Louis IX, les prévôts de Paris réunissaient, aux fonctions de la magistrature, la recette des deniers publics. Les malheurs du temps avaient forcé, en quelque façon, à mettre en ferme le produit de la justice et la recette des droits royaux. Sous l’avide administration des prévôts, fermiers, tout était, pour ainsi dire, au pillage dans la ville de Paris, et la confusion régnait dans toutes les classes des citoyens. Louis IX se proposa de faire cesser le désordre, et sa prudence ne lui suggéra d’autres moyens que de former, de toutes les provinces, autant de communautés distinctes et séparées qui pussent être dirigées au gré de l’administration. Ce remède, qui est l’origine des corporations actuelles, réussit au delà de toute espérance. Le même principe a dirigé les vues du gouvernement sur toutes les autres parties du corps de l’État, et c’est d’après ce premier plan qu’il obtint le bon ordre. Tous vos sujets, Sire, sont divisés en autant de corps différents qu’il y a d’États différents dans le royaume. Le clergé, la noblesse, les cours souveraines, les tribunaux inférieurs, les officiers attachés à ces tribunaux, les universités, les académies, les compagnies de finances, les compagnies de commerce, tout présente, et dans toutes les parties de l’État, des corps existants qu’on peut regarder comme les anneaux d’une grande chaîne, dont le premier est dans la main de V. M. comme chef et souverain administrateur de tout ce qui constitue le corps de la nation.

La seule idée de détruire cette chaîne précieuse devrait être effrayante. Les communautés de marchands et artisans font une portion de ce tout inséparable qui contribue à la police générale du Royaume ; elles sont devenues nécessaires, et, pour nous renfermer dans ce seul objet, la loi, Sire, a érigé des corps de communautés, a créé des jurandes, a établi des règlements, parce que l’indépendance est un vice dans la constitution politique, parce que l’homme est toujours tenté d’abuser de la liberté. Elle a voulu prévenir les fraudes en tout genre et remédier à tous les abus. La loi veille également sur l’intérêt de celui qui vend et sur l’intérêt de celui qui achète ; elle entretient une confiance réciproque entre l’un et l’autre ; c’est, pour ainsi dire, sur le sceau de la foi publique que le commerçant étale sa marchandise aux yeux de l’acquéreur, et que l’acquéreur la reçoit avec sécurité des mains du commerçant.

Les communautés peuvent être considérées comme autant de petites républiques, uniquement occupées de l’intérêt général de tous les membres qui les composent, et s’il est vrai que l’intérêt général se forme de la réunion des intérêts de chaque individu en particulier, il est également vrai que chaque membre, en travaillant à son utilité personnelle, travaille nécessairement, même sans le vouloir, à l’utilité véritable de toute la communauté. Relâcher les ressorts qui font mouvoir cette multitude de corps différents, anéantir les jurandes, abolir les règlements, en un mot, désunir les membres de toutes les communautés, c’est détruire les ressources de toute espèce que le commerce lui-même doit désirer pour sa propre conservation. Chaque fabricant, chaque artiste, chaque ouvrier se regardera comme un être isolé, dépendant de lui seul, et libre de donner dans tous les écarts d’une imagination souvent déréglée ; toute subordination sera détruite ; il n’y aura plus ni poids ni mesure ; la soif du gain animera tous les ateliers, et, comme l’honnêteté n’est pas toujours la voie la plus sûre pour arriver à la fortune, le public entier, les nationaux comme les étrangers, seront toujours la dupe des moyens secrets préparés avec art pour les aveugler et les séduire. Et ne croyez pas, Sire, que notre ministère, toujours occupé du bien public, se livre en ce moment à de vaines terreurs ; les motifs les plus puissants déterminent notre réclamation, et V. M. serait en droit de nous accuser un jour de prévarication si nous cherchions à les dissimuler. Le principal motif est l’intérêt du commerce en général, non seulement dans la capitale, mais encore dans tout le Royaume ; non seulement dans la France, mais dans toute l’Europe ; disons mieux, dans le monde entier.

Le but qu’on a proposé à V. M. est d’étendre et de multiplier le commerce en le délivrant des gênes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous osons, Sire, avancer à V. M. la proposition diamétralement contraire ; ce sont ces gênes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l’immensité du commerce de la France. C’est peu d’avancer cette proposition, nous devons la démontrer. Si l’érection de chaque métier en corps de communauté, si la création des maîtrises, l’établissement des jurandes, la gêne des règlements et l’inspection des magistrats sont autant de vices secrets qui s’opposent à la propagation du commerce, qui en resserrent toutes les branches et l’arrêtent dans ses spéculations, pourquoi le commerce de la France a-t-il toujours été si florissant ? Pourquoi les nations étrangères sont-elles si jalouses de sa rapidité ? Pourquoi, malgré cette jalousie, sont-elles si curieuses des ouvrages fabriqués dans le Royaume ? La raison de cette préférence est sensible : nos marchandises l’ont toujours emporté sur les marchandises étrangères : tout ce qui se fabrique, surtout à Lyon et à Paris, est recherché dans l’Europe entière, pour le goût, pour la beauté, pour la finesse, pour la solidité, la correction du dessin, le fini de l’exécution, la sûreté dans les matières : tout s’y trouve réuni, et nos arts, portés au plus haut degré de perfection, enrichissent votre capitale, dont le monde entier est devenu tributaire.

D’après cette vérité de fait, n’est-il pas sensible que les communautés d’arts et métiers, loin d’être nuisibles au commerce, en sont plutôt l’âme et le soutien, puisqu’elles nous assurent la préférence sur les fabriques étrangères, qui cherchent à les copier sans pouvoir les imiter ?

La liberté indéfinie fera bientôt évanouir cette perfection, qui est seule la cause de la préférence que nous avons obtenue ; cette foule d’artistes et d’artisans de toutes professions, dont le commerce va se trouver surchargé, loin d’augmenter nos richesses, diminuera peut-être tout à coup le tribut des deux mondes. Les nations étrangères, trompées par leurs commissionnaires, qui l’auront été eux-mêmes par les fabricants en recevant des marchandises achetées dans la capitale, n’y trouveront plus cette perfection qui fait l’objet de leurs recherches ; elles se dégoûteront de faire transporter à grand risque et grands frais des ouvrages semblables à ceux qu’elles trouveront dans le sein de leur patrie.

Le commerce deviendra languissant : il retombera dans l’inertie dont Colbert, ce ministre si sage, si laborieux, si prévoyant, a eu tant de peine à le faire sortir, et la France perdra une source de richesses que ses rivaux cherchent depuis longtemps à détourner. Ils n’y réussissent que trop souvent, et déjà plus d’une fois nos voisins se sont enrichis de nos pertes. Le mal ne peut qu’augmenter encore ; les meilleurs ouvriers, fixés à Paris par la certitude du travail, par la promptitude du débit, ne tarderont pas à s’éloigner de la capitale, et l’espoir d’une fortune rapide dans les pays étrangers, où ils n’auront point de concurrents, les engagera peut-être à y transporter nos arts et leur industrie.

Ces émigrations, déjà trop fréquentes, deviendront encore plus communes à cause de la multiplicité des artistes, et l’effet le plus sûr d’une liberté indéfinie sera de confondre tous les talents et de les anéantir par la médiocrité du salaire, que l’affluence des marchandises doit sensiblement diminuer. Non seulement le commerce en général fera une perte irréparable, mais tous les corps en particulier éprouveront une secousse qui les anéantira tout à fait. Les maîtres actuels ne pourront plus continuer leur négoce, et ceux qui viendront à embrasser la même profession ne trouveront pas de quoi subsister ; le bénéfice, trop partagé, empêchera les uns et les autres de se soutenir ; la diminution du gain occasionnera une multitude de faillites. Le fabricant n’osera plus se fier à celui qui vend en détail. La circulation une fois interceptée, une crainte aussi légitime qu’habituelle arrêtera toutes les opérations du crédit ; et ce défaut de sûreté énervera peu à peu, et finira par détruire toute l’activité du commerce, qui ne s’étend et ne se multiplie que par la confiance la plus aveugle.

Ce n’est point assez d’avoir fait envisager à V. M. la désertion des meilleurs ouvriers comme un malheur peut-être inévitable ; elle doit encore considérer que la loi nouvelle portera un coup funeste à l’agriculture dans tout son royaume. La facilité de se soutenir aujourd’hui dans les grandes villes avec le plus petit commerce fera déserter les campagnes, et les travaux laborieux de la culture des terres paraîtront une servitude intolérable en comparaison de l’oisiveté que le luxe entretient dans les cités. Cette surabondance de consommateurs fera bientôt renchérir les denrées, et, par une conséquence encore plus effrayante, toute police sera détruite sans qu’on puisse même espérer de la rétablir que par les moyens les plus violents. Le nombre immense de journaliers et d’artisans que les grandes villes et que la capitale surtout renfermera dans son sein, doit faire craindre pour la tranquillité publique. Dès que l’esprit de subordination sera perdu, l’amour de l’indépendance va germer dans tous les cœurs. Tout ouvrier voudra travailler pour son compte ; les maîtres actuels verront leurs boutiques et leurs magasins abandonnés ; le défaut d’ouvrage et la disette, qui en sera la suite, ameutera cette foule de compagnons échappés des ateliers où ils trouvaient leurs subsistances, et la multitude, que rien ne pourra contenir, causera les plus grands désordres.

Nous craignons, Sire, de charger le tableau, et nous nous arrêtons pour ne point alarmer le cœur sensible de V. M. ; mais, en même temps, nous croirions manquer à notre devoir si nous ne protestions pas ici d’avance contre les maux publics dont le loi nouvelle sera infailliblement une source funeste.

Quelle force n’ajouterions-nous pas à ces considérations s’il nous était permis de représenter à V. M. qu’on lui fait adopter, sans le savoir, l’injustice la plus criante ! Qui osera néanmoins l’exposer à vos yeux si notre ministère craint de se compromettre, et se refuse aux intérêts de la vérité ?

Cette injustice est bien éloignée du cœur de V. M., mais elle n’en résulte pas moins de la lésion énorme dont tous les marchands de son royaume vont avoir à se plaindre. Donner à tous vos sujets indistinctement la faculté de tenir magasins et d’ouvrir boutique, c’est violer la propriété des maîtres qui composent les communautés. La maîtrise, en effet, est une propriété réelle qu’ils ont achetée, et dont ils jouissent sur la foi des règlements ; ils vont la perdre, cette propriété, du moment qu’ils partageront le même privilège avec tous ceux qui voudront entreprendre le même trafic sans en avoir acquis le droit aux dépens d’une partie de leur patrimoine ou de leur fortune ; et cependant le prix d’une grande portion de ces maîtrises, telles que celles qui ont été créées en différents temps, et en dernier lieu en 1767, ce prix, disons-nous, a été porté directement dans le trésor royal ; et si l’autre portion a été versée dans la caisse des communautés, elle a été employée à rembourser les emprunts qu’elles ont été obligées de faire pour les besoins de l’État : cette ressource, dont on a peut-être fait un usage trop fréquent, mais toujours utile dans des circonstances urgentes, sera fermée désormais à V. M., et les revenus publics en souffriront eux-mêmes une diminution très considérable ; car, d’un côté, les riches marchands, après avoir souffert un préjudice considérable dans leur trafic par l’augmentation de ceux qui s’adonneront au même commerce, ne seront plus en état de payer la même capitation et, d’un autre côté, la plus grande partie de ceux qui viendraient partager leurs bénéfices ne seront point en état d’acquitter la capitation, dont il faudra décharger les anciens maîtres en raison de la diminution de leur commerce.

Nous ne parlons point à V. M. ni de la difficulté du recouvrement de cette même capitation, ni de la surcharge des dettes de l’État, par l’obligation que V. M. contracte d’acquitter les dettes de toutes les communautés. Les inconvénients en tout genre que nous avons eu l’honneur de présenter à vos yeux détermineront sans doute V. M. à prendre une nouvelle résolution plus favorable au commerce et aux différents corps qui l’exercent depuis si longtemps et avec tant de succès.

Ce n’est pas, Sire, que nous cherchions à nous cacher à nous-mêmes qu’il y a des défauts dans la manière dont les communautés existent aujourd’hui ; il n’est point d’institution, point de compagnie, point de corps, en un mot, dans lesquels il ne se soit glissé quelques abus. Si leur anéantissement était le seul remède, il n’est rien de ce que la prudence humaine a établi qu’on ne dût anéantir, et l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties.

Mais, Sire, V. M. elle-même ne doit pas l’ignorer, il y a une distance immense entre détruire les abus et détruire les corps où ces abus peuvent exister. Les communautés d’arts et métiers, qu’on a engagé V. M. à supprimer, en sont un exemple frappant. Elles ont été établies comme un remède à de très grands abus ; on leur reproche aujourd’hui d’être devenues la source de plusieurs abus d’un autre genre ; elles en conviennent, et la sincérité de cet aveu doit porter V. M. à les réformer, et non à les détruire.

Il serait utile, il est même indispensable d’en diminuer le nombre. Il en est dont l’objet est si médiocre que la liberté la plus entière y devient en quelque sorte de nécessité. Qu’est-il nécessaire, par exemple, que les bouquetières fassent un corps assujetti à des règlements ? Qu’est-il besoin de statuts pour vendre des fleurs et en former un bouquet ? La liberté ne doit-elle pas être l’essence de cette profession ? Où serait le mal quand on supprimerait les fruitières ? Ne doit-il pas être libre à toute personne de vendre les denrées de toute espèce qui ont toujours formé le premier aliment de l’humanité ?

Il en est d’autres qu’on pourrait réunir, comme les tailleurs et les fripiers ; les menuisiers et les ébénistes ; les selliers et les charrons ; les traiteurs et les rôtisseurs ; les boulangers et les pâtissiers ; en un mot, tous les arts et métiers qui ont une analogie entre eux, ou dont les ouvrages ne sont parfaits qu’après avoir passé par les mains de plusieurs ouvriers.

Il en est enfin où l’on devrait admettre les femmes à la maîtrise, telles que les brodeuses, les marchandes de modes, les coiffeuses ; ce serait préparer un asile à la vertu, que le besoin conduit souvent au désordre et au libertinage. En diminuant ainsi le nombre des corps, V. M. assurerait un état solide à tous ses sujets, et ce serait un moyen sûr et certain de leur ôter à tous mille prétextes de se ruiner en frais, et de les multiplier avec un acharnement que l’intérêt seul peut entretenir ; et si, après l’acquittement des dettes des communautés, V. M. supprimait tous les frais de réception généralement quelconques, à l’exception du droit royal, qui a toujours subsisté, cette liberté, objet des vœux de V. M., s’établirait d’elle-même, et les talents ne seraient plus exposés à se plaindre des rigueurs de la fortune.

Ces motifs, sans doute, feront impression sur le cœur paternel de V. M. Jusqu’à présent, nous n’avons parlé qu’au père du peuple ; il est un dernier motif que nous devons présenter au monarque. Ce motif est si puissant, que notre zèle pour le bien public (car V. M. voudra bien être persuadée qu’il est plus d’un magistrat dans son royaume qui s’occupe du bonheur commun), notre amour et notre respect pour votre personne sacrée, ne nous permettent pas de le passer sous silence : c’est la manière dont on a voulu faire envisager à V. M. les statuts et règlements des différents corps d’arts et métiers de son royaume. Dans l’édit qui vient d’être lu dans cette auguste séance, on présente ces statuts, ces règlements comme bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs ; il ne leur manquait, pour exciter l’indignation publique, que d’être connus. Cependant, Sire, la plupart sont confirmés par des lettres patentes des rois vos augustes prédécesseurs ; ils sont l’ouvrage de ceux qui s’y sont volontairement assujettis ; ils sont le fruit de l’expérience ; ce sont autant de digues élevées pour arrêter la fraude et prévenir la mauvaise foi. Les arts et métiers eux-mêmes n’existent que par les précautions salutaires que ces règlements ont introduites ; enfin, ce sont vos ancêtres, Sire, qui ont forcé ces différents corps à se réunir en communautés ; ces érections ont été faites, non pas sur la demande des marchands, des artisans, des ouvriers, mais sur les supplications des habitants des villes que les arts ont enrichis : c’est Henri IV lui-même, ce roi qui sera toujours les délices des Français, ce roi qui n’était occupé que du bonheur de son peuple, ce roi que V. M. a pris pour modèle : oui, Sire, c’est cette idole de la France qui, sur l’avis des princes de son sang, des gens de son Conseil d’État, des plus notables personnages et de ses principaux officiers assemblés dans la ville de Rouen pour le bien de son royaume, a ordonné que chaque état serait divisé et classé sous l’inspection des jurés choisis par les membres de chaque communauté, et assujetti aux règlements particuliers à chaque corps de métier différent. Henri IV s’est déterminé à cette loi générale, non pas comme ses prédécesseurs, qui ne cherchaient qu’un secours momentané dans cette création, mais pour prévenir les effets de l’ignorance et de l’incapacité, pour arrêter les désordres, pour assurer la perception de ces droits et en faire usage à l’avenir suivant les circonstances : d’où il résulte que c’est le bien public qui a nécessité l’érection des maîtrises et des jurandes ; que c’est la nation elle-même qui a sollicité ces lois salutaires ; que Henri IV ne s’est rendu qu’au vœu général de son peuple ; et nous ne pouvons répéter sans une espèce de frémissement, qu’on a voulu faire envisager la sagesse de ce monarque, si bon et si chéri, comme ayant autorisé des lois bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs, et que cette assertion se trouvera dans une loi publique émanée de V. M.

Colbert pensait bien autrement. Ce Colbert, qui a changé la face de toute la France, qui a ranimé tout le commerce, qui l’a créé, pour ainsi dire, et lui a assuré la prépondérance sur toutes les autres nations ; Colbert, qui ne connaissait que la gloire et l’intérêt de son maître, qui n’avait d’autre vue que la grandeur et la puissance du peuple français ; ce génie créateur, qui ranima également l’agriculture et les arts ; ce ministre, enfin, fait pour servir, en cette partie, de modèle à tous ceux qui le suivront, fit ordonner que toutes personnes faisant trafic ou commerce en la ville de Paris seraient et demeureraient pour l’avenir érigées en corps de maitrises et de jurandes.

Jamais prince n’a été plus chéri que Henri IV ; jamais la France n’a été plus florissante que sous Louis XIV ; jamais le commerce n’a été plus étendu, plus profitable que sous l’administration de Colbert ; c’est néanmoins l’ouvrage de Henri IV et de Louis XIV, de Sully et de Colbert, qu’on vous propose d’anéantir.

Voilà, Sire, les réflexions que le zèle le plus pur dicte au ministère chargé de la conservation des lois de votre royaume. La confiance dont V. M. nous honore nous a enhardis à lui représenter tous les inconvénients qui peuvent résulter d’une subversion totale dans toutes les parties du commerce, et nous ne doutons pas que, si V. M. daigne peser l’importance des motifs que nous venons d’avoir l’honneur de lui exposer, elle ne se détermine à faire examiner de nouveau la loi qu’elle se propose de faire enregistrer. Au lieu d’anéantir les communautés dans tout son royaume, elle se contentera de déraciner les abus qu’on peut justement leur reprocher, et la même autorité qui allait les détruire donnera une nouvelle existence à des corps analogues à la constitution de l’État, et qu’il est facile de rendre encore plus utiles au bien général de la nation. Animés de cet espoir si flatteur, nous ne pouvons en ce moment que nous en rapporter à ce que la sagesse et la bienfaisance de V. M. voudra ordonner[8]. »

(Répétition du cérémonial.)

« MM., le Roi a donné des lettres patentes portant modération du droit sur les suifs. S. M. ordonne que lecture en soit faite par le greffier en chef de son Parlement, les portes ouvertes. »

(Suit le cérémonial.)

Me Antoine-Louis Seguier, avocat dudit seigneur roi, a dit :

« Sire, V. M. accorde un nouveau soulagement à son peuple par la suppression des droits énoncés dans les lettres patentes dont nous venons d’entendre la lecture ; votre Parlement se serait porté à les enregistrer de lui-même, si elles n’avaient supposé l’anéantissement d’une communauté qu’il espérait que vous voudriez bien conserver avec tous les autres corps d’arts et métiers de votre royaume. V. M. persiste dans sa volonté, nous ne pouvons nous dispenser de requérir qu’il soit mis au bas des lettres patentes dont la lecture a été faite, qu’elles ont été lues et publiées par V. M., séant en son lit de justice, et registrées au greffe de la cour pour être exécutées selon leur forme et teneur. »

(Suit le cérémonial.)

Ensuite le Roi a dit :

« Vous venez d’entendre les édits que mon amour pour mes sujets m’a engagé à rendre ; j’entends qu’on s’y conforme.

Mon intention n’est point de confondre les conditions ; je ne veux régner que par la justice et les lois.

Si l’expérience fait reconnaître des inconvénients dans quelques-unes des dispositions que ces édits contiennent, j’aurai soin d’y remédier. »

Après quoi le Roi s’est levé, et est sorti dans le même ordre qu’il était entré.

M. le garde des sceaux a suivi le Roi, et, quelque temps après, la compagnie est sortie dans le même ordre qu’elle était entrée, et descendue dans la cour des princes.

MM. les Présidents sont entrés dans la Salle des Ambassadeurs où ils ont quitté leurs manteaux, ainsi que le greffier en chef son épitoge ; et la compagnie est montée en carrosse et revenue à Paris en corps de cour, escortée de la robe courte, comme elle l’avait été en venant ; les brigades de la maréchaussée étaient placées aux mêmes endroits de la route et lui ont rendu les mêmes honneurs ; la robe courte a accompagné M. le Premier Président jusque dans la cour de son hôtel[9].

(Le lendemain, le Parlement protesta, suivant l’usage, contre la forme d’enregistrement adoptée et qu’il prétendait toujours illégale ; il arrêta ses remontrances et remit à huitaine à s’assembler. C’était la tournure dont il se servait pour mettre fin à ses résistances.)

(Les opérations de Turgot avaient tellement agité Paris, la Cour et le Parlement, qu’on pouvait croire à un changement dans le ministère.

La reine comptait que, dans quinze jours, le contrôleur général ne serait plus en place et que Maurepas en était d’accord.

Les provinces sentaient que le contrôleur général était leur appui mais leur voix n’allait pas jusqu’au Roi et celui-ci se persuada bientôt que tout le monde haïssait le contrôleur général.

Louis XVI était excité par d’Oigny qui partageait les sentiments de la finance dont il faisait partie, et qui trouvait que le contrôleur général n’avait pas les égards qu’on devait à un homme qui parlait tous les huit jours secrètement au Roi. Il est facile d’imaginer dès lors qu’au cabinet noir les lettres qui contenaient des éloges de Turgot étaient supprimées et que les autres étaient retenues et copiées. — D. P., Mém.

Le 13, Mars Du Pont écrivit au margrave de Bade :

« À force de combat, voilà les édits du Roi qui sont bien du Roi, car ce sont sa sagesse et sa fermeté qui les ont soutenus contre la grande animosité des enregistreurs, etc. Il a fallu déployer le pouvoir absolu pour établir un peu de liberté, tant les têtes sont bien faites. Le Roi a éprouvé plus d’opposition pour soulager son peuple que ses prédécesseurs n’en trouvaient pour l’opprimer. Par l’événement ce n’est point un mal ; parce que le Roi qui est plein de sens veut savoir pourquoi tant d’opposition à ses volontés. Il discute les raisons et les pèse, son esprit l’éclaire, et son courage s’affermit. J’ose promettre un grand prince à l’Europe. »

C’était là un langage officiel.

La jalousie de M. de Maurepas, dit ailleurs Du Pont, était devenue une haine profonde qui s’envenimait par la crainte de n’être plus assez puissant. Le vieux ministre louait hautement devant le Roi la probité de Turgot, en paraissant seulement regretter que ses bonnes intentions ne fussent pas assez respectées à cause de ce qu’il appelait un peu de précipitation dans la manière d’aller à leur but (D. P., Mém.)

Véri et quelques amis de Turgot redoutaient aussi cette précipitation et la lui reprochèrent si vivement qu’il fut un moment ébranlé ; il craignait surtout que l’opposition que lui faisaient ses collègues du ministère effrayât le Roi.

Le parti de la fermeté n’avait pas été adopté sans répugnance dans le cabinet. Les ministres avaient eu, en deux jours, plusieurs réunions. Miromesnil y avait apporté son caractère « normand et rusé », tout en se montrant partisan de la temporisation ; Malesherbes avait été pour la fermeté la plus décidée ; Vergennes, Sartine, Saint-Germain, Bertin étaient restés « hors combat », mais leur âme jouissait en silence de l’embarras de Turgot. Maurepas n’avait pas, en général, d’indécision lorsqu’il s’agissait de maintenir la dignité royale ; cependant les parlementaires avaient pu espérer qu’il céderait et qu’il leur sacrifierait le contrôleur général.

Tous n’étaient pourtant pas complètement hostiles. Les sages vinrent prier Malesherbes de faire ordonner l’accélération du procès du maréchal de Richelieu, afin d’ôter au prince de Conti le prétexte de venir sans cesse aux assemblées des Chambres.

« L’éclat du Parlement, ajoute Véri, rendit à Turgot le courage que je lui avais ôté pendant vingt-quatre heures en mettant sous ses yeux un tableau de la situation des finances en regard de ses projets d’amélioration et des dangers de la précipitation. Il m’assura qu’en dehors des édits, ses autres vues pour l’avenir ne seraient point précipitée. La conversation finie et après les dures vérités que ma parole ne lui avait pas épargnées, il vint m’embrasser avec la sensibilité d’âme la plus tendre et le visage de la gaité.

« J’ai pensé ensuite qu’il ne fallait plus le tourmenter de reproches et je lui dis : Faites le bien comme vous le pourrez ; écrivez beaucoup au Roi sur vos vues, car vous écrivez parfaitement bien, mais vous ne discutez pas de même de vive voix ; persuadez, agissez pour le bien et croulez si besoin est pour l’avoir voulu faire avec courage. — Vous me prescrivez, dit-il, la devise : Fais ton devoir, advienne que pourra : cette marche me plait plus que toute autre. »

« La tranquillité d’âme, et je puis dire la gaité restaient dominantes chez lui à travers quelques impatiences que les événements journaliers occasionnent. Les boutades de Malesherbes pour abandonner le ministère le découragèrent plus que tous les autres embarras. »

Dans un entretien que Véri eut avec le garde des sceaux Miromesnil en 1782, celui-ci s’expliqua sur le rôle qu’il avait joué vis-à-vis de Turgot ; il l’avait constamment contrecarré dans les relations avec le Parlement.

Turgot n’avait aucune confiance dans la probité des magistrats. On a trouvé dans ses papiers, après sa mort, la liste des magistrats pensionnés secrètement ou recevant des gratifications secrètes. Miromesnil affirma qu’il n’avait jamais employé de moyens de corruption vis-à-vis des Cours souveraines, et qu’il avait seulement donné en deux années 12 à 15 000 francs, en raison de malheurs domestiques arrivés à quelques magistrats[10].

Mais Turgot, Malesherbes, leurs amis, dont Véri, n’en étaient pas persuadés et regardaient Miromesnil comme l’auteur sous main des obstacles parlementaires aux édits. Ce que Miromesnil reconnut, c’est qu’il ne voulait pas que l’on touchât aux privilèges. « Turgot et Malesherbes, dit-il à Véri, ont eu tort de m’attribuer les sorties de d’Espréménil, les réquisitions des gens du Roi, et la résistance de tout le Parlement. En réalité, je défendis les édits dans mes discours ; je les fis enregistrer parce que mon devoir était de seconder les décisions du Roi. Je ne fis point de plaidoyer public pour ma justification et repousser la calomnie. Je me bornai dans mes relations journalières avec le Roi et avec M. de Maurepas à leur faire remarquer par eux-mêmes sans le leur dire, la fausseté des imputations qu’on me faisait. Je ne vous nierai pas que je laissai M. Turgot aller en avant sur ces édits, quoique j’y vis sa chute. Il n’y a qu’un roi et un roi de talent et de caractère fort qui puisse briser sur-le-champ les opinions communes de privilégiés et les abus invétérés. Je regrettai M. Turgot, parce que son caractère, ses vertus et ses connaissances pouvaient être très utiles ; mais j’en fus bien aise pour mon compte, parce que je n’avais éprouvé de sa part que des défiances injustes et des accusations que j’ose dire calomnieuses. Malgré cela, ce n’est point moi qui ai produit son renvoi. (Journal de Véri.) »

IV. Lettre de l’Évêque d’Orange[11] à Turgot.

[A. L, original.]

(Les Parlements. — Les inconvénients des droits féodaux)

12 avril.

M., Je vais peut-être commettre une grande imprudence en vous parlant de choses fort au-dessus de ma portée. Pardonnez-le, je vous prie, à l’amour sincère que j’ai pour ma religion, mon roi et ma patrie.

La révolution de 1771 avait opéré un grand bien ; les esprits n’étaient plus agités par des remontrances et des résistances journalières et les cœurs n’étaient plus navrés par des peintures exagérées des maux.

J’ai espéré, dans la révolution de 1774, que la bonté du Roi ramènerait les esprits à la soumission et à l’amour de l’ordre. Mais quand j’ai vu après cela régner le même esprit, quand j’ai vu l’arrêt rendu au sujet de la révolte à l’occasion de la cherté du blé, quand j’ai appris qu’à Besançon on avait emprisonné un subdélégué chargé des ordres du Roi[12], qu’à Bordeaux et Grenoble[13] on voulait perdre à toute force les magistrats fidèles en 1771, que la proscription s’étendait même à leurs enfants et que le Roi n’opposait à ces entreprises que des ordres faibles, j’ai dit au fond de mon cœur pénétré de douleur et d’indignation : il n’y a plus de remède, la France sera gouvernée par des hommes de robe dont le plus grand nombre sera sans foi, sans mœurs, sans naissance, sans autre loi que l’amour de la domination ; il faudra désormais être dans la plus grande réserve et la plus grande circonspection vis-à-vis le dernier praticien, s’humilier, s’abaisser, s’avilir, devant l’ombre de la magistrature ; les procès les plus justes ne se termineront désormais que par la protection la plus vile, la cour la plus basse, les moyens les plus honteux, et le droit le plus clair et le plus sacré sera foulé aux pieds si on a le malheur de déplaire ; et qui peut se flatter de ne pas déplaire à quelqu’un dans un si grand nombre ?

Occupé de ces tristes réflexions, j’ai lu par hasard les Inconvénients des droits féodaux et je n’ai été porté à lire ce livre que par la sensation qu’il a fait et sa proscription par le Parlement de Paris. Cette lecture a rempli mon âme de la plus douce consolation et de la plus grande espérance. Il est donc encore possible de rétablir l’autorité légitime, de réduire le pouvoir terrible usurpé par les magistrats à l’auguste fonction de rendre la justice et de rétablir les finances (dont le désordre a causé tous les maux) par des moyens justes et qui rendront la nation heureuse et florissante. Que celui qui a inventé ce système soit comblé de bénédictions ! La loi qui le réalisera sera l’Évangile de la Concorde, de la paix, de l’ordre et de la raison.

Permettez-moi, M., de vous faire part des idées que m’a fait naître le désir vif et sincère de voir réaliser une loi aussi sage et aussi utile. Il est impossible que les bons esprits qui ont lu ou qui liront cet ouvrage ne désirent pas l’exécution qu’il propose. Il faut donc le répandre pour éclairer.

M. l’abbé de Fleury, dans son Troisième discours sur l’Histoire Ecclésiastique, regarde comme la source des désordres du clergé les seigneuries temporelles données à l’Église dans les temps d’ignorance et de barbarie.

Je n’attends pas, M., de réponse à cette lettre. Je vous prie de pardonner l’ennui qu’elle peut vous avoir causé à la sincérité et à l’ardeur de mon zèle ; je vous prie de la brûler.

—————

[1] Journal de Véri.

[2] D’après la Correspondance Métra (janvier), ce serait à propos de l’affaire du maréchal de Richelieu que d’Esprémesnil aurait déclamé contre les économistes.

[3] Le Parlement répondit en demandant au Roi de mettre fin au débordement économique.

[4] La Gazette de La Haye.

[5] Cette lettre fut communiquée à notre ambassade à La Haye et par elle aux libraires de la ville.

[6] Journal de Véri.

[7] Correspondance Métra, 10 mars.

[8] Les femmes de la Cour qui assistaient en grand nombre à la séance battirent des mains après ce discours. Pendant ce temps, tout Paris, à l’exception d’un petit nombre de membres des corporations se réjouissait de la liberté rendue au commerce et à l’industrie (Journal de Véri.)

[9] On rapporte que dans l’Assemblée des Chambres, le duc de Choiseul allégua que les objets ne touchaient point assez l’intérêt général pour contrecarrer les vues du Roi, et que le prince de Conti s’emporta violemment contre ce propos.

Dès l’après-midi, la police de Paris a eu ordre d’aller visiter le bureau de chaque corps et communautés de la capitale et d’en sceller les caisses.

[10] Miromesnil avait lui-même reçu des gratifications sous des prétextes analogues lorsqu’il était magistrat à Rouen.

[11] Guillaume-Louis Du Tillet, évêque de 1774 à 1790. Les opinions de membre du haut clergé sont curieuses.

[12] Voici ce que raconte à ce sujet la Correspondance Métra (17 février) : « Une nouvelle altercation entre M. Turgot et le Parlement de Besançon menace de faire renaître les anciens désordres. Lorsque la province de Franche-Comté passa sous la domination de la France, un des articles de la capitulation était que tous les biens-fonds appartenant aux membres du Parlement ne pourraient être assujettis à la taille. Ce privilège fut enfreint à la révolution de 1771 lorsque Louis XV créa un nouveau Parlement. Louis XVI ayant rétabli le Parlement de Besançon, cette Cour voulut rentrer en jouissance de son privilège mais M. Turgot, il y a cinq semaines, envoya des ordres à M. de la Corée, intendant, pour faire comprendre dans le rôle des tailles de l’année tous les revenus quelconques des gens du Parlement. M. de la Corée présenta des observations ; le Contrôleur général lui envoya de nouveaux ordres dans une lettre détaillée. L’intendant signifia les ordres du Roi et d’accord avec le premier président, partit aussitôt pour Paris dans la crainte d’être décrété. »

[13] « Le Garde des Sceaux donna au Parlement de Grenoble un procureur général qui avait été dans le Parlement intermédiaire ; le tribunal n’en veut pas. On fait partir demain le commandant et l’intendant du Dauphiné ainsi que le premier président de Grenoble pour faire exécuter les ordres du Roi.

Les Parlements de province attendaient l’effet de la résistance de celui de Paris pour faire parler d’eux. Ils comptaient sur la faiblesse du Roi et sur les complaisances de Miromesnil (Véri, 10 mars.) »

On lit dans la Correspondance Métra (13 mars 1776) : « La brochure condamnée par le Parlement sur les Inconvénients des droits féodaux vient de réaliser les désordres que M. Séguier a présagés dans son réquisitoire. Le marquis de Vibray ayant voulu faire payer par un de ses paysans un droit de cens qu’il lui devait, ce dernier a refusé et sur ce que son seigneur l’a fait mettre en prison, trente à quarante paysans se sont ameutés et sont venus réclamer leur camarade. On a refusé de le leur rendre ; sur ce refus, ils se sont pourvus d’armes et sont revenus en force assiéger le château, où ils ont tout saccagé, au point que M. de Vibray a dû sauver sa vie par la fuite. Un exemplaire de la brochure lue dans le village de M. de Vibray a occasionné cette rumeur ».

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