Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5
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1776
213. — LES JURANDES[1]
I. Édit de suppression.
[D. P., VIII, 330. — D, D., II, 302].
(Monopoles des artisans incorporés. — Origines de leurs communautés. — Liberté du travail. — Dettes des communautés.)
Février.
Louis… Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister.
Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes, à la vérité, mais que ni le temps, ni l’opinion, ni les actes même émanés de l’autorité, qui semble les avoir consacrées, n’ont pu légitimer.
Dans presque toutes les villes de notre Royaume, l’exercice des différents arts et métiers est concentré dans les mains d’un petit nombre de maîtres réunis en communauté, qui peuvent seuls, à l’exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont le privilège exclusif ; en sorte que ceux de nos sujets qui, par goût ou par nécessité, se destinent à l’exercice des arts et métiers, ne peuvent y parvenir qu’en acquérant la maîtrise, à laquelle ils ne sont reçus qu’après des épreuves aussi longues et aussi pénibles que superflues, et après avoir satisfait à des droits ou à des exactions multipliées, par lesquelles une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour monter leur commerce ou leur atelier, ou même pour subsister, se trouve consumée en pure perte.
Ceux dont la fortune ne peut satisfaire à ces dépenses sont réduits à n’avoir qu’une subsistance précaire sous l’empire des maîtres, à languir dans l’indigence, ou à porter hors de leur patrie une industrie qu’ils auraient pu rendre utile à l’État.
Les citoyens de toutes les classes sont privés du droit de choisir les ouvriers qu’ils voudraient employer, et des avantages que leur donnerait la concurrence pour le bas prix et la perfection du travail. On ne peut souvent exécuter l’ouvrage le plus simple, sans recourir à plusieurs ouvriers de communautés différents, sans essuyer les lenteurs, les infidélités, les exactions que nécessitent ou favorisent les prétentions de ces différentes communautés, et les caprices de leur régime arbitraire et intéressé.
Ainsi, les effets de ces établissements sont, à l’égard de l’État, une diminution inappréciable de commerce et de travaux industrieux ; à l’égard d’une nombreuse partie de nos sujets, une perte de salaires et de moyens de subsistance ; à l’égard des habitants des villes en général, l’asservissement à des privilèges exclusifs dont l’effet est absolument analogue à celui d’un monopole effectif, monopole dont ceux qui l’exercent contre le public, en travaillant et vendant, sont eux-mêmes les victimes dans tous les moments où ils ont à leur tour besoin des marchandises ou du travail d’une autre communauté.
Ces abus se sont introduits par degrés. Ils sont originairement l’ouvrage de l’intérêt des particuliers, qui les ont établis contre le public. C’est après un long intervalle de temps que l’autorité, tantôt surprise, tantôt séduite par une apparence d’utilité, leur a donné une sorte de sanction.
La source du mal est dans la faculté même accordée aux artisans d’un même métier, de s’assembler et de se réunir en un corps.
Il paraît que, lorsque les villes commencèrent à s’affranchir de la servitude féodale et à se former en communes, la facilité de classer les citoyens par le moyen de leur profession introduisit cet usage inconnu jusqu’alors. Les différentes professions devinrent ainsi comme autant de communautés particulières, dont la communauté générale était composée. Les confréries religieuses, en resserrant encore les liens qui unissaient entre elles les personnes d’une même profession, leur donnèrent des occasions plus fréquentes de s’assembler, et de s’occuper, dans ces assemblées, de l’intérêt commun des membres de la société particulière ; intérêt qu’elles poursuivirent avec une activité continue, au préjudice de ceux de la société générale.
Les communautés, une fois formées, rédigèrent des statuts, et, sous différents prétextes de bien public, les firent autoriser par la police.
La base de ces statuts est d’abord d’exclure du droit d’exercer le métier quiconque n’est pas membre de la communauté ; leur esprit général est de restreindre, le plus qu’il est possible, le nombre des maîtres, et de rendre l’acquisition de la maîtrise d’une difficulté presque insurmontable pour tout autre que pour les enfants des maîtres actuels. C’est à ce but que sont dirigés la multiplicité des frais et des formalités de réception, les difficultés des chefs-d’œuvre toujours jugés arbitrairement, surtout la cherté et la longueur inutile des apprentissages, et la servitude prolongée du compagnonnage : institutions qui ont encore l’objet de faire jouir les maîtres gratuitement, pendant plusieurs années, du travail des aspirants.
Les communautés s’occupèrent surtout d’écarter de leur territoire les marchandises et les ouvrages des forains : elles s’appuyèrent sur le prétendu avantage de bannir du commerce des marchandises qu’elles supposaient être mal fabriquées. Ce prétexte les conduisit à demander pour elles-mêmes des règlements d’un nouveau genre, tendant à prescrire la qualité des matières premières, leur emploi et leur fabrication : ces règlements, dont l’exécution fut confiée aux officiers des communautés, donnèrent à ceux-ci une autorité qui devint un moyen, non seulement d’écarter encore plus sûrement les forains, comme suspects de contravention, mais encore d’assujettir les maîtres mêmes de la communauté à l’empire des chefs, et de les forcer, par la crainte d’être poursuivis pour des contraventions supposées, à ne jamais séparer leur intérêt de celui de l’association, et par conséquent, à se rendre complices de toutes les manœuvres inspirées par l’esprit de monopole aux principaux membres de la communauté.
Parmi les dispositions déraisonnables et diversifiées à l’infini de ces statuts, mais toujours dictées par le plus grand intérêt des maîtres de chaque communauté, il en est qui excluent entièrement tous autres que les fils de maîtres ou ceux qui épousent des veuves de maîtres.
D’autres rejettent tous ceux qu’ils appellent étrangers, c’est-à-dire ceux qui sont nés dans une autre ville.
Dans un grand nombre de communautés, il suffit d’être marié pour être exclu de l’apprentissage, et, par conséquent, de la maîtrise.
L’esprit de monopole qui a présidé à la confection de ces statuts a été poussé jusqu’à exclure les femmes des métiers les plus convenables à leur sexe, tels que la broderie, qu’elles ne peuvent exercer pour leur propre compte.
Nous ne suivrons pas plus loin l’énumération des dispositions bizarres, tyranniques, contraires à l’humanité et aux bonnes mœurs, dont sont remplis ces espèces de codes obscurs, rédigés par l’avidité, adoptés sans examen dans des temps d’ignorance, et auxquels il n’a pas manqué, pour être l’objet de l’indignation publique, que d’être connus.
Ces communautés parvinrent cependant à faire autoriser dans toutes les villes principales leurs statuts et leurs privilèges, quelquefois par des lettres de nos prédécesseurs, obtenues sous différents prétextes, ou moyennant finance, et dont on leur a fait acheter la confirmation de règne en règne ; souvent par des arrêts de nos cours, quelquefois par de simples jugements de police, ou même par le seul usage.
Enfin, l’habitude prévalut de regarder ces entraves mises à l’industrie comme un droit commun. Le gouvernement s’accoutuma à se faire une ressource de finance des taxes imposées sur ces communautés, et de la multiplication de leurs privilèges.
Henri III donna, par son édit de décembre 1581, à cette institution l’étendue et la forme d’une loi générale. Il établit les arts et métiers en corps et communautés dans toutes les villes et lieux du Royaume ; il assujettit à la maîtrise et à la jurande tous les artisans. L’édit d’avril 1597 en aggrava encore les dispositions, en assujettissant tous les marchands à la même loi que les artisans. L’édit de mars 1673, purement bursal, en ordonnant l’exécution des deux précédents, a ajouté, au nombre des communautés déjà existantes, d’autres communautés jusqu’alors inconnues.
La finance a cherché de plus en plus à étendre les ressources qu’elle trouvait dans l’existence de ces corps. Indépendamment des taxes, des établissements de communautés et de maîtrises nouvelles, on a créé dans les communautés des offices sous différentes dénominations, et on les a obligées de racheter ces offices, au moyen d’emprunts qu’elles ont été autorisées à contracter, et dont elles ont payé les intérêts avec le produit de gages ou des droits qui leur ont été aliénés.
C’est, sans doute, l’appât de ces moyens de finance qui a prolongé l’illusion sur le préjudice immense que l’existence des communautés cause à l’industrie, et sur l’atteinte qu’elle porte au droit naturel.
Cette illusion a été portée, chez quelques personnes, jusqu’au point d’avancer que le droit de travailler était un droit royal, que le prince pouvait vendre et que les sujets devaient acheter. Nous nous hâtons de rejeter une pareille maxime.
Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes.
Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. Nous voulons, en conséquence, abroger ces institutions arbitraires, qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent, en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche qui éteignent l’émulation et l’industrie et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances excluent de l’entrée d’une communauté ; qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels différentes communautés disputent le droit d’exécuter des découvertes qu’elles n’ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu’ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tous genres, par les procès interminables qu’occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l’étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l’industrie d’un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l’État ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple.
Nous ne serons point arrêté dans cet acte de justice, par la crainte qu’une foule d’artisans n’usent de la liberté rendue à tous pour exercer des métiers qu’ils ignorent et que le public ne soit inondé d’ouvrages mal fabriqués. La liberté n’a point produit ces fâcheux effets dans les lieux où elle est établie depuis longtemps. Les ouvriers des faubourgs et des autres lieux privilégiés ne travaillent pas moins bien que ceux de l’intérieur de Paris. Tout le monde sait, d’ailleurs, combien la police des jurandes, quant à ce qui concerne la perfection des ouvrages, est illusoire et que, tous les membres des communautés étant portés par l’esprit de corps à se soutenir les uns les autres, un particulier qui se plaint se voit presque toujours condamné et se lasse de poursuivre de tribunaux en tribunaux une justice plus onéreuse que l’objet de sa plainte.
Ceux qui connaissent la marche du commerce savent aussi que toute entreprise importante, de trafic ou d’industrie, exige le concours de deux espèces d’hommes, d’entrepreneurs qui font les avances des matières premières, des ustensiles nécessaires à chaque commerce, et de simples ouvriers qui travaillent pour le compte des premiers, moyennant un salaire convenu. Telle est la véritable origine de la distinction entre les entrepreneurs ou maîtres, et les ouvriers ou compagnons, laquelle est fondée sur la nature des choses, et ne dépend point de l’institution arbitraire des jurandes. Certainement, ceux qui emploient dans un commerce leurs capitaux ont le plus grand intérêt à ne confier leurs matières qu’à de bons ouvriers ; et l’on ne doit pas craindre qu’ils en prennent au hasard de mauvais, qui gâteraient la marchandise et rebuteraient les acheteurs. On doit présumer aussi que les entrepreneurs ne mettront pas leur fortune dans un commerce qu’ils ne connaîtraient point assez pour être en état de choisir les bons ouvriers, et de surveiller leur travail. Nous ne craindrons donc point que la suppression des apprentissages, des compagnonnages et des chefs-d’œuvre expose le public à être mal servi.
Nous ne craindrons pas non plus que l’affluence subite d’une multitude d’ouvriers nouveaux ruine les anciens, et occasionne au commerce une secousse dangereuse.
Dans les lieux où le commerce est le plus libre, le nombre des marchands et des ouvriers de tout genre est toujours limité et nécessairement proportionné au besoin, c’est-à-dire à la consommation. Il ne passera point cette proportion dans les lieux où la liberté sera rendue. Aucun nouvel entrepreneur ne voudra risquer sa fortune, en sacrifiant ses capitaux à un établissement dont le succès pourrait être douteux, et où il aurait à craindre la concurrence de tous les maîtres actuellement établis, jouissant de l’avantage d’un commerce monté et achalandé.
Les maîtres qui composent aujourd’hui les communautés, en perdant le privilège exclusif qu’ils ont comme vendeurs, gagneront comme acheteurs à la suppression du privilège exclusif de toutes les autres communautés. Les artisans y gagneront l’avantage de ne plus dépendre, dans la fabrication de leurs ouvrages, des maîtres de plusieurs autres communautés, dont chacune réclamait le privilège de fournir quelque pièce indispensable. Les marchands y gagneront de pouvoir vendre tous les assortiments accessoires à leur principal commerce. Les uns et les autres y gagneront surtout de n’être plus dans la dépendance des chefs et officiers de leur communauté, et de n’avoir plus à leur payer des droits de visite fréquents, d’être affranchis d’une foule de contributions pour des dépenses inutiles ou nuisibles, frais de cérémonies, de repas, d’assemblées, de procès, aussi frivoles pour leur objet que ruineux par leur multiplicité.
En supprimant ces communautés pour l’avantage général de nos sujets, nous devons, à ceux de leurs créanciers légitimes qui ont contracté avec elles sur la foi de leur existence autorisée, de pourvoir à la sûreté de leurs créances.
Les dettes des communautés sont de deux classes : les unes ont eu pour cause les emprunts faits par les communautés, et dont les fonds ont été versés en notre Trésor royal pour l’acquisition d’offices créés qu’elles ont réunis ; les autres ont pour cause les emprunts qu’elles ont été autorisées à faire pour subvenir à leurs propres dépenses de tout genre.
Les gages attribués à ces offices, et les droits que les communautés ont été autorisées à lever ont été affectés jusqu’ici au payement des intérêts des dettes de première classe, et même en partie au remboursement des capitaux. Il continuera d’être fait fonds des mêmes gages dans nos états et les mêmes droits continueront d’être levés en notre nom, pour être affectés au payement des intérêts et capitaux de ces dettes, jusqu’à parfait remboursement. La partie de ce revenu qui était employée par les communautés à leurs propres dépenses, se trouvant libre, servira à augmenter le fonds d’amortissement que nous destinons au remboursement des capitaux.
À l’égard des dettes de la seconde classe, nous nous sommes assuré par le compte que nous nous sommes fait rendre de la situation des communautés de notre ville de Paris, que les fonds qu’elles ont en caisse, ou qui leur sont dus, et les effets qui leur appartiennent et que leur suppression mettra dans le cas de vendre, suffiront pour éteindre la totalité de ce qui reste à payer de ces dettes ; et s’ils ne suffisaient pas, nous y pourvoirons.
Nous croyons remplir ainsi toute la justice due à ces communautés ; car nous ne pensons pas devoir rembourser à leurs membres les taxes qui ont été exigées d’elles de règne en règne, pour droit de confirmation ou de joyeux avènement. L’objet de ces taxes, qui souvent ne sont point entrées dans le trésor de nos prédécesseurs, a été rempli par la jouissance qu’ont eue les communautés de leurs privilèges pendant le règne sous lequel ces taxes ont été payées.
Ce privilège a besoin d’être renouvelé à chaque règne. Nous avons remis à nos peuples les sommes que nos prédécesseurs étaient dans l’usage de percevoir à titre de joyeux avènement ; mais nous n’avons pas renoncé au droit inaliénable de notre souveraineté de rappeler à l’examen les privilèges accordés trop facilement par nos prédécesseurs, et d’en refuser la confirmation, si nous les jugeons nuisibles au bien de notre État et contraire aux droits de nos autres sujets.
C’est par ce motif que nous nous sommes déterminé à ne point confirmer, et à révoquer expressément les privilèges accordés par nos prédécesseurs aux communautés de marchands et artisans, et à prononcer cette révocation générale par tout notre Royaume, parce que nous devons la même justice à tous nos sujets.
Mais cette même justice exigeant qu’au moment où la suppression des communautés sera effectuée, il soit pourvu au payement de leurs dettes, et les éclaircissements que nous avons demandés sur la situation de celles qui existent dans les différentes villes de nos provinces, ne nous étant point encore parvenus, nous nous sommes déterminé à suspendre, par un article particulier, l’application de notre présent édit aux communautés des villes de province, jusqu’au moment où nous aurons pris les mesures nécessaires pour pourvoir à l’acquittement de leurs dettes.
Nous sommes à regret forcé d’excepter, quant à présent, de la liberté que nous rendons à toute espèce de commerce et d’industrie, les communautés des barbiers-perruquiers-étuvistes, dont l’établissement diffère de celui des autres corporations de ce genre, en ce que les maîtrises de ces professions ont été créées en titre d’offices, dont les finances ont été reçues en nos parties casuelles, avec facilité aux titulaires d’en conserver la propriété par le payement du centième denier. Nous sommes obligé de différer l’affranchissement de ce genre d’industrie, jusqu’à ce que nous ayons pu prendre des arrangements pour l’extinction de ces offices, ce que nous ferons aussitôt que la situation de nos finances nous le permettra.
Il est quelques professions dont l’exercice peut donner lieu à des abus, qui intéressent ou la foi publique, ou la police générale de l’État, ou même la sûreté et la vie des hommes : ces professions exigent une surveillance et des précautions particulières de la part de l’autorité publique. Telles sont les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie. Les règles auxquelles elles sont actuellement assujetties sont liées au système général des jurandes, et sans doute, à cet égard, elles doivent être réformées ; mais les points de cette réforme, les dispositions qu’il sera convenable de conserver ou de changer, sont des objets trop importants pour ne pas demander l’examen le plus réfléchi. En nous réservant de faire connaître dans la suite nos intentions sur les règles à fixer pour l’exercice de ces professions, nous croyons, quant à présent, ne devoir rien changer à leur état actuel.
En assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la conservation de l’ordre public exige, pour que ceux qui pratiquent les différents négoces, arts et métiers, soient connus et constitués en même temps sous la protection et la discipline de la police.
À cet effet, les marchande et artisans, leurs noms, leurs demeures, leur emploi, seront exactement enregistrés. Ils seront classés, non à raison de leur profession, mais à raison des quartiers où ils feront leur demeure. Et les officiers des communautés abrogées seront remplacés avec avantage par des syndics établis dans chaque quartier ou arrondissement, pour veiller au bon ordre, rendre compte aux magistrats chargés de de la police, et transmettre leurs ordres.
Toutes communautés ont de nombreuses contestations : tous les procès que les communautés rivales avaient élevés entre elles demeureront éteints, par la réforme des droits exclusifs auxquels elles prétendaient. Si, à la dissolution des corps et communautés, il se trouve quelques procès intentés ou soutenus en leur nom, qui présentent des objets d’intérêt réel, nous pourvoirons à ce qu’ils soient suivis jusqu’à jugement définitif, pour la conservation des droits de qui il appartiendra.
Nous pourvoirons encore à ce qu’un autre genre de contestations qui s’élève fréquemment, entre les artisans et ceux qui les emploient, sur la perfection ou le prix du travail, soit terminé par les voies les plus simples et les moins dispendieuses[2].
À ces causes… :
Art. Ier. Il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, même à tous étrangers, encore qu’ils n’eussent point obtenu de nous des lettres de naturalité, d’embrasser et d’exercer dans tout notre royaume, et nommément dans notre bonne ville de Paris, telle espèce de commerce et telle profession d’arts et métiers que bon leur semblera, même d’en réunir plusieurs : à l’effet de quoi nous avons éteint et supprimé, éteignons et supprimons tous les corps et communautés de marchands et artisans, ainsi que les maîtrises et jurandes. Abrogeons tous privilèges, statuts et règlements donnés auxdits corps et communautés, pour raison desquels nul de nos sujets ne pourra être troublé dans l’exercice de son commerce et de sa profession, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être.
II. Et néanmoins seront tenus, ceux qui voudront exercer lesdits profession ou commerce, d’en faire préalablement déclaration devant le lieutenant général de police, laquelle sera inscrite sur un registre à ce destiné, et contiendra leurs nom, surnom et demeure, le genre de commerce ou de métier qu’ils se proposent d’entreprendre ; et, en cas de changement de demeure ou de profession, ou de cessation de commerce ou de travail, lesdits marchands ou artisans seront entièrement tenus d’en faire leur déclaration sur ledit registre, le tout sans frais, à peine contre ceux qui exerceraient, sans avoir fait ladite déclaration, de saisie et confiscation des ouvrages et marchandises, et de 50 livres d’amende.
Exceptons néanmoins de cette obligation les maîtres actuels des corps et communautés, lesquels ne seront tenus de faire lesdites déclarations que dans les cas de changement de domicile, de profession, réunion de profession nouvelle, ou cessation de commerce et de travail.
Exemptons encore les personnes qui font actuellement ou voudront faire par la suite le commerce en gros, notre intention n’étant point de les assujettir à aucunes règles ni formalités auxquelles les commerçants en gros n’auraient point été sujets jusqu’à présent.
III. La déclaration et l’inscription sur le registre de la police, ordonnées par l’article ci-dessus, ne concernent que les marchands et artisans qui travaillent pour leur propre compte, et vendent au public. À l’égard des simples ouvriers, qui ne répondent point directement au public, mais aux entrepreneurs d’ouvrages ou maîtres pour le compte desquels ils travaillent, lesdits entrepreneurs ou maîtres seront tenus, à toute réquisition, d’en représenter au lieutenant général de police un état contenant le nom, le domicile et le genre d’industrie de chacun d’eux.
IV. N’entendons cependant comprendre, dans les dispositions portées par les articles I et II, les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie et librairie, à l’égard desquelles il ne sera rien innové jusqu’à ce que nous ayons statué sur leur régime, ainsi qu’il appartiendra[3].
V. Exemptons pareillement des dispositions desdits articles I et II du présent édit les communautés de maîtres barbiers-perruquiers-étuvistes dans les lieux où leurs professions sont en charge, jusqu’à ce qu’il en soit autrement par nous ordonné.
VI. Voulons que les maîtres actuels des communautés de bouchers, boulangers et autres, dont le commerce a pour objet la subsistance journalière de nos sujets, ne puissent quitter leur profession qu’un an après la déclaration, qu’ils seront tenus de faire, devant le lieutenant général de police, qu’ils entendent abandonner leurs profession et commerce, à peine de 500 livres d’amende, et de plus forte punition s’il y échoit.
VII. Les marchands et artisans qui sont assujettis à porter sur un registre le nom des personnes de qui ils achètent certaines marchandises, tels que les orfèvres, les merciers, les fripiers et autres, seront obligés d’avoir et de tenir fidèlement lesdits registres et de les représenter aux officiers de police à la première réquisition.
VIII. Aucune des drogues dont l’usage peut être dangereux ne pourra être vendue, si ce n’est par les apothicaires ou par les marchands qui en auront obtenu la permission spéciale et par écrit du lieutenant général de police et de plus, à la charge d’inscrire sur un registre, paraphé par ledit lieutenant général de police, les noms, qualités et demeure des personnes auxquelles ils en auraient vendu, et de n’en vendre qu’à des personnes connues et domiciliées, à peine de 1 000 livres d’amende, même d’être poursuivis extraordinairement, suivant l’exigence des cas.
IX. Ceux des arts et métiers dont les travaux peuvent occasionner des dangers ou des inconvénients notables, soit au public, soit aux particuliers, continueront d’être assujettis aux règlements de police, faits ou à faire, pour prévenir ces dangers et ces inconvénients.
X. Il sera formé dans les différents quartiers des villes de notre royaume, et notamment dans ceux de notre bonne ville de Paris, des arrondissements dans chacun desquels seront nommés, pour la première année seulement et, dès l’enregistrement ou lors de l’exécution de notre présent édit, un syndic et deux adjoints, par le lieutenant général de police ; et ensuite, lesdits syndic et adjoints seront annuellement élus par les marchands et artisans dudit arrondissement, et par la voie du scrutin, dans une assemblée tenue à cet effet en la maison et présence d’un commissaire nommé par ledit lieutenant général de police : lequel commissaire en dressera procès-verbal, le tout sans frais ; pour, après néanmoins que lesdits syndic et adjoints auront prêté serment devant ledit lieutenant général de police, veiller sur les commerçants et artisans de leur arrondissement, sans distinction d’état ou de profession, en rendre compte au lieutenant général de police, recevoir et transmettre ses ordres, sans que ceux qui seront nommés pour syndic et adjoints puissent refuser d’en exercer les fonctions, ni que pour raison dicelles ils puissent exiger ou recevoir desdits marchands ou artisans aucune somme ni présent à titre d’honoraires ou de rétribution : ce que nous leur défendons expressément à peine de concussion.
XI. Les contestations qui naîtront à l’occasion des malfaçons et défectuosités des ouvrages seront portées devant le Sr lieutenant général de police, à qui nous en attribuons la connaissance exclusivement, pour être, sur le rapport des experts par lui commis à cet effet, statué sommairement, sans frais, en dernier ressort, si ce n’est que la demande en indemnité excédât la valeur de 100 livres ; auquel cas lesdites contestations seront jugées en la forme ordinaire.
XII. Seront pareillement portées par-devant le Sr lieutenant général de police, pour être par lui jugées sommairement, sans frais et en dernier ressort, jusqu’à la concurrence de 100 livres, les contestations qui pourraient s’élever sur l’exécution des engagements à temps, contrats d’apprentissage et autres conventions faites entre les maîtres et les ouvriers travaillant pour eux, relativement à ce travail ; et, dans le cas où l’objet desdites contestations excéderait la valeur de 100 livres, elles seront jugées en la forme ordinaire.
XIII. Défendons expressément aux gardes-jurés ou officiers en charge des corps et communautés de faire désormais aucunes visites, inspections, saisies ; d’intenter aucune action au nom desdites communautés ; de convoquer aucune assemblée ou d’y assister sous quelque motif que ce puisse être, même sous prétexte d’actes de confréries, dont nous abrogeons l’usage ; et généralement de faire aucune fonction en ladite qualité de gardes-jurés, et notamment d’exiger ou de recevoir des membres de leurs communautés aucune somme, sous quelque prétexte que ce soit, à peine de concussion, à l’exception néanmoins de celles qui pourront nous être dues pour les impositions des membres desdits corps et communautés, et dont le recouvrement, tant pour l’année courante que pour ce qui reste à recouvrer des précédentes années, sera par eux fait et suivi dans la forme ordinaire jusqu’à parfait payement.
XIV. Défendons pareillement à tous maîtres, compagnons, ouvriers et apprentis desdits corps et communautés, de former aucune association ni assemblée entre eux sous quelque prétexte que ce puisse être. En conséquence, nous avons éteint et supprimé, éteignons et supprimons toutes les confréries qui peuvent avoir été établies tant par les maîtres des corps et communautés, que par les compagnons et ouvriers des arts et métiers, quoique érigées par les statuts desdits corps et communautés ou par tout autre titre particulier, même par lettres patentes de nous ou de nos prédécesseurs.
XV. À l’égard des chapelles érigées à l’occasion desdites confréries, dotations d’icelles, biens affectés à des fondations, voulons que, par les évêques diocésains, il soit pourvu à leur emploi de la manière qu’ils jugeront la plus utile, ainsi qu’à l’acquittement des fondations ; et seront, sur les décrets des évêques, expédiées des lettres patentes adressées à notre cour de parlement.
XVI. L’Édit du mois de novembre 1563, portant érection de la juridiction consulaire dans notre bonne ville de Paris, et la Déclaration du 18 mars 1728, seront exécutés, pour l’élection des juges-consuls, en tout ce qui n’est pas contraire au présent édit. En conséquence, voulons que les juges-consuls en exercice de ladite ville soient tenus, trois jours avant la fin de leur année, d’appeler et assembler jusqu’au nombre de soixante marchands, bourgeois de ladite ville, sans qu’il puisse être appelé plus de cinq de chacun des trois corps non supprimés, des apothicaires, orfèvres, imprimeurs-libraires, et plus de vingt-cinq nommés parmi ceux qui exerceront les professions de commerce de draperie, épicerie, mercerie, pelleterie, bonneterie et marchands de vin, soit qu’ils exercent lesdites professions seulement, ou qu’ils y réunissent d’autres professions de commerce ou d’arts et métiers, entre lesquels seront préférablement admis les gardes, syndics et adjoints desdits trois corps non supprimés, ainsi que ceux qui exerceront ou auront exercé les fonctions des syndics ou adjoints des commerçants ou artisans dans les différents arrondissements de ladite ville ; et à l’égard de ceux qui seront nécessaires pour achever de remplir le nombre de soixante, seront appelés aussi par lesdits juges et consuls, des marchands et négociants ou autres notables bourgeois versés au fait du commerce, jusqu’au nombre de vingt ; lesquels soixante, ensemble les cinq juges-consuls en exercice, et non autres, en éliront trente-deux pour procéder, dans la forme et suivant les dispositions portées par ledit édit et ladite déclaration à l’élection de nouveaux juges et consuls, lesquels continueront de prêter serment en la grand’chambre de notre parlement en la manière accoutumée.
XVII. Tous procès actuellement existants, dans quelque tribunal que ce soit, entre lesdits corps et communautés, à raison de leurs droits et privilèges ou à quelque autre titre que ce puisse être, demeureront éteints en vertu du présent édit.
Défendons à tous gardes-jurés fondés de procuration, et autres agents quelconques desdits corps et communautés de faire aucunes poursuites pour raison desdits procès, à peine de nullité et de répondre en leur propre et privé nom des dépens qui auraient été faits.
Et à l’égard des procès résultant de saisies d’effets et marchandises, ou qui y auraient donné lieu, voulons qu’ils demeurent également éteints, et que lesdits effets et marchandises soient rendus à ceux sur lesquels ils auraient été saisis, en vertu de la simple décharge qu’ils en donneront aux personnes qui s’en trouveront chargées ou dépositaires ; sauf à pourvoir au payement des frais faits jusqu’à ce jour sur la liquidation qui en sera faite par le lieutenant général de police, que nous commettons à cet effet, ainsi que pour procéder à celles des restitutions, dommages, intérêts et frais qui pourraient être dus à des particuliers, lesquels seront pris, s’il y a lieu, sur les fonds appartenant auxdites communautés ; sinon, il y sera par nous autrement pourvu.
XVIII. À l’égard des procès desdits corps et communautés qui concerneraient des propriétés foncières, des locations, des payements d’arrérages de rentes et autres objets de pareille nature, nous nous réservons de pourvoir aux moyens de les faire promptement instruire et juger par les tribunaux qui en sont saisis.
XIX. Voulons que, dans le délai de trois mois, tous gardes, syndics et jurés, tant ceux qui se trouvent actuellement en charge que ceux qui sont sortis d’exercice et qui n’ont pas encore rendu les comptes de leur administration, soient tenus de les présenter, savoir dans notre ville de Paris, au lieutenant général de police, et, dans les Provinces, aux commissaires qui seront par nous députés à cet effet, pour être arrêtés ou révisés dans la forme ordinaire, et contraints d’en payer le reliquat à qui sera par nous ordonné, pour les deniers qui en proviendront être employés à l’acquittement des dettes desdites communautés.
XX. À l’effet de pourvoir au payement des dettes des communautés de la ville de Paris et à la sûreté des droits de leurs créanciers, il sera remis sans délai entre les mains du lieutenant général de police des états desdites dettes, des remboursements faits, de ceux qui restent à faire et des moyens de les effectuer, même des immeubles réels ou fictifs, effets ou dettes mobilières, qui se trouveraient leur appartenir. Tous ceux qui se prétendront créanciers desdites communautés seront pareillement tenus, dans l’espace de trois mois, du jour de la publication du présent édit, de remettre au lieutenant général de police les titres de leurs créances, ou copies dûment collationnées d’iceux, pour être procédé à leur liquidation et pourvu au remboursement, ainsi qu’il appartiendra.
XXI. Le produit des droits imposés par les rois nos prédécesseurs sur différentes matières et marchandises, et dont la perception et régie ont été accordées à aucuns des corps et communautés de la ville de Paris, ainsi que les gages qui leur sont attribués à cause du rachat des offices créés en divers temps, lesquels sont compris dans l’état des charges de nos finances, continueront d’être affectés, exclusivement à toute autre destination, au payement des arrérages et au remboursement des capitaux des emprunts faits sur lesdites communautés. Voulons que la somme excédant, dans ces produits, celle qui sera nécessaire pour l’acquittement des arrérages, ainsi que toute l’épargne résultant soit de la diminution des frais de perception, soit de la suppression des dépenses de communauté qui se prenaient sur ces produits, soit de la diminution des intérêts par les remboursements successifs, soit employée en accroissement de fonds d’amortissement jusqu’à l’entière extinction des capitaux desdits emprunts ; et, à cet effet, il sera par nous établi une caisse particulière, sous l’inspection du lieutenant général de police, dans laquelle seront annuellement versés tant le montant desdits gages, que le produit des dites régies, pour être employés au payement des arrérages et remboursement des capitaux.
XXII. Il sera procédé par-devant le lieutenant général de police dans la forme ordinaire, à la vente des immeubles réels ou fictifs ainsi que des meubles appartenant auxdits corps et communautés, pour en être le prix employé à l’acquittement de leurs dettes, ainsi qu’il a été ordonné par l’article XX ci-dessus. Et, dans le cas où le produit de ladite vente excéderait, pour quelque corps ou communauté, le montant de ses dettes, tant envers nous qu’envers des particuliers, ledit excédent sera partagé par portions égales entre les maîtres actuels dudit corps ou communauté.
XXIII. Et à l’égard des dettes des corps et communautés établis dans nos villes de province, ordonnons que, dans ledit délai de trois mois, ceux qui se prétendront créanciers desdits corps et communautés seront tenus de remettre ès mains du Contrôleur général de nos finances les titres de leurs créances ou expéditions collationnées d’iceux, pour, sur le vu desdits titres, être fixé le montant desdites dettes et par nous pourvu à leur remboursement ; et jusqu’à ce que nous ayons pris les mesures nécessaires à cet égard, suspendons dans lesdites villes de province la suppression ordonnée par le présent édit.
XXIV. Avons dérogé et dérogeons, par le présent édit, à tous édits, déclarations, lettres patentes, arrêts, statuts et règlements contraires à icelui[4].
II. Poursuites contre les auteurs de brochures sur les Jurandes.
Lettre au garde des sceaux (Miromesnil).
[A. L., copie.]
Paris, 21 février.
Mgr, vous avez cru pouvoir mépriser le mémoire où le Sr de Lacroix, sous prétexte d’une consultation contre le livre de M. Bigot[5], s’est permis d’attaquer le projet de la suppression des jurandes, lorsque l’édit pour cette suppression était déjà envoyé au Parlement. Cet ouvrage était, en effet, digne de mépris, mais je vois que le silence du gouvernement n’a servi qu’à enhardir la licence. Elle se porte aujourd’hui à un tel excès qu’on se permet de faire paraître, sous le nom de chaque communauté, des Mémoires sur l’Édit de suppression des corps de Marchands, et ces mémoires sont signés d’avocats.
En voici deux qui me sont tombés entre les mains. Je sais qu’il y en a et qu’il y en aura une foule d’autres. C’est certainement la première fois qu’on a vu des particuliers prendre ainsi le Roi à partie en attaquant des lois envoyées à ses Cours. Si des avocats peuvent impunément prêter leur signature à de pareils écrits, je ne sais plus ce que c’est qu’administration et gouvernement. Je crois que le Roi se doit de faire punir par l’interdiction les avocats qui ont ainsi manqué au respect qu’ils lui doivent, en commençant par le Sr de Lacroix qui a donné l’exemple.
Je sais très bien que, dans cette occasion particulière, ces mémoires n’ameuteront pas le peuple, et qu’en cela l’intention de leurs auteurs et fauteurs sera trompée, mais l’exemple est dangereux et si la punition des avocats qui les ont signés n’est pas nécessaire pour la tranquillité publique, elle l’est pour que le gouvernement ne tombe pas dans le mépris, pour qu’on sache que les lois sont l’ouvrage du Roi comme de son Conseil, et qu’enfin le Roi veut qu’on respecte son autorité et ceux auxquels il accorde sa confiance.
Réponse du garde des sceaux.
[A. L., copie.]
Vous n’avez pas, M., la mémoire bonne. Je n’ai point été d’avis de mépriser le Mémoire du Sr de Lacroix. Je vous ai, au contraire, proposé l’alternative de le supprimer ou de dénoncer l’auteur, suivant l’usage, au bâtonnier des avocats, ou de prendre telle autre mesure que vous voudriez.
M. de Malesherbes, M. de Maurepas et vous, avez pensé qu’il valait mieux ne rien faire. Je me suis rendu à votre avis et à celui de ces messieurs. Voilà, M., la vérité ; elle est à votre connaissance.
Je pars pour Versailles ; quand vous voudrez, nous nous verrons, M. de Maurepas, M. de Malesherbes, vous et moi, et je me ferai toujours un plaisir de conférer avec vous sur tout ce qui intéresse le service du Roi[6].
III. Dettes des communautés.
1. Arrêt du conseil faisant passer à la ferme générale la perception des droits confiée précédemment aux Jurandes.
[D. P., VIII, 368.]
7 février.
(Il s’agit de droits sur marchandises qui avaient été aliénés ou confiés à différentes communautés. La ferme devra verser les fonds dans la caisse du Sr Rouillé de l’Étang, trésorier de la police, avec les autres fonds provenant de gages attribués à ces communautés et avec le profit des ventes de leurs biens, à l’exception des droits sur les matières d’or et d’argent, dont la régie fut provisoirement attribuée à la Communauté des Orfèvres.)
2. Circulaires aux Intendants.
[A. Calvados. — A. N., F12 152.]
(Vente des biens. — Maintien des jurandes en province.)
Première circulaire.
Paris, 30 avril.
Je vous envoie l’Arrêt que le Roi a fait rendre en son Conseil[7] pour vous donner à cet effet les pouvoirs nécessaires.
Vous voudrez bien constater et rassembler dans des procès-verbaux les liquidations des dettes de chaque communauté ou jurande, y indiquer la ville où elle est établie et m’adresser successivement des procès-verbaux aussitôt que chacun d’eux rassemblera complètement la situation de chaque communauté ou jurande et si quelques titres se trouvaient rejetés faire mention des motifs qui vous ont déterminé à les proscrire.
Je vous observerai aussi qu’à la suite des liquidations le Roi ne pourra statuer définitivement sur le remboursement effectif des créances liquidées qu’après que vous m’aurez adressé les réponses aux questions contenues dans le mémoire imprimé que je fais joindre à cette lettre.
Je dois encore vous faire connaître les intentions du Roi sur une question qui peut-être se présentera souvent à vous : plusieurs particuliers empêchés de jouir de la liberté que promet l’Édit de février demandent dès à présent à exercer différents genres de commerce ou d’industrie sans observer aucune formalité ni payer aucune somme, mais S. M. ayant jugé à propos d’ordonner par l’article dernier de l’Édit que l’effet en demeurait suspendu dans ses villes de province jusqu’au terme ou après la liquidation des dettes du corps et Communautés, elle aura de nouveau à faire connaître ses intentions. Vous sentez que cette exception doit être exécutée comme la loi elle-même devra l’être. Lorsque le Roi aura déclaré définitivement sa volonté, si des demandes de ce genre vous sont présentées vous marquerez à ceux qui les forment qu’elles sont prématurées et qu’ils doivent attendre.
L’expédition prompte des liquidations étant très intéressante pour faire jouir les sujets du Roi des avantages que l’exécution de l’Édit doit leur procurer, je ne doute pas que vous me donniez en cette occasion des preuves de votre zèle pour le service de S. M. Vous voudrez cependant être bien attentif au progrès de l’enregistrement de l’Édit dans les différents parlements ; il ne peut recevoir une exécution directe dans différents ressorts qu’après l’enregistrement, et ce n’est qu’à ce terme que l’Arrêt du Conseil que je vous envoie peut être publié[8].
3. Deuxième circulaire.
Même date.
… Pour faciliter et accélérer même cette opération (l’enquête qui a été prescrite), j’ai pris le parti de faire imprimer une notice de tous les objets qui ont besoin d’être éclaircis et des détails dans lesquels il convient d’entrer à leur sujet. — J’y ai ajouté une espèce d’instruction qui pourra servir à guider les subdélégués ou autres personnes que vous chargerez dans chaque lieu de fournir les éclaircissements dont il s’agit.
Je vous envoie plusieurs exemplaires de ces imprimés : il ne s’agira de votre part que de les faire passer promptement à vos subdélégués en leur recommandant de les suivre exactement et de mettre dans cette opération la plus grande diligence possible ; il est surtout à désirer que vous m’adressiez des éclaircissements pour les villes principales de votre généralité et en particulier pour la capitale.
Addition pour les Intendants de Flandre, d’Alsace, de Franche-Comté et de Roussillon.
La province de … n’ayant pas toujours fait partie du Royaume, il serait possible que l’état des Jurandes y fût différent, et dérivât des titres qui tinssent à une constitution particulière à cette province.
Cette différence pourrait donner lieu à des observations qui mériteraient d’être pesées. Il est nécessaire que vous me donniez, M., tous les éclaircissements qui dépendront de vous sur ces circonstances locales, sur les obstacles qui peuvent en résulter pour l’exécution du plan de liberté adopté par le Roi et sur les moyens de vaincre ces obstacles. De quelque utilité cependant que soient ces réflexions, elles ne doivent point vous dispenser de m’envoyer tous les détails que je vous demande par cette lettre, ni même en retarder l’envoi[9].
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[1] Voir aussi p. 148.
[2] Un règlement contenant les mesures d’application de l’Édit fut préparé par Albert, lieutenant de police (D. P., Mém., 373).
[3] Voici, d’après Condorcet, les motifs de cette exception :
« 1° La constitution du corps des perruquiers était différente de celle des autres communautés. On avait fait du titre de maître une espèce de charge : elles avaient été vendues au profit du fisc, et la justice obligeait de rembourser les titulaires. Les inconvénients du défaut de liberté dans un art de cette espèce n’étaient pas assez graves pour déterminer à cette dépense dans la situation où étaient alors les finances.
« 2° La liberté du métier d’imprimeur et du commerce de la librairie eût nécessairement entraîné celle d’écrire.
« 3° On ne pouvait rendre libre la profession d’orfèvre, sans réformer totalement la législation sur le commerce des matières d’or et d’argent. Turgot avait formé le plan de cette législation nouvelle, qui devait s’unir avec les changements qu’il projetait dans l’administration des monnaies. Il aurait voulu qu’on n’employât dans les monnaies que l’or et l’argent purs, et que chaque pièce portât un caractère pour en désigner le poids, qui eût été toujours une fraction très simple de l’unité de poids.
« La même règle aurait été étendue au commerce d’orfèvrerie qui serait devenu libre. Il aurait été permis de fabriquer des bijoux à tous les titres. On aurait établi un bureau public où, pour un prix égal à la valeur des frais, on aurait apposé sur les bijoux une marque qui en eût déclaré le titre ; mais il aurait été permis de se passer de cette marque ; ainsi, les acheteurs et les vendeurs auraient été libres de faire leurs marchés sous le sceau de la confiance publique ou bien sous celui de la confiance particulière.
« Toutes ces opérations auraient précédé la nouvelle législation sur les monnaies, qui ne pouvait être établie avant que la confiance inspirée par les opérations bienfaisantes du gouvernement eût permis de braver les cris d’une foule d’hommes dont les profits sont uniquement fondés sur les erreurs du gouvernement, et qui auraient employé toutes les ressources de l’art de l’agiotage pour empêcher de porter la lumière dans le secret de leurs spéculations.
« 4° Quant aux apothicaires, on eût suivi le même principe. On aurait établi dans les villes un certain nombre d’hommes assujettis à des examens rigoureux et obligés de faire preuve d’habileté et de connaissances dans leur art. Ces hommes auraient été les experts consultés par les tribunaux ou par les corps municipaux ; eux seuls auraient été chargés de la fourniture des remèdes payés par le gouvernement ou employés dans les établissements publics. Mais tout autre eût pu faire le même commerce. M. Turgot croyait que, sur ces objets importants, le gouvernement doit assurer au peuple et aux ignorants des moyens de ne pas être trompés involontairement, et d’échapper aux dangers qui menacent les biens ou la vie des citoyens, mais que ces soins ne doivent pas s’étendre plus loin, qu’il n’a pas le droit de prescrire les moyens et de forcer à les choisir, ou de commander une confiance exclusive, parce que la confiance, comme l’opinion, doit être entièrement libre.
« On voit à combien d’autres professions s’appliquent ces mêmes principes, par lesquels on peut concilier la vigilance qui doit pourvoir à la sûreté commune avec le respect pour la liberté. Ainsi, la liberté du commerce d’apothicairerie ne pouvait être établie sans quelques précautions, mais la concurrence des apothicaires et des épiciers, dans la vente des drogues simples, remédiait en grande partie à l’enchérissement excessif causé par le privilège des apothicaires, enchérissement qui rend presque nuls pour le peuple les avantages, beaucoup moins réels qu’on ne croit, de leur habileté.
« Ces exceptions que M. Turgot avait laissées dans la loi qu’il avait rédigée, n’étaient donc pas, comme on a pu le dire ou même le croire, des restrictions au principe de la liberté générale et indéfinie du commerce et de l’industrie. » (Vie, p. 74 et s.)
[4] « L’édit fut révoqué, mais les Jurandes ne reprirent qu’une existence passagère. Dans leur rétablissement plusieurs communautés furent réunies, ce qui diminua le nombre des procès. La plupart des formalités des apprentissages, des compagnonnages, des chefs-d’œuvre demeurèrent abolies. L’entrée des Arts devint, moyennant finance, plus facile qu’elle ne l’avait été jusqu’alors. On ne reprit des corporations que ce qu’on crut propre à fournir un revenu public. » (D. P., Mém., 361.)
[5] Bigot de Sainte-Croix, dont une étude sur les Jurandes avait été publiée dans les Nouvelles éphémérides économiques.
[6] Correspondance Métra. — (5 mars). Le projet de suppression des Jurandes a donné lieu à une foule de mémoires ; le ministre, voulant épargner au public l’ennui de leur lecture, en empêche la circulation autant qu’il le peut ; le protecteur et l’apôtre de la liberté ne dédaignant pas d’employer les prohibitions et les rigueurs de l’autorité arbitraire, quand ses intérêts ou plutôt celui de ses opinions le lui conseillent.
16 mars. — Un arrêt du Conseil vient de supprimer tous les mémoires qui se sont répandus dans le public sur l’affaire des Jurandes. N’est-il pas singulier, en effet, qu’on ait vu sur toutes les cheminées, dans toutes les boutiques des libraires, des mémoires à consulter contre un édit du Roi ? Qu’on se permette au plus de discuter cette matière dans les sociétés privées ou même dans les cafés ; mais que la signature d’un avocat autorise une plaidoirie publique contre les dispositions du ministère déjà passées au Conseil, c’est ce qu’on ne pouvait voir ici que dans le siècle de la liberté ; et c’est ce qui fait voir qu’on ne peut pas en user, qu’on n’en abuse.
Dans les premiers jours de mars, on demanda la permission de publier la traduction d’un chapitre d’un ouvrage anglais sur les corporations qui ne présentait que des raisons générales contre ces établissements, à peu de chose près les mêmes que celles qui avaient été rassemblées dans le préambule de l’édit sur les Jurandes. On ne put jamais obtenir cette permission.
On voulut réimprimer aussi une excellente brochure de l’abbé Coyer intitulée Chinki, imprimée en 1768 à l’imprimerie royale et aux frais du Roi. Il en restait quelques centaines d’exemplaires : la publication des édits ayant réveillé sur la question l’attention du public, on en vendit quelques-uns. Un exempt et un commissaire allèrent saisir tout ce qui en restait.
Le Parlement de Paris rendit le 30 mars un arrêt par lequel il fut défendu d’exciter, soit par des propos, soit par des écrits indiscrets, à aucune innovation contraire aux droits du Roi et des seigneurs établis par les ordonnances du Royaume, déclaration, lettres patentes, coutumes générales et locales sous peine, contre les contrevenants, d’être poursuivis extraordinairement comme réfractaires aux lois, perturbateurs du repos public et de punitions exemplaires.
Linguet soutint la cause des Jurandes qu’il avait combattue précédemment. Ses Réflexions des Six Corps, ouvrage plus modéré qu’on ne devait l’attendre de lui, ne présente aucune trace de l’animosité qu’il témoignait depuis quelque temps contre les économistes. Un mémoire où il s’est livré à une gaieté qui tient un peu de l’ironie, c’est celui qu’il a fait en faveur des lingères.
En lisant ce tas de mémoires en faveur des communautés même les plus abjectes, on serait tenté de croire que les avocats ont plus cherché à se moquer de ceux qui les payaient pour écrire qu’à démontrer le droit des réclamants et le préjudice que leur destruction causerait au public.
[7] Arrêt du Conseil du 29 avril (D. P., VIII, 533.)
[8] Une autre lettre à l’Intendant d’Orléans, provoquée par une réclamation des gardes marchands, merciers, épiciers de la ville de Chartres du 3 mai, (A. N., F12 152) rappela que l’application de l’Édit n’était pas immédiate en province.
[9] D’une lettre au ministre des Affaires étrangères, du 23 avril (A. N., F12 152), résulte aussi qu’en Alsace l’Édit n’était pas applicable et que les règlements y devaient être observés.
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