Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 3
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1775
199. — LETTRES À L’ABBÉ DE VÉRI
I. (Nomination dans les finances. — Dissentiment passager entre Turgot et Maurepas. — Intervention de Mme de Maurepas.)
24 août.
Je pense bien comme vous sur tous les points de votre sermon, mais en convenant des principes, il y a souvent des difficultés dans l’appréciation.
Sur l’affaire particulière dont vous me parlez[1], je ne me suis opposé à rien, mais j’ai désiré n’avoir aucune part à la chose ; j’ai même cédé sur ma répugnance. Dans le moment actuel, cette répugnance était juste et c’est parce qu’elle était juste qu’on m’en a su aussi mauvais gré que d’une opération réelle. Sur tout cela, je n’ai que des motifs de regretter votre absence et le désir extrême d’être à portée de causer avec vous.
Mme de Maurepas avait écrit à l’abbé de Véri, le 16 :
« Vous êtes tranquille dans vos champs, et nous ne le sommes guère ici. Jamais nous n’avons eu plus de besoin de vous.
« Vous êtes le seul homme qui puissiez faire rendre raison à un de vos amis (Turgot) ; je crains bien que pour une misère, il ne se brouille avec M. de Maurepas qui n’en veut pas avoir le démenti et le Roi est monté avec lui en tout. Il se fait beaucoup d’affaires avec tout le monde. J’en suis fâché. Ses vues peuvent être bonnes, mais il y a manière de les faire réussir… »
Turgot avait écrit le même jour à Véri, avec moins de clarté parce qu’il craignait l’ouverture des lettres à la poste, au sujet de tracasseries qui le gênaient dans ses opérations de tous les côtés et des regrets que lui causait l’absence de Véri. Il avait ajouté que quoique Malesherbes réussit auprès de tout le monde, il ne pouvait encore le remplacer sur un point. Ce point était une nomination dans la finance, au sujet de laquelle Maurepas et Louis XVI avaient fait des promesses avant qu’on ne songeât à Turgot pour le ministère. Il y avait donc huit mois que la question se débattait. Véri ne vint point à Versailles, ne voulant pas « jouer le rôle de raccommodeur perpétuel » mais écrivit à Turgot de céder.
Le 21. Mme de Maurepas écrivit à Véri : « La petite affaire qui avait mis de l’altération est finie, d’assez mauvaise grâce à la vérité ; mais c’est tout à fait arrangé. Ainsi il n’en faut plus parler. »
II. (La surintendance des Postes. — La liberté du commerce des vins.) [2]
16 août.
Je pense comme vous sur la Surintendance des Postes et mon avis est qu’on la supprime entièrement. On y trouve le double avantage d’ôter cet appas à l’avidité des gens de Cour et de faire une forte économie.
L’affaire de la liberté des vins par Marseille et par Bordeaux avait été renvoyée au Conseil Royal d’hier ; elle y a été décidée mais par la voie d’un édit général pour la liberté absolue de la circulation des vins. Cette tournure évitera les questions particulières à chaque lieu. Ce qui me fâche c’est que l’enregistrement qui pour lors est nécessaire ne peut plus avoir lieu qu’à la rentrée des Parlements après les vacances. Nous nous attendons à la résistance de celui de Bordeaux dont les membres sont propriétaires des vignobles privilégiés et qu’un ordre absolu sera nécessaire.
III. (La mendicité.)
17 octobre.
Nous sommes venus à Montigny[3] avec M. de Malesherbes, M. Albert et l’archevêque de Toulouse pour nous occuper principalement des plans sur la mendicité à supprimer et sur la pauvreté à soulager, car il ne faut pas se borner, comme l’a fait M. de L’Averdy, à supprimer l’une sans pourvoir à l’autre[4].
IV. (La mendicité.)
26 octobre.
Vos observations sur la mendicité sont excellentes et rentrent à peu près dans mes idées… [5]
V. (Nomination du Comte de Saint-Germain au ministère de la Guerre. — Part de Turgot et de Maurepas dans cette nomination. — Embarras mutuel de l’un et de l’autre dans leurs entretiens. — Esprit de domination attribué faussement à Turgot. — Préparatifs militaires de l’Angleterre.)
28 octobre.
Ce choix n’est pas le plus agréable aux militaires de la Cour, mais bien aux militaires guerriers et au palais de Paris et des provinces. C’est, je crois, le meilleur qu’on pût faire à tous égards, honorable au Roi, imposant aux étrangers, écartant toute intrigue et le plus propre vraisemblablement à mettre dans le ministère une unité que le caractère de M. du Muy rendait impossible, malgré son honnêteté[6].
***
Journal de Véri. — Septembre. — Maurepas prêche en public l’économie ; il la prêche même dans les audiences particulières du Roi ; mais trente sermons vagues n’ont pas le poids d’une résistance vigoureuse dans un fait[7]. Nous n’avons point encore, et je ne puis deviner quand nous l’aurons, le bénéfice des retranchements. Nous avons celui de ne pas se livrer à des fantaisies dispendieuses. Maurepas dira que son prince se laisse aller trop aisément et que Turgot ne se presse pas assez de présenter les plans d’exécution. Mais, si Maurepas avait un caractère décisif, il n’aurait peut-être pas eu la réputation qui l’a rappelé au ministère et cette douce insinuation qui lui assure la confiance entière du Roi.
On sera surpris, avec sa tournure d’esprit aisée, qu’il soit aussi embarrassé pour rentrer en discussion avec Turgot que celui-ci, dont l’embarras fait une partie du caractère, l’est lui-même pour attaquer M. de Maurepas. Cet embarras mutuel, bien plus que la variété d’opinions entre eux, est la vraie cause des plaintes fréquentes qu’ils ont raison de faire l’un de l’autre dans l’intérieur de leurs amis. Je n’ai pas vu une seule opposition entre eux qu’une minute d’explication ne fît disparaître. Leur fond est bon à tous les deux, leur probité est une base dont ils sont bien réciproquement assurés ; mais cette légère goutte d’huile leur manque et quelques opérations importantes sont renvoyées à des délais trop longs, si même, elles ne sont pas viciées en quelques points. Turgot a des idées assurées et profondément réfléchies ; celles de Maurepas sont plus versatiles.
Un reproche que les ministres font à Turgot et que je ne lui ai pas laissé ignorer, c’est d’improuver et même de vouloir diriger les parties de leurs départements.
Après la littérature et les sciences, la politique était l’objet sur lequel Turgot aimait le plus à converser. Ce ton lui est resté, mais l’habitude de donner son avis, qui ne signifie rien dans l’état de citoyen, prend une forme nouvelle dans un ministre qui raisonne sur l’administration de ses confrères. Il se joint à cette tournure une propension si forte vers ce qu’il croit être le bien qu’il ne peut masquer l’impression de son âme. Enfin, un ton trop décisif lui donne l’apparence de vouloir décider en maître l’ouvrage des autres. Ses amis seuls sont en état de connaître qu’il n’y entre point la moindre étincelle d’esprit de domination.
Il n’a fait aucune opération en finances qui n’ait produit un soulagement à quelque classe de citoyens ; s’il a fait tort à celle des financiers, c’est en se passant de ceux qui faisaient des profits trop considérables et en se servant de ceux qui se contentaient de moindres ; voilà pourtant la cause réelle du déchaînement ; aucun financier n’ose l’avouer.
La plupart des gens de la cour qui sont au nombre des crieurs recueillaient par leurs alliances avec les financiers les profits excessifs de ceux-ci. Les uns et les autres redoutent les projets de réforme des autres parties de finances ; si l’on joint à ceux-là tous les valets de cour qui n’ont rien tant à craindre que la réforme dans les dépenses et les avidités des courtisans insatiables dans leurs demandes, on verra des causes suffisantes, quoique cachées, de déchaînement.
Dans ces 24 heures, j’ai eu lieu d’être touché de la beauté d’âme qui règne chez Turgot au milieu de quelques ronces qui déchaînent maintenant toute la cour contre lui. Nous avons parlé de ce déchaînement ; nous avons parcouru les sources dont les unes sont des défauts de sa part et d’autres des motifs de louanges. Son âme est aussi paisible dans la vue du cri général que dans la vue des éloges qui lui arrivent d’autre part. Étranger à toute vue d’intérêt, d’ambition, ou de gloire personnelle, un mal à diminuer, un bien à procurer, voilà tout ce qu’il a devant les yeux. S’il n’a pas l’art de traiter avec les gens qui habitent les cours, il en est bien dédommagé par le talent de traiter les choses avec une profondeur rare.
Il est une âme noire dont j’ai vu l’écriture anonyme qui veut persuader à Maurepas qu’il n’a d’ennemis à redouter que la trahison de Turgot, qui veut le remplacer et qui ne l’a induit à appeler Malesherbes au ministère que pour en être secondé dans ses desseins perfides. L’anonyme atroce qui est sûrement dans une classe relevée de Versailles n’a produit que la curiosité de le deviner, mais je n’ai pas pu pénétrer le voile sous lequel il s’est caché ; M. et Mme de Maurepas n’en ont que des soupçons vagues.
Décembre. — Le ministère anglais faisait des préparatifs militaires et proposait d’augmenter les troupes nationales de réunir les milices en corps, de solder des troupes hanovriennes et hessoises et d’accepter les 20 000 Russes que Catherine II offrait à l’Angleterre. Ce dernier point inquiète le cabinet de Versailles. Vergennes craint qu’après leur intervention, les Russes n’aient envie des îles françaises. Turgot ne pense pas que l’Angleterre ferait sagement d’appeler les Russes en Amérique, parce que leur arrivée confirmerait leur opposition par la crainte d’un pouvoir despotique. Il a de la peine à se persuader que la Russie fasse la folie de faire un pareil envoi de troupes. Il croit que, quand même les Russes iraient en Amérique, ils ne s’empareraient pas de nos colonies et qu’il est sage de se borner au rôle de spectateur. Maurepas n’est pas aussi décidé que Vergennes ni que Turgot ; il penche à voir venir. On a appris peu de temps après que la proposition des Russes n’avait pas été faite sérieusement.
Lettres de Mlle de Lespinasse.
(Mme de Saint-Aignan. — Trudaine de Montigny. — La mort du comte du Muy.)
À Condorcet. — 9 octobre. — Il y a un siècle que je n’ai vu M. Turgot. L’on dit qu’il a été respirer, se délasser au Tremblay chez Mme sa sœur[8]. J’avoue que voilà un délassement qui me paraît mille fois plus pénible que le travail le plus violent.
M. Trudaine de Montigny ne vous a donc point fait de réponse sur cette affaire de Lorient. Jugez, par cette misère, du malheur affreux qu’il y a de dépendre de M. Trudaine. Ah ! mon Dieu ! combien il y a de gens qu’on dit honnêtes qui font le mal sans scrupules et sans remords.
17 octobre. — Le courage de M. du Muy, ses souffrances, le subit de sa mort, tout cela a fait effet sur les gens qu’il aimait le moins et puis les yeux se sont tournés bien vite sur son successeur. Le premier jour, il n’y avait pas de doutes, c’était M. de Castries, aujourd’hui il n’en est plus question, ni de M. Taboureau, ce sont MM. de Breteuil, de Contades, du Châtelet, et je ne sais plus qui encore. C’est aussi un Conseil de guerre et à la partie des finances, M. Turgot. Voilà les nouvelles des rues, il n’y en a pas de meilleures dans les chambres. Vous savez que tous les ministres sont depuis hier jusqu’à jeudi à Montigny[9]. Je ne sais si c’est pour choisir un ministre, mais je serais bien étonnée si dans cette maison on finissait ou terminait quelque chose, l’air qu’on y respire doit donner de l’irrésolution, de la paresse et du vague. Tout au plus, pourrait-on y conserver l’activité de l’écureuil ; à propos de cette maison, le maître vous a-t-il répondu sur l’affaire de cet homme de Lorient.
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[1] Nous ne savons de quelle affaire il s’agit.
[2] Cette lettre paraît plus du style de l’abbé de Véri que de celui de Turgot. Elle a dû être transcrite de mémoire.
[3] Chez Trudaine.
[4] La mendicité était encore au XVIIIe siècle un véritable fléau. Les dépôts de mendicité dont L’Averdy s’était occupé n’avaient servi à rien. Ils étaient d’ailleurs très mal tenus.
[5] Véri attribuait le développement de la mendicité à l’abondance des aumônes et des institutions charitables. Il voulait restreindre les unes et les autres.
[6] Mme de Maurepas écrivait le même jour à Véri :
« Il (Saint-Germain) est fort connu par ses malheurs et par sa bonne réputation militaire. Ce choix sera sûrement approuvé dans le pays étranger. Je ne sais s’il le sera autant à la Cour. C’est un homme sans cabale et sans parti. »
Le Ml du Muy était mort le 10 octobre de l’opération de la pierre.
Les ministres étaient dispersés ; Turgot revint et dit à Maurepas : « J’ai une pensée que vous trouverez ridicule, mais comme elle me paraît bonne à l’examen, je ne veux pas avoir à me reprocher mon silence. J’ai pensé à M. de Saint-Germain ». Maurepas répondit : « Si vos pensées sont ridicules, les miennes le sont aussi ; car je vais partir pour Fontainebleau avec le dessein de le proposer au Roi. » Cependant Malesherbes, Turgot, Maurepas, reparlant entre eux de cette idée firent réflexion qu’aucun d’eux ne connaissait Saint-Germain et que personne ne pouvait leur répondre qu’un homme de 66 ans, après 12 ou 15 ans d’absence de Paris, possédait la vigueur nécessaire. Maurepas proposa, comme moyen de le juger, de lire des mémoires qu’il lui avait adressés lorsque sa pension avait été réglée. La lecture confirma ce qu’ils savaient par réputation. Le choix de Saint-Germain causa une joie unanime dans les troupes.
[7] Véri contredit ici ses observations ordinaires sur les inconvénients de la résistance.
[8] La duchesse de Saint-Aignan avait la réputation d’être ennuyeuse. Turgot allait presque tous les ans passer quelques jours au Tremblay à l’automne.
[9] Chez Trudaine de Montigny ; d’après les Mémoires secrets (15 novembre), les principaux débats des comités tenus à Montigny portèrent sur la suppression des enterrements dans les églises, sur la mendicité, sur les hôpitaux, sur les maîtrises.
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