Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 3
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1775
192. — LES DONS GRATUITS
I. Lettres patentes acceptant le don gratuit du clergé de seize millions.
[D. P., VIII, 78.]
21 octobre.
Par ces lettres patentes, a été accepté le don gratuit de seize millions, accordé par délibérations de l’assemblée du clergé du 13 juillet ; les lettres ont autorisé le Clergé à se procurer ces 16 millions par un emprunt à 4 p. 100, le capital devant être joint au capital déjà emprunté par le clergé, pour de semblables dons gratuits. Les lettres ordonnaient, en outre, que le clergé ferait, pour rembourser ce capital, un fonds d’amortissement de 600 000 francs par an, et y ajouterait 500 000 francs aux dépens du Trésor public pour élever ce fonds d’amortissement à 1 100 000 francs[1].
(Le Clergé n’acquittait que le dixième de ce qu’il aurait dû pour payer, comme la noblesse, le vingtième et la captation.)
2. Assemblée du Clergé du mois de juillet.
(Administration financière du clergé. — Compte rendu de l’Assemblée. — Remontrances sur les livres impies. — Le mariage des protestants.)
Le Clergé avait une administration financière spéciale. Tous les dix ans, son assemblée générale se réunissait à Paris et votait le don gratuit, seul impôt que payait le clergé de France. Par là, il fallait entendre les 16 provinces ecclésiastiques de Paris, Lyon, Rouen, Sens, Reims, Tours, Bourges, Albi, Bordeaux, Auch, Narbonne, Toulouse, Arles, Aix, Vienne, Embrun qui ne correspondaient pas exactement aux généralités financières, lesquelles avaient pour chefs-lieux Paris, Lyon, Rouen, Caen, Nantes, Tours, Toulouse, Montpellier, Aix, Grenoble, Riom, Châlons, Amiens, Dijon.
Le Clergé étranger ou des pays conquis : Artois, Flandre et Hainaut, Cambrésis, Franche-Comté, Alsace, Lorraine et Trois Évêchés, Principauté d’Orange, Roussillon, Bresse, Bugey, etc., contribuait, comme la Noblesse, aux vingtièmes et à la capitation d’après des abonnements séparés convenus avec le Trésor.
En 1775, devait avoir lieu le renouvellement du don gratuit.
Le 3 juillet, les représentants des 16 provinces s’assemblèrent sous la présidence du Cardinal de la Roche-Aymon, archevêque de Reims[2], au couvent des Grands-Augustins.
L’assemblée s’ouvrait ordinairement le 25 mai ; elle avait été retardée par le Sacre.
Le 9 juillet, une députation ayant à sa tête l’archevêque de Rouen se rendit à Versailles et fut reçue par le Roi.
L’archevêque dit dans son discours : « L’activité de votre prévoyance paternelle a répandu la confiance et vous épargne pour toujours, Sire, le soin de punir ou de pardonner ces agitations inquiètes que le besoin même ne pourrait pas plus justifier aux yeux de la religion qu’à ceux de la politique. Par une de ces fatalités qui agitent quelquefois les empires, les magistrats avaient pris l’alarme jusque dans leurs sanctuaires ; bientôt, V. M. les a rassurés en préférant à la rigueur du pouvoir la douceur d’une autorité bienfaisante. »
Le 11 juillet, les commissaires du Roi qui étaient les ducs de La Vrillière, Turgot, Feydeau de Marville, d’Ormesson père et d’Ormesson fils, se rendirent à l’assemblée du Clergé. Ils furent reçus à la porte du couvent et conduits à la porte de l’église par les agents du Clergé. Ils furent alors reçus par les députés de l’assemblée et introduits dans le sanctuaire. Ils remirent la réponse du Roi. La Vrillière dit : « Dans les mouvements populaires qui se sont élevés autour de lui (du Roi) et sous ses yeux, quelle égalité d’âme ! Tandis que par la force, il pouvait réprimer ces mouvements séditieux, il a préféré la douceur, la persuasion, l’indulgence et c’est à vous, MM., c’est à des prélats citoyens, c’est à des fidèles pasteurs que le père du peuple a recommandé ses enfants. C’est à vous qu’il a dit : ‘‘Ramenez ces aveugles, qu’ont égaré des furieux, dispensez-moi d’être sévère, épargnez-moi la douleur de punir.’’ »
La Vrillière rappela aussi les cérémonies du Sacre et parla du serment qu’avait prêté le Roi d’honorer la religion et de protéger la foi.
Le 13, les commissaires du Roi revinrent à l’assemblée avec une nouvelle lettre du Roi, les chargeant d’expliquer l’état de ses affaires au clergé. La Vrillière demanda un don gratuit de 16 millions, chiffre plus élevé que celui qui avait été payé jusque là. Entre autres arguments, La Vrillière fit valoir que la liberté du commerce des grains avait donné à la plus abondante des productions de la terre, une valeur qui augmentait considérablement le revenu des propriétaires.
Le cardinal de la Roche-Aymon protesta du dévouement du clergé au Roi ; l’abbé de Voguë, promoteur de l’assemblée, insista sur la pauvreté du clergé, mais en déclarant qu’il se sacrifierait une fois de plus à la patrie. « Quel heureux présage, dit-il, n’annonce pas un règne commencé sous de si heureux auspices. Déjà, les fonds publics ont remonté à leur valeur originaire ; le crédit national se ranime. Fruits heureux d’une administration sage, constante dans ses principes et éclairée dans ses moyens ; des retranchements économiques dans les dépenses vous annoncent que vos dons ne seront point détournés, et que le grand ouvrage de la libération générale ne sera plus désormais un projet stérile et sans effet. »
L’archevêque d’Auch[3] fit remarquer que les dettes du clergé augmentaient toujours, que depuis 1755, il avait emprunté 94 500 000 livres et qu’il devait 97 millions ; avec les 16 millions demandés la dette allait dépasser 113 millions. Il conclut pourtant au vote du don gratuit.
Pour assurer le service des intérêts de l’emprunt, le clergé imposa tous ses membres de décimes annuels ; cette contribution était répartie entre tous les diocèses.
Il y avait à Paris un receveur général du Clergé ; dans chaque généralité ecclésiastique, un receveur provincial ; dans chaque diocèse, un receveur diocésain. La répartition de l’impôt dans les diocèses était confiée au bureau ou chambre diocésaine.
La connaissance des différends relatifs à la perception était attribuée à neuf Chambres souveraines ; dans l’intervalle des sessions des assemblées générales, les intérêts du clergé étaient confiés aux agents généraux siégeant à Paris.
L’assemblée du clergé décida aussi qu’elle présenterait des remontrances au Roi sur l’impunité dont jouissaient les livres impies.
Les Mémoires secrets rapportent aussi ce qui suit :
26 juillet. — Il est grandement question de traiter, durant la présente assemblée de la validité des mariages protestants, et de faire une nouvelle loi à cet égard. Il est même dans le ministère des gens qui voudraient pousser les choses plus loin et leur accorder une entière liberté de conscience. M. l’archevêque de Toulouse, qui n’est pas entaché des préjugés de son corps et qui est fort tolérant, travaille à ce projet ainsi qu’à beaucoup d’autres, mais on sait qu’il y a de fortes oppositions et l’on doute fort qu’aucun point, même d’adoucissement à cet égard, ait lieu.
29 juillet. — On se confirme de jour en jour dans l’espoir où l’on est que les protestants vont recevoir les avantages de la société (de l’état civil) en France, avantage dont ils sollicitaient depuis longtemps la jouissance. On assure déjà que deux officiers, quoique protestants, ont été reçus chevaliers de Saint-Louis, sans qu’on leur ait demandé aucun certificat de catholicité.
On prétend que M. de Maurepas se montra hostile à toute innovation libérale et qu’il raffermit les prélats dans leur résistance en leur remettant sous les yeux l’inconséquence de la conduite du clergé actuel avec celle du clergé qui, sous Louis XIV, s’était mis aux genoux de ce monarque pour obtenir la Révocation de l’Édit de Nantes, en sorte que cet objet est absolument écarté et l’assemblée ne s’en occupe plus, laissant à la sagesse du gouvernement faire ce qu’elle jugera le plus convenable.
L’assemblée se rangea finalement au parti de l’intolérance ; elle réclama la dispersion des assemblées de protestants, leur exclusion des fonctions publiques, l’interdiction de leurs mariages ; elle demanda qu’on leur défendit de faire eux-mêmes l’éducation de leurs enfants. M. Turgot et M. de Malesherbes qui avaient été les instigateurs secrets de la proposition de valider les mariages protestants ne se découragèrent point.
Depuis qu’il est question de valider les mariages des protestants, le gouvernement invita M de Voltaire à écrire sur cet objet intéressant. On attend avec impatience son importante production. Il résulte toujours des sollicitations de M. Turgot à cet égard envers le philosophe de Ferney qu’il ne quitte pas prise et cherche seulement à bien préparer les esprits avant de rendre une loi décisive.
30 juillet. — Le Clergé est fort alarmé de voir M. de Malesherbes succéder à M. le duc de La Vrillière au département qui concerne cet ordre. Les liaisons intimes de ce nouveau ministre avec M. Turgot font craindre au corps épiscopal que ce dernier ne se soit étayé de l’autre au Conseil pour faire passer divers projets tendant au détriment du clergé et de la religion conséquemment.
La Harpe, ayant fait dans le Mercure du mois d’août, l’éloge de la Diatribe de Voltaire à l’auteur des Éphémérides, cette petite brochure fut signalée à l’assemblée du clergé comme contraire au respect dû aux livres saints, et plainte en fut portée au Roi.
Le passage incriminé était le suivant :
« Quand nous approchâmes de Pontoise, nous fûmes tous étonnés de voir douze à quinze mille paysans qui couraient comme des fous en hurlant et qui criaient : ‘Les blés, les marchés, les marchés, les blés !’ Nous remarquâmes qu’ils s’arrêtaient à chaque moulin qu’ils démolissaient en un moment et qu’ils jetaient blés, farine et son dans la rivière. J’entendis un petit prêtre qui, avec une voix de stentor, leur disait : ‘Saccageons tout, mes amis, Dieu le veut. Détruisons toutes les farines pour avoir de quoi manger.’ Je m’approchai de cet homme, je lui dis : ‘M, vous me paraissez échauffé, voulez-vous me faire l’honneur de vous rafraichir dans ma charrette, j’ai du bon vin.’ Il ne se fit pas prier. ‘Mes amis, dit-il, je suis habitué de paroisse, quelques-uns de mes confrères et moi, nous conduisons ce cher peuple ; nous avons reçu de l’argent pour cette bonne œuvre ; nous jetons tout le blé qui nous tombe sous la main de peur de disette, nous allons égorger dans Paris tous les boulangers pour le maintien des lois fondamentales du Royaume. Voulez-vous être de la partie ? »
Le gouvernement dut faire droit à la réclamation de l’assemblée ; l’article du Mercure fut supprimé ; le censeur Louvel qui l’avait approuvé fut rayé de la liste des censeurs royaux. Le lieutenant de police dut retirer la brochure de Voltaire et en interdire la vente. Cependant, lorsque la députation chargée de réclamer contre l’impunité des livres pernicieux vint trouver Louis XVI le Roi répondit : « MM, je soutiendrai toujours la religion dans mon royaume, mais vous ne devez pas laisser tout à faire à l’autorité : vos exemples sont le véritable appui de la religion et votre conduite, vos mœurs et vos vertus sont les armes les plus efficaces pour combattre ceux qui osent vouloir l’attaquer. »
D’après les Mémoires secrets, le général des Dominicains, à la tête d’une députation de moines, avait demandé à l’assemblée qu’il fut possible de prononcer des vœux à l’âge de 15 ou 16 ans au lieu de 20. Le Clergé porta à la Cour le résumé de sa harangue, la réponse a été courte, on a ri au nez de ces messieurs, qui en furent très irrités, mais il y a tout lieu de croire que les Maurepas, les Turgot, les Malesherbes ne céderont pas à cette criaillerie de moines.
Le Parlement, condamna au feu la Diatribe à l’auteur des Éphémérides. L’avocat général Séguier souligna dans son réquisitoire l’étroite union de la magistrature et du clergé.
Voltaire écrivit à Morellet (juillet 1775) :
« On ne répandra pas de sang pour la Diatribe ; mais il me semble que les démarches que l’on a faites sont une insulte à M. Turgot de la part des mêmes gens qui donnèrent de l’argent, il y a quelques mois, pour ameuter la populace. C’est l’esprit de la ligue qui voudrait persécuter le duc de Sully ; des fripons ont voulu donner des croquignoles à M. Turgot sur le nez de la Harpe. »
Journal de Véri. — Août 1775. — Dans les premiers siècles de la monarchie, les rois n’avaient pour faire la guerre que les revenus de leurs domaines, des ressources qu’ils tiraient de leurs vassaux et quelquefois les dons volontaires des grands seigneurs. Pour les impositions du clergé, le consentement des papes a suffi pendant quelques siècles pour les exiger. Cette dépendance du pape a été ensuite secouée ; les assemblées du Clergé ont alloué des dons volontaires ou décimes. Ces dons, comme antérieurement les concessions des papes, supposaient l’immunité des biens ecclésiastiques de toute espèce d’impositions. En 1750, Machault voulut exiger par voie d’autorité que le clergé payât le vingtième de son revenu domanial ainsi que tous les autres propriétaires. L’assemblée du Clergé se sépara sans vouloir consentir à l’impôt. Le Gouvernement n’osa pas le faire lever sur les bénéficiers. Le cardinal de La Rochefoucauld, alors archevêque de Bourges, qui présidait, fit prendre une déclaration signée de tous les membres sur le droit divin qui exemptait les biens du Clergé de toute servitude et impositions forcées. Dans l’Assemblée de 1755, les formes et les expressions usitées étant rétablies, le clergé donna tout ce que la Cour demanda.
En 1780, le Clergé devait au denier vingt, 30 millions, dont il devait être libéré en 1794 par une imposition sur les biens ecclésiastiques et par un amortissement de 1 million que le Roi devait lui faire verser pendant quatorze ans. Il devait, au denier vingt-cinq, 95 642 230 livres. Pour faire face aux intérêts et à l’amortissement, il imposait les bénéficiers de 7 368 975 livres à ces sommes, le Trésor devait encore payer 500 000 livres promis en 1748.
Décembre 1775. — À l’assemblée du Clergé, quelques évêques ont pensé, sans oser le manifester, à supplier le Roi de pourvoir aux effets civils des mariages des protestants. Actuellement, la plupart d’entre eux se marient par de simples contrats civils ; mais, pour éviter les difficultés dans les successions, surtout si les collatéraux sont catholiques, quelques-uns se marient à l’église pour éluder une profession formelle de la foi catholique ; ils ferment la bouche aux curés par des grosses aumônes ou par des présents, ou bien font une profession simulée. Turgot voudrait la tolérance entière ; il n’a fait usage vis-à-vis du Roi que d’arguments théologiques.
La tolérance absolue n’est pas dans la politique de Maurepas. Il engagerait le Roi à donner un édit favorable aux mariages, s’il ne savait que l’esprit humain tend toujours à gagner au delà de ce qu’il a obtenu. « Si j’étais assuré, dit-il, d’une vie longue et d’une fermeté constante dans le roi actuel, je pourrais espérer qu’il maintiendrait les protestants dans les limites qu’on leur prescrirait en légitimant leurs mariages, mais l’impossibilité d’avoir cette certitude me fait trembler. »
3. Arrêt du Conseil cassant un arrêt du Parlement de Bordeaux relatif à l’abonnement de la ville pour les dons gratuits.
[A. Gironde, C. 74. — Foncin, 295.]
30 septembre.
Le Parlement s’était opposé à l’exécution d’un édit de 1758 relatif à l’abonnement de la ville pour les dons gratuits. Son arrêt fut cassé comme attentatoire à l’autorité du Roi.
L’intendant, estimant que le ministre n’était pas bien instruit des circonstances très complexes de cette affaire, suspendit la publication de l’arrêt de cassation jusqu’à réception de nouveaux ordres (lettre du 7 novembre).
Turgot répondit qu’il était très bien informé et le prouva en citant tous les textes de lois qui justifiaient sa décision. Il donna à l’Intendant l’ordre de signifier l’arrêt sans plus différer (lettre du 7 décembre).
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[1] Telles étaient l’exigence et la puissance, il faut le dire, injustes et funestes du Clergé ; puissance, exigence, auxquelles un ministre philosophe était plus obligé de céder qu’aucun autre sous un premier ministre faible et sous un Roi dont l’extrême bonté balançait la justice au point de lui faire craindre toute mesure qui choquerait trop fortement des usages établis (Du Pont, Mém.).
L’abbé de Véri note dans son Journal : « L’assemblée du Clergé ne se plaint pas de M. Turgot ; comme elle n’a fait sur la partie des nuances que des demandes justes, elle a éprouvé de sa part une demande juste et favorable qu’elle n’aurait pas espéré sous un autre ministère ; d’autant plus qu’il s’agissait dans quelques-unes de débats avec les fermiers généraux. »
Le Clergé pouvait craindre, en effet, que le Roi l’assimilât aux autres sujets du Royaume.
[2] Grand aumônier.
[3] Jean François De Chatillard de Montet Guérand, Archevêque d’Auch (1742-1775).
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