1775
183. — LA MENDICITÉ.
Lettres à l’Intendant de Caen.
[A. Calvados. — Villey, Note sur la Correspondance de Turgot avec l’Intendant de la Généralité de Caen ; extrait du Bulletin des sciences économiques et sociales du Comité des travaux historiques et scientifiques, année 1899.] [1]
Première lettre.
21 novembre.
Le Roi s’est fait rendre compte, M., de tout ce qui a été fait jusqu’ici pour parvenir à la destruction du vagabondage et de la mendicité, et des différents mémoires qui ont été donnés sur cette matière. S. M. a pensé que le moment était arrivé de remplir les mesures dont sa bonté l’a portée à s’occuper en faveur des pauvres du Royaume. Elle m’a, en conséquence, chargé de vous faire part de ses intentions, en vous recommandant d’apporter tout votre zèle pour leur procurer la plus prompte exécution.
Premièrement, le Roi a décidé de réduire dès ce moment les dépôts de mendicité établis dans les différentes généralités du Royaume à un seul pour chacune. Mais, comme il n’en existe qu’un dans la vôtre, cette première disposition devient sans objet à votre égard, et je ne vous en fais part qu’à cause de la relation qu’elle peut avoir avec l’ensemble des ordres du Roi sur l’opération de la destruction de la mendicité en général.
2° L’intention de S. M. est que vous fassiez élargir dès à présent, tous ceux d’entre les renfermés dans le dépôt de votre généralité qu’il ne vous paraîtra point dangereux de remettre dans la société, en renvoyant chez eux, avec des routes, ceux qui seront encore en état de gagner leur vie. À l’égard de ceux qui, hors d’état de travailler, ne seront pas dans le cas de trouver des ressources dans leurs familles, vous pouvez leur assigner, pour les aider à vivre la première année, une pension de 30 à 50 livres environ proportionnée à leurs besoins et au prix des denrées dans les endroits où ils se retireront, en m’en rendant compte néanmoins préalablement.
3° Vous voudrez bien aussi faire sortir peu à peu du dépôt, d’ici au mois de mai prochain, ceux des renfermés qui ne seraient que suspects, parce que le Roi a décidé de ne laisser subsister à cette époque que 5 dépôts de mendicité dans le Royaume, et qui seront dans les villes de Saint-Denis près Paris, de Tours, de Bordeaux, de Bourg-en-Bresse et de Châlons en Champagne.
4° À l’égard des sujets renfermés dans le dépôt que vous jugerez dangereux, je vous prie de donner vos ordres pour qu’ils soient exactement et soigneusement gardés jusqu’au mois de mai, temps où ils seront transférés dans les cinq dépôts que je viens de vous indiquer.
5° Il sera nécessaire de faire former et de m’envoyer des états exacts de tous les renfermés à qui vous aurez fait rendre la liberté, avec une note de l’endroit où ils auront dû se retirer, d’après la route que vous leur aurez fait remettre.
6° Il pourra se trouver des gens encore assez attachés à la fainéantise qui est le principe de la mendicité et aux dérèglements qui en sont la suite, pour se refuser aux ressources qui leur seront offertes. Vous voudrez bien, en conséquence, donner vos ordres à la maréchaussée de continuer à arrêter les mendiants valides faisant évidemment la profession de mendier habituellement et qui seraient dénoncés par des personnes dignes de foi. En vous instruisant de ces captures les commandants des brigades vous enverront les dénonciations qu’ils auront reçues et, sur la vérification que vous en ferez faire, vous serez le maître, suivant les circonstances, de faire rendre la liberté au mendiant arrêté ou de le faire retenir.
Le but des captures et des détentions correctionnelles auxquelles on s’est livré jusqu’ici a été de faire renoncer les mendiants de profession à ce genre de vie et de leur inspirer le goût du travail. Il serait donc fort à désirer, surtout à l’égard des jeunes gens renfermés actuellement dans les dépôts ou qui y seront conduits dans la suite, qu’ils se déterminassent à contracter volontairement des engagements. La rigidité et l’exactitude de la discipline militaire paraissent les moyens les plus propres à contenir ces sortes de gens. Il existe déjà plusieurs compagnies d’ouvriers provinciaux dont l’intention du Roi est d’augmenter le nombre, et dans lesquelles on placerait ceux qui se décideraient à s’engager. Je vous envoie ci-joint un exemplaire des engagements dont on se sert pour ces compagnies et une instruction sur le prix et les conditions de ces engagements… Vous voudrez bien en faire imprimer un certain nombre et les remettre à votre subdélégué de la ville où est situé le dépôt. Lorsque des jeunes gens détenus consentiront à s’engager, on remplira ces engagements en la manière ordinaire, avec le signalement de l’homme engagé et les renseignements qu’il aura donnés sur le lieu de sa naissance et ses parents. Ces engagements vous seront adressés et vous ferez en conséquence expédier une route aux hommes engagés pour leur procurer les secours de subsistance nécessaires, de distance en distance, à l’effet de se rendre au Roule, près Paris, où est établie la caserne servant de dépôt de recrues de ces compagnies. Je vous prierai d’avoir l’attention, en m’adressant les engagements de ces hommes, d’y joindre une copie de la route que vous leur aurez fait remettre.
P. S. Je ne vous adresserai que sous quelques jours l’exemplaire d’engagements que je vous annonce…
Deuxième lettre.
22 novembre.
Vous avez vu, M., dans ma lettre du 21 de ce mois, quelles sont les intentions du Roi sur la suppression des dépôts de mendicité établis dans les différentes provinces du Royaume. Les ordres que S. M. a en même temps donnés pour l’évacuation de ces dépôts et pour la réduction des captures produiront l’effet de ne laisser dans le petit nombre de dépôts qui sera conservé que des sujets absolument dangereux et incorrigibles… Un des principaux objets qu’on s’était proposés en acceptante la soumission de la compagnie qui s’est chargée de la nourriture et entretien des renfermés dans les dépôts de votre généralité était d’y introduire différents genres de travaux et cela ne peut plus avoir lieu d’après les nouveaux arrangements que le Roi a prescrits. J’ai, en conséquence, fait instruire les membres de cette compagnie que, conformément aux ordres de S. M., leur traité demeurerait résilié au dernier décembre prochain, jour auquel leur service cesserait. J’ai cru devoir aussi vous en prévenir, afin que vous preniez les arrangements que vous croirez les plus convenables pour pourvoir, par régie et par économie, à commencer du 1er janvier 1776, à la subsistance de ces renfermés qui resteront dans les dépôts. Vous voudrez bien me faire part des mesures que vous aurez prises à ce sujet.
Troisième lettre.
27 novembre.
Je vous ai fait part, M., dans ma lettre du 21 de ce mois, des intentions du Roi sur l’élargissement successif de certaine espèce de renfermés dans les dépôts de mendicité. Vous y avez vu le désir qu’a S. M. que les jeunes gens qui sont actuellement dans ces maisons ou qui y seront conduits dans la suite contractent des engagements pour son service dans les compagnies d’ouvriers provinciaux dont elle a autorisé l’établissement. Vous trouverez ci-joint un exemplaire de ces sortes d’engagements que je vous ai annoncé et dont vous ferez imprimer le nombre d’exemplaires que vous jugerez nécessaires. Vous en ferez usage de la manière dont je vous l’ai demandé, en observant de faire remplir, non seulement les noms, l’âge et le signalement de l’engagé, mais d’y faire ajouter les renseignements qu’il donnera sur le lieu de sa naissance, sur les endroits où il aura passé un certain temps et sur l’état de sa famille, de ses protecteurs ou des maîtres sous lesquels il aurait servi ou travaillé. Le terme de ces engagements doit être de neuf années, parce que la première est destinée à former les sujets au travail et qu’ensuite ils doivent fournir huit ans de service effectif utile. La solde de ces soldats est proportionnée au travail auquel ils sont destinés. Elle est réglée à 10 s. par jour, et ils ont, en outre, le cinquième du produit net de leur travail, ce qui offre un sort avantageux à ceux qui se portent avec zèle à remplir leur devoir. À l’égard du prix de l’engagement, il ne sera payé aux hommes qui se seront engagés qu’à leur arrivée à la caserne du corps, où ils seront pareillement habillés. Cette précaution m’a paru nécessaire pour les exciter à joindre exactement cette destination par l’appât du prix de leur engagement. Vous voudrez bien, au surplus, vous conformer à ce que je vous ai précédemment mandé sur la route à donner aux hommes qui s’engageront pour leur assurer, de distance en distance, les secours qui leur seront nécessaires pour subsister en chemin, en les astreignant à faire viser cette route, soit des subdélégués, soit des officiers municipaux des villes ou des syndics de villages dans lesquels ils coucheront.
Quatrième lettre.
11 décembre.
J’ai reçu, M., votre lettre du 4 de ce mois, dans laquelle vous me demandez quel est le montant de l’engagement que vous ferez promettre aux jeunes gens qui consentiront à s’engager pour le corps des ouvriers provinciaux, et à quel taux par lieue vous fixerez les secours qui seront accordés pour subsister en chemin, soit à ces soldats, soit à ceux des renfermés à qui il sera expédié des routes.
À l’égard des encouragements, ils sont modiques et cela à cause des avantages attachés ailleurs au genre de service auquel ces soldats sont destinés. La solde est de 12 s. par jour et chaque soldat a, en outre, le 5e du produit de son travail ; ce second objet est plus ou moins considérable, suivant l’activité et la bonne volonté au travail.
Il résulte de ce traitement qu’un soldat qui veut avoir une bonne conduite peut, après avoir très bien vécu pendant le temps de son engagement, se trouver une masse d’épargne de 300 livres, lorsqu’il est dans le cas d’obtenir son congé et de se retirer. C’est, d’après ces considérations, que le prix de l’engagement a été fixé à 3 livres seulement en argent, indépendamment de 2 chemises, d’une paire de souliers et autres petits effets en nature.
Quant à l’article des secours à donner, soit à ces soldats, soit à d’autres renfermés à qui vous ferez expédier des routes, je ne crois pas devoir rien changer à l’ancienne fixation qui est un sol par lieue. Une augmentation sur ce secours deviendrait en ce moment un objet trop considérable, eu égard au nombre de ceux à qui on sera dans le cas de l’accorder dans toutes les provinces du Royaume et à la longueur des routes que plusieurs seront dans le cas de faire[2].
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[1] En publiant ces lettres, M. Villey les a fait précéder d’une note où on lit :
« Nous avons trouvé, ou plutôt retrouvé dans les Archives départementales du Calvados, une correspondance échangée entre Turgot et l’Intendant de la généralité de Caen qui nous paraît intéressante à plusieurs points de vue.
« Elle est relative aux mesures prises par Turgot pour combattre la mendicité, mesures que M. de Clugny s’empressa de rapporter, comme on le voit par la dernière lettre du dossier. Deux de ces lettres que nous avions signalées dans le temps au Comité de la Société de la participation aux bénéfices et qui ont été reproduits dans le Bulletin de cette société, nous révèlent, malheureusement sans explications, une curieuse tentative faite par Turgot pour stimuler le travail dans ses « Compagnies d’ouvriers provinciaux » ; il leur abandonnait le cinquième du produit net de leur travail ; les mots produit net, ayant, dans la bouche d’un économiste, tel que Turgot, un sens nettement défini, on peut voir là, ce nous semble, une ébauche du système de la participation aux bénéfices. »
[2] Le 13 mars, des remerciements furent adressés à l’évêque de Fréjus pour les ordres qu’il avait donnés aux curés au sujet de l’enquête sur la mendicité et pour les détails dans lesquels il était entré sur les causes de la mendicité et les moyens de la détruire (Bibl. d’Aix).
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