1774
160. — LE COMMERCE DES GRAINS.
I. — Le pacte de famine.
1. Mémoire au Roi sur la conduite des Srs Sorin et Doumerck, dans l’approvisionnement des grains dont ils étaient chargés pour le Compte du Gouvernement.
[A. L. copie.]
16 octobre.
Les papiers trouvés sous les scellés chez les Srs Sorin et Doumerck, commissionnaires des blés du gouvernement, les comptes et les pièces envoyés par leurs correspondants chargés de l’achat et de la vente des grains dans les provinces, présentent des malversations et des manœuvres qui méritent d’être mises sous les yeux de S. M.
La première idée qui naît de l’inspection des comptes, c’est que toute l’opération a été faite en banque, que les Srs Sorin et Doumerck, nantis de près de 12 millions qu’ils ont reçus du Trésor Royal, n’ont cependant payé aucun compte en argent et ont toujours fait les fonds en papier et sur un crédit utile pour eux, mais ruineux pour l’État : lorsqu’ayant ordonné, par exemple, un achat de blé à Bordeaux, ils devaient au correspondant qui en avait fait les avances 200 000 livres, au lieu de lui faire parvenir les fonds par le moyen naturel d’une rescription, prise à la ferme générale à Paris sur le receveur des fermes à Bordeaux, ils demandaient à un négociant d’Amsterdam ou de Hambourg de leur faire crédit et de leur remettre une lettre de change payable à Bordeaux et, pour payer le négociant d’Hambourg et d’Amsterdam, ils demandaient le même service à un négociant de Dantzig ou de Londres. Les négociants à qui ils s’adressaient ne refusaient pas de leur prêter, soit sur la sécurité d’une opération faite sur les fonds du Gouvernement, soit dans l’espoir d’être choisis, par reconnaissance, pour leurs commissionnaires dans ces différentes places et de gagner par leur entremise des droits de commission multipliés et exorbitants. De ce renouvellement successif et perpétuel de nouvelles lettres de change et de crédit pour payer les anciennes lettres, il résultait que la dette contractée pour l’achat des blés du Roi était très longtemps subsistante et, qu’en attendant, les 12 millions que le gouvernement leur avait avancés restaient dans leurs mains, et qu’ils pouvaient les faire valoir dans le commerce à leur profit.
Cette manœuvre diminuait néanmoins les fonds de S. M. ; ils étaient grevés de l’escompte et de l’intérêt dû aux négociants qui prêtaient leur crédit en faisant les avances et, d’ailleurs, le banquier de chacune de ces places retenait le prix du change, c’est-à-dire la valeur à laquelle la rareté des lettres, sur une place de commerce, élève le papier que l’on demande sur elle ; mais toutes les pertes tombaient sur le Roi. L’intérêt que les Srs Sorin et Doumerck retiraient, en attendant, de l’argent que le gouvernement leur avait donné était à leur profit.
Dans la même vue, ils se faisaient avancer presque toute la valeur des grains par la plupart des correspondants auxquels ils les confiaient dans les provinces : ainsi, lorsqu’ayant tiré des grains d’Amsterdam ou de Hambourg, ils les envoyaient à Bordeaux ou à Marseille, ils demandaient aux négociants, à qui ils procuraient par ce moyen des droits de commission, de leur avancer une somme à peu près égale à la valeur des grains dont ils étaient nantis et qui leur assurait la rentrée de leurs avances. Cet emprunt leur servait à payer les grains qu’ils leur avaient envoyés : et par ce cercle d’achats à crédit et d’emprunts pour payer les achats, ils se ménageaient le moyen de jouir plus longtemps de l’argent du Roi, sur lequel était pris cependant l’intérêt payé à tous les négociants qui avaient fait les avances.
Par cette double opération, ils sont parvenus à absorber en grande partie la valeur des grains qui existent pour le compte du gouvernement : et si S. M. ne s’était déterminée à leur en ôter la manutention, tout le produit aurait à peine suffi pour suppléer aux intérêts et aux pertes dont cette manœuvre les surchargeait. Les grains qu’ils laissent, montant à 150 000 setiers, dont partie est en seigle et farine de mauvaise qualité, ne valent tout au plus que 12 200 000 livres : ils doivent plus de 400 000 livres en lettres de change et 100 000 écus aux correspondants sur les lieux pour les avances qu’ils leur ont demandées.
Des douze millions retirés du Trésor Royal, toute la vigilance et l’activité du gouvernement ne pourront donc sauver que 1 500 000 livres.
À ces vues générales sur la gestion des Srs Sorin et Doumerck se joignent des abus encore plus intolérables. On trouve dans les comptes du Sr Bethman, leur correspondant à Bordeaux, et dans les déclarations faites par les Srs Derrouteau et Découtal, leurs commissionnaires à Montauban et à Albi, que les Srs Sorin et Doumerck ont employé l’argent du Roi à faire commerce d’une espèce de farine qu’on appelle le minot, qui ne se consomme point dans le Royaume et n’est propre qu’à l’approvisionnement des colonies : que ces farines ont été envoyées à Nantes, port où se fait l’embarquement de la plupart des denrées destinées pour l’Amérique. Les fonds affectés par le Roi pour approvisionner son Royaume doivent-ils servir à le dégarnir et à approvisionner les îles ?
On trouve dans les comptes du sieur Guys, leur correspondant à Marseille, que sur le gage des blés du Roi que les Srs Sorin et Doumerck avaient remis à ce négociant, ils se sont fait avancer des fonds pour faire à leur profit en sucre, en piastres, et d’autres marchandises, un commerce dans le Levant : ce commerce n’a aucun rapport avec la commission qui leur était donnée d’approvisionner le Royaume ; il lui nuisait en écartant de leur destination et en employant à d’autres usages les fonds qu’ils avaient touchés.
La correspondance du sieur Derry, leur commissionnaire à La Rochelle, prouve que, sur les fonds donnés par le gouvernement pour l’achat de blés destinés à la subsistance du peuple, ils ont fait acheter des avoines.
On voit par les lettres des cinq négociants qui étaient leurs correspondants à Marseille que, chargés d’un approvisionnement, sous le prétexte de la disette dans le Royaume, au lieu de faire venir des blés de l’étranger, et néanmoins dans le dessein de montrer qu’ils en avaient procurés, ils achetaient à Marseille les grains que les négociants de cette place y avaient importés : qu’ils ne les faisaient point verser dans l’intérieur du Royaume, mais les laissaient sur les lieux et les vendaient indifféremment à des nationaux ou à des étrangers ; de sorte que des grains achetés pour le compte du gouvernement, après lui avoir coûté des frais et des dépenses qu’il ne se proposait de supporter que dans la vue de nourrir les sujets de S. M., allaient approvisionner l’Italie, l’Espagne et le Portugal.
Enfin, des pièces remises par tous les correspondants, il résulte que la plupart des grains de cet approvisionnement ont été achetés dans l’intérieur du Royaume ; que, loin d’avoir opéré une diminution dans les prix, les achats ont été faits à des taux forcés et supérieurs aux taux ordinaires ; que, loin d’avoir augmenté la masse des denrées, la perte et la corruption d’une grande partie de ces grains, dans une administration confiées à des mercenaires, en a produit la diminution.
Tels sont les abus qui ont résulté et qui résulteront toujours de tout approvisionnement fait pour le compte de S. M. : il ne tendra qu’à charger ses finances, nuire à ses peuples, enchérir leur subsistance, la corrompre et la perdre, et occasionner la disette.
Ce premier aperçu des comptes des Srs Sorin et Doumerck semblerait devoir conduire à leur refuser les fonds du Trésor Royal nécessaires pour payer les lettres de change dont les grains sont chargés. Les gains immenses qu’ils ont faits, l’adresse qu’ils ont eue de détourner et de cacher les profits que doit leur avoir procuré l’usage de douze millions donnés par le Gouvernement, les ont certainement mis en état de remplir leurs engagements, mais leurs fonds employés et engagés dans d’autres entreprises peuvent n’être pas près d’être versés, avec la célérité et l’exactitude requises dans le commerce, au payement des lettres de change : ce n’est point leur faillite qu’on doit chercher à éviter, mais elle entraînerait celle de tous les négociants dont ils ont emprunté le crédit. Les principales places du Royaume, Rouen, La Rochelle, Bordeaux, Marseille, sont pleines de leurs grains et de leurs dettes : la suspension de leurs paiements peut exposer toutes ces places à manquer ; elle peut porter une impulsion et une secousse à la chaîne qui embrasse et qui tient tout le commerce : c’est donc le commerce de tout le Royaume, ce sont les sujets qui, sur la foi d’une commission donnée sous le règne du feu Roi, ont exposé leurs fonds et leur fortune, que l’on ose proposer à S. M. de vouloir bien garantir du déshonneur, de l’inquiétude et des pertes d’une banqueroute. Mais comme les justes soupçons qui s’élèvent contre ces commissionnaires, les preuves même de leur infidélité, ne permettent pas de se reposer sur eux de la rentrée des avances qui leur seront faites, on peut exiger qu’ils remettent au Trésor Royal des effets suffisants pour l’assurer.
On a trouvé sous les scellés un bordereau arrêté par le Sr Le Clerc, alors premier commis de finances, par lequel, après avoir examiné les comptes des affaires qu’il faisait avec le Sr Sorin, il reconnaît lui devoir 268 000 livres. Il suffira qu’ils donnent les nantissements pour la somme qui restera due au delà de ce billet.
À l’égard des sommes dont ils pourront être déclarés débiteurs, lors de l’arrêté définitif de leurs comptes, la contrainte par corps qui a lieu dans toutes sortes d’affaires pour les deniers de S. M. en assure le paiement et toute précaution prise, avant la clôture du compte, paraîtrait prématurée.
Ainsi, on supplie S. M. de vouloir bien permettre que des fonds du Trésor Royal, on destine les sommes nécessaires pour le paiement des lettres de change qui paraîtront dues sur les grains appartenant à S. M., en obligeant néanmoins les Srs Sorin et Doumerck, dont l’infidélité paraît prouvée par les pièces dont on a pu jusqu’à présent faire l’examen, de remettre au Trésor Royal des effets suffisants pour répondre de la rentrée de ces fonds, sauf à différer de prendre un parti ultérieur sur ces commissionnaires jusqu’après l’examen définitif de l’arrêté de leurs comptes[1].
2. Mémoire en défense de Brochet de Saint-Prest.
[A. L.]
Le 23 novembre 1770, j’étais à ma campagne avec ma famille, M. l’abbé Terray m’envoya chercher ; il me fit l’honneur de s’entretenir avec moi sur l’administration des grains ; il me chargea de rédiger un Mémoire qui contint l’abrégé des lois qui avaient été promulguées en différents temps sur cette partie importante ; il s’occupa avec moi des principes généraux de la matière ; il convint des points principaux. Je projetai l’Arrêt, qui a eu pour date celle du 23 décembre 1770. Après avoir été approuvé du Roi, revêtu de lettres patentes, il fut envoyé au Parlement de Paris et enregistré le 16 janvier 1771.
Le 23 décembre 1770, M. le Contrôleur général, en présentant cet Arrêt au Roi, ne lui laissa pas ignorer que j’y avais travaillé ; il ajouta qu’il s’était assuré de mes principes. En rendant un compte avantageux de ma conduite, de mon travail et de mes services au Conseil, il proposa à S. M. de me charger du détail de la correspondance relative aux subsistances.
L’objet de mon travail tendait à informer le Ministre du besoin des différentes provinces, à mettre sous ses yeux les demandes de MM. les Intendants et à faire connaître, quant à ce, ses intentions aux commissionnaires.
Les principes sur lesquels il m’a été prescrit de diriger l’administration se réduisaient :
1° À être instruit de ceux qui font le commerce des grains ;
2° À éloigner de ce commerce ceux qui, livrés aux fonctions de justice ou de police, doivent maintenir l’ordre dans les provinces, ainsi que ceux qui, ayant le maniement des deniers royaux, pourraient s’emparer plus facilement des grains de leur canton
3° À déterminer la vente sur les marchés, afin que le peuple put aisément se procurer la denrée de première nécessité et être assuré qu’il n’avait pas de disette à craindre
4° À accorder la plus grande liberté pour la circulation des grains dans le Royaume
5° Et enfin, à apporter les soins les plus assidus pour s’opposer aux versements frauduleux des grains à l’étranger.
Je n’insiste pas sur l’exactitude avec laquelle la correspondance a été suivie ; j’invoque avec confiance le suffrage de tous MM. les Intendants et, par préférence, ceux dont les provinces ont malheureusement éprouvé des besoins pendant les années 1771, 1772, 1773.
Depuis le mois de décembre 1770 jusqu’en novembre 1771, je n’ai eu qu’à répondre à M. le Contrôleur général. À cette époque, il désira soumette l’Administration des subsistances et les principes par lesquels elle était dirigée à des commissaires du Conseil ; il proposa à S. M. de charger MM. de La Galaisière, de Sartine, de La Michodière et de Fourqueux de prendre connaissance de tout ce qui avait trait à cette partie.
Je laisse à ces magistrats à rendre compte de l’ordre et du zèle avec lequel j’ai suivi ce nouveau genre de travail.
Au mois de juillet 1773, les apparences des récoltes laissaient apercevoir des besoins ; les moyens employés les années précédentes, ni approuvés généralement, ni suivis du succès, déterminèrent MM. les commissaires à penser qu’il était important de simplifier cette besogne et de proposer au ministre :
1° De ne pas faire acheter dans l’intérieur de la France des grains pour être portés d’une province à l’autre ;
2° D’avoir, dans les magasins de Corbeil, un approvisionnement de 40 à 50 000 setiers pour parer au premier moment de besoin que la Capitale pourrait éprouver ;
3° De prévoir les pays étrangers d’où l’on pourrait faire arriver des grains, indiquer les ports nationaux dans lesquels ils seraient adressés, en fixer les quantités ; le tout dans le cas seulement où le commerce ne se déterminerait pas à agir.
Le projet ne fut pas adopté. M. le Contrôleur général donna ses ordres directement aux commissionnaires ; j’eus uniquement connaissance des précautions prises pour Paris et je ne sus les grains étrangers arrivés dans les différents ports que par la correspondance que je m’étais ménagée dans les principales villes de commerce.
Quant aux approvisionnements, lorsque j’ai commencé à être chargé du détail, le Sr Le Ray de Chaumont présentait lui-même chaque semaine au ministre un état de situation au bas duquel il faisait mention des ordres donnés verbalement la semaine précédente. M. le Contrôleur général arrêtait et approuvait chaque balance.
Pendant les années 1772 et 1773, les balances m’étaient remises ; je les présentais au Ministre qui les arrêtait lors de mon travail avec lui.
J’ai dit plus haut que je n’ai eu aucune connaissance de l’opération de 1773 à 1774 et que le Ministre s’en était fait rendre compte directement.
D’après ce détail, justifié par pièces, comment m’est-il possible de mieux démontrer la fausseté du bruit qui s’était répandu que j’avais fait renouveler le marché des blés ? Mais il y a plus, et dans le fait, il n’y a jamais eu à ma connaissance et, pendant mon administration, de marché sur cet objet ; il était donné des ordres à des particuliers d’acheter ; ils exécutaient les ordres ; ils comptaient de leur mission sur la représentation des factures, il leur était passé 2 p. 100 de commission sur l’achat et autant sur la vente ; il en a été ainsi usé pendant l’administration de MM. de Machault, de Courteille[2], de Trudaine[3] et D’Albert.
À l’égard des fonds, le Ministre a toujours donné directement ses ordres au Trésor Royal et je n’ai jamais su les temps auxquels ils ont été délivrés, ni les sommes.
Je n’entre pas dans le détail des travaux que ce département occasionne ; la seule suite à donner aux chargements de grains dans les ports pour être assuré de leur arrivée à destination est immense ; mais, indépendamment des soins journaliers, la situation de la halle, la certitude de son approvisionnement, les ordres à donner pour y faire arriver des farines lorsque le commerce n’en apportait pas ; tous ces objets ont été suivis avec le détail le plus scrupuleux ; soit hasard, soit conduite, j’ai trouvé le pain à Paris à un prix plus haut que celui auquel il a été porté pendant tout le temps de mon administration et auquel il est taxé au moment où je la quitte.
Je me suis entendu faire un reproche sur les moyens employés lorsque j’ai acheté la charge d’Intendant du commerce.
Le contrat passé devant M. Laideguive, notaire de la succession Pothier[4], établira que les héritiers ont retiré différents avantages du traité qu’ils ont passé avec moi.
Depuis la mort de M. Pothier, M. de L’Averdy avait eu le projet de mettre en commission les charges d’Intendant du commerce. MM. de Bacalan et D’Albert, ayant successivement rempli les fonctions de celle que j’occupe maintenant, les héritiers de M. Pothier recevaient au Trésor Royal les gages de cette charge, montant à 10 000 livres, dixième déduit, 9 000 livres, dont la finance est de 200 000 livres. J’ai augmenté leur revenu de 1 000 livres annuellement et j’ai traité ainsi qu’il suit :
1° 240 000 livres en contrat à 2 1/2 p. 100 rapportant 6 000 livres d’intérêt représentant un principal de 120 000 livres.
2° Je me suis obligé de payer en leur acquit 30 000 livres.
J’ai payé 20 000 et pour les 10 000 restant, je suis convenu avec M. Lambert, mon confrère, qu’il donnerait quittance aux héritiers Pothier et qu’il me laisserait les 10 000 francs placés sur ma charge.
À l’égard des 50 000 restant, ils étaient remboursables par époque et jusqu’au remboursement qui n’est pas entièrement effectué, j’ai été chargé de payer et je paie encore pour ce qui reste, les intérêts à 5 p. 100 sans retenue.
Les héritiers Pothier[5] ont avancé que j’avais abusé du crédit et des bontés du Ministre pour les forcer à accepter un paiement en papier, tandis que je m’étais obligé de payer en argent.
Sans entrer dans le détail du degré de confiance et d’estime que le Ministre m’a marqué, lorsque j’ai travaillé avec lui, je défie qui que ce soit de pouvoir dire que M. l’abbé Terray m’ait fait accorder aucune espèce de grâce ; il est vrai que M. Defoy qui était conseiller à la Cour des Aides ameuta, le jour que le traité de vente devait être signé, les propriétaires pour s’y opposer. J’étais pressé par le Ministre pour terminer ; il me demanda les causes du retard, je les lui dis ; de son propre mouvement, il manda à M. Defoy, autant que je puis m’en souvenir, que le Roi m’avait accordé l’agrément, qu’il était instruit de mes propositions, qu’il les trouvait admissibles, que si elles n’étaient pas jugées telles par les propriétaires, il se verrait forcé de faire exécuter la décision du Roi, prise par son prédécesseur, pour la suppression de cet office, que j’en aurais la commission, et que, quant à la liquidation, elle serait faite ainsi qu’il en avait été usé pour le remboursement des offices supprimés avant 1770, c’est-à-dire que la charge serait remboursée en contrats à 4 p. 100 ; le désavantage eût été énorme pour les héritiers de M. Pothier[6]. Les contrats à 4 p. 100 perdaient alors sur la place 60 à 65 p. 100 et, de deux choses l’une, ou les propriétaires de la finance de l’office auraient gardé les effets qui leur auraient été donnés en paiement, ce qui ne leur aurait produit que 8 000 livres de rente ; ou s’ils avaient voulu vendre ces effets, alors, ils n’auraient trouvé de ces valeurs que 70 à 80 000 livres au plus, au lieu que je leur ai donné des effets qui avaient éprouvé toute réduction, qui rapportaient 1 p. 100 de plus et qui, s’ils avaient voulu s’en défaire, auraient été vendus plus cher au total qu’ils n’auraient tiré des contrats à 4 p. 100, quoique les quittances de finances expédiées au Trésor Royal en leur nom et dont j’ai fourni les valeurs ne représentassent que les 2/3 du prix de l’office ; je leur donnais en outre 80 000 l. en argent avec les intérêts sans retenue. Voilà les faits dans la plus exacte vérité ; il est aisé de les démontrer par pièces ; d’après cela, puis-je éprouver le moindre reproche. Il serait d’autant plus mal fondé que je ne pensais pas à acheter cette charge et que j’y ai été forcé par la volonté du Ministre qui l’a exigé de moi. Son motif était :
1° D’épargner au Roi le remboursement ;
2° D’établir l’égalité entre MM. les Intendants du commerce qui tous possèdent leur état à titre onéreux.
Cet exposé répond aux objets sur lesquels j’ai lieu de croire que l’on m’attaquait. S’il en existe d’autres pour lesquels la calomnie veuille me noircir, j’offre d’en démontrer la fausseté.
Je finis par une réflexion que les cœurs vertueux sont en état d’apprécier : il est affreux pour un homme honnête qui a été chargé d’un détail auquel il s’est livré sans relâche, aux dépens de son repos pendant trois ans huit mois, d’être assez inculpé pour être obligé de se justifier, surtout ayant, avant le temps, passé par différents états dans lesquels il s’était acquis une réputation sans tache et s’était concilié l’estime du public, les bontés de ses supérieurs et l’amitié de ses confrères.
3. Mémoire au Roi. — Révocation de Brochet de Saint-Prest.
[A. L., copie ; décision autographe du Roi.]
16 octobre.
En continuant la vérification des papiers des Srs Sorin et Doumerck, on a trouvé deux obligations chacune de 50 000 l. souscrites par M. et Mme de St-Prest solidairement, le 27 août 1774, envers le nommé Aly qui en a passé sa déclaration au profit des Srs Sorin et Doumerck. Ces obligations faites trois jours après que M. l’abbé Terray est sorti de place et auxquelles on a trouvé joints des billets d’intérêts ne peuvent être que pour argent antécédemment prêté à M. de St-Prest.
On voit encore, par un bordereau de compte, qu’en diverses fois les Srs Sorin et Doumerck ont remis à M. de St-Prest onze sacs de blé, cent soixante-trois sacs de farine et six muids de blé noir.
Si M. de St-Prest eut été assez riche pour rendre ce qu’on lui prêtait et que la manutention des Srs Sorin et Doumerck eut été assez intègre pour n’avoir rien à redouter de l’examen le plus approfondi, il y aurait encore un défaut de délicatesse très répréhensible dans ce rapport de crédit et d’emprunt entre un Commissaire du Roi et les inférieurs dont il devait suivre les opérations ; mais lorsqu’on réfléchit que M. de St-Prest était sans fortune, que si les Srs Sorin et Doumerck ne lui avaient pas connu des ressources pour s’en procurer, ils ne devaient pas espérer d’être remboursés, que d’ailleurs ces négociants étaient avilis par l’opinion ; alors ces obligations, ces précautions prises de les passer au profit d’un tiers avec déclaration en faveur des Srs Sorin et Doumerck, ces fournitures de blés et de farines font présumer que M. de St-Prest est bien loin d’avoir rempli son ministère avec la pureté qu’il exigeait.
Si l’on ajoute à cela l’acquisition d’une maison considérable[7], les bâtiments qui ont été construits, la décoration extérieure, les meubles somptueux, le nombre des domestiques, la table, le jeu, et tout ce qui caractérise le luxe des gens les plus riches, on ne pourra pas disconvenir que M. de St-Prest n’ait justifié le cri public qui s’est élevé contre lui, que son imprudence, s’il n’y a pas de reproches plus graves à lui faire, n’ait flétri sa réputation et qu’il ne se soit mis dans l’impossibilité de remplir les fonctions de sa charge d’Intendant du Commerce.
Le Contrôleur général croit que le bon ordre et l’honnêteté de l’administration exigent que l’on demande à M. de St-Prest sa démission de cette charge.
S. M. est suppliée de vouloir bien faire connaître ses intentions sur cet objet.
(De la main du Roi) DEMANDER LA DÉMISSION DE M. DE ST-PREST[8].
4. Paiements effectués par la régie des blés à partir de novembre 1774.
(État des ordres de paiement délivrés sur Roland, successeur de Mirlavaud, par le contrôleur général et par MM. Albert, Fargès et Montaran fils.)
[A. N., F. 11, 1195]
22 novembre. À Roland 120 livres.
25 — À Chevalier, pêcheur à Boulogne[9] 60
À Henry, autre pêcheur 40 100 —
6 janvier. À Lorrain 650
14 — À Martin de Saint-Germain, pour frais de transport pendant l’administration de Trudaine 600 —
18 mars. À l’abbé Terray, pour son moulin[10] dont le bail était résilié 2 250 —
7 avril. À Pascaud, sur l’ordre d’Albert[11] 40 000 —
20 — À Laval, sur l’ordre d’Albert 10 290 —
25 — Frais de constatation des blés de Sorin et Doumerck 1 874 —
16 mai. À Pascaud[12], sur ordre de Turgot 100 000 livres.
17 juin. À Martin de Saint-Germain, sur ordre de Turgot 600 —
18 — À Pascaud, sur ordre de Turgot 100 000 —
30 — À Serreau, commissaire au Chatelet[13] 6 348 —
4 juillet. À Bricoteau, chef de la Boulangerie de Scipion 1 800 —
19 — À Martin de Saint-Germain, solde 1 684 —
27 — À Lenthéric Latour 454
28 — À Gabaille, frais d’opérations effectuées en septembre 1774, chez Deshayes, commis de Sorin et Doumerck 24 —
31 — À Daure, solde 50 000 —
À veuve Leleu et Cie, gratification sur les grains laissés à Mantes et à Saint-Germain 898 —
5 août. Au munitionnaire de W. pour le produit des grains vendus à Lenthéric 23 299
29 — À Albert, remboursements de gratifications diverses 3 912 —
31 — À Lattré, graveur 170 —
4 septembre. À Planter, Quesnel et Cie, de Rouen, indemnité sur envois faits à Paris, en juillet 1773 3 215 —
8 — À Joully de Varennes, prévôt de la maréchaussée 3 000 —
14 — À Albert, gratification à Barbier, pour envoi de grains 3 553 —
18 — À Lefrançois, qui a empêché une émeute à La Ferté-sous-Jouarre, sur la demande de l’archevêque d’Aix 100 —
22 — Au procureur des Célestins, de Paris, une année de loyer de magasins, loués à Sorin et Doumerck 1 500 —
30 — Au chapitre de Sézanne, pour droit de minage 700 —
14 octobre. Aux facteurs de la Halle, gratifications pour les fournitures des 4, 5 et 6 mai, ordre d’Albert 18 176 —
16 — À Leleu, pour examen des comptes de Sorin et Doumerck 2 400 —
13 décembre. À de Sauvigny, officier des chevau-légers, relativement aux émeutes 1 377 livres.
13 — À Chambun, garde-magasin de Saint-Charles 1 200 —
22 — Gratifications pour arrivages de grains à Paris 869 —
7 janvier. À Duval, ancien fermier des moulins de Nogent, pour résiliation de bail 2 400 —
26 — Au chapitre de Sézanne, pour droit de minage 700 —
4 mars. À l’évêque de Saintes, pour incendie à Chevrette 800 —
6 — À Carré, meunier, pour prêts et avances sur l’indemnité qui lui sera allouée pour pillage, lors de l’émeute de Dijon, en avril 1775 12 000 —
18 — À Adnot, garde de la Prévôté de Versailles, ancien cavalier de maréchaussée, de la brigade de Turenne, blessé en voulant empêcher le pillage des meuniers du port de Poissy 300 —
Total 396 763 livres[14].
II. — Statistique des récoltes.
Circulaire aux Intendants supprimant les États de récoltes demandés par Circulaire de l’abbé Terray du 9 septembre 1773.
[À l’Intendant de Bordeaux : A. Gironde. — Foncin, 575.]
(Inutilité et danger de ces états. — Utilité des statistiques de la population.)
Paris, 27 septembre.
M., lorsque mon prédécesseur, par sa circulaire du 9 septembre 1773[15], a demandé à MM. les Intendants des États de récoltes conformes au modèle qui était joint à sa lettre, on n’avait sans doute prévu qu’une partie des obstacles qui pouvaient contrarier une opération d’une si grande étendue et aussi compliquée dans les détails. L’exécution seule pouvait faire connaître les difficultés dont ce travail était susceptible et l’impossibilité d’en assurer jamais l’exactitude par aucun moyen, quelque dispendieux et multipliés qu’on les suppose. Ceux de MM. les Intendants qui ont apporté le plus de soins et d’attentions à rassembler les relevés qui doivent former la consistance de ces nouveaux états, n’ont réussi à le faire que d’une manière très imparfaite. De leur aveu, il n’est pas possible de prendre aucune confiance dans les résultats qu’ils m’ont adressés ou à mon prédécesseur. Je pense d’ailleurs avec eux qu’on s’exposerait aux inconvénients de la plus dangereuse conséquence en faisant usage de ces résultats et je présume que de nouveaux soins et les vérifications les plus scrupuleuses, loin de conduire à des éclaircissements plus certains, ne sont capables que de jeter l’alarme parmi les peuples et d’augmenter son inquiétude naturelle par le motif de ces recherches qu’on ne parviendra jamais à lui faire envisager que comme contraire à ses intérêts.
Ces considérations m’ont porté à mettre sous les yeux du Roi le Mémoire qui avait déterminé son aïeul à approuver la demande de nouveaux états de récoltes. J’ai exposé à S. M. les raisons qui rendent si incertains les succès de cette opération et son peu d’utilité et les dangers de son exécution. S. M. m’a autorisé à abandonner ces recherches. D’après cette décision, je vous prie de mander à vos subdélégués de cesser celles qu’ils peuvent avoir commencées.
Je vous prie cependant de continuer, avec tout le zèle et toute l’exactitude que vous êtes accoutumé de montrer pour le service du Roi, les relevés des baptêmes, mariages et sépultures que je vous ai demandés. Ces relevés n’entraînent pas les inconvénients des états de récoltes et présentent des avantages qui en sont absolument indépendants.
III. — Liberté du Commerce des grains à l’intérieur du royaume.
1. Lettre de Bertin à Turgot sur le projet d’Arrêt du Conseil.
(Conseils de modération et la prudence.)
[A. N., F. 11, 265.]
Septembre.
Les pièces que vous m’avez adressées, M., en faisant renaître mes espérances, et pour le bien général, et pour celui de mon département, ont renouvelé tous mes regrets sur le passé. Ne croyez pourtant pas que ce soit là ce qui me fait rabâcher sur ce passé, comme je le fais dans les observations ci-jointes ; c’est certainement pour répondre de mon mieux à l’honnêteté que vous mettez vis-à-vis de moi, et à votre confiance. Je vous réponds comme je ferais à mon frère. Je n’ai qu’une inquiétude, comme vous le verrez ; je la fonde précisément sur votre zèle pour le bien et sur l’envie bien naturelle qu’on a de jouir, car l’âme honnête comme la vôtre jouit plus du bien qu’elle fait, regrette plus celui qu’elle ne fait pas encore, que ceux même qui en profitent le plus directement. Je vous exhorte à mettre dans votre marche toute la lenteur de la prudence ; j’irais jusqu’à vous indiquer, si cela vous était possible comme à moi, et si vous n’aviez pas depuis longtemps pris couleur, à masquer vos vues et votre opinion, vis-à-vis de l’enfant que vous avez à gouverner et à guérir. Vous ne pouvez pas vous empêcher de jouer le rôle du dentiste, soit ; mais autant que vous le pourrez, ayez l’air sinon de tourner le dos à votre but du moins d’y marcher à pas très lents. Qu’on eut, en 1764, fixé le taux prohibitif à 25 livres[16], ce qui était absolument égal aux négociants et au commerce, je vous assure que tout était dit et pour toujours, et qu’on l’aurait ensuite porté plus haut, plus bas, comme on aurait voulu, sans que le peuple y eut seulement pris garde.
Je n’en veux pour exemple que la viande de boucherie, qui est pour le peuple de Paris une denrée en quelque sorte de première nécessité comme le pain blanc. J’ai eu le temps d’établir l’extradition libre des bestiaux, sans que ni les mortalités qui sont survenues, ni aucun autre accident aient seulement fait penser à revenir à cet égard sur ses pas.
2. Arrêt du Conseil établissant la liberté du commerce des grains et des farines à l’intérieur de Royaume et la liberté de l’importation[17].
[Recueil des Édits, 1774, 2e sem. — D. P., VII, 10. — D. D., II, 169.]
(La liberté du commerce est le meilleur moyen d’établir l’équilibre entre le superflu et le nécessaire. — Les approvisionnements pour les soins du gouvernement sont voués à l’insuccès. — Le gouvernement ne peut être le maître des prix. — La cherté en temps de disette est inévitable. — Le gouvernement, en intervenant, ne peut que retarder le mal en l’aggravant. — La déclaration du 25 mai 1763 doit être rétablie. — La réexportation est permise).
Versailles, 13 septembre.
Le Roi s’étant fait rendre compte du prix des grains dans les différentes parties de son royaume, des lois rendues successivement sur le commerce de cette denrée, et des mesures qui ont été prises pour assurer la subsistance des peuples et prévenir la cherté ; S. M. a reconnu que ces mesures n’ont point eu le succès qu’on s’en était promis.
Persuadée que rien ne mérite de sa part une attention plus prompte, elle a ordonné que cette matière fût de nouveau discutée en sa présence, afin de ne se décider qu’après l’examen le plus mûr et le plus réfléchi.
Elle a vu, avec la plus grande satisfaction, que les plans les plus propres à rendre la subsistance de ses peuples moins dépendante des vicissitudes des saisons se réduisent à observer l’exacte justice, à maintenir les droits de la propriété et la liberté légitime de ses sujets.
En conséquence, elle s’est résolue à rendre au commerce des grains, dans l’intérieur de son royaume, la liberté qu’elle regarde comme l’unique moyen de prévenir, autant qu’il est possible, les inégalités excessives dans les prix, et d’empêcher que rien n’altère le prix juste et naturel que doivent avoir les subsistances, suivant la variation des saisons et l’étendue des besoins.
En annonçant les principes qu’elle a cru devoir adopter et les motifs qui ont fixé sa décision, elle veut développer ces motifs, non seulement par un effet de sa bonté et pour témoigner à ses sujets qu’elle se propose de les gouverner toujours comme un père conduit ses enfants, en mettant sous leurs yeux leurs véritables intérêts, mais encore pour prévenir ou calmer les inquiétudes que le peuple conçoit si aisément sur cette matière et que la seule instruction peut dissiper ; surtout pour assurer davantage la subsistance des peuples, en augmentant la confiance des négociants dans les dispositions, auxquelles elle ne donne la sanction de son autorité qu’après avoir vu qu’elles ont pour base immuable la raison et l’utilité reconnues.
S. M. s’est donc convaincue que la variété des saisons et la diversité des terrains, occasionnant une très grande inégalité dans la quantité des productions d’un canton à l’autre et d’une année à l’autre dans le même canton, la récolte de chaque canton se trouvant, par conséquent, quelquefois au-dessus, et quelquefois au-dessous du nécessaire pour la subsistance des habitants, le peuple ne peut vivre dans les lieux et dans les années où les moissons ont manqué, qu’avec des grains, ou apportés des lieux favorisés par l’abondance, ou conservés des années antérieures ; qu’ainsi le transport et la garde des grains sont, après la production, les seuls moyens de prévenir la disette des subsistances, parce que ce sont les seuls moyens de communication qui fassent du superflu la ressource du besoin.
La liberté de cette communication est nécessaire à ceux qui manquent de la denrée, puisque, si elle cessait un moment, ils seraient réduits à périr.
Elle est nécessaire à ceux qui possèdent le superflu, puisque sans elle ce superflu n’aurait aucune valeur et que les propriétaires, ainsi que les laboureurs, avec plus de grains qu’il ne leur en faut pour se nourrir, seraient dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins, à leurs dépenses de toute espèce et aux avances de la culture indispensables pour assurer la production de l’année qui doit suivre.
Elle est salutaire pour tous, puisque ceux qui, dans un moment, se refuseraient à partager ce qu’ils ont avec ceux qui n’ont pas, se priveraient du droit d’exiger les mêmes secours lorsqu’à leur tour ils éprouveront les mêmes besoins ; et que, dans les alternatives de l’abondance et de la disette, tous seraient exposés tour à tour aux derniers degrés de la misère, qu’ils seraient assurés d’éviter tous en s’aidant mutuellement.
Enfin, elle est juste, puisqu’elle est et doit être réciproque, puisque le droit de se procurer, par son travail et par l’usage légitime de ses propriétés, les moyens de subsistance préparés par la Providence à tous les hommes, ne peut être sans injustice ôté à personne.
Cette communication qui se fait par le transport et la garde des grains, et sans laquelle toutes les provinces souffriraient alternativement, ou la disette, ou la non-valeur, ne peut être établie que de deux manières, ou par l’entremise du commerce laissé à lui-même, ou par l’intervention du gouvernement. Les réflexions et l’expérience prouvent également que la voie du commerce libre est, pour fournir aux besoins du peuple, la plus sûre, la plus prompte, la moins dispendieuse et la moins sujette à inconvénients.
Les négociants, par la multitude des capitaux dont ils disposent, par l’étendue de leurs correspondances, par la promptitude et l’exactitude des avis qu’ils reçoivent, par l’économie qu’ils savent mettre dans leurs opérations, par l’usage et l’habitude de traiter les affaires de commerce, ont des moyens et des ressources qui manquent aux administrateurs les plus éclairés et les plus actifs.
Leur vigilance, excitée par l’intérêt, prévient les déchets et les pertes ; leur concurrence rend impossible tout monopole, et le besoin continuel où ils sont de faire rentrer leurs fonds promptement pour entretenir leur commerce, les engage à se contenter de profits médiocres ; d’où il arrive que le prix des grains, dans les années de disette, ne reçoit guère que l’augmentation inévitable qui résulte des frais et risques du transport ou de la garde.
Ainsi, plus le commerce est libre, animé, étendu, plus le peuple est promptement, efficacement et abondamment pourvu ; les prix sont d’autant plus uniformes, ils s’éloignent d’autant moins du prix moyen et habituel sur lequel les salaires se règlent nécessairement.
Les approvisionnements faits par les soins du gouvernement ne peuvent avoir les mêmes succès.
Son attention, partagée entre trop d’objets, ne peut être aussi active que celle des négociants, occupés de leur seul commerce.
Il connaît plus tard, il connaît moins exactement, et les besoins, et les ressources.
Ses opérations, presque toujours précipitées, se font d’une manière plus dispendieuse.
Les agents qu’il emploie, n’ayant aucun intérêt à l’économie, achètent plus chèrement, transportent à plus grands frais, conservent avec moins de précaution ; il se perd, il se gâte beaucoup de grains.
Ces agents peuvent, par défaut d’habileté, ou même par infidélité, grossir à l’excès la dépense de leurs opérations. Ils peuvent se permettre des manœuvres coupables à l’insu du gouvernement.
Lors même qu’ils en sont le plus innocents, ils ne peuvent éviter d’en être soupçonnés, et le soupçon rejaillit toujours sur l’administration qui les emploie, et qui devient odieuse au peuple, par les soins mêmes qu’elle prend pour le secourir. De plus, quand le gouvernement se charge de pourvoir à la subsistance des peuples en faisant le commerce des grains, il fait seul ce commerce, parce que, pouvant vendre à perte, aucun négociant ne peut sans témérité s’exposer à sa concurrence.
Dès lors, l’administration est seule chargée de remplir le vide des récoltes.
Elle ne le peut qu’en y consacrant des sommes immenses, sur lesquelles elle fait des pertes inévitables.
L’intérêt de ses avances, le montant de ses pertes, forment une augmentation de charges pour l’État, et, par conséquent, pour les peuples, et deviennent un obstacle aux secours bien plus justes et plus efficaces que le Roi, dans les temps de disette, pourrait répandre sur la classe indigente de ses sujets. Enfin, si les opérations du gouvernement sont mal combinées et manquent leur effet, si elles sont trop lentes, et si les secours n’arrivent point à temps, si le vide des récoltes est tel que les sommes destinées à cet objet par l’administration soient insuffisantes, le peuple, dénué des ressources que le commerce réduit à l’inaction ne peut plus lui apporter, reste abandonné aux horreurs de la famine et à tous les excès du désespoir. Le seul motif qui ait pu déterminer les administrateurs à préférer ces mesures dangereuses aux ressources naturelles du commerce libre a, sans doute, été la persuasion que le gouvernement se rendrait par là maître du prix des subsistances, et pourrait, en tenant les grains à bon marché, soulager le peuple et prévenir ses murmures.
L’illusion de ce système est cependant aisée à reconnaître.
Se charger de tenir les grains à bon marché lorsqu’une mauvaise récolte les a rendus rares, c’est promettre au peuple une chose impossible et se rendre responsable à ses yeux d’un mauvais succès inévitable.
Il est impossible que la récolte d’une année, dans un lieu déterminé, ne soit pas quelquefois au-dessous du besoin des habitants, puisqu’il n’est que trop notoire qu’il y a des récoltes fort inférieures à la production de l’année commune, comme il y en a de fort supérieures.
Or, l’année commune des productions ne saurait être au-dessus de la consommation habituelle. Car le blé ne vient qu’autant qu’il est semé ; le laboureur ne peut semer qu’autant qu’il est assuré de trouver, par la vente de ses récoltes, le dédommagement de ses peines et de ses frais, et la rentrée de toutes ses avances, avec l’intérêt et le profit qu’elles lui auraient rapportés dans toute autre profession que celle de laboureur.
Or, si la production des mauvaises années était égale à la consommation, si celle des années moyennes était, par conséquent, au-dessus, et celle des années abondantes incomparablement plus forte, le prix des grains serait tellement bas, que le laboureur retirerait moins de ses ventes qu’il ne dépenserait en frais.
Il est évident qu’il ne pourrait continuer un métier ruineux, et qu’il n’aurait de ressource que de semer moins de grains, en diminuant sa culture d’année en année, jusqu’à ce que, la production moyenne, compensation faite des années stériles, se trouvât correspondre exactement à la consommation habituelle.
La production d’une mauvaise année est donc nécessairement au-dessous des besoins.
Dès lors, le besoin étant aussi universel qu’impérieux, chacun s’empresse d’offrir à l’envi un prix plus haut de la denrée pour s’en assurer la préférence.
Non seulement ce renchérissement est inévitable, mais il est l’unique remède possible de la rareté, en attirant la denrée par l’appât du gain. Car puisqu’il y a un vide, et que ce vide ne peut être rempli que par les grains réservés des années précédentes ou apportés d’ailleurs, il faut bien que le prix ordinaire de la denrée soit augmenté du prix de la garde ou de celui du transport ; sans l’assurance de cette augmentation, l’on n’aurait point gardé la denrée, on ne l’apporterait pas ; il faudrait donc qu’une partie du peuple manquât du nécessaire et pérît.
Quelques moyens que le gouvernement emploie, quelques sommes qu’il prodigue, jamais, et l’expérience l’a montré dans toutes les occasions, il ne peut empêcher que le blé ne soit cher quand les récoltes sont mauvaises.
Si, par des moyens forcés, il réussit à retarder cet effet nécessaire, ce ne peut être que dans quelque lieu particulier, pour un temps très court ; et en croyant soulager le peuple, il ne fait qu’assurer et aggraver ses malheurs.
Les sacrifices faits par l’administration, pour procurer ce bas prix momentané, sont une aumône faite aux riches au moins autant qu’aux pauvres, puisque les personnes aisées consomment, soit par elles-mêmes, soit par la dépense de leurs maisons, une très grande quantité de grains.
La cupidité sait s’approprier ce que le gouvernement a voulu perdre, en achetant au-dessous de son véritable prix une denrée sur laquelle le renchérissement qu’elle prévoit, avec une certitude infaillible, lui promet des profits considérables. Un grand nombre de personnes, par la crainte de manquer, achètent beaucoup au delà de leurs besoins, et forment ainsi une multitude d’amas particuliers de grains qu’elles n’osent consommer, qui sont entièrement perdus pour la subsistance des peuples, et qu’on retrouve quelquefois gâtés après le retour de l’abondance.
Pendant ce temps, les grains du dehors, qui ne peuvent venir qu’autant qu’il y a du profit à les apporter, ne viennent point. Le vide augmente par la consommation journalière ; les approvisionnements, par lesquels on avait cru soutenir le bas prix, s’épuisent ; le besoin se montre tout à coup dans toute son étendue, et lorsque le temps et les moyens manquent pour y remédier.
C’est alors que les administrateurs, égarés par une inquiétude qui augmente encore celle des peuples, se livrent à des recherches effrayantes dans les maisons des citoyens, se permettent d’attenter à la liberté, à la propriété, à l’honneur des commerçants, des laboureurs, de tous ceux qu’ils soupçonnent de posséder des grains. Le commerce vexé, outragé, dénoncé à la haine du peuple, fuit de plus en plus ; la terreur monte à son comble ; le renchérissement n’a plus de bornes, et toutes les mesures de l’administration sont rompues.
Le gouvernement ne peut donc se réserver le transport et la garde des grains sans compromettre la subsistance et la tranquillité des peuples. C’est par le commerce seul, et par le commerce libre, que l’inégalité des récoltes peut être corrigée.
Le Roi doit donc à ses peuples d’honorer, de protéger, d’encourager d’une manière spéciale le commerce des grains, comme le plus nécessaire de tous.
S. M. ayant examiné, sous ce point de vue, les règlements auxquels ce commerce a été assujetti, et qui, après avoir été abrogés par la Déclaration du 25 mai 1763, ont été renouvelés par l’Arrêt du 23 décembre 1770, elle a reconnu que ces règlements renferment des dispositions directement contraires au but qu’on aurait dû se proposer ;
Que l’obligation, imposée à ceux qui veulent entreprendre le commerce des grains, de faire inscrire sur les registres de la police, leurs noms, surnoms, qualités et demeures, le lieu de leurs magasins et les actes relatifs à leurs entreprises, flétrit et décourage le commerce par la défiance qu’une telle précaution suppose de la part du gouvernement ; par l’appui qu’elle donne aux soupçons injustes du peuple ; surtout, parce qu’elle tend à mettre continuellement la matière de ce commerce et, par conséquent, la fortune de ceux qui s’y livrent, sous la main d’une autorité qui semble s’être réservé le droit de les ruiner et de les déshonorer arbitrairement ;
Que ces formalités avilissantes écartent nécessairement de ce commerce tous ceux d’entre les négociants qui, par leur fortune, par l’étendue de leurs combinaisons, par la multiplicité de leurs correspondances, par leurs lumières et l’honnêteté de leur caractère, seraient les seuls propres à procurer une véritable abondance ;
Que la défense de vendre ailleurs que dans les marchés surcharge, sans aucune utilité, les achats et les ventes des frais de voiture au marché, des droits de hallage, magasinage et autres également nuisibles au laboureur qui produit et au peuple qui consomme ;
Que cette défense, en forçant les vendeurs et les acheteurs à choisir pour leurs opérations les jours et les heures des marchés, peut les rendre tardives, au grand préjudice de ceux qui attendent, avec toute l’impatience du besoin, qu’on leur porte la denrée ;
Qu’enfin, n’étant pas possible de faire dans les marchés aucun achat considérable sans y faire hausser extraordinairement les prix, et sans y produire un vide subit qui, répandant l’alarme, soulève les esprits du peuple ; défendre d’acheter hors des marchés, c’est mettre tout négociant dans l’impossibilité d’acheter une quantité de grains suffisante pour secourir d’une manière efficace les provinces qui sont dans le besoin ; d’où il résulte que cette défense équivaut à une interdiction absolue du transport et de la circulation des grains d’une province à l’autre
Qu’ainsi, tandis que l’Arrêt du 23 décembre 1770 assurait expressément la liberté du transport de province à province, il y mettait, par ses autres dispositions, un obstacle tellement invincible que, depuis cette époque, le commerce a perdu toute activité, et qu’on a été forcé de recourir, pour y suppléer, à des moyens extraordinaires, onéreux à l’État, qui n’ont point rempli leur objet et qui ne peuvent ni ne doivent être continués.
Ces considérations, mûrement pesées, ont déterminé S. M, à remettre en vigueur les principes établis par la Déclaration du 25 mai 1763 ; à délivrer le commerce des grains des formalités et des gênes auxquelles on l’avait depuis assujetti par le renouvellement de quelques anciens règlements ; à rassurer les négociants contre la crainte de voir leurs opérations traversées par des achats faits pour le compte du gouvernement. Elle les invite tous à se livrer à ce commerce ; elle déclare que son intention est de les soutenir par sa protection la plus signalée ; et, pour les encourager d’autant plus à augmenter dans le Royaume la masse des subsistances, en y introduisant des grains étrangers, elle leur assure la liberté d’en disposer à leur gré ; elle veut s’interdire à elle-même et à ses officiers toutes mesures contraires à la liberté et à la propriété de ses sujets, qu’elle défendra toujours contre toute atteinte injuste.
Mais, si la Providence permettait que, pendant le cours de son règne, ses provinces fussent affligées par la disette, elle se promet de ne négliger aucun moyen pour procurer des secours vraiment efficaces à la portion de ses sujets qui souffre le plus des calamités publiques.
À quoi voulant pourvoir : ouï le rapport du Sr Turgot, … le Roi, étant en son Conseil, a ordonné et ordonne ce qui suit :
Art. I. Les art. I et II de la Déclaration du 25 mai 1763 seront exécutés suivant leur forme et teneur ; en conséquence, il sera libre à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de faire, ainsi que bon leur semblera, dans l’intérieur du Royaume, le commerce des grains et des farines, de les vendre et acheter en quelques lieux que ce soit, même hors des halles et marchés ; de les garder et voiturer à leur gré, sans qu’ils puissent être astreints à aucune formalité ni enregistrement, ni soumis à aucunes prohibitions ou contraintes, sous quelque prétexte que ce puisse être, en aucun cas et en aucun lieu du Royaume.
II. Fait S. M. très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes, notamment aux juges de police, à tous ses autres officiers et à ceux des seigneurs, de mettre aucun obstacle à la libre circulation des grains et des farines de province à province ; d’en arrêter le transport sous quelque prétexte que ce soit, comme aussi de contraindre aucun marchand, fermier, laboureur ou autres, de porter des grains ou farines au marché, ou de les empêcher de vendre partout où bon leur semblera.
III. S. M., voulant qu’il ne soit fait à l’avenir aucun achat de grains ni de farines pour son compte, elle fait très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de se dire chargées de faire de semblables achats pour elle et par ses ordres, se réservant dans les cas de disette, de procurer à la partie indigente de ses sujets les secours que les circonstances exigeront.
IV. Désirant encourager l’introduction des blés étrangers dans ses États et assurer ce secours à ses peuples, S. M. permet à tous ses sujets et aux étrangers qui auront fait entrer des grains dans le Royaume d’en faire telles destinations et usages que bon leur semblera, même de les faire ressortir sans payer aucuns droits, en justifiant que les grains sortants sont les mêmes qui ont été apportés de l’étranger ; se réservant, au surplus, S. M. de donner des marques de sa protection spéciale à ceux de ses sujets qui auront fait venir des blés étrangers dans les lieux du Royaume où le besoin s’en serait fait sentir ;
N’entendant S. M. statuer quant à présent, et jusqu’à ce que les circonstances soient devenues plus favorables, sur la liberté de la vente hors du Royaume ;
Déroge S. M. à toutes lois et règlements contraires aux dispositions du présent Arrêt sur lequel seront toutes lettres nécessaires expédiées.
3. Circulaires notifiant l’Arrêt du Conseil aux Intendants.
[A. Calvados, C. 2627, 8].
(Mesures à prendre pour maintenir la liberté et l’ordre. — Ouverture éventuelle d’ateliers de charité. — Primes à l’importation.)
Versailles, 19 septembre.
Je vous envoie l’Arrêt que S. M. vient de rendre sur le commerce des grains et je vous prie de le faire publier et afficher dans les lieux accoutumés de votre généralité.
Cet arrêt délivre la circulation intérieure des entraves qu’on y avait mises et qui, laissant subsister le nom de liberté, en détruisent l’effet. S. M., informée du haut prix du blé dans quelques provinces, et voulant leur laisser les moyens de recevoir d’un commerce libre, les secours qu’elles peuvent tirer de l’intérieur du Royaume, a cherché à multiplier ces secours et à favoriser l’introduction des blés étrangers. Dans cette vue, elle se propose d’exciter tous les commerçants à ces utiles spéculations et d’employer son autorité pour les faire jouir de toute la liberté que leurs opérations exigent. Vous pouvez les assurer que, dès ce moment, tout achat cessera de la part du Gouvernement et qu’ils n’auront point à craindre sa concurrence. Je vous prie d’encourager tous les négociants de votre Généralité qui sont à portée d’entreprendre le commerce, soit des grains nationaux, soit surtout des grains étrangers, à se livrer à ce commerce et à faciliter par ce moyen la subsistance de votre province ou de toute autre province du Royaume. Vous voudrez bien m’instruire du succès de vos soins et je vous prie d’assurer les négociants qui rempliront à cet égard les intentions de S. M. que je me souviendrai, dans toutes les occasions, des services qu’ils auront rendus. Au surplus, je ne doute point, M., que vous ne veilliez avec votre zèle et votre attention ordinaires, à l’exécution de l’Arrêt que je vous envoie, et que vous ne vous portiez avec d’autant plus de vigilance à ranimer la liberté de la circulation intérieure, que vous avez vu les effets qui ont résulté des gênes et des prohibitions.
Ce sont principalement les Juges de police et leurs officiers subalternes qu’il est nécessaire d’instruire.
Je compte que MM. les Procureurs Généraux, d’après la lettre dont je vous envoie copie, ne négligeront rien pour les maintenir dans leur devoir par rapport à cet objet. Je vous prie aussi de faire avertir ces Juges et leurs officiers que S. M. ne permettra point que, sous quelque prétexte que ce soit, ils donnent aucune atteinte à la liberté qui vient d’être établie et qu’elle réprimera, avec la plus grande attention, toutes les entreprises qui y seraient contraires. Vous devez veiller aussi à écarter et même à prévenir tout mouvement et tout obstacle aux transports qui pourrait venir de la part du peuple trop peu éclairé sur ses vrais intérêts. Vous devez vous procurer et entretenir relativement à cet objet important des correspondances exactes pour connaître, dans les différents cantons de votre généralité, la disposition des esprits : je suis persuadé que, s’ils venaient à s’échauffer, vous ne négligeriez aucun moyen pour les calmer avant qu’ils se portassent à quelqu’acte d’éclat et pour en découvrir les instigateurs.
Au reste, la résolution où est S. M. de n’employer d’autres moyens que ceux du commerce libre, pour assurer la subsistance de ses peuples, ne l’empêchera pas de procurer des secours à la classe indigente de ses sujets, dans le cas où les intempéries des saisons auraient porté les grains à un prix supérieur aux facultés des pauvres.
Je compte sur votre attention à m’instruire de ce que pourraient exiger à cet égard les circonstances locales ; et je vous prie de me faire part de vos réflexions à ce sujet.
Des ateliers de charité, ouverts dans les lieux où la disette se fait le plus sentir, paraissent être un des moyens dont l’expérience a le plus fait connaître l’utilité.
Le Roi pourrait aussi se porter, si les circonstances l’exigeaient, à accorder sur votre demande, des primes à tous les négociants qui auraient introduit, dans les lieux hors de la portée du commerce ordinaire, des grains venus de l’étranger et dont la bonne qualité aurait été constatée.
S. M. est déterminée à ne pas employer d’autres moyens. Son intention est de faire expédier sur cet Arrêt, les Lettres patentes nécessaires pour en faire connaître les dispositions à ses Cours, auxquelles l’enregistrement en sera proposé après les vacances. Je ne crois pas nécessaire, d’après cet Arrêt, de vous prévenir que vous ne devez donner aucune suite aux procédures qui peuvent avoir été faites et aux jugements que vous auriez rendus, d’après les dispositions des Arrêts par lesquels il avait été dérogé à la Déclaration du 25 Mai 1763.
P. S. — Vous trouverez ci-joint une copie de la lettre que j’écris aux Chambres de commerce ; je vous prie de la faire aussi connaître promptement aux négociants des villes de votre généralité où il n’y a point de Chambre du Commerce.
4. Circulaire aux Procureurs généraux sur le même sujet.
[A. Calvados, C. 2627, 6.]
(Instructions à donner aux juges de police. — Mesures exceptionnelles en cas de cherté. — Les Cours souveraines seront saisies de Lettres patentes.)
Paris, 19 septembre.
Le Roi s’est déterminé à rendre un Arrêt dont vous trouverez ci-joint quelques exemplaires et qui, en ordonnant l’exécution de la Déclaration du 25 Mai 1763, rétablit la liberté de la circulation intérieure des grains dans tout le Royaume et la délivre de toutes les formalités et des entraves qui l’arrêtaient. S. M. est persuadée que vous emploierez tous vos soins à faciliter l’exécution de l’Arrêt, et à contenir les juges de police de votre ressort qui, par attachement à d’anciennes formalités ou par toutes autres vues, pourraient se porter à la troubler. Je vous prie de faire savoir à tous les Juges que S. M. ne permettra point que, sous quelque prétexte que ce soit, ils donnent la moindre atteinte à la liberté qui vient d’être établie et qu’elle est résolue de réprimer toutes les entreprises qui pourraient l’altérer. Le moyen le plus propre à les faire entrer dans vos vues serait de les instruire, de leur faire sentir que la communication des denrées entre les différentes provinces du Royaume, assure la subsistance de toutes ; que s’ils pouvaient être autorisés à susciter des obstacles pour empêcher les secours de parvenir à des voisins indigents, ceux-ci auraient également droit de refuser à leur district la subsistance nécessaire, lorsque la disette y deviendrait excessive ; que les diverses entraves que S. M. détruit aujourd’hui, anéantissaient dans le fait la circulation intérieure, en paraissant la laisser libre ; qu’elles écartaient les honnêtes négociants pour le refus qu’ils faisaient de se prêter à des formalités qui réveillaient contre eux l’odieux préjugé du peuple ; qu’elles les empêchaient de venir au secours des provinces menacées de disette avec la célérité et l’étendue qu’exigent des besoins pressants, le peuple ne souffrant jamais sans murmure et sans émotion qu’on enlève une grande quantité de grains des halles et des marchés, qu’on l’a malheureusement accoutumé à regarder comme le centre et le gage de son approvisionnement particulier ; de sorte qu’obliger les négociants qui, pour le secours de toute une province, doivent faire de grands achats, de les exécuter dans les marchés, c’est les forcer à se pourvoir lentement, à laisser par cette lenteur un grand nombre de sujets du Roi périr dans la disette et à n’arriver dans leur secours que lorsque le temps de la vente et les besoins seront passés. Vous êtes plus en état que personne de donner à ces Juges de si utiles instructions et toutes les autres que vous suggéreront vos lumières et, si elles ne faisaient pas sur leur esprit l’effet que l’on doit espérer, vous emploierez votre vigilance à en prévenir toutes les suites.
Je compte aussi que vous veillerez avec le plus grand zèle à écarter et même à prévenir tout mouvement et tout obstacle aux transports, qui pourraient venir de la part du peuple trop peu éclairé sur ses vrais intérêts.
C’est surtout contre ceux qui excitent le peuple et qui cherchent à l’échauffer que votre vigilance doit être en garde. Si le prix des grains s’élevait à un taux où le peuple ne pourrait atteindre avec les salaires ordinaires, S. M. pourvoirait aux besoins des pauvres par toute autre voie que par celle des approvisionnements faits en son nom et pour son compte, soit en facilitant au peuple les moyens de gagner par son travail des salaires suffisants, soit même, si les circonstances l’exigeaient absolument, en ordonnant qu’il serait accordé des primes à tous les négociants qui auraient introduit dans les lieux hors de la portée du commerce ordinaire, des grains venus de l’étranger et dont la bonne qualité aurait été constatée. Le Roi est déterminé à ne pas employer d’autres moyens.
Les principes que S. M. me charge de vous annoncer ne sont comme vous le verrez par la lecture de l’Arrêt, que l’exécution de la Déclaration du 25 Mai 1763. L’intention du Roi est de faire expédier sur cet Arrêt les Lettres patentes nécessaires pour en faire connaître la disposition à ses Cours. S. M. se propose de vous les adresser immédiatement après les vacances, pour en requérir l’enregistrement ; mais l’inquiétude répandue depuis quelques mois dans les esprits a fait penser qu’on ne devait pas différer d’un moment à faire connaître aux peuples les principes que le Roi adopte, à rassurer le commerce et à hâter par ce moyen les secours que les provinces doivent en attendre et que le commerce seul peut leur procurer dans une abondance suffisante et aux moindres frais possibles.
Le Roi compte que vous sentirez cette nécessité et qu’en vous conformant sur-le-champ à ses intentions, vous vous empresserez de lui procurer votre zèle pour le bien de ses peuples et pour la tranquillité publique.
5. Circulaire aux Présidents des Chambres de commerce sur le même objet.
[A. Calvados, C. 2627.]
19 septembre.
(Liberté de réexportation des grains étrangers. — Récompenses honorifiques aux négociants qui feront le commerce des grains.)
Le Roi vient de rétablir, M., les dispositions de la Déclaration du 25 Mai 1763, par rapport à la circulation libre des grains dans l’intérieur du Royaume. Ceux des négociants qui voudront se livrer au commerce de cette denrée si nécessaire, ne seront, en conséquence, ni obligés de faire inscrire leurs noms et leurs polices sur aucun registre public, ni assujettis à n’acheter que dans les marchés. S. M. se propose, d’ailleurs, de leur accorder pour ce genre de commerce, une protection particulière. Elle veut aussi encourager l’importation des blés étrangers et, dans cette vue, elle accorde au commerce la faculté de réexporter les grains d’origine étrangère qu’il aura introduits dans le Royaume, ainsi que vous le verrez par l’Arrêt que M. l’Intendant rendra public.
Comme S. M. désire beaucoup qu’il y ait des négociants d’un ordre distingué qui se livrent à des opérations si utiles, j’écris à M. l’Intendant de les exciter à répondre aux intentions du gouvernement et vous pouvez être assuré que je me souviendrai, dans toutes les occasions, de ceux qui se seront portés avec zèle à assurer la subsistance de leurs concitoyens. Vous ne devez pas craindre la concurrence du gouvernement. S’il y a dans quelques villes des grains pour le compte de S. M., les ordres sont donnés pour que la vente en soit faite. Et, comme il ne sera pas fait à l’avenir de pareils achats, ceux que vous ferez, pour votre compte, pourront vous être aussi avantageux que salutaires aux peuples. Vous me ferez plaisir d’entreprendre vous-même et de porter les autres négociants de votre place à entreprendre ce commerce dans cette année. Vous m’informerez du succès de vos soins, et vous me ferez savoir s’il y a lieu de compter sur des efforts de votre part et de la leur. Au surplus, je dois vous prévenir que toutes les marques de distinction et les places que S. M. est dans l’usage d’accorder à des négociants seront données par préférence, à ceux qui auront rendu ces services utiles.
P. S. Comme M. l’Intendant pourrait n’être pas à portée de vous faire passer assez promptement le nouvel Arrêt, et qu’il est intéressant que vous puissiez faire vos dispositions sans perdre un instant, je joins à ma lettre plusieurs exemplaires de cet Arrêt.
6. Lettres patentes confirmant l’arrêt du Conseil.
[Recueil des Édits, 1774, 2e sem. — D. P., VII, 58. — D. D., II, 177.]
(Registrés au Parlement de Paris le 19 décembre.)
Fontainebleau, 2 novembre.
Louis… Occupé de tout ce qui peut intéresser la subsistance de nos peuples, nous avons fait examiner en notre présence les mesures qui avaient été prises sur cet objet important, et nous avons reconnu que les gênes et les entraves que l’on avait mises au commerce des grains, loin de prévenir la cherté et d’assurer des secours aux provinces affligées de la disette, avaient, en obligeant le gouvernement à se substituer au commerce qu’il avait écarté et découragé, concentré l’achat et la vente dans un petit nombre de mains, livré le prix des grains à la volonté et à la disposition de préposés qui les achetaient de deniers qui ne leur appartenaient pas, et fait parvenir la denrée, dans les lieux du besoin, à plus grands frais et plus tard que si elle avait été apportée par le commerce intéressé à réunir la célérité, la vigilance et l’économie. Ces considérations nous ont déterminé à rendre un Arrêt en notre Conseil le 13 septembre dernier, dans lequel, après avoir énoncé les principes et développé les motifs qui ont fixé notre décision, nous avons renouvelé l’exécution des art. I et II de la Déclaration rendue par le feu roi, notre très honoré seigneur et aïeul, le 28 mai 1763, et nous y avons ajouté les précautions que nous avons jugées nécessaires pour assurer entre les différentes provinces de notre royaume la liberté de la circulation, qui seule peut assurer la subsistance de toutes. À ces causes…,
Art. I, II, III, IV : maintien intégral des articles, I, II, III, IV, de l’arrêt du Conseil du 13 septembre, sauf en ce qui concerne la clause dérogatoire de l’art. IV qui fut détachée et placée à l’article V ainsi conçu :
V. Dérogeons à tous Édits, Déclarations, Lettres Patentes et autres Règlements à ce contraires ; nous réservant de statuer incessamment par des Lettres Patentes qui vous seront adressées sur les Règlements particuliers à notre bonne ville de Paris ; n’entendons statuer quant à présent et jusqu’à ce que les circonstances soient devenues plus favorables sur la liberté de la vente hors du Royaume. Vous mandons par les Présentes que vous ayez à faire lire, publier et registrer ensemble l’Arrêt du ditjour 13 septembre dernier que nous entendons être exécuté selon sa forme et teneur.
(Le Parlement de Rouen n’enregistra les Lettres patentes que le 21 décembre 1775, et avec une modification importante. Turgot prépara un Arrêt de cassation. C’est sur cet arrêt que portent les observations ci-dessous de Miromesnil. Turgot passa outre ; l’arrêt fut cassé le 27 janvier.)
Avis du Garde des Sceaux (Miromesnil) avec les réponses de Turgot (en marge) sur un projet d’Arrêt du Conseil ayant pour objet la cassation d’une modification apportée par le Parlement de Rouen à l’enregistrement des Lettres patentes du 2 novembre.
Versailles, 28 décembre 1775.
J’ai examiné, M., le projet d’Arrêt du Conseil que vous m’avez remis hier pour prononcer la cassation de la modification opposée par le Parlement de Rouen à l’enregistrement qu’il a fait le 21 de ce mois des Lettres patentes du 2 novembre concernant le commerce des grains. Cette modification porte que la Cour et les juges de police de son ressort continueront, comme par le passé, de veiller à ce que les halles soient suffisamment approvisionnées de blés.
J’aimerais mieux, ainsi que vous, M., que le Parlement de Rouen n’eut pas mis cette modification à son enregistrement, mais je crois qu’avant de se déterminer à adopter le projet d’arrêt de cassation, il faut examiner : 1° les motifs qui y sont exposés ; 2° les avantages ou les inconvénients qui peuvent résulter de la cassation.
Certainement si un juge peut forcer un propriétaire de grains à les porter au marché, ce propriétaire n’est pas libre de le porter au marché. Certainement l’esprit de la Déclaration de 1763 et la conséquence de la lettre est que les juges de police ne puissent plus forcer personne à vendre son grain.
Aucune loi n’a jamais aboli les halles et marchés. Le vrai motif de cassation est que l’arrêt d’enregistrement est destructif de la loi enregistrée. Il n’est jamais nécessaire de faire garnir les marchés par autorité : la modification donne aux juges de police le droit de forcer à porter au marché, car il n’y a pas d’autre moyen de faire garnir les marchés, et c’est le seul que les juges de police aient en main. Elle ne les autorise pas nommément dans ce détail, mais il est évident que la modification ne saurait avoir d’autre objet, ni être interprétée autrement par ceux qui sont chargés de l’exécuter. C’est précisément dans ces cas de nécessité qu’on a besoin de la plus grande liberté. |
1° La Déclaration du 25 mai 1763 permet à tous les sujets du Roi indistinctement de faire le commerce des grains librement, d’en avoir des magasins, d’en vendre et d’en acheter sans être inquiétés, ni astreints à aucune formalité ; elle permet le transport d’une province à l’autre sans congé, permission et formalité aucune ; elle affranchit les grains des droits de péage, passage, pontonnage et travers, à l’exception seulement des droits de halage, minage et autres droits de marchés. L’on pourra vous objecter que la modification du Parlement de Rouen qui n’a pour objet que de conserver aux officiers de police sous l’autorité de la Cour, le droit de veiller à ce que les marchés soient approvisionnés, ne contrevient nullement à la Déclaration de 1763, puisque cette Déclaration, loin d’abolir les halles et les marchés, conserve les droits accordés à ceux qui en sont propriétaires, et chargés, par conséquent, de leur entretien, que d’ailleurs cette modification ne renouvelle pas les anciens règlements sur cette matière ni, par conséquent, la gêne que ces règlements apportaient au commerce des grains, puisqu’elle n’astreint à aucune formalité et qu’elle ne défend ni les achats chez les propriétaires, ni le transport de province à province, ni la faculté de faire des magasins. Je vous avoue que je répugnerai à énoncer un moyen de contravention qui ne me paraît pas assez textuel, assez apparent, et qui, par conséquent, serait susceptible d’être discuté peut-être avec quelque avantage. 2° Je crois que l’on pourrait répondre au second motif que le soin que les officiers de police ou le Parlement prendraient de veiller à ce que les marchés fussent garnis, n’ayant pour objet que les cas où il serait nécessaire d’assurer au peuple des villes et bourgs considérables le moyen de trouver du blé, de la farine et du pain dans le lieu même de leur résidence sans être obligé d’aller en acheter chez les laboureurs, ne saurait nuire à ceux qui jugeront à propos de faire des magasins de grains, soit dans les villes, soit à la campagne, puisque sous prétexte de cette modification, il ne serait pas possible de les astreindre à aucune formalité. 3° Que, dans les endroits où le blé sera abondant, les marchés seront toujours si bien garnis que le juge de police ne sera pas dans le cas de se donner des mouvements pour y faire apporter du blé, que, par conséquent, rien n’empêchera alors ceux qui auront du blé, soit de leur récolte, soit par les magasins qu’ils auront faits, d’en vendre à qui ils voudront. 4° On pourrait objecter qu’il ne saurait résulter de la modification dont il s’agit un régime arbitraire de la part des juges, puisqu’elle ne les autorise ni à faire des recherches chez les particuliers, ni à dresser des procès-verbaux de la quantité des grains qui se trouvera chez les laboureurs et dans les magasins, ni à empêcher qui que ce soit d’acheter dans les halles, dans les maisons ou ailleurs, ni à régler la qualité des personnes qui achèteront ou vendront, ni à fixer les heures où les bourgeois, les boulangers et les meuniers achèteront. 5° Que les ordonnances des juges ne pourront concentrer les blés en aucun endroit puisqu’elles ne pourront avoir lieu que dans des cas de nécessité. 6° L’on pourra aussi objecter qu’il n’en résultera aucune incertitude pour les négociants, attendu qu’ils ne font jamais leurs spéculations que pour acheter des grains dans les endroits où ils sont à bas prix, pour les porter dans les endroits où ils sont assurés de les vendre plus cher. Voilà, M., les observations que je crois que l’on pourrait faire sur les motifs énoncés dans le vu du projet d’arrêt. Je vous avoue qu’elles me paraissent, en partie, avoir assez de force pour qu’il soit difficile de les détruire. Je conviendrai cependant qu’il y en a aussi quelques-unes qui sont susceptibles de réplique, mais je crois qu’en matière de cassation, il ne faut employer que des moyens clairs et évidents et qui ne soient ni ne puissent être controversés. |
Pour traiter les avantages et les inconvénients qui peuvent résulter de la cassation, je crois qu’il faut examiner la véritable et la seule contravention que l’on puisse reprocher à la modification du Parlement.
L’article 2 des Lettres patentes du 2 novembre défend nommément aux juges de police et autres officiers du Roi et des seigneurs de mettre aucun obstacle à la libre circulation des grains et farines de province à province, d’en arrêter le transport, sous quelque prétexte que ce soit, de contraindre aucun marchand, fermier, laboureur ou autres de porter des grains et farines au marché, ou de les empêcher de vendre on bon leur semblera.
L’on ne peut se dissimuler que la modification du Parlement de Rouen, en réservant aux juges de police et à la Cour la faculté de veiller comme par le passé à ce que les halles soient suffisamment approvisionnées, semble contrevenir à la disposition des Lettres patentes qui défend de contraindre les propriétaires et possesseurs des grains et farines à les porter au marché et de les empêcher de vendre où bon leur semblera.
C’est un principe certain que les Cours peuvent apposer à leurs enregistrements des modifications lorsqu’elles n’ont pour objet et ne peuvent avoir d’autre effet que d’expliquer les dispositions de la loi et, par conséquent, d’en faciliter l’exécution, attendu que ces sortes de modifications sont une exécution plus parfaite de la volonté du souverain et non pas un obstacle opposé à son autorité ; mais qu’elles n’ont pas le droit d’atténuer ni de détruire le sens ou la lettre de la loi.
D’après ce principe incontestable, je ne puis disconvenir que la modification du Parlement de Rouen est contraire au texte et à l’esprit des Lettres patentes du 2 novembre et qu’elle ne peut avoir aucune force légale.
Il n’est donc pas douteux qu’elle peut être cassée par ce seul motif qui est assez fort pour justifier parfaitement la cassation.
Mais je ne sais si, dans le moment présent, il ne serait pas plus convenable de ne point donner l’arrêt de cassation.
Ou cet arrêt sera revêtu de Lettres patentes et envoyé au Parlement, ou il sera seulement envoyé aux intendants de la province pour le faire imprimer, afficher et publier.
Dans le premier cas, le Parlement fera des remontrances ; il faudra des Lettres de jussion, peut-être un enregistrement d’autorité. Le peuple de Rouen, toujours inquiet sur sa subsistance, toujours porté à s’émouvoir lorsqu’il craint de manquer de pain, susceptible comme partout ailleurs de terreur panique, murmurera et les négociants de Rouen qui le craignent ne voudront pas se livrer au commerce du blé dans l’appréhension de devenir l’objet de la haine du peuple ; alors l’abondance ne viendra pas, l’enregistrement sera inutile et votre objet principal ne sera pas rempli.
Si vous vous contentez de charger les intendants de l’exécution de l’Arrêt du Conseil, il sera imprimé et affiché ; il alarmera le peuple ; il sera dénoncé au Parlement qui n’a tant différé l’enregistrement des Lettres patentes que par la crainte des émotions populaires ; le Parlement voudra peut-être défendre sa modification par un effet de la même crainte ; alors la dispute recommencera ; les négociants éprouveront les terreurs auxquelles ils sont naturellement disposés et votre objet principal sera également manqué.
Ne croyez pas, je vous prie, M., que tout ce que je viens de vous dire soit dicté par des préjugés opposés à votre sentiment ; je pense comme vous sur le fonds de la matière importante dont il s’agit, mais la connaissance que j’ai du caractère des habitants de la Normandie, l’expérience que m’ont acquise quatorze ans d’administration dans cette province et le désir sincère que j’ai de concourir au succès de vos vues m’engagent à vous présenter ces observations.
Je crois qu’il serait plus à propos de ne rien faire quant à présent, sauf s’il arrivait que quelque juge de police fît une démarche indiscrète à casser son ordonnance ou à prendre telles mesures qu’il conviendrait suivant les circonstances ce ne serait alors qu’une affaire particulière, au lieu que l’arrêt de cassation occasionnerait une affaire générale sans aucun avantage réel.
Je profite, avec grand plaisir, de cette occasion pour vous renouveler les assurances des sentiments avec lesquels je vous suis, M., plus parfaitement attaché que je ne puis l’exprimer.
7. Observations diverses sur l’Arrêt.
VOLTAIRE. Petit écrit sur l’arrêt du Conseil du 13 septembre 1774. — « Nous gémissions depuis quelques années sous la nécessité qui nous était imposée de porter notre blé au marché de la chétive habitation qui se nomme capitale ; dans vingt villages, les seigneurs, les curés, les laboureurs, les artisans étaient forcés d’aller ou d’envoyer à grands frais à cette capitale. Si on vendait chez soi à son voisin un setier de blé, on était condamné à une amende de 500 livres et le blé, la voiture et les chevaux étaient saisis au profit de ceux qui venaient exercer cette rapine avec une bandoulière. Tout seigneur qui, dans son village, donnait du froment ou de l’avoine à un de ses vassaux était exposé à se voir puni comme un criminel. »
Lettre à D’Alembert du 30 septembre. — « Je viens de lire le chef-d’œuvre de Turgot, il me semble que voilà de nouveaux cieux et une nouvelle terre. »
Mlle de LESPINASSE. — Lettre à de Guibert, 20 septembre. — « Il paraîtra d’ici à peu de jours un édit sur le commerce intérieur des grains. Il sera motivé ; cette forme est nouvelle ; il me semble qu’elle doive convenir à la multitude, car les fripons et les gens de parti trouveront bien encore à critiquer. »
CONDORCET. — Vie de Turgot, 132. — « Il donna l’exemple utile de rendre au public un compte détaillé et raisonné des principes d’après lesquels les lois étaient rédigées et des motifs qui avaient déterminé les dispositions. »
BAUDEAU. — Chronique, 7 septembre. — « La Déclaration du 25 mai 1763 sur la liberté du commerce intérieur va être rétablie par Arrêt du Conseil. On passe l’éponge sur tous les barbouillages de l’abbé Terray. »
12 septembre. — « Le public attend une nouvelle loi sur la liberté du commerce des grains et des farines, et on en dit là-dessus de toutes les couleurs. Les uns pour, les autres contre ; mais les plus grandes absurdités sont dites par les gens de cour comme de raison. »
13 septembre. — « Les maltôtiers craignent fort le bon Turgot, ils se flattent que la liberté du commerce des grains le perdra. Les mauvais prêtres se mettent de la partie ; ces deux maudites cabales y perdront leur latin, à ce qu’il faut espérer. »
18 septembre. — « Il y a de beaux bruits contradictoires sur le futur Arrêt du Conseil : les uns disent que c’est l’exportation, les autres que c’est la confirmation des anciens principes ou tout au plus le changement d’une compagnie pour une autre. Les approvisionneurs Sorin et Doumerck se vantent de continuer leurs tripotages ; d’autres assurent qu’ils seront cassés. Les prêtres et les fripons cabalent en diables contre M. Turgot et même contre M. de Maurepas. »
19 septembre. — « L’arrêt qu’on annonçait pour aujourd’hui ne paraît point. »
20 septembre. — « Les tracasseries intérieures se continuent ; le Maurepas, le Vergennes, le Turgot sont d’une part ; le Muy, le Sartine, le Bertin de l’autre ; mais le second parti est divisé, la moitié est Choiseul, l’autre moitié est Maupeou, c’est-à-dire jésuitique et fanatique ; on ne les amalgamera jamais ensemble ; et le vieux Maurepas, qui en sait plus long qu’eux tous, les jouera sous jambe. »
21 septembre. — « Il paraît enfin, l’Arrêt du Conseil qui donne la liberté du commerce des grains dans l’intérieur sans rien statuer sur la vente à l’étranger, qui serait un épouvantail à chenevières pour le peuple. Cet arrêt est très bien fait ; il est reçu par le public avec beaucoup d’applaudissements ; les ennemis du bon Turgot sont un peu sots de la tournure de cet arrêt et de la sagesse des principes qu’il explique de la manière la plus claire. On n’y a point réservé les règlements de la ville et police de Paris ; au contraire, ils sont formellement abrogés et c’est un coup de parti. Paris sacrifiait tout le Royaume à son approvisionnement prétendu, c’est-à-dire dans le fait, aux droits des officiers de la Halle, car le mot approvisionnement n’était que le prétexte. »
22 septembre. — « Il n’est question que de l’Arrêt du Conseil ; les deux extrémités du peuple ne l’entendent point : savoir, les gens de la cour et du premier étage de la ville et ceux de la basse populace. J’ai remarqué depuis longtemps entre ces deux extrêmes une grande conformité de penchants et d’opinions ; il ne se trouve de lumières et de vertus que dans l’état mitoyen. Un bon gouvernement et une bonne instruction qui en est la suite tendent à retrancher de plus en plus à ces extrêmes et à grossir la classe mitoyenne. Au reste, je crois que M. Turgot a bien pris ses mesures pour empêcher sa loi de manquer son effet. »
Correspondance Métra. — « L’édit que M. Turgot a fait rendre sur la liberté du commerce des grains, et dont il est lui-même le rédacteur, a fait une sensation qui n’a encore rien perdu de sa force. Aucun ministre, sans en excepter les Sully, les Colbert, les d’Argenson, n’a fait parler à nos maîtres un langage plus noble et plus doux. C’est vraiment le ton d’un père qui fait part à ses enfants des mesures qu’il a prises pour assurer leur bien-être et qui désire que leur soumission soit aussi éclairée que volontaire. Enfin, la nation a lu avec transport dans cet édit, les mots de propriété et de liberté, termes retranchés depuis longtemps du dictionnaire de nos rois. »
Lettre des directeurs du commerce de la province de Guyenne. [18] — « Les négociants vont reprendre avec plaisir une branche de commerce immense abandonnée avec peine pour se soustraire aux gênes et aux calomnies auxquelles ce négoce les mettait en but. Tous se feront un honneur et un mérite de répondre aux vues bienfaisantes de Votre Grandeur en ramenant les grains au prix moyen des royaumes et des provinces les mieux traités dans leurs productions. »
MICHELET. — Histoire de France, Louis XVI, 206. — « Il y avait en France un misérable prisonnier, le blé, qu’on forçait de pourrir au lieu même où il était né. Chaque pays tenait son blé captif ; les greniers de la Beauce pouvaient crever de grains, on ne les ouvrait pas aux voisins affamés. Chaque province séparée des autres était comme un sépulcre pour la culture découragée. On criait là-dessus depuis 100 ans. Récemment, on avait tenté d’abattre ces barrières, mais le peuple ignorant des localités y tenait ; plus la production semblait faible, plus le peuple avait peur de faire partir son blé. Ces paniques faisaient des émeutes. Pour relever l’agriculture par la circulation des grains, leur libre vente, il fallait un gouvernement fort, hardi. Turgot entrant au ministère, se mettant à sa table à l’instant, prépare et écrit l’admirable ordonnance de septembre, noble, claire, éloquente ; c’est la « Marseillaise du blé » donnée précisément la veille des semailles ; elle disait à peu près : Semez, vous êtes sûrs de vendre ; désormais, vous vendrez partout. Mot magique, dont la terre frémit ; la charrue prit l’essor et les bœufs semblaient réveillés. »
VERI. — Journal, 18 septembre. — L’arrêt du Conseil sur les grains, ne décide pas deux points : l’un l’exportation au dehors, et l’autre la libre fabrication du pain. Les imaginations effrayées et les personnes intéressées ne manqueraient pas d’attribuer la cherté actuelle à l’exportation quoiqu’elle ne puisse pas avoir lieu quand le blé est cher. Les boulangers privilégiés pourraient aussi inquiéter le peuple de Paris en refusant de fournir le marché de pain avant que la concurrence eût formé des boulangers libres.
Lorsque Turgot me lut le manuscrit de l’Arrêt, il me dit en riant : « On le trouvera diffus et plat, mais j’ai voulu le rendre si clair que chaque juge de village put le faire comprendre aux paysans. C’est une matière sur laquelle l’opinion populaire peut beaucoup. J’ai voulu, d’ailleurs, publier d’avance les réponses aux représentations que des tribunaux, des intendants, des juges de province peuvent m’objecter. Je désire enfin rendre cette vérité si triviale qu’aucun de mes successeurs ne puisse la contredire. »
31 décembre. — Le Parlement a enregistré l’Arrêt. On s’attendait à quelques difficultés puisque le dernier acte de l’ancien parlement, avant l’exil, avait été d’enregistrer l’Arrêt de 1770. Le torrent des opinions favorables à la liberté, les connaissances acquises par les parlementaires dans leur exil en différentes provinces, la conviction et même les désirs de presque tous les parlements de province pour cette liberté, enfin la certitude de la pureté des intentions du gouvernement, tous ces motifs ont fait surmonter les inquiétudes que l’approvisionnement de Paris pouvait donner.
Il est flatteur pour Turgot et les autres ministres que l’opinion de leurs vertus ait produit une confiance personnelle en eux par laquelle l’enregistrement a été plus unanimement accordé que par la conviction des principes de liberté. L’esprit de paix dont on conduit les opérations parlementaires a pénétré jusque dans les corps où l’aigreur avait dominé longtemps.
Janvier 1782. — Joly de Fleury envoya au Parlement un projet d’édit sur les grains conçu dans le système réglementaire ; il avait été dressé pour les environs de Paris seulement, mais était plus prohibitif que les règlements de l’abbé Terray. Le Parlement n’a pas voulu l’accepter et il n’y eut que 7 ou 8 suffrages pour l’enregistrement. Le ministre fut tout surpris : « J’ai pourtant, dit-il, puisé les dispositions de cet édit dans les différentes remontrances du Parlement. »
8. Lettre à l’abbé… sur la liberté du commerce des grains.
[Communiqué par le Colonel du Pont de Nemours.]
(La cherté est la conséquence inévitable de la rareté ; l’intervention du gouvernement l’accentue. Il n’y a pas d’emplois pour tout le monde dans les services de l’État.)
J’ai reçu vos deux lettres, mon cher abbé. Je vous suis obligé du zèle qui dicte celle où vous me parlez du prix des blés. Je suis très fâché qu’ils soient chers. Mais il faut bien qu’ils le soient plus que dans les années ordinaires, puisque la dernière récolte a été beaucoup au-dessous de l’ordinaire, que les gerbes rendent fort peu de grains au battage, que le commerce est encore trop nouvellement libre pour faire des opérations étendues et apporter de grands et prompts secours ; et quand il serait plus animé, il aurait peine encore à en trouver de considérables, car les grains à présent sont à peu près au même prix dans toute l’Europe. Nul pouvoir humain ne saurait empêcher, quand les blés sont rares, qu’ils ne soient chers. Cette cherté est un remède, amer sans-doute, mais nécessaire contre la disette. Elle tend à se diminuer elle-même en appelant, par l’appât du gain, les secours, étrangers ou nationaux, des endroits qui ont le moins de besoin à ceux qui en ont le plus. La seule chose que j’y puisse faire est de laisser à ces secours toute la liberté et toute la facilité possibles pour arriver ; et je le fais. C’est, en outre, d’aider les véritables pauvres par des ateliers de charité ; et je le fais ; il y en a dans toutes les provinces.
Si je suivais les vœux indiscrets du peuple, je ferais un grand mal. Faire venir des blés aux frais du gouvernement ne se pourrait que par un impôt. Tout impôt porte sur beaucoup de gens très pauvres. Serait-il juste de les faire contribuer pour que le pain fût à meilleur marché ?
Non seulement une telle opération ne serait pas juste ; elle irait contre son objet ; les secours apparents qu’elle procurerait détruiraient beaucoup d’autres secours bien plus considérables et bien nécessaires, qui existent, qui opèrent plus ou moins et qui ne pourraient amener aucun bien si je m’en mêlais.
Il n’y a point de négociant qui veuille, puisse, ni doive tenter le commerce des blés en concurrence avec le gouvernement ; car le gouvernement peut et doit naturellement vouloir perdre sur les approvisionnements ; mais le commerçant ne peut vouloir que gagner. C’est son métier ; il est profitable au public puisqu’il amène la subsistance où est le besoin ; et le gain lui est indispensable pour continuer. Mais aucun marchand ne peut espérer de gagner où il sait qu’on veut vendre à perte. Il s’ensuit que, dès que quelqu’un se mêle du commerce, avec des ordres ou des instructions du gouvernement, ou entretient avec lui la moindre relation d’intérêt, la totalité des autres commerçants qui, réunis, avaient bien d’autres capitaux à consacrer à l’approvisionnement que ceux que le gouvernement peut y employer, se retire. Alors les fournisseurs de l’administration demeurent seuls à nourrir des provinces entières et n’y peuvent suffire. La disette la plus cruelle devient inévitable et sans remède.
Je ne vous parle point du danger d’être trompé par les agents qu’on emploierait, de l’inconvénient et de la honte de faire faire un monopole réel, sous prétexte et dans la vue d’en prévenir un imaginaire. Vous sentez cela.
Vous devez comprendre pareillement que si l’on touchait à la liberté des greniers et à celle des laboureurs, ce serait faire cacher les grains, que les taxer serait violer les droits de ceux à qui ils appartiennent, ne servirait pas à en donner aux lieux où il n’y en a point et détournerait d’y en apporter, de sorte que ces lieux resteraient abandonnés à leur impuissance et à une famine durable pour avoir voulu éviter une cherté passagère.
En établissant la liberté et, autant qu’on le peut, l’immunité du commerce, et en répandant des ateliers de charité, le Roi fait donc tout ce qui est utile, tout ce qui est honnête, tout ce qui est permis à une administration sage.
Si, après cela, on murmure encore, on a tort. Car c’est s’en prendre aux hommes des secrets de Dieu. Je ne commande ni à la pluie ni à la gelée. Par égard pour des murmures injustes, je me garderai bien de proposer des opérations injustes. J’aime mieux me tenir l’esprit en paix afin d’en faire de bonnes. Et je vous conseille d’en faire autant, mon cher abbé, comme aussi d’étudier un peu la matière intéressante du commerce des blés.
Quant à votre pauvre M. de Nerval, il ne faut que l’avoir vu pour être malheureusement convaincu des limites étroites de sa capacité. Où voulez-vous que je le mette ? Tâchez de lui faire comprendre le plus honnêtement que vous pourrez que nous n’avons pas place pour tout le monde et que nous sommes en conscience obligés de préférer les hommes d’élite. Vous connaissez, mon cher abbé, tout mon attachement pour vous.
9. Ordonnance du Roi interdisant de contraindre aucunes personnes, et notamment aucuns fermiers et laboureurs, d’apporter des fourrages ou autres denrées et provisions aux lieux de séjour du Roi.
[Recueil des édits, 1774, 2e sem.]
5 octobre
(Cette ordonnance révoqua une ordonnance contraire du 6 septembre 1772 par laquelle tous fermiers et laboureurs à la distance de 10 lieues du séjour du Roi devaient obéir aux avertissements du prévôt de l’hôtel à peine de 300 livres d’amende à chaque contravention.)
Ces avertissements et contraintes, loin de favoriser l’approvisionnement, contribuent à en occasionner la disette et la cherté. Le commerce qui procurerait l’abondance, attirée par les besoins et les richesses que la cour de S. M. multiplie dans tous les lieux où elle veut bien établir son séjour, fuit et se retire, contenu et découragé par la crainte d’une concurrence forcée et arbitraire, qui, sous le prétexte spécieux de procurer des denrées, pourrait tendre à réunir et à concentrer un superflu excessif, ruineux pour les vendeurs, inutile aux consommateurs, Cependant, les laboureurs mêmes et les propriétaires les plus voisins de la ville où S. M. fait son séjour, informés de l’ordre établi pour l’approvisionnement et attendant d’être avertis, n’apportent que tour à tour et à mesure de la consommation la plus nécessaire, de sorte que cette forme vicieuse d’administration, après avoir écarté le commerce, sépare et divise les propriétaires et empêche leur concurrence ; et que, les provisions n’étant jamais supérieures aux besoins du moment, la police, imaginée pour procurer l’abondance, ne sert qu’à occasionner la disette. Cette police nuisible aux personnes mêmes qu’elle se propose de secourir l’est encore plus à ceux des sujets de S. M. qui s’occupent, près des villes de son séjour, des travaux les plus utiles à son royaume et à ses peuples ; elle oblige les fermiers d’abandonner ou de suspendre pendant plusieurs jours la culture des terres dans la saison où leurs labours sont les plus intéressants et les plus nécessaires, pour voiturer et vendre dans des marchés des provisions que des personnes oisives ou moins occupées y auraient apportées.
(L’ordonnance prescrivit au marquis de Souches, prévôt de l’Hôtel et grand prévôt de France, et à ses lieutenants généraux de tenir la main à l’exécution.)
10. Lettre à de Bethmann, consul impérial et négociant à Bordeaux, pour l’engager à augmenter son commerce de grains.
[Foncin, 575.]
(Inconvénients des primes secrètes à l’importation).
Fontainebleau, 31 octobre.
Je vois avec satisfaction, M., par la lettre que vous m’avez écrite le 24 du mois dernier, que vous vous proposez de multiplier par votre commerce les subsistances dans l’intérieur du Royaume et principalement dans la ville de Bordeaux, où vous avez établi votre domicile. Je connais depuis longtemps la bonne réputation, le crédit et l’étendue des correspondances dont jouit votre maison dans toutes les places d’Europe. Avec de telles ressources et les sentiments patriotiques dont vous êtes animé, je ne saurais douter que vous ne donniez à un commerce aussi utile à l’État toute l’étendue dont il est susceptible. J’ai tout lieu de croire que vous sentirez combien il serait préjudiciable au Royaume d’accorder des primes ou des gratifications aux négociants dans le dessein de les exciter à importer des grains. Un tel encouragement n’aurait d’autre effet que de porter les étrangers à augmenter les prix de leurs grains en proportion de la prime que le Roi aurait accordée aux négociants nationaux, en sorte que tout le bénéfice de la gratification, au lieu de rester dans la nation, refluerait chez l’étranger. Que si, pour prévenir cet inconvénient, le gouvernement se déterminait à gratifier quelques négociants particuliers et à leur accorder par des conventions secrètes, des primes qui ne seraient pas communes et publiquement proposées à tout le commerce, il établirait des négociants privilégiés, nuirait à la concurrence générale et, loin de multiplier les subsistances nécessaires aux sujets de S. M., il les priverait des secours bien plus étendus qu’ils devaient se promettre du concours de tout commerce. La cherté actuelle des blés dans le port de Bordeaux présente aux négociants, pour exciter leurs spéculations, un attrait également puissant et qui n’est sujet à aucun des inconvénients qui peuvent résulter des gratifications. Le bénéfice doit suffire pour vous déterminer à vous occuper de ce genre de commerce ; vous devez être persuadé de toute la protection da gouvernement, et, suivant l’étendue des services que vous rendrez, je me ferai un plaisir de les mettre sous les yeux de S. M.
11. Circulaire aux intendants pour leur envoyer l’ouvrage de l’abbé Morellet en réponse aux Dialogues sur le commerce des grains de l’abbé Galiani.
[A. Calvados, C. 2627, 20.]
10 décembre.
Le Roi a pris plusieurs exemplaires d’un ouvrage qui a pour titre Réfutation d’un Écrit intitulé Dialogues sur le commerce des blés[19]. Cet ouvrage discute d’une manière très solide les objections que les personnes peu instruites font contre la liberté du commerce des grains, et les personnes accoutumées à réfléchir y trouveront de quoi se convaincre et de quoi convaincre les autres ; je crois utile de vous en envoyer quelques exemplaires, afin que vous puissiez en donner connaissance aux personnes que vous croirez les plus capables de se pénétrer des bons principes que cet ouvrage renferme et de les répandre.
12. Lettre à l’intendant de Caen au sujet d’un enchérissement du prix du pain à Caen.
(Conseils et applications à donner aux propriétaires de grains.)
[A. Calvados, C. 2655.]
Fontainebleau, 27 octobre.
J’ai été averti, M., de différents côtés que, depuis la publication de l’Arrêt du 13 septembre, le blé est considérablement renchéri dans la ville de Caen, que même le pain est à 3 sols la livre, que le peuple qui voit les marchés de grains en accuse la liberté, que les esprits commencent à fermenter, et que les manœuvres des boulangers augmentent cette fermentation. J’en ai été d’autant plus étonné qu’en général les grains ne sont pas chers dans la province de Normandie, que la sortie par mer pour les autres provinces du Royaume y est suspendue jusqu’à ce que les circonstances deviennent plus favorables, et que toutes les autres villes de cette province sont dans une entière tranquillité. Ces considérations me porteraient assez à penser que, s’il y a une cherté extraordinaire dans la ville de Caen, elle ne dépend point de quelque cause naturelle qui lui serait commune avec les autres cantons qui l’avoisinent, et qu’elle doit y être excitée et entretenue par des manœuvres secrètes ou par quelqu’accident local en particulier.
Je vous prie de vouloir bien vous faire rendre compte du prix actuel des grains et du pain dans cette ville, et des causes qui peuvent y avoir opéré les renchérissements.
Quel que soit le principe qui l’ait occasionné, il convient de prévenir les suites de l’inquiétude qu’il peut produire, et le moyen le plus propre pour y réussir, est d’inviter les propriétaires et les fermiers de garnir volontairement le marché, et d’y apporter suffisamment de grains pour tranquilliser le peuple sur sa subsistance, et faire échouer les manœuvres que l’on ferait pour l’échauffer, en représentant aux fermiers et aux propriétaires combien cette conduite est liée avec leur propre intérêt. Il est aisé de les y déterminer : ils sont, en effet, intéressés à se prêter à tout ce qui tend à maintenir une liberté qui leur est principalement avantageuse, et ils doivent sentir que si l’on excite le peuple à des mouvements et à des murmures, ce n’est que dans le dessein de les priver de l’avantage qu’ils trouvent dans la liberté, et faire rétablir les règlements et les prohibitions qui altéraient le droit de leur propriété, les exposant à des peines et les tenant sous un régime de prohibition et de gêne. Je suis même surpris qu’une idée si naturelle ne se présente pas d’elle-même aux propriétaires des grains. Mais, en employant cette forme d’invitation et en apaisant par les ressources qu’elle produira, l’inquiétude actuelle du peuple, on ne doit pas négliger, M., de découvrir les causes qui l’auraient produite, et les manœuvres que l’on aurait pratiquées, soit pour faire enchérir les grains au-delà du prix auquel ils se seraient élevés dans le cours ordinaire, soit pour faire servir la circonstance d’une cherté naturelle à alarmer le peuple et à le séduire. Il est essentiel d’en connaître les auteurs et de prendre des mesures qui les empêchent de se permettre à l’avenir une conduite si dangereuse, et vous me ferez plaisir de ne rien omettre de ce qui peut contribuer à vous donner à cet égard les notions les plus sûres et les plus exactes.
13. Lettre à l’Intendant de Caen au sujet d’une émotion à Cherbourg provoquée par des exportations de grains par les munitionnaires de la marine.
[A. Calvados, C. 2681, 8.]
Paris, 23 décembre.
J’ai reçu, M., votre lettre du 15 de ce mois. Les munitionnaires de la marine avaient été exceptés, lors de la défense de sortir des grains par les ports de Normandie. Il n’y a pas de doute, attendu le service dont ils sont chargés, qu’ils doivent être maintenus dans l’usage où ils sont de faire leurs achats dans toutes les provinces et de les faire transporter par tous les ports du Royaume. Les murmures que paraît occasionner parmi le peuple la sortie des grains qui sont à Cherbourg doivent en faire d’autant moins suspendre l’embarquement qu’il serait dangereux de céder à ses volontés et qu’il est important de lui faire sentir que son opposition, ses mouvements et ses violences ne serviront qu’à faire prendre les mesures les plus efficaces pour les contenir.
Vous devez réprimander le Receveur des fermes d’avoir refusé de délivrer l’acquit à caution, lui ordonner de l’expédier selon les formalités qui sont d’usage et vous voudrez bien demander au Commandant de la province de vous donner les troupes dont vous croirez avoir besoin pour l’embarquement des grains dont il s’agit, maintenir le peuple dans la tranquillité et faire arrêter les premiers qui voudraient marquer quelque résistance et occasionner du trouble. Je vous prie de m’informer des mesures que vous aurez prises et du succès qu’elles auront eu. C’est à vous à prendre, d’ailleurs, les mesures que votre prudence vous suggérera pour faire entendre raison au peuple et lui faire sentir le peu de fondement de ses alarmes, et l’injustice qu’il y aurait à retenir des grains destinés à nourrir les sujets du Roi.
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[1] Sorin et Doumerck firent courir le bruit que leur administration avait été trouvée nette. (Journal historique, 3 novembre.)
[2] Intendant des finances.
[3] Trudaine de Montigny.
[4] Intendant du commerce.
[5] Mémoire à consulter et Consultation pour le Sr Brillard, prêtre de l’Oratoire, l’un des héritiers Pothier, 16 février 1775. La consultation était signée de six jurisconsultes. Ce mémoire n’a pas été retrouvé à la Bibliothèque nationale.
[6] C’est ce qu’écrivit l’abbé Terray au Cardinal de Gèvres le 23 janvier et à De Foy, le 24 février 1771. L’abbé voulut ensuite ravoir sa lettre. Le 9 avril 1771, De Foy reçut l’ordre de s’éloigner de Paris (Journal historique, 24 février 1775). Après la révocation de Saint-Prest, l’exil de De Foy prit fin.
[7] Après sa révocation, St-Prest mit cette maison à louer ; on écrivit sur l’affiche en gros caractères : Hôtel de la farine (Journal historique, 1er septembre).
[8] Lettre de Mlle de Lespinasse à de Guibert :
« 27 août. Je suis bien contente de ce que M. Turgot a déjà renvoyé un fripon, l’homme de l’affaire des blés. Mon ami, je veux vous dire le compliment des poissardes au Roi, le jour de la Saint-Louis : ‘Sire, je venons faire compliment à V. M. de la chasse qu’elle a faite hier, jamais votre grand-père n’en a fait une si bonne.’ »
Journal de l’abbé de Véri : Mai. « Je ne puis croire que, dans sa place qui lui donne tant de facilités occultes pour satisfaire l’avidité, l’abbé Terray ait fait une opération générale d’achats et de ventes de grains dans une mauvaise vue. Ce n’est qu’une erreur de sa part. La question est si susceptible de différentes couleurs que je ne serais pas étonné qu’il en fit auprès du Roi le principe de son apologie. »
Juillet. « Depuis 15 ans que Sartine est à la tête de la police, il a toujours possédé l’estime et l’affection de tous les rangs par sa douceur, sa justice, et son exactitude. Depuis un mois, le peuple a cru qu’il était intéressé dans les grains. Il est très vrai que dans les années précédentes, il envoya par les ordres du Contrôleur général des acheteurs de grains en Italie pour l’approvisionnement de Paris. Il est également vrai que les comptes de ces acheteurs ne sont pas encore arrêtés et que l’abbé Terray se plaint fort des sommes énormes qu’il réclame.
« Il ne serait pas étonnant que quelques-uns de ses commis y fussent intéressés à son insu et que ses commissionnaires eussent mêlé dans les achats pour le public des achats particuliers ou d’autres manœuvres déplacées. »
[9] Ces pêcheurs avaient retiré de l’eau à Suresnes les papiers provenant de la régie des blés (Voir ci-dessus, p. 40).
[10] À Chiessat.
[11] Il s’agit d’achats de blé effectués par Sartine et que l’abbé Terray n’avait pas voulu payer.
[12] Probablement pour approvisionnements effectués pendant la guerre des farines.
[13] Chargé d’inventorier les pièces saisies à la régie des blés.
[14] Dépenses faites sous le ministère de Taboureau des Réaux en 1777 :
27 janvier. Au munitionnaire général des vivres, pour solde, à l’occasion des grains tirés des magasins du W. lors du Sacre du Roi en mai 1775 107 294 livres.
24 mars. Apurement du compte Sorin et Doumerck 463 960 —
[15] L’abbé Terray avait rappelé cette circulaire le 7 juin 1774.
[16] Au lieu de 12 l. 10 s. le quintal, pour la prohibition de l’exportation, dans l’Édit de juillet 1764.
[17] Turgot avait tout d’abord projeté une réforme plus complète et voulait établir la liberté de l’exportation ; un projet, en ce sens, existe aux Archives du château de Lantheuil.
Ses adversaires lui reprochèrent sa modération comme une inconséquence et trouvèrent son préambule pédantesque (Journal histor., 11 septembre). Ses amis regrettèrent les soins apportés à la rédaction du projet en raison des retards qui en étaient résultés. Mais le préambule fit une grande sensation.
Turgot n’ignorait pas que le bienfait du monarque contrariait des intérêts particuliers assez puissants et qui sauraient tirer parti des anciens préjugés pour diminuer autant qu’ils le pourraient, aux yeux de la nation, le prix d’un des plus grands services qu’il fût possible de lui rendre (Du Pont, Mém., 154).
Il fit vendre, avec la seule précaution que ce fut successivement et au cours du marché, environ 170 000 setiers de blé trouvés dans les magasins de la Compagnie qui avait eu les Commissions du Roi. Il fit louer les magasins et les moulins dont la Compagnie avait eu l’usage. Cette opération, rassurante pour le commerce… fit rentrer au trésor 4 000 000 l. (Du Pont, Mém., 184).
[18] A. Gironde : Chambre de commerce de Bordeaux, lettre missive, 6e registre. — Foncin, 108).
[19] La publication de cette réfutation avait été arrêtée par Sartine, sous le ministère de l’abbé Terray.
Les opinions exprimées par Galiani sur Turgot sont à retenir. Le 13 août 1774, il écrit, à propos de la nomination de Turgot à la Marine : « Un encyclopédiste parvenu, possible ? non, je n’en crois rien. » Le 17 septembre, à propos de la nomination de Turgot au Contrôle général : « Il restera en place trop peu de temps pour exécuter ses systèmes ; son administration ressemblera à la Cayenne de son frère ; il punira quelques coquins ; il pestera, se fâchera, voudra faire le bien, rencontrera des épines, des difficultés, des coquins partout. Le crédit diminuera ; on le détestera ; on dira qu’il n’est pas bon à la besogne. L’enthousiasme se refroidira ; il se retirera ou on le renverra et on reviendra une bonne fois de l’erreur d’avoir voulu donner une place telle que la sienne dans une monarchie telle que la nôtre à un homme très vertueux et très philosophe. La libre exportation sera ce qui lui cassera le cou, souvenez-vous en. Pour M. de Sartine… s’il succède à de M. de La Vrillière, il y restera longtemps, il y sera béni et adoré ; il sera le héros du règne actuel… »
Comme Turgot n’établit point la liberté de l’exportation des grains, la prédiction de Galiani perdit son principal fondement.
Le 24 septembre, Galiani avait encore écrit : « Je savais la haine de M. Turgot contre mes Dialogues », et le 29 octobre : « Pourquoi dit-on chez M. Turgot que mon livre est dangereux ; demandez-lui hardiment à lui-même ; demandez-le de la part de son meilleur ami et de M. son très digne frère. »
Le 19 novembre : « On a traduit ici en italien l’édit de M. Turgot et on l’a imprimé à côté du texte avec une dédicace au nouveau vice-roi des Siciles. Cela fait une pièce tout à fait curieuse. »
La veille de Noël : « Savez-vous que je reçois des compliments de toutes parts d’Italie, d’Allemagne, etc., sur ce qu’on croit que M. Turgot a tiré de mon livre tous les principes de son édit et de ce qu’il en a adopté le système en entier, d’encourager la circulation intérieure et de ne s’occuper que de cela. Dites ce que je vous mande et qui est très vrai à Morellet et voyez-le expirer de chagrin. »
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