Oeuvres de Turgot – 154 – Les finances, 1774

1774

154. — LES FINANCES.

I. — Dépenses de la Marine.

Lettre au Ministre de la Marine, Sartine. 

(Lettres de change dans les colonies. — Règlement des comptes de Poivre, intendant des Iles de France et de Bourbon.)

[A. N., Marine, BI 80, 219.]

Paris, 12 octobre.

Je me suis fait rendre compte, M., du montant des lettres de change tirées des Iles de France et de Bourbon, sur les trésoriers généraux des colonies, depuis 1771 jusqu’en 1774. Il est convenu que la Finance acquittera les dépenses extraordinaires occasionnées par les apparences de la guerre, à la fin de 1770 et au commencement de 1771, pour le paiement desquelles les fonds fournis à la Marine n’ont pas été suffisants ; mais il m’a paru que ce serait confondre les choses que de charger la Finance d’acquitter toutes les lettres de change tirées jusqu’à ce jour par l’administration des Iles de France et de Bourbon pour valeur reçue en papier-monnaie.

Dès le mois d’août 1772, toutes les dépenses extraordinaires occasionnées par les mouvements de guerre ont cessé dans ces colonies et elles sont rentrées dans l’état de dépenses que comporte leur service courant ; ainsi, je distinguerai les dépenses faites sous l’administration de M. Poivre de celles faites par son successeur, M. Maillard.

Indépendamment des lettres de change tirées par M. Poivre en 1771 et 1772, cet administrateur a laissé, dans les deux Iles de France et de Bourbon, des papiers circulants sortis de la caisse par ses ordonnances, pour une somme de 1 600 000 l., dont son successeur a dû procurer la rentrée à la caisse du Roi dans sa colonie en les convertissant en lettres de change. Cette somme de 1 600 000 l., ajoutée à celles des lettres de change tirées par M. Poivre, forme le total de la somme que la Finance est chargée d’acquitter. Tout ce qui est au delà de ces sommes regarde le département de la Marine et fait partie des dépenses annuelles et ordinaires des colonies.

Les bordereaux de lettres de change, tirées par M. Maillard, depuis 1772 jusqu’en 1774, pour valeur reçue en papier-monnaie, offrent une somme de 3 456 983 l. 13 s. 2 d. J’ai pris des informations sur cet objet, et j’ai été instruit que l’ordonnateur actuel des Iles de France et de Bourbon, au lieu d’annuler les papiers laissés dans la circulation par son prédécesseur, à mesure de leur rentrée par la conversion en lettres de change, n’avait cessé de les faire sortir de nouveau de la caisse du Roi ; que, dès les premiers jours de son administration, il avait fait des dépenses, moitié en argent, moitié en papier ; que, par la suite, il avait été contraint de ne plus faire ses paiements qu’en papier ; par cette opération, la source des lettres de change pour valeur reçue en papier, deviendrait intarissable. Par une conséquence nécessaire, ce serait la Finance qui resterait éternellement chargée des dépenses des deux colonies qui sont dans le département de la Marine et pour lesquelles ce département a des fonds affectés. Pour mettre une règle dans cette partie, j’ai l’honneur de vous prévenir que, dans les arrangements que je vais prendre pour acquitter les dépenses extraordinaires des Iles de France et de Bourbon, je comprendrai dans ces paiements toutes les lettres de change de 1771 et 1772, comprises dans les 2e, 3e, 4e et 5e bordereaux de M. Maillard et celles comprises dans le 6e bordereau, jusqu’à concurrence de 90 747 l. pour l’Ile de France et jusqu’au n° 98 inclusivement pour l’Ile Bourbon, sur le premier bordereau de M. de Crémont, ce qui comprend le total des dépenses occasionnées dans nos colonies par les derniers mouvements de guerre. Le surplus des lettres de change tirées par M. Maillard sera acquitté par les fonds destinés à la dépense des colonies. Les personnes chargées de cette partie et attachées au département de la Marine seront en état de vous éclairer sur les dispositions prises antérieurement par M de Boynes sur cet objet, en conséquence des fonds qu’il avait reçus.

II. — Dépenses militaires.

Lettre du Maréchal Du Muy, ministre de la guerre, au sujet des économies à faire.

[A. L., autographe.]

Fontaineblaeu, 30 septembre.

J’ai reçu, M., la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 30 septembre avec le mémoire sur la composition des troupes que je vous avais adressé, il y a quelques jours ; comme il s’était glissé quelques oublis dans le mémoire par la faute des copistes, je vous le renvoie avec les corrections afin que vous le gardiez et je vous prie de me rendre celui que j’avais remis au Roi et que S. M. vous a donné parce que les mêmes omissions s’y trouvent. Je vous prie, quand vous en aurez le temps, de le lire comme homme d’État, plus encore que comme Contrôleur général. Vous jugerez de son importance dans la situation actuelle de la France vis-à-vis de l’Allemagne et tout le Nord et des nuages qui offusquent toujours l’état politique de l’Europe, même dans le temps d’une paix dont le droit de convenance détermine seul la durée.

Je vous prie de lire, avec la même attention, la réponse détaillée que je fais aujourd’hui à la lettre que vous m’avez écrite hier et les ordres envoyés aux maréchaussées ; elle vous en démontrera la nécessité, la conduite et l’objet. Bannissez de grâce toute méfiance dans la correspondance réciproque de nos départements. J’ai par moi-même, et j’ai ordonné dans tous mes bureaux la plus grande et la plus ouverte communication, non seulement avec vous et avec tous ceux que vous honorez de votre confiance, mais avec tous MM. les Secrétaires d’État et leurs bureaux. Eux et vous, ne trouverez jamais quoi que ce soit de caché sur tout ce qui pourra vous éclaircir et vous être utile ; mon cœur et mon esprit dédaignent tout autre désir que celui du bien du service.

Note de Turgot en réponse.

(Économies à réaliser sur l’effectif. — Exactitude dans les paiements. — Les marchés de fourrage. — Les pensions de retraite. — Emplois inutiles dans les Places. — Inconvénients des récompenses pécuniaires. — Économies sur les Inspecteurs, sur les lits militaires, sur les marchés, sur les bureaux, sur les époques et lieux de paiement).

[A. L., minute avec corrections de la main de Turgot.]

Je ne crois pouvoir mieux répondre à la preuve de confiance que m’a donnée M. le Comte du Muy qu’en mettant promptement sous ses yeux les réflexions que m’ont fait naître les pièces qu’il a bien voulu me remettre.

Ces réflexions sont plutôt des doutes que des difficultés. Le peu de temps qui s’écoule entre ce moment et celui où l’état des fonds de l’année prochaine sera fixé ne permet pas même de lui donner pour cette année toute la précision désirable. Mais un premier aperçu est nécessaire pour fixer les idées du Ministre des finances sur les dépenses qu’il peut avoir à craindre et les économies qu’il peut espérer.

Il ne m’appartient pas de déterminer le nombre de troupes que S. M. doit entretenir et, sans doute ce nombre doit être proportionné à celui qu’entretiennent les puissances avec lesquelles la France peut être en guerre. Je remarquerai seulement que si la Russie, l’Allemagne et l’Autriche ont près de 700 000 hommes de troupes, il est impossible qu’une partie de ces militaires ne combatte pas avec nous, lorsque l’autre nous sera opposée, et qu’ainsi leur augmentation tournera aussi à notre profit.

Les réflexions établies dans le Mémoire semblent prouver qu’il serait utile de porter les compagnies à 60 hommes au lieu de 54 ; mais je ne puis m’empêcher d’observer que la détresse des finances doit éloigner toute nouvelle dépense qui n’est pas de la plus extrême nécessité. L’état de Guerre actuel a paru suffisant à la réforme. Si la Corse emploie des troupes dont on disposerait dans ce moment, la Guerre est aussi débarrassée des troupes des Colonies qu’elle était obligée de fournir. Enfin, nul événement nouveau ne paraît demander à presser une augmentation. Il est donc à désirer qu’elle n’ait pas lieu, au moins pour cette année ; ce n’est que par des retranchements qu’on peut parvenir à la diminution de la dépense ; il ne faut pas négliger même les plus légers dont l’accumulation produit un effet sensible ; d’ailleurs, le retranchement dont il s’agit se trouve assez considérable puisqu’il monte à 1 800 000 livres.

Le Militaire[1] étant fixé pour cette année sur le même pied qu’il était l’année précédente, je conviens avec M. le comte du Muy que les fonds pour la dépense doivent être fournis avec exactitude. Je regarde, comme lui, qu’il n’y a pas de plus grand scandale dans l’administration que de voir le Roi arrêter deux états de fonds différents, et c’est pour assurer l’exactitude que la Finance invoque l’économie.

Je n’ai nulle observation à faire sur le premier article de la dépense. Il paraîtrait même que ce serait un bien pour le service, si la solde pouvait être augmentée ; peut-être aussi cette augmentation serait-elle moins pressée si le service des troupes, moins multiplié dans les places, leur laissait le temps de se livrer à des travaux utiles. On doit encore dire que la solde est véritablement augmentée puisque le soldat a la ration au même prix auquel il l’avait autrefois, malgré l’augmentation survenue dans les grains.

Je ne doute pas que les marchés de fourrage ne soient faits, ainsi que ceux pour le pain, avec toute l’attention possible. Il me paraît pourtant que la ration est portée à un bien haut prix, lorsqu’elle coûte dans la partie septentrionale 2 s. 9 d., à Brest 3 s. 2 d. et, dans les parties méridionales 4 s. 4 d. Ce prix ne se rapporte pas à celui des marchés. Il a pu être par le passé aussi considérable faute d’exactitude de paiements, mais comme on peut compter sur cette exactitude, il semble qu’il est possible d’opérer quelque diminution sur cet article.

Je suis bien éloigné de croire qu’il convienne de priver de leurs pensions de retraite ceux qui les ont obtenues, ni même qu’il y doive être fait aucune réduction. La Finance fera sans doute un bénéfice lorsque les pensions assignées sur le Trésor Royal ne seront pas remplacées. Il serait même à souhaiter qu’il put y avoir encore quelque économie sur le remplacement de celles qui se payent par la Guerre. Elle servirait à suffire aux augmentations que M. le comte du Muy regarde comme nécessaires.

On doit en dire autant des appointements des officiers entretenus dans les places. Leur inutilité doit faire espérer qu’ils ne seront pas remplacés et ce sera encore une économie utile. Louis XIV ayant établi une nouvelle frontière, une partie des places qui faisaient l’ancienne ligne ne paraît plus être d’une aussi grande utilité, et peut-être s’en trouve-t-il dont la dépense pourrait être supprimée. Quand même cette suppression ne produirait, dans le moment, aucun bénéfice par le traitement qu’il faudrait accorder à ceux qui jouissent de ces places, elle annoncerait pour l’avenir des ressources qu’il ne faut pas négliger.

Je dois aussi observer que le paiement par la Finance d’une partie des appointements dans les places frontières, tandis que l’autre l’est par la Guerre, n’est pas un état naturel et bien ordonné. Toutes les dépenses de la Guerre doivent être payées par la Guerre, et la Finance doit en faire les fonds. Et peut-être que si les ministres de la Guerre avaient eux-mêmes fait la dépense que fait la Finance, à ce sujet, ils se seraient occupés des moyens de la réduire, pour employer le profit de l’économie à autres objets plus utiles[2].

La dépense peu considérable des officiers majors des places évacuées est encore un objet d’épargne pour l’avenir.

Il serait peut-être à souhaiter que les charges de commissaires de guerre et celles des officiers des État-majors de la cavalerie et des dragons ne fussent pas vénales, mais cet affranchissement de vénalité demanderait des fonds pour le remboursement. On ne peut nier aussi que ceux qui achètent ces dernières places sont plus occupés de leur avancement que de l’intérêt de leur argent, et c’est une remarque essentielle pour tous les militaires. Peut-être y a-t-on trop introduit le goût des récompenses pécuniaires ? Quand les régiments ne produiraient rien, le Roi ne manquerait pas de colonels. Il en est de même de plusieurs places, qui, sauf les temps de guerre, seraient peut-être d’autant mieux remplies qu’elles produiraient moins. Le goût du service est tel en France qu’il peut être rendu, surtout pendant la paix, indépendant des récompenses d’argent, et quoiqu’il soit juste de fournir aux dépenses des officiers, comme on ne peut y fournir qu’en imposant tout le peuple, on ne peut nier qu’il ne soit juste aussi que le Roi soit servi au meilleur marché possible. À talents égaux (et ce n’est pas l’argent qui y met de la différence), celui qui servirait gratis (et il y en aurait beaucoup) semblerait devoir avoir la préférence.

Une partie de ces réflexions s’applique aux officiers généraux employés dans les provinces. Il serait fâcheux que ces places ne fussent pas la récompense du mérite, et fussent regardées comme un moyen de donner des grâces pécuniaires ; on en a vu plusieurs de cette espèce, pour qui le privilège d’être employé n’a été qu’un moyen d’obtenir un traitement auquel ils n’avaient aucun droit de prétendre. Il me semble qu’avant de faire des grâces, le Roi doit savoir ce qu’il peut, et commencer à payer ses dettes avant de faire des largesses. Toute justice serait remplie si le nombre des officiers employés était réduit au nécessaire, et si, pour en employer, on choisissait ceux qui joignent par eux-mêmes de la fortune aux talents, et qui sont conduits par l’amour de l’honneur de leur métier plus que par celui de l’argent. Si le luxe était diminué dans les garnisons, ce serait peut-être un grand bien. Le Roi ne peut parvenir à l’économie qu’en la faisant germer dans tous les états et, d’après toutes les réflexions que M. le comte du Muy est plus fait que personne pour apprécier je ne puis m’empêcher de croire que cette dépense pourrait être diminuée d’au moins 300 000 livres.

Je ne puis rien dire sur le nombre d’employés dans les hôpitaux. Comme on ne peut mettre trop d’attention dans le choix, il est juste de les faire payer, et j’ose observer même que la retenue du 10e sur tous les appointements ne me paraît pas remplie de toute justice. Celui qui a 4 000 l. est plus en état de souffrir un retranchement de 2 dixièmes que celui qui n’a que 1 000 l. de perdre 100 livres.

Si on supprimait quelques places frontières, les appointements des employés diminueraient aussi, et quoique cet objet paraisse de peu de valeur, je dois toujours répéter qu’en fait d’économie, tout objet a son importance, et que le Royaume est perdu si cette économie est négligée sous aucun rapport.

Je ne puis aussi m’empêcher de croire qu’il pourrait y avoir une diminution assez considérable sur le nombre et le traitement de MM. les Inspecteurs. Peut-être que 36 ne sont pas nécessaires et que plusieurs places ont été établies plutôt par le désir d’obliger que par un esprit d’utilité. Si, de ces 36 inspecteurs, 8 ne reçoivent que 8 000 francs chacun, on ne conçoit pas pourquoi les autres doivent avoir 19 000 l. Enfin, ces inspecteurs sont, sans doute, choisis parmi les officiers les plus instruits et les plus capables, et c’est aussi, parmi les mêmes personnes, que sont pris ceux qui sont employés dans les provinces. Si ces officiers étaient, en même temps, chargés de l’Inspection, ou les inspecteurs employés, il en résulterait un bénéfice. C’est un grand inconvénient que les doubles ou triples traitements que reçoivent les mêmes personnes, et c’est pour cela qu’il serait aussi utile que toutes les dépenses de la Guerre fussent sous les yeux du Ministre de la Guerre, parce qu’il pourrait calculer à la fois ce que reçoit chacun de ceux qui sont employés par le Roi. Il n’est pas aisé de voir si la même personne reçoit de différents côtés des grâces qui peuvent, chacune séparément, ne pas paraître considérables, mais dont l’accumulation est exorbitante.

Je n’ai rien à dire sur les gages des trésoriers généraux, mais je ne puis m’empêcher de remarquer l’énormité de leur taxation. Il est possible de faire le service avec une diminution de moitié et plus en faveur du Roi, ce qui présente une économie de 4 à 500 000 l. Cette combinaison dépend, en même temps, des autres moyens que la Finance est obligée de mettre en usage pour le droit d’avance, et dans lesquels elle doit, comme toute administration, éviter le double emploi.

J’imagine que le supplément de 290 000 l. accordé à l’ordre de Saint-Louis est une somme fixe. Si elle était incertaine, il serait intéressant de la déterminer et d’y proportionner le nombre des pensions. Mais si elle est fixe, je ne sais si elle ne pourrait pas être diminuée et offrir par là quelque ressource.

Je ne puis dire, sur les journées d’hôpitaux, que ce que j’ai remarqué sur les fournitures de fourrage et de ration. Ce n’est, comme le remarque M. le comte du Muy, qu’en payant exactement les entrepreneurs qu’on peut les mettre à portée de faire le service ; mais aussi cette exactitude doit diminuer les prix et je ne doute pas que les marchés ne soient faits avec une telle économie qu’ils ne puissent donner lieu à ces fortunes qui ont quelquefois étonné le public.

Je dois dire, de même, pour la dépense des lits militaires ; il y a des provinces où elle est faite par la province ou par les villes. Je ne sais quel parti est le meilleur, et peut-être serait-il utile de comparer les différents marchés. Cette remarque tombe sur les uns comme sur les autres ; leur comparaison peut éclairer sur le meilleur marché qu’on doit chercher, et la dépense des peuples doit être ménagée comme celle du Roi, puisqu’elles sont l’une et l’autre fournies des mêmes fonds.

Je ne puis rien dire sur la dépense extraordinaire portée à 2 800 000 l. Tous les objets auxquels il doit être satisfait sont sans doute d’une utilité reconnue et l’économie y présidant, ils doivent être remplis dans leur étendue.

On s’est plaint autrefois que les bureaux de la Guerre étaient trop chèrement payés : — remarque que je fais à M. le comte du Muy, plus pour lui rappeler ce que j’ai entendu dire que par aucune connaissance particulière que j’ai à ce sujet.

À l’égard du Revenant-bon, je remarquerai, quant à ce qui revient de la marche des troupes qu’il serait utile que cette partie d’administration fut entre les mains du Ministre de la Guerre. Ces étapes sont une dépense militaire. Peut-être même y aurait-il quelque économie en mettant simplement une différence entre la solde des marchés et la solde ordinaire : moins le Roi se charge de fournitures et de marchés, plus l’intérêt particulier préside à chaque dépense, plus elle se fait avec ménagement et à peu de frais.

Je suis bien éloigné de croire que M. le comte du Muy veuille multiplier les marchés pour augmenter les revenants bons qui en résultent. Cette manière d’agir est trop opposée à son honnêteté et à sa réputation. Mais il me semble qu’il y aurait plus d’harmonie et d’ensemble dans la dépense si la Guerre faisait toutes celles qui la concernent. Il y aurait aussi l’avantage qu’en formant un fond fixe pour cet objet, tout serait mieux ordonné dans la Finance et qu’elle serait plus sûre de suffire à ses charges.

Je n’ai rien à observer sur la dépense de l’Ile-de-Corse, sinon que plus on ira, plus cette partie doit se rapprocher des autres provinces du Royaume et que l’entretien des troupes pourra aussi y être moins dispendieux.

De ces réflexions, il résulte :

1° Qu’en ne portant pas les compagnies à 60 hommes, il faut s’en tenir à celui des deux états qui offre le moins de dépense.

2° Qu’en payant avec exactitude les entrepreneurs, on peut espérer quelque diminution sur les rations du pain et peut-être sur les fourrages et hôpitaux.

3° Qu’en faisant un retranchement sur les officiers et employés et sur les inspecteurs, on pourrait y produire une économie au moins de 500 000 livres.

4° Qu’en supprimant une partie des états-majors des anciennes frontières, on se procurera aussi, au moins pour l’avenir, un retranchement de dépenses qui, joint aux autres objets qui doivent cesser, ainsi qu’il a été remarqué, pourraient un jour satisfaire aux dépenses qu’on veut augmenter.

5° Qu’il y aurait quelque économie à ce que les étapes et toutes les dépenses de la Guerre fussent payées par le Ministre de la Guerre ; et que toutes les économies, quelque modique que chacune puisse être, pourraient, réunies, produire une diminution réelle dans la dépense.

J’insiste d’autant plus sur tous ces objets de retranchement que la dépense de l’extraordinaire des guerres n’est pas la seule qui soit relative à la Guerre.

Indépendamment des 63 ou 65 millions auxquels elle est portée, il faut satisfaire, ainsi qu’il est remarqué dans le Mémoire, à 2 631 286 l. pour les frontières ordinaires et toutes les dépenses de l’ordinaire des guerres, et celles des étapes, de l’artillerie, du génie, etc., de sorte que la Guerre coûte au Roi plus de … millions, et si l’on compare les troupes que le Roi a sur pied avec celles du Roi de Prusse et de la Maison d’Autriche, et qu’après cette comparaison, on fasse celle des revenus, qui pourra s’empêcher d’être étonné qu’avec de plus grandes richesses on ne puisse avoir les mêmes moyens, et qu’on soit si inférieur en force quand on est si supérieur en facultés ? C’est l’économie seule qui peut rétablir cette fâcheuse disproportion. Si, en même temps que l’on songe sagement à admettre les évaluations étrangères, M. le comte du Muy voulait se faire informer de la constitution pécuniaire des troupes d’Allemagne, peut-être y trouverait-il des moyens de réduire une dépense qui n’est pas, au premier coup d’œil, proportionnée à ce qu’elle produit.

Après les éclaircissements qu’il a bien voulu me donner, j’en ai encore un à lui demander, moins peut-être pour cette année que pour les années suivantes.

Cet éclaircissement tombe : 1° sur les époques des paiements, 2° sur les lieux où ils doivent être faits.

Il est nécessaire de connaître les époques pour ne pas multiplier les anticipations et laisser dans les caisses de l’argent profitable aux trésoriers et perdu pour le Roi, tandis qu’il est quelquefois obligé d’en payer l’avance.

La connaissance des lieux est importante parce qu’il sera peut-être possible de faire payer sur les lieux et du produit des recettes. Le transport coûte au Roi et, quoiqu’il soit impossible de prendre pour l’année prochaine des arrangements définitifs à ce sujet, on pourrait, au moins, acquérir des connaissances pour les préparer, et ce sont ces arrangements qui doivent en même temps diminuer les taxations.

Il suffit sûrement à la Guerre que les fonds dont elle a besoin lui arrivent aux époques et sur les lieux convenus et M. le comte du Muy applaudira au désir de diminuer les frais de translation de cet argent autant qu’il est possible.

Quant aux dettes de la Guerre, je sens qu’il est de toute nécessité de la mettre à portée de les payer, et je m’en occuperai aussitôt que j’aurai fait l’état de fonds des dépenses courantes. C’est le premier objet dont il convient de s’occuper, et c’est aussi cet objet que je prierai M. le comte du Muy de fixer définitivement d’après son Mémoire, et les observations que j’ai l’honneur de lui présenter. Peut-être croira-t-il que quelques diminutions doivent avoir lieu successivement. J’ose seulement le prier avec instance de concourir en tout ce qui dépendra de lui au rétablissement de l’ordre par le retranchement de toutes les dépenses qui ne seront pas indispensables et, s’il me survient l’année prochaine de nouvelles réflexions, il me permettra de les lui communiquer avec confiance.

Le rétablissement de la Finance est l’intérêt non seulement du Roi et du Royaume, mais de tous ceux qui sont chargés de quelque département. Si la Finance n’est pas en règle, il est impossible de remplir aucune place, et on trouve à chaque instant des entraves ; M. le comte du Muy est trop éclairé pour n’en pas sentir l’importance, et j’ai tout à me promettre à cet égard de sa sagesse, de son attention et de ses lumières.

III. — Banquier de la Cour.

(Sa suppression.)

On lit dans les Mémoires de Du Pont (p. 167) : « La place de banquier de la Cour fut supprimée ; elle était inutile sous un ministre qui opérait en grand, qui s’assurait les moyens de se passer de ressources momentanées, qui rétablissait le crédit de l’État, qui n’en voulait point d’autre et qui regardait tout profit qu’il était possible de retrancher, ou sur la recette, ou sur la dépense des revenus publics, comme une dette consacrée au soulagement du peuple. »

Le banquier de la Cour était, à l’origine, chargé de faire passer aux ambassadeurs dans les Cours étrangères les subsides à payer aux puissances ou les appointements du personnel diplomatique. Il recevait pour ses services des remises analogues à celles qui étaient d’usage dans le commerce.

Lorsque les anticipations se multiplièrent, on s’adressa au banquier de la Cour pour négocier les effets royaux, et il eut le monopole de cette négociation.

On lui donna aussi le privilège de fournir, pour la fabrication des monnaies, les matières d’or et d’argent nécessaires.

Plus les anticipations étaient nombreuses, plus le banquier de la Cour s’enrichissait. Samuel Bernard, Paris de Montmartel, De Laborde firent des fortunes considérables.

En 1767, les fonctions du banquier de la Cour furent supprimées une première fois et une Caisse d’escompte fut chargée de faire la négociation des rescriptions (Arrêt du Conseil du 1er janvier 1767.) Cette caisse, instituée pour 10 ans, cessa rapidement de fonctionner et fut supprimée par Arrêt du Conseil du 21 mars 1769.

Les fonctions de banquier de la Cour furent alors rétablies ; elles ne furent supprimées définitivement qu’en 1778 et on a estimé à 10 millions les remises qui furent payées en 1776.

Turgot ne supprima donc pas officiellement le banquier de la Cour comme le dit Du Pont, mais il ne fit pas appel à ses services et rendit libre le commerce des matières d’or et d’argent pour la fabrication des monnaies. La Gazette de Leyde (14 octobre) signale à cet égard un arrêt du Conseil que nous n’avons pas retrouvé dans d’autres recueils :

A. C. donnant la liberté au commerce des piastres et à l’achat des monnaies réservé précédemment au banquier de la Cour, rendu sur la proposition de Fargès.

IV. — Monnaies.

1. Déclaration du Roi, ordonnant que les poinçons des revers des monnaies d’or et d’argent prescrits en 1726 continueront d’être employés.

[Recueil d’Édits, 1774, 2e semestre.]

18 septembre.

L’effigie des monnaies devait être changée à l’avènement de Louis XVI ; l’abbé Terray proposa de ne faire la refonte qu’insensiblement, mais il fit ordonner par Déclaration du 23 mai 1774 que les poinçons de revers seraient modifiés ; il n’y aurait eu en outre qu’une seule sorte d’empreinte pour l’effigie des monnaies d’or et d’argent. Turgot craignit que l’identité des empreintes sur l’or et sur l’argent n’encourageât la fraude, et il estima que l’on devait économiser la fabrication des poinçons de revers qu’il aurait fallu envoyer aux 31 hôtels de monnaies du Royaume. Tel fut l’objet de la déclaration.

2. Arrêt du Conseil relatif à la monnaie de billon.

[Anc. Lois Fran. XXIII. 110. — Foncin, 146.]

11 décembre.

Un arrêt du 1er août 1738 avait fixé à 10 livres au maximum la quantité d’espèces de billon que l’on pouvait donner dans les paiements de 400 livres et au-dessous, et au 1/40 de la somme pour les paiements supérieurs. Un autre arrêt du 22 août 1771 avait ordonné que les pièces de 6, 12 et 24 sols ne pourraient entrer que pour le 1/40 dans un paiement de 600 livres et au-dessus.

Il fut reconnu que cette disposition, contraire aux principes exprimés dans le préambule de l’arrêt de 1771 était l’effet d’une erreur d’impression. Il fut donc décidé qu’il fallait lire au-dessous, et non au-dessus.

La faculté de paiement en pièces de 6, 12 et 24 sols fut en conséquence limitée à 15 livres.

Turgot voulait empêcher que la monnaie d’appoint mise en sacs ne servît aux gros paiements et ne devînt rare dans la circulation ordinaire. Il voulait aussi arrêter l’introduction des pièces fausses fabriquées à l’étranger.

V. — Emprunt en rentes viagères.

Irrégularités de l’abbé Terray. « Tout emprunt à rentes perpétuelles et à rentes viagères, dit Véri, devait être autorisé par un édit enregistré au Parlement qui fixait le chiffre des rentes agréées. Mais les prescriptions des édits n’étaient pas toujours observées. Avant l’abbé Terray, fut créé pour 2 millions de rentes perpétuelles faisant au total 40 millions, mais on laissa longtemps l’emprunt ouvert et on reçut près de 80 millions.

« L’abbé Terray fit de même pour les rentes viagères ; on en créa pour environ 2 millions à raison de 8 p. 100 sur une tête et de 7 p. 100 sur deux têtes, à condition que le preneur porterait au trésor 21/40 en argent et 19/40 en contrats sur le Roi. L’édit présentait une libération de quelques dettes de l’État et, par son énoncé, il n’était fait qu’en faveur des Hollandais, aussi fut-il appelé emprunt de Hollande.

« La faveur fut étendue aux Français, parce que les Hollandais ne souscrivirent pas la totalité de la somme. Les Français portèrent 3 millions au mois de janvier 1774. Au premier conseil des finances du 19 juillet 1774, l’abbé fit fermer l’emprunt, sous prétexte qu’on y portait trop d’argent ; en réalité, parce qu’il était dans une situation tout à fait illégale. Depuis la mort de Louis XV, la somme versée approchait de 30 à 35 millions.

« Deux autres irrégularités avaient été commises ; des rentes viagères avaient été délivrées à des gens qui n’avaient versé aucun fonds et à qui on n’avait pas osé donner des pensions. Les dettes représentées par les papiers royaux qu’on apportait avec l’argent comptant et qui auraient dû être brûlés ne furent pas éteintes ; il arriva même que l’on n’exigea pas l’apport des papiers royaux. Un domestique souscripteur porta, sous Louis XV, 2 423 livres en argent sans papier ; on lui donna un contrat portant qu’il avait versé 3 750 livres dont 21/40 en argent et 19/40 en effets et qu’il jouirait d’une rente viagère de 300 livres, ce qui faisait un intérêt viager de 11 à 12 p. 100 au lieu de 8 promis par l’édit. »

La conversion des effets en rentes viagères souleva les réclamations des banquiers hollandais, ainsi que l’indique la lettre ci-après :

Lettre au Ministre des Affaires Étrangères au sujet d’une demande des banquiers hollandais.

[A. Aff. Etr., 1880. 251]

Versailles, 30 septembre.

J’ai reçu, M., avec la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire la copie qui y était jointe du Mémoire des banquiers hollandais relativement aux contrats provenant des effets au porteur, et dont ils demandent la reconversion en pareils effets. Si cette opération était utile, elle ne pourrait pas se borner aux contrats appartenant aux Hollandais, il faudrait qu’elle fut générale, mais les circonstances ne permettent pas de multiplier les effets au porteur[3].

Les Banquiers Hollandais obtinrent une demi-satisfaction par Lettres Patentes.

Lettres patentes ordonnant le paiement à l’Hôtel de Ville de Paris de rentes viagères provenant d’un emprunt fait en Hollande en 1771.

[Cité par D. P. VII, 88. — Gazette de Leyde, 19 mai 1775.]

18 décembre.

Les sieurs Hornéca, Hogguer et Cie, banquiers d’Amsterdam, avaient acquis dans un emprunt de 1771 des rentes viagères pour 1 million à 8 p. 100 sur une tête et à 7 p. 100 sur deux têtes. Le capital en était payable, partie en argent, partie en effets royaux, tels que reconnaissances de rescriptions ou de billets des fermes suspendus et contrats qui étaient en grande perte lors de la création de l’emprunt. Les banquiers ne purent remplir leurs engagements en totalité et ne placèrent que 6 253 886 l., 2s. du capital de rentes. Les souscripteurs étaient, pour la plupart, des Genevois et autres étrangers non hollandais : mais, pour tous, il était onéreux de recevoir les rentes à Amsterdam. L’arrêt décida que les paiements seraient faits sans frais à l’Hôtel de Ville.

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[1] C’est-à-dire l’effectif actuel.

[2] On voit que Turgot défendait la spécialité par ministère.

[3] Le Mémoire des Banquiers Hollandais avait été appuyé par l’abbé Desnoyers, agent du ministre des affaires étrangères à l’ambassade de France, à la Haye, par la lettre ci-après adressée à de Vergennes.

La Haye, 13 septembre.

… La bonté que vous avez eue de recommander à M. le Contrôleur général le Mémoire concernant la reconversion des contrats en effets au porteur, prouvera aux créanciers étrangers de l’État l’attention que le Gouvernement donne à leurs intérêts. Ce premier redressement d’une opération qui fut vive et forcée sous le règne passé, contribuera au retour de la confiance, dont en aucun temps, une monarchie placée au centre des grands mouvements semble ne pouvoir se passer. On peut au moins laisser à chaque créancier la liberté de reconvertir sa propriété en effets ou de conserver ses contrats. On n’aperçoit aucun inconvénient dans l’alternative qui remplira cependant la demande des banquiers dans leur Mémoire.

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