1774
150. — LETTRES AU ROI.
I. Lettre au Roi en prenant possession de la place de Contrôleur général.
[A. L., minute. — Lettre de M. Turgot, ministre des finances, au Roi, (imprimé s. l. n. d. — D. P., III, 2. — D. D., I, 165.)
Compiègne, 24 août.
Sire,
En sortant du cabinet de V. M., encore tout plein du trouble où me jette l’immensité du fardeau qu’Elle m’impose, agité par tous les sentiments qu’excite en moi la bonté touchante avec laquelle Elle a daigné me rassurer, je me hâte de mettre à ses pieds ma respectueuse reconnaissance et le dévouement absolu de ma vie entière.
S. M. a bien voulu m’autoriser à remettre sous ses yeux l’engagement qu’elle a pris avec elle-même, de me soutenir dans l’exécution des plans d’économie qui sont en tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, d’une nécessité indispensable. J’aurais désiré pouvoir lui développer les réflexions que me suggère la position où se trouvent les finances ; le temps ne me le permet pas, et je me réserve de m’expliquer plus au long quand j’aurai pu prendre des connaissances plus exactes. Je me borne en ce moment, Sire, à vous rappeler ces trois paroles :
Point de banqueroute
Point d’augmentation d’impositions
Point d’emprunts.
Point de banqueroute, ni avouée, ni masquée par des réductions forcées ;
Point d’augmentation d’impôts : la raison en est dans la situation de vos peuples, et encore plus dans le cœur de V. M.
Point d’emprunts, parce que tout emprunt diminue toujours le revenu libre ; il nécessite au bout de quelque temps ou la banqueroute, ou l’augmentation d’impositions. Il ne faut, en temps de paix, se permettre d’emprunter que pour liquider des dettes anciennes, ou pour rembourser d’autres emprunts faits à un denier plus onéreux.
Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes. Sans cela, le premier coup de canon forcerait l’État à la banqueroute.
On demande sur quoi retrancher, et chaque Ordonnateur, dans sa partie, soutiendra que toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons ; mais comme il n’y en a pas pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie.
Il est donc de nécessité absolue que V. M. exige des Ordonnateurs de toutes les parties qu’ils se concertent avec le ministre de la Finance. Il est indispensable qu’il puisse discuter avec eux en présence de V. M. le degré de nécessité des dépenses proposées. Il est surtout nécessaire que lorsque vous aurez, Sire, arrêté l’état des fonds de chaque département, vous défendiez à celui qui en est chargé, d’ordonner aucune dépense nouvelle sans avoir auparavant concerté avec la Finance les moyens d’y pourvoir. Sans cela, chaque département se chargerait de dettes qui seraient toujours des dettes de V. M., et l’Ordonnateur de la Finance ne pourrait répondre de la balance entre la dépense et la recette.
S. M. sait qu’un des plus grands obstacles à l’économie est la multitude des demandes dont elle est continuellement assaillie, et que la trop grande facilité de ses prédécesseurs à les accueillir a malheureusement autorisées.
Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même ; considérer d’où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités.
Il y a des grâces auxquelles on a cru pouvoir se prêter plus aisément, parce qu’elles ne portent pas immédiatement sur le Trésor royal.
De ce genre sont les intérêts, les croupes, les privilèges ; elles sont de toutes les plus dangereuses et les plus abusives. Tout profit sur les impositions qui n’est pas absolument nécessaire pour leur perception, est une dette consacrée au soulagement des contribuables ou aux besoins de l’État.
D’ailleurs, ces participations aux profits des Traitants, sont une source de corruption pour la Noblesse, et de vexations pour le Peuple, en donnant à tous les abus des protecteurs puissants et cachés.
On peut espérer de parvenir par l’amélioration de la culture, par la suppression des abus dans la perception, et par une répartition plus équitable des impositions, à soulager sensiblement le Peuple sans diminuer beaucoup les revenus publics ; mais si l’économie n’a précédé, aucune réforme n’est possible, parce qu’il n’en est aucune qui n’entraîne le risque de quelque interruption dans la marche des recouvrements, et parce qu’on doit s’attendre aux embarras multipliés que feront naître les manœuvres et les cris des hommes de toute espèce intéressés à soutenir les abus ; car il n’en est point dont quelqu’un ne vive.
Tant que la Finance sera continuellement aux expédients pour assurer les services, V. M. sera toujours dans la dépendance des Financiers, et ceux-ci seront toujours les maîtres de faire manquer, par des manœuvres de place, les opérations les plus importantes. Il n’y aura aucune amélioration possible, ni dans les impositions pour soulager les contribuables, ni dans aucuns arrangements relatifs au gouvernement intérieur et à la législation. L’Autorité ne sera pas tranquille, parce qu’elle ne sera jamais chérie et que les mécontentements et les inquiétudes des peuples sont toujours le moyen dont les intrigants et les mal intentionnés se servent pour exciter des troubles. C’est donc surtout de l’économie que dépend la prospérité de votre Règne, le calme dans l’intérieur, la considération au dehors, le bonheur de la Nation et le vôtre.
Je dois observer à V. M. que j’entre en place dans une conjoncture fâcheuse, par les inquiétudes répandues sur les subsistances : inquiétudes fortifiées par la fermentation des esprits depuis quelques années, par la variation dans les principes des Administrateurs, par quelques opérations imprudentes, et surtout par une récolte qui paraît avoir été médiocre. Sur cette matière, comme sur beaucoup d’autres, je ne demande point à V. M. d’adopter mes principes sans les avoir examinés et discutés, soit par Elle-même, soit par des personnes de confiance en sa présence ; mais quand Elle en aura reconnu la justice et la nécessité, je la supplie d’en maintenir l’exécution avec fermeté, sans se laisser effrayer par des clameurs qu’il est absolument impossible d’éviter en cette matière, quelque système qu’on suive, quelque conduite qu’on tienne.
Voilà les points que V. M. a bien voulu me permettre de lui rappeler. Elle n’oubliera pas qu’en recevant la place de Contrôleur général, j’ai senti tout le prix de la confiance dont Elle m’honore ; j’ai senti qu’Elle me confiait le bonheur de ses Peuples ; et, s’il m’est permis de le dire, le soin de faire aimer sa personne et son autorité. Mais en même temps, j’ai senti tout le danger auquel je m’exposais. J’ai prévu que je serais seul à combattre contre les abus de tout genre ; contre les efforts de ceux qui gagnent à ces abus contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme, et qui sont un moyen si puissant dans les mains des gens intéressés à éterniser le désordre. J’aurai à lutter même contre la bonté naturelle, contre la générosité de V. M. et des personnes qui lui sont les plus chères. Je serai craint, haï même, de la plus grande partie de la Cour, de tout ce qui sollicite des grâces. On m’imputera tous les refus ; on me peindra comme un homme dur, parce que j’aurai représenté à V. M. qu’Elle ne doit pas enrichir même ceux qu’Elle aime aux dépens de la subsistance de son Peuple. Ce Peuple auquel je me serai sacrifié est si aisé à tromper, que peut-être j’encourrai sa haine par les mesures mêmes que je prendrai pour le défendre contre la vexation. Je serai calomnié, et peut-être avec assez de vraisemblance pour m’ôter la confiance de V. M. Je ne regretterai point de perdre une place à laquelle je ne m’étais jamais attendu. Je suis prêt à la remettre à V. M. dès que je ne pourrai plus espérer de lui être utile ; mais son estime, la réputation d’intégrité, la bienveillance publique qui ont déterminé son choix en ma faveur, me sont plus chères que la vie, et je cours le risque de les perdre, même en ne méritant à mes yeux aucun reproche.
S. M. se souviendra que c’est sur la foi de ses promesses que je me charge d’un fardeau peut-être au-dessus de mes forces, que c’est à Elle personnellement, à l’homme honnête, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au Roi que je m’abandonne.
J’ose lui répéter ici ce qu’elle a bien voulu entendre et approuver. La bonté attendrissante avec laquelle Elle a daigné presser mes mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement, ne s’effacera jamais de mon souvenir. Elle soutiendra mon courage. Elle a pour jamais lié mon bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le bonheur de V. M.
C’est avec ces sentiments que je suis, Sire, …
Au sujet de la rédaction de cette lettre, Étienne Dubois de l’Estang (Turgot et la famille Royale) a donné les détails ci-après :
Le brouillon de cette lettre a été conservé (à Lanteuil). Il est accompagné de la note suivante écrite par Malesherbes :
« Rien n’est plus touchant que cette lettre ; rien ne donne une idée plus noble et en même temps plus attendrissante du caractère du ministre et même de celui du Roi à qui on a osé écrire une pareille lettre.
« La famille doit la conserver précieusement dans ses archives ; je ne crois même pas qu’il y ait d’inconvénient à en laisser prendre copie à ceux de ses amis sur qui on peut compter. Je déclare à la famille que j’en ai une et je la remettrai à M. le Marquis Turgot et Mme la Duchesse de Saint-Aignan, s’ils l’exigent ; mais j’avoue que j’aimerais à la conserver.
« Cependant, il ne faut pas qu’elle soit divulguée quant à présent. Il y a toujours de l’inconvénient à publier des pièces de ce genre sur des événements très récents. Je crois bien qu’un jour cette lettre sera connue par les copies qu’on en aura laissé prendre et qu’elle passera à la postérité ; or je pense que la famille doit le désirer. »
Ce brouillon est couvert de ratures et de surcharges qui en rendent la lecture assez difficile ; mais ce sont précisément ces ratures et ces surcharges qui en constituent l’intérêt. Elles nous font assister au travail de l’écrivain et nous permettent de saisir en quelque sorte sur le vif ses procédés de rédaction.
Ces phrases nettes et incisives qui donnent souvent à la pensée de Turgot un relief si puissant ne jaillissait pas spontanément de sa plume. Son premier jet était lourd et quelque peu gauche. Son style ne se dégageait qu’avec effort et de là venait sans doute l’espèce de nonchalance et, pour employer sa propre expression, de paresse qu’il avait à vaincre pour se décider à écrire.
La lettre du 24 août 1774 contient notamment le passage suivant :
« Il faut, Sire, vous armer contre votre bonté de votre bonté même, etc.
Voici la phrase primitive de Turgot :
« V. M. a bien voulu se promettre encore de se défendre contre la multitude de grâces dont les demandes sont multipliées à l’infini ; c’est à sa bonté même à l’en défendre ; elle n’aura qu’a considérer par qui est payé l’argent qu’elle peut distribuer à ses courtisans et à ceux mêmes qui seraient le plus dignes de ses libéralités. »
En terminant, Turgot pressentait les difficultés avec lesquelles il allait se trouver aux prises :
« J’ai pensé que je serais seul à combattre contre les abus de tout genre, etc. »
Turgot avait d’abord écrit :
« Je serai seul à combattre contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme et que les amis du trouble ont tant de moyens d’exciter, contre la générosité de V. M. et de la…, même de la plus grande partie de ceux qui entourent V. M. et qui m’imputeront la sévérité des refus que V. M. fera des grâces injustes faites aux dépens des peuples. »
« Et de la… » Le mot qui allait suivre est aisé à deviner. Au moment de le tracer, Turgot avait modifié la forme de sa phrase et lui avait donné un tour plus respectueux, sans lui rien enlever de sa force.
On lit aussi dans le Journal de l’abbé de Véri, à la date de juin 1776 : « Turgot a réussi dans ses efforts pour arrêter la circulation de cette lettre dont ses secrétaires avaient pris copie, mais tôt ou tard, elle reparaîtra malgré lui. »
Ce que Du Pont dit, dans ses Mémoires sur Turgot au sujet de cette lettre doit aussi être rappelé :
« Le sentiment profond qui termine cette lettre a toujours été dans le cœur de M. Turgot. Il avait la vanité en horreur et loin de s’attribuer exclusivement la gloire de son ministère, il ne laissait pas d’exprimer à quel point l’amour du Roi pour son peuple et pour la justice facilitait son travail. « Il est bien encourageant, écrivait-il à un de ses amis intimes, d’avoir à servir un Roi qui est véritablement un honnête homme et voulant le bien. » Si depuis, la multitude des hommes de sens dont ses grandes vues, son caractère ferme, son intégrité sévère contrariaient les intérêts, lui a enlevé les bontés de son souverain, ce malheur n’a jamais altéré la vive reconnaissance qu’il leur devait et leur portait pour ce qu’il avait fait de sage et d’honorable avec leur appui. »
« Il avait la plus haute idée de la sainteté des devoirs du Gouvernement et le respect le plus religieux pour les droits des citoyens confiés à la garde de l’autorité… Jamais il n’a donné un conseil au monarque avec cette formule : Cela nous sera utile. Il a toujours dit : Cela est juste, Sire, et ce sera un bienfait pour votre nation. »
II. — Lettre de Louis XVI à Turgot lui transmettant des pièces.
[A. L.. original]
s. d.
Je vous envoie, M., deux billets au porteur payables sur M. de Peauze[1] en rescriptions suspendues qui perdront comme les autres. De plus, le mémoire de l’état des finances que l’abbé Terray avait remis au Roi au commencement de 1770 avec le projet de dépense pour cette même année, la recette et la dépense pour 1773, un mémoire remis au Roi au commencement de 1774, le projet de dépense pour 1775. De plus, il y a deux ou trois mémoires sur le commerce des grains, et quelques autres sur la comptabilité et l’administration des secrétaires d’État dont vous m’avez parlé hier.
III. — Extraits relatifs à Louis XVI.
Journal de l’abbé de Véri. — 9 août 1774. — L’indécision se conçoit aisément chez un jeune homme à qui tout le monde souffle des choses contradictoires dont chacune est appuyée sur les motifs respectables de religion, vertu, bien public, etc. Ce qui est à craindre, c’est que cette irrésolution mêlée de méfiance ne soit dans le caractère même du Roi. C’était le défaut majeur de son grand-père. Ceux qui ont connu le Dauphin, son père, le lui avaient soupçonné. On commence encore à craindre dans le jeune Roi un principe de dégoût des affaires. Il a été si fort accablé de papiers, de lectures et d’audiences de tous les genres depuis son avènement que je ne serais nullement surpris de sa lassitude.
18 août. À Compiègne, un peu d’irrésolution, d’ennui des affaires et un peu moins d’exactitude aux heures de travail du Roi avec les ministres se renouvelle fréquemment ; aussi Vergennes et Turgot sont-ils revenus de leur travail avec le Roi dans la persuasion que Maurepas devait prendre le personnage décisif de premier ministre. Leur intention est d’y concourir par leur union. Ils n’espèrent pas le même concours de M. du Muy, non qu’ils lui supposent jalousie, ambition et vues d’intrigues, mais on ne voit pas dans son esprit le liant nécessaire.
1783. Véri dit plus tard, au sujet d’excès de Louis XVI, surtout après la chasse : « Sa raison s’égare quelquefois dans ses soupers ; si ce vice se borne aux heures du souper, comme chez son grand-père, l’inconvénient en est médiocre, mais il commence de bien bonne heure. On remarque pourtant que dans les moments d’oubli, il ne parle jamais des affaires publiques ; l’avilissement où le jette ce vice est encore augmenté par le ton rude de sa voix, par des réponses brusques et brutales, par des amusements sanguinaires envers les bêtes et enfin par un goût de badinage de la plus basse servilité. »
On lit dans le même Journal :
« Lorsque Maurepas fut appelé auprès de Louis XVI, sa nièce, la duchesse de Cossé, dame d’atours de la Reine, me dit : Je suis affligée de voir mon oncle auprès de ces jeunes souverains ; il n’en obtiendra rien d’heureux ; il n’y a dans l’un et l’autre ni fond d’esprit, ni tenue dans le caractère. »
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[1] Fermier général.
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