1773
135. — LETTRES À CONDORCET.
[Henry, 128 et s.]
XXI. (Détails divers.)
Paris, lundi 19 avril.
Puisque vous ne partez que jeudi, M., j’espère que vous recevrez encore cette lettre, la vôtre du vendredi m’étant arrivée hier. Le pis aller c’est qu’elle soit perdue.
Le sieur Fondemant[1] a écrit à l’Ingénieur qu’il demandait cent écus d’avance pour acheter un cheval et une petite voiture. Cela est exorbitant pour un homme dont la conduite n’est pas, d’ailleurs, infiniment propre à donner de la confiance. C’est déjà mauvaise marque qu’il ne vous ait pas été trouver, car je lui avais déclaré que je m’en rapporterais entièrement à vous. Si ma lettre arrive à temps, je vous serai très obligé de l’envoyer chercher et de tout régler avec lui, et de laisser à quelqu’un en partant la commission de lui donner, lorsqu’il en sera temps, l’argent dont vous serez convenu. Ce Monsieur demande encore qu’on lui paye son apprentissage pour apprendre à faire des vans. En effet, c’est une chose nécessaire et je n’imaginais pas qu’il l’ignorât. Naturellement, je ne devrais entrer sur cela dans aucune dépense. Cependant, je m’en rapporte encore à ce que vous réglerez sur cela.
Je vois que votre jugement sur l’ouvrage de Deluc[2] se rapporte assez au mien, mais ce qui me confond, c’est la liaison qu’il établit entre plusieurs points de sa mauvaise physique et ses corrections du baromètre ; mais il est assez inutile de causer physique dans cette lettre, puisqu’il est incertain qu’elle vous parvienne. Je n’ai point vu Mlle de Lespinasse depuis jeudi.
XXII. (La procédure criminelle. — Détails divers.)
Paris, 8 juin.
J’ai été dans votre pays, M., pendant que vous étiez à Paris, et en arrivant à Paris, je vous ai trouvé parti pour votre pays. C’est ressembler à Castor et Pollux qui s’aimaient beaucoup et ne se voyaient guère. J’espère que vous ne serez pas longtemps sans revenir voir vos amis, et je me console de votre absence en pensant que vous aurez un peu reposé votre santé qui en avait besoin, si tant est que ce soit vous reposer que de ne faire que de la géométrie au lieu de partager votre temps entre la géométrie et la botanique. Vous y gagnerez toujours le temps du voyage de chez vous au Jardin du Roi, et j’imagine que vous serez assez raisonnable pour l’employer à dormir.
M. Du Pont veut faire usage de ce que je vous avais envoyé il y a deux ans sur la procédure criminelle. J’ai la seconde lettre, qui est la principale ; mais je vous en avais envoyé une première, que je serais bien aise de ravoir, et que je vous prie de me rapporter ou de chercher dans vos papiers à Paris.
Adieu, M., vous connaissez l’amitié que je vous ai vouée. Mme d’Enville me charge de bien des choses pour vous. Revenez vite si vous voulez la trouver encore à Paris. La santé de Mlle de Lespinasse me paraît passable.
XXIII. (Détails divers. — Observations astronomiques de Montagne.)
Limoges, 23 octobre.
Mlle de Lespinasse ne vous appelle plus, M., que le ci-devant bon Condorcet. Je ne sais si c’est parce que vous n’écrivez plus à vos amis. Je dois être par intérêt très tolérant pour toute espèce de paresse et j’ai rarement droit de me plaindre ; cependant, je trouve votre silence bien long. Je suis arrivé ici en bonne santé et j’en repars demain pour mes courses, pendant lesquelles je serai dispensé d’écrire, faute de poste, du moins d’ici à la Toussaint. J’ai heureusement un très beau temps, car je serai une grande partie du temps à cheval. J’espérais recevoir ici de vos nouvelles, mais je sais que vous ne perdez pas votre temps et je fais le sacrifice de mon plaisir.
L’évêque de Rodez[3] m’a dit qu’un M. de Montbaron, astronome d’Auxerre, avait des instruments que l’Académie lui aurait prêtés. J’ignorais qu’elle eût des fonds pour cet emploi. Mais rien ne peut être plus avantageux que les progrès de l’astronomie qui souffrent de ce que presque tous les observateurs sont concentrés dans les brouillards de Paris et autres grandes villes. S’ils étaient dispersés, il échapperait beaucoup moins de phénomènes.
M. Montagne a beaucoup de zèle, d’assiduité, d’intelligence, et tout cela est perdu faute d’instruments. Je lui ai fourni un très bon quart de cercle, une lunette achromatique, mais d’une force médiocre, une pendule à secondes. Il lui faudrait encore une bonne lunette garnie d’un micromètre. Faute de ce dernier instrument, il est réduit à comparer les comètes à des étoiles souvent mal déterminées et à ne juger leur situation que par leur configuration avec ces étoiles. Un micromètre le mettrait à portée de donner des observations précises et de profiter de la beauté du ciel de ce pays-ci. Informez-vous, je vous prie, s’il serait possible de lui en faire procurer un par le même moyen que M. de Montbaron a eu ses instruments. Si la chose n’est pas possible, je voudrais savoir du moins ce qu’il en coûterait. Il aurait aussi besoin du catalogue de Flamstead, ou de ce qu’il y a de mieux en ce genre depuis Flamstead. Je serais bien aise de savoir ce qu’il en coûterait pour cela, ou si l’on pourrait en avoir gratuitement. Je crois qu’il y a un catalogue d’étoiles zodiacales que le Roi a fait graver. Je vous serai obligé de vous occuper de ces objets quand vous serez revenu à Paris et de me mander le résultat de vos recherches.
Adieu, M., conservez-moi votre amitié et comptez sur la mienne comme sur les démonstrations de la géométrie.
XXIV. (Détails divers.)
Limoges, 12 novembre.
Ce n’est pas votre lettre, M., qui s’est perdue par les chemins, c’était moi qui courais le monde comme la princesse de Babylone, lorsqu’elle est venue à Limoges, où je suis à présent sédentaire jusqu’au moment où mes affaires de famille me rappelleront à Paris. Il faut que les moutons bêlent et que les ânes braient et ruent ; il n’eût tenu qu’à moi de braire et l’on m’avait tout aussi bien sifflé que les ânes de vos cantons ; apparemment que mon gosier s’est trouvé moins propre à cette musique et je l’ai gardée toute notée dans mon portefeuille, ainsi que j’ai fait dans mainte occasion toute semblable.
J’imagine comme vous que M. de Rodez[4] s’est trompé sur les richesses et sur les générosités de l’Académie, en fait d’instruments, mais c’est une tentative dont le mauvais succès laisse comme on était.
Votre évêque de Laon[5] est bien digne de son origine limousine. Il a conservé pieusement l’ignorance des vicomtes de Limoges du Xe siècle.
Vous aurez trouvé Mlle de Lespinasse dans une bien mauvaise santé ; suivant mes dernières nouvelles elle était toujours dans la douleur ou dans la langueur. J’espère bien que vous m’instruirez exactement de son état.
N’est-ce pas demain que vous devez lire l’Éloge de Fontaine[6] ? Je vous fais d’avance mon compliment sur son succès.
Adieu, M., comptez sur toute mon amitié. Mille choses à tous nos amis.
XXV. (Détails divers.)
Limoges, 23 novembre.
Le temps a tout l’air, M., depuis quelques semaines, de s’arranger pour mettre MM. les astronomes dans l’impossibilité de vider leurs querelles sur l’anneau de Saturne. Nous n’avons pas vu ici une étoile qui ait montré le bout de son nez. Ce M. de Lalande[7] me paraît un peu hargneux, car il vient de mettre dans Fréron[8] une lettre qu’il a faite ou fait faire contre Voltaire, dont il a cru que les plaisanteries étaient dirigées contre lui, auquel je crois que Voltaire n’avait guère pensé. Cela n’est ni adroit ni prudent. M. Cassini devrait laisser faire Voltaire, qui le vengera mieux que l’Académie. À propos d’astronome, M. Montagne est à Paris. Il doit prier M. Desmarets de vous le présenter, et je vous prie de le recevoir avec bonté.
Je ne dis pas que je vous souhaite beaucoup de plaisir dans le voyage que vous devez faire à La Roche[9] avec M. de Caraccioli ; mais je vous envie le plaisir que vous aurez l’un et l’autre.
Je ne suis point surpris que l’opéra de Marmontel et de Grétry[10] soit tombé à la répétition ; c’est peut-être de peur qu’il ne réussit trop à la représentation.
Adieu, M., vous savez combien vous devez compter sur mon amitié. Ne m’oubliez pas auprès de Mlle de Lespinasse et de nos autres amis.
Il vient précisément de s’élever un vent froid qui vient d’éclaircir l’horizon. Nos astronomes pourront s’amuser cette nuit, et je me hâte de me rétracter, parce que j’aime l’exactitude, quoiqu’elle soit le sublime des sots.
XXVI. (De l’Esprit, par Helvétius. — J.-J. Rousseau. — Necker. — Détails divers.)
Décembre.
Comme je ne crains pas, M., que vous fassiez jamais un livre de philosophie sans logique, de littérature sans goût, et de morale sans honnêteté, je ne vois pas que la sévérité de mon jugement sur le livre De l’Esprit[11] puisse vous effrayer…
Il fait consister tout l’art des législateurs à exalter les passions, à présenter surtout le tableau de la volupté comme le prix de la vertu, des talents et surtout de la bravoure, car on dirait qu’il ne voit de beau que les conquêtes.
Je conviens avec vous que ce livre est le portrait de l’auteur. Mais ôtez ce mérite et celui de quelques morceaux écrits avec une sorte d’éloquence poétique assez brillante, quoique ordinairement mal menée, et le plus souvent gâtée par quelques traits de mauvais goût, j’avoue que je ne lui en vois guère d’autres. Il me paraît écrit et fait avec la même incohérence qui était dans la tête d’Helvétius. Malgré un appareil affecté de définitions et de divisions, on n’y trouve pas une idée analysée avec justesse, pas un mot défini avec précision. Même dans les bons mots dont il a farci son ouvrage, il est rare que le trait ne soit manqué ou gâté par de fausses applications et des paraphrases qui en émoussent toute la finesse ou l’énergie. On prétend qu’il a dit le secret de bien des gens. Je suis fâché qu’il ait dit celui de Mme de B…[12]. J’avais toujours cru que ce mot était de Mme du Deffand, à laquelle il paraissait appartenir de droit.
Je sais qu’il y a beaucoup de passablement honnêtes gens qui ne le sont qu’à la manière ou d’après les principes du livre de l’Esprit, c’est-à-dire d’après un calcul d’intérêt. J’ai sur cela plusieurs choses à remarquer. Pour que ce fût un mérite dans ce livre, il faudrait que l’auteur se fût attaché à prouver que les hommes ont un intérêt véritable à être honnêtes gens, ce qui était facile. Mais il semble continuellement occupé à prouver le contraire. Il répand à grands flots le mépris et le ridicule sur tous les sentiments honnêtes et sur toutes les vertus privées ; par la plus lourde et la plus absurde des erreurs en morale, et même en politique, il veut faire regarder ces vertus comme nulles, pour ne vanter que de prétendues vertus publiques beaucoup plus funestes aux hommes qu’elles ne peuvent leur être utiles. Partout, il cherche à exclure l’idée de justice et de morale. Il confond avec les cagots et les moralistes hypocrites ceux qui s’occupent de ces minuties ; jamais du moins, on ne le voit fonder sa morale sur la justice et il n’a pas un mot qui tende à prouver que la justice envers tous est l’intérêt de tous, qu’elle est l’intérêt de chaque individu comme celui des sociétés. D’après cette fausse marche et ces très faux principes, il établit qu’il n’y a pas lieu à la probité entre les nations, d’où il suivrait que le monde doit être éternellement un coupe-gorge, en quoi il est bien d’accord avec les panégyristes de Colbert. Nulle part, il ne voit que l’intérêt des nations n’est autre que l’intérêt même des individus qui les composent. Nulle part, il ne s’appuie sur une connaissance approfondie du cœur humain ; nulle part, il n’analyse les vrais besoins de l’homme qu’il semble ne faire consister que dans celui d’avoir des femmes ; il ne se doute nulle part que l’homme ait besoin d’aimer. Mais un homme qui aurait senti ce besoin n’aurait pas dit que l’intérêt est l’unique principe qui fait agir les hommes. Il eût compris que, dans le sens où cette proposition est vraie, elle est une puérilité et une abstraction métaphysique d’où il n’y a aucun résultat pratique à tirer, puisqu’alors, elle équivaut à dire que l’homme ne désire que ce qu’il désire. S’il parle de l’intérêt réfléchi, calculé, par lequel l’homme se compare aux autres et se préfère, il est faux que les hommes, même les plus corrompus, se conduisent toujours par ce principe. Il est faux que les sentiments moraux n’influent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections. La preuve en est qu’ils ont besoin d’effort pour vaincre leur sentiment lorsqu’il est en opposition avec leur intérêt. La preuve en est qu’ils ont des remords. La preuve en est que cet intérêt, qu’ils poursuivent aux dépens de l’honnêteté, est souvent fondé sur un sentiment honnête en lui-même et seulement mal réglé. La preuve en est qu’ils sont touchés des romans et des tragédies, et qu’un roman dont le héros agirait conformément aux principes d’Helvétius, je dis, à ceux qu’ils suivent, leur déplairait beaucoup. Ni nos idées, ni nos sentiments ne sont innés ; mais ils sont naturels, fondés sur la constitution de notre esprit et de notre âme et sur nos rapports avec tout ce qui nous environne.
Je sais qu’il y a des hommes très peu sensibles qui sont en même temps honnêtes, tels que Hume, Fontenelle, etc. ; mais tous ont pour base de leur honnêteté la justice et même un certain degré de bonté. Aussi reprochè-je bien moins à Helvétius d’avoir eu peu de sensibilité que d’avoir cherché à la représenter comme une bêtise ridicule, ou comme un masque d’hypocrite, de n’avoir parlé que d’exalter les passions, sans fixer la notion d’aucun devoir et sans établir aucun principe de justice.
Les honnêtes gens qui ne sont honnêtes que suivant les principes qu’il étale dans son livre sont certainement très communs. Ce sont ceux que M. le Chancelier appelle des gens d’esprit.
J’oubliais encore l’affectation avec laquelle il vous raconte les plus grandes horreurs de toute espèce, les plus horribles barbaries et toutes les infamies de la plus vile crapule, pour déclamer contre les moralistes hypocrites ou imbéciles qui en font, dit-il, l’objet de leurs prédications, sans voir que ce sont des effets nécessaires de telle ou telle législation donnée. À propos de tous leurs vices relatifs à la débauche, il s’étend avec complaisance sur les débauches des grands hommes, comme si ces grands hommes devaient l’être pour un philosophe. Qui a jamais douté que leur espèce de grandeur ne fût compatible avec tous les vices imaginables ? Sans doute un débauché, un escroc, un meurtrier, peut-être un Schah Nadir[13], un Cromwell, un Cardinal de Richelieu ; mais est-ce la destination de l’homme ? Est-il désirable qu’il y ait de pareils hommes ? Partout Helvétius ne trouve de grand que les actions éclatantes ; ce n’est assurément point par cette façon de voir qu’on arrive à de justes idées sur la morale et le bonheur.
Je ne peux lui savoir gré de ses déclamations contre l’intolérance du clergé, ni contre le despotisme : 1° parce que je n’aime pas les déclamations ; 2° parce que je ne vois nulle part dans son livre que la question de l’intolérance soit traitée de manière à adoucir, ni le clergé, ni les princes, mais seulement de manière à les irriter ; 3° parce que, dans ses déclamations contre le despotisme, il confond toutes les idées, il a l’air d’être ennemi de tout gouvernement, et que partout encore, il affecte de désigner la France : ce qui est la chose du monde la plus gauche, la plus propre à attirer sur soi l’éclat de la persécution qui ne fait pas grand mal à un homme riche, et à en faire tomber le poids réel sur beaucoup d’honnêtes gens de lettres qui reçoivent le fouet qu’Helvétius avait mérité ; tandis qu’après la comédie des Philosophes[14], à laquelle il avait presque seul fourni matière, il faisait sa cour à M. de Choiseul, protecteur de la pièce et de Palissot, et l’engageait à lui faire l’honneur d’être parrain de son enfant.
Quand on veut attaquer l’intolérance et le despotisme, il faut d’abord se fonder sur des idées justes, car les inquisiteurs ont intérêt d’être intolérants, et les vizirs et sous-vizirs ont interêt de maintenir tous les abus du gouvernement. Comme ils sont les plus forts, c’est leur donner raison que de se réduire à sonner le tocsin contre eux à tort et à travers. Je hais le despotisme autant qu’un autre ; mais ce n’est point par des déclamations qu’il faut l’attaquer ; c’est en établissant d’une manière démonstrative les droits des hommes. Et puis, il faut distinguer dans le despotisme des degrés ; il y a une foule d’abus du despotisme auxquels les princes n’ont point d’intérêt ; il y en a d’autres qu’ils ne se permettent que parce que l’opinion publique n’est pas fixée sur leur injustice et sur leurs mauvais effets.
On méritera bien mieux des nations en attaquant ces abus avec clarté, avec courage et surtout en intéressant l’humanité, qu’en disant des injures éloquentes. Quand on n’insulte pas, il est rare qu’on offense. Les hommes en place sont justement choqués des expressions violentes que tout le monde comprend, et n’attachent qu’une médiocre importance aux conséquences incertaines ou éloignées des vérités philosophiques souvent contestées, et regardées par le plus grand nombre comme des problèmes.
Il n’y a pas une forme de gouvernement qui n’ait des inconvénients auxquels les gouvernements eux-mêmes voudraient pouvoir apporter remède, ou des abus qu’ils se proposent presque tous de réformer au moins dans un autre temps. On peut donc les servir tous en traitant des questions de bien public, solidement, tranquillement, non pas froidement, non pas avec emportement non plus, mais avec cette chaleur intéressante qui naît d’un sentiment profond de justice et de l’amour de l’ordre. Il ne faut pas croire que persécuter soit un plaisir. Voyez combien J.-J. Rousseau a inspiré d’intérêt, malgré ses folies, et combien il serait respecté si son amour-propre avait été raisonnable. Il a été décrété, il est vrai, par le Parlement, mais : 1° c’est parce qu’il avait eu la manie de mettre son nom à Émile ; 2° le Parlement aurait été bien fâché de le prendre et, si Rousseau eût voulu, il eût facilement évité cet orage en se cachant deux ou trois mois. Il n’a été vraiment persécuté que par les Genevois ; mais c’est parce qu’il était, en effet, l’occasion de leurs troubles intérieurs, et parce qu’ils avaient peur de lui.
Avec le ton d’honnêteté, on peut tout dire, et encore plus quand on y joint le poids de la raison et quelques légères précautions peu difficiles à prendre. Je sais gré à Rousseau de presque tous ses ouvrages ; mais quel cas puis-je faire d’un déclamateur tel qu’Helvétius, qui dit des injures véhémentes, qui répand des sarcasmes amers sur les gouvernements en général, et qui se charge d’envoyer à Frédéric une colonie de travailleurs en finance ; et qui, en déplorant les malheurs de sa patrie où le despotisme est, dit-il, parvenu au dernier degré d’oppression et de bassesse, ce qui n’est pas du tout vrai, va prendre pour ses héros, le roi de Prusse et la Czarine ? Je ne vois dans tout cela que de la vanité, de l’esprit de parti, une tête exaltée ; je n’y vois ni amour de l’humanité, ni philosophie.
En voilà plus long sur Helvétius que je ne croyais vous en écrire en commençant ; mais je ne suis pas fâché d’avoir fait ma profession de foi à son égard. Je suis, je vous l’avoue, indigné de l’entendre louer avec une sorte de fureur qui me paraît une énigme que le seul esprit de parti peut expliquer. On loue aujourd’hui les livres d’un certain genre comme on louait autrefois les livres jansénistes et comme d’autres gens louent la Correspondance et les Œufs Rouges. Cela me donne de l’humeur et peut-être exprimerais-je moins fortement ma pensée si je n’étais animé par la contradiction. Je vois que les éloges outrés donnés à M. N.[15] ont fait sur vous le même effet.
Je ne vous promets pas beaucoup de bonne fortune si vous écrivez sur la hauteur la plus avantageuse des roues pour le tirage ; mais peut-être trouverez-vous quelque satisfaction à travailler pour la facilité du transport des marchandises, et même pour le soulagement des chevaux. Au reste, il y a sûrement quelque chose dans les Mémoires de l’Académie sur cette question. Peut-être aussi, cet Euler, à qui rien n’échappe, en aura traité dans sa Mécanique ou ailleurs.
J’ai reçu des nouvelles par lesquelles on me marque que mon retour n’est pas pressé. Je resterai donc ici tout le mois. Ce n’est pas pour mon plaisir, ni même pour mon intérêt, car j’aimerais mieux aller vous rejoindre, mes amis. Je trouve qu’il y a plus de substance dans ce vers de La Fontaine :
Qu’un véritable ami est une douce chose !
que dans tout le livre de l’Esprit. J’espère que cela m’obtiendra de vous mon pardon de tout le mal que j’ai dit du héros dont j’ai osé attaquer la gloire. Vous savez bien que c’est vouloir obscurcir le soleil en jetant de la poussière en l’air.
XXVII. (Détails divers. — Les dévots. — Du Muy.)
Limoges, 17 décembre.
Mon orteil, est, M., très innocent de votre perversion, si vous ne voulez pas croire aux causes finales ; il me laisse très tranquille et n’aurait mis aucun obstacle à mon retour à Paris si ma présence y avait été nécessaire ou inutile à Limoges.
Je croyais Desmarets à Paris : je suis de moitié avec vous pour gourmander sa paresse et sa négligence impardonnables.
Les vers de M. de Guibert ne sont pas tournés d’une manière facile ; mais l’idée est très jolie, et cela, fait sur-le-champ, écrit à table, est certainement très bon et a dû être trouvé tel.
Il me semble que, dans la proscription assez générale de la nation dévote, l’on fait ordinairement une exception en faveur de M. Du Muy qui s’est montré d’une manière très franche dans le refus qu’il a fait du ministère, qui est estimé de beaucoup d’honnêtes gens qui ne sont points dévots, considéré des militaires comme un homme instruit dans son métier, exact et honnête et adoré des soldats comme un homme humain.
Le résultat de tout cela est de suspendre mon jugement entre vous et Mme d’Enville. Ma proscription contre les dévots n’est pas aussi générale que la vôtre parce que j’en ai vu qui étaient de très honnêtes gens. Le fanatisme même qui conduit à des actions fort mauvaises sur quelques points n’exclut pas toujours la probité sur les autres. Il y a des gens qui ont un coin de malhonnêteté comme il y en a qui ont un coin de folie. Je ne veux pourtant pas dire que M. du M.[16] soit dans ce cas. Il faudrait savoir les faits et les circonstances pour en juger.
Ni vous, ni Mlle de Lespinasse, ne me parlez de sa santé, je voudrais pouvoir croire que c’est un bon signe. Je l’ai un peu contrariée sur le livre de M. H.[17]. Je lui mande que c’est votre exemple et son indulgence pour nos sarcasmes contre les éloges de Colbert qui m’ont gâté.
Adieu, M., soyez bien persuadé de toute l’amitié que je vous ai vouée. Mille choses à tous nos amis.
XXVIII. (Détails divers. — Beaumarchais. — Du Muy. — Helvétius.)
Limoges, 28 décembre.
Ce que vous me mandez, M., de l’état de Mlle de Lespinasse m’afflige beaucoup, et d’autant plus que l’hiver ne fait que commencer.
Je lui dois d’autant plus de reconnaissance de ce que dans cet état elle pense à moi, et de ce que, non contente de me pardonner mes sorties contre Helvétius, elle me rend le bien pour le mal en m’envoyant le Mémoire[18] de Beaumarchais et en me chargeant de vous faire part de la nouvelle aventure de M. Goëzman. Ce Beaumarchais est bien méchant d’aller ainsi envenimer le respect d’un de ces Messieurs pour la décence publique ! Je trouve cependant comme vous que la défense qu’on lui fait de publier son Mémoire[19] contre Marin est très tyrannique, et d’autant plus tyrannique que son Supplément m’a paru plus amusant.
Je ne sais point l’histoire des professeurs d’Auxerre[20]. Je serais fâché que l’évêque[21] eût eu part dans une pareille affaire. C’est pis que d’admirer Frédéric[22] et de baiser les mains de Catherine seconde[23].
Je ne connais point M. Du Muy par moi-même ; mais des gens que j’estime, et qui ne sont point dévots, l’aiment et l’estiment. Il est sûr que s’il est persécuteur et délateur, il mérite toute votre colère, quelque terrible qu’elle soit. On dit que l’affaire du P. Boscowich[24] l’a aussi allumée ; je n’ai jamais su de quoi il s’agissait que d’une manière générale par Mlle de Lespinasse. Cet homme méritait un sort, mais non pas d’être mieux traité que des gens qui valent mieux que lui.
Je voulais vous écrire sur Helvétius. Nous sommes presque d’accord. Cependant, il y a encore un article sur lequel nous aurions à disputer et peut-être beaucoup, et sur lequel j’imagine encore que malgré la différence de nos énoncés, nous pourrions bien finir par nous accorder presque tout à fait ; mais la dispute demande du temps et je n’en ai point. Je vous dirai seulement que je ne crois pas que la morale en elle-même puisse être jamais locale. Ses principes sont partout fondés sur la nature de l’homme et sur ses rapports avec ses semblables, qui ne varient point, si ce n’est dans des circonstances très extraordinaires. Mais le jugement à porter des actions des individus est un problème beaucoup plus compliqué et infiniment variable, à raison des opinions locales et des préjugés d’éducation. Je suis, en morale, grand ennemi de l’indifférence et grand ami de l’indulgence dont j’ai souvent autant besoin qu’un autre. C’est, je crois, faute d’avoir bien distingué ces deux points de vue si différents sur la manière de juger la moralité des actions, que les uns donnent dans un rigorisme excessif en jugeant les actions individuelles d’après les idées générales de la morale, sans égard aux circonstances qui excusent l’individu ; et que les autres regardent toute action comme indifférente, et n’y voient que des faits de physique parce qu’il en est peu qui ne puissent être excusés dans quelque circonstance donnée.
Adieu, M., recevez les assurances de toute mon amitié. J’ignore encore le moment où je partirai.
XXIX. (Détails divers. — Necker.)
Limoges, 30 décembre.
Je crois. M., que ma lettre vous trouvera revenu de La Roche[25]. Je vous remercie bien de vous être occupé de M. Montagne. Je suis médiocrement tenté de l’instrument dont M. de Lalande veut se défaire, parce que j’imagine qu’il le garderait s’il était fort bon. Comme M. Montagne est à Paris, et moi assez près d’y aller, sans savoir précisément quand, je remets à ce temps à me décider.
L’abbé Morellet fait bien de me rappeler le livre de l’abbé Galiani sur la monnaie, car je l’aurais peut-être encore oublié.
Je ne vous trahirai pas sur M. Necker. Nous sommes complices sur ce point et j’ai aussi mon franc parler. J’en use même aujourd’hui à l’occasion de M. Helvétius.
Adieu, M., vous connaissez tout mon attachement.
Savez-vous si le problème de la hauteur la plus avantageuse des roues, pour la facilité du tirage, a été résolu bien complètement et en ayant égard à toutes les circonstances ? Il serait très intéressant pour la pratique qu’on eût levé sur cela tous les doutes. Si la chose n’était pas faite, elle mériterait qu’on s’en occupât.
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[1] Le vannier que Condorcet avait envoyé à Turgot.
[2] Deluc (1727-1817) physicien, auteur d’une Théorie des baromètres.
[3] Champion de Cicé (Jérôme-Marie).
[4] Il avait prétendu trouver des mines d’or et d’argent, notamment dans les Pyrénées.
[5] J.-F.-J. de Rochechouart.
[6] Fontaine, géomètre (1705-1771).
[7] Le Français de Lalande (1732-1807).
[8] L’Année littéraire, de Fréron.
[9] La Roche-Guyon, chez Mme d’Enville.
[10] Céphale et Procris.
[11] Dans une lettre non retrouvée.
[12] Mme de Beauvau.
[13] (1688-1747) conquérant persan.
[14] Par Palissot.
[15] Necker, pour son Éloge de Colbert.
[16] Du Muy.
[17] Helvétius.
[18] Mémoire à consulter.
[19] Addition au Supplément du Mémoire à consulter.
[20] Savez-vous, avait demandé Condorcet, que les professeurs d’Auxerre ont été condamnés aux galères par le bailliage ?
[21] Champion de Cicé (J.-B. Marie).
[22] Allusion à De Crillon.
[23] Allusion à Diderot.
[24] Jésuite, appelé en France pour occuper la place de directeur de l’optique de la marine qu’il dut quitter bientôt.
[25] La Roche-Guyon.
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