Oeuvres de Turgot – 125 – Les octrois

125. — LES OCTROIS.

Lettre au Contrôleur général[1].

[D. P., VI, 391.]

Limoges, 9 novembre.

M., j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 30 du mois dernier, par laquelle vous me marquez que plusieurs villes et hôpitaux se sont dispensés d’obtenir des lettres-patentes, sur les arrêts du Conseil qui lui permettent l’établissement de nouveaux octrois ou la prorogation de ceux dont ils jouissaient déjà ; que, cependant, ces octrois ne s’en perçoivent pas moins, et que cet abus vous paraît mériter d’être réformé. Vous me chargez, en conséquence, de me faire représenter, par les villes, bourgs et hôpitaux de ma généralité, les titres en vertu desquels ils perçoivent les droits d’octrois qui leur ont été accordés ; d’enjoindre à ceux qui n’ont que des arrêts du Conseil d’obtenir des lettres-patentes et de les faire enregistrer, et de les prévenir que, faute par eux de satisfaire à cet ordre avant le 1er avril prochain, la perception sera suspendue à compter de ce jour jusqu’à ce qu’ils se soient mis en règle. Vous désirez aussi que je défende à l’avenir aux villes et hôpitaux toutes perceptions pour lesquelles ils n’auraient pas obtenu de lettres-patentes.

C’est certainement une chose désirable que d’abolir toute perception qui ne serait pas appuyée sur des titres revêtus de la forme qu’exigent les lois, et de donner à la perception des droits destinés à subvenir à des dépenses même louables l’autorisation légale qui peut leur manquer. Je crois, cependant, M., que le travail nécessaire pour remédier à l’abus que vous avez remarqué pouvant être l’occasion d’une réforme plus considérable et plus utile, il convient de ne s’y pas borner. Je vais prendre la liberté de vous proposer sur la réforme des droits d’octrois quelques considérations qui me paraissent mériter votre attention, et qui tendent à suivre, dans le travail que vous me prescrivez, une marche un peu plus longue que celle qui serait nécessaire pour exécuter strictement les dispositions de votre lettre.

Rien de plus irrégulier, en général, que la perception des droits d’octrois. Une partie sont établis sur des titres qui, non seulement manquent des formes légales qu’il serait facile de suppléer, mais qui ont de plus le défaut d’être conçus en termes vagues et incertains, qu’on est presque toujours obligé d’interpréter par des usages qui varient suivant que les fermiers sont plus ou moins avides ou suivant que les officiers municipaux sont plus ou moins négligents. Il en résulte une foule de procès également désavantageux aux particuliers et aux communautés.

Un autre vice de presque tous ces tarifs est d’assujettir à des droits très légers une foule de marchandises différentes, ce qui en rend la perception très minutieuse et très facile à éluder, à moins de précautions rigoureuses qui deviennent fort gênantes pour le commerce. Il règne enfin, dans presque tous les tarifs des droits d’octrois, un troisième vice plus important à détruire : c’est l’injustice avec laquelle presque tous les bourgeois des villes auxquelles on a accordé des octrois ont trouvé le moyen de s’affranchir de la contribution aux dépenses communes, pour la faire supporter en entier aux plus pauvres habitants, aux petits marchands et au peuple des campagnes. Les droits d’octrois sont établis pour subvenir aux dépenses générales des villes ; c’est donc aux citoyens des villes, pour l’utilité desquels se font ces dépenses, à en payer les frais. Mais comme ces droits ont toujours été accordés sur la demande des corps municipaux et, comme le Gouvernement, occupé de tout autre chose, a presque toujours adopté sans examen les tarifs qui lui étaient proposés, il est arrivé presque partout qu’on a chargé par préférence les denrées que les pauvres consomment ; que si par exemple, l’on a mis des droits sur le vin, on a eu soin de ne les faire porter que sur celui qui se consomme dans les cabarets, et d’en exempter celui que les bourgeois font entrer pour leur consommation ; que pareillement on a exempté toutes les denrées que les bourgeois font venir du cru de leurs biens de campagne ; qu’ainsi ceux qui profitent le plus des dépenses communes des villes sont précisément ceux qui n’y contribuent en rien ou presque rien ; et que ces dépenses se trouvent payées, dans le fait, par ceux qui n’ont point de biens-fonds et que leur pauvreté met hors d’état de s’approvisionner en gros, ou par les habitants des campagnes, dont les denrées chargées de droits se vendent toujours moins avantageusement.

Il me semble, M., que le résultat de ces observations doit être, en cherchant à mettre en règle la perception des droits d’octrois, non seulement d’obliger les villes à faire revêtir des formes légales les titres de leur perception, mais encore d’en corriger les tarifs ; de fixer les droits d’une manière claire, précise, qui prévienne les interprétations arbitraires et les contestations qui en naîtraient ; de les simplifier, en ne les faisant porter que sur un petit nombre de denrées d’une consommation générale, assez précieuses pour que l’augmentation résultant du droit soit peu sensible et pour que la charge tombe principalement sur les plus aisés, et assez volumineuses pour qu’il ne puisse y avoir lieu à la fraude ; enfin, de supprimer les privilèges odieux que les principaux bourgeois se sont arrogés au préjudice des pauvres et des habitants des campagnes.

La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire n’annonce de réforme que sur un seul de ces objets ; et je ne sais s’il n’en résulterait pas, par la suite, une difficulté plus grande de remédier aux deux autres. En effet, vous me chargez d’avertir les villes de se pourvoir pour obtenir des lettres-patentes. Ces lettres, vraisemblablement, seraient accordées sur les anciens tarifs, sans que personne songeât à les réformer. Il est encore très vraisemblable qu’elles seraient enregistrées dans les tribunaux sans aucune difficulté. Par là, les abus qu’il est le plus important de corriger acquerraient au contraire plus de force, puisque le vice de leur titre serait couvert par la nouvelle autorisation.

Je pense donc, M., qu’au lieu d’ordonner aux villes de se pourvoir directement pour obtenir des lettres-patentes, il serait à propos de leur ordonner, d’abord et simplement, de remettre entre les mains des intendants de chaque province, avant le terme qui leur serait fixé, et qui pourrait être celui du 1er avril proposé par votre lettre, tous les titres relatifs aux droits d’octrois et autres qui peuvent être perçus à leur profit, que cette perception soit ou non autorisée par lettres-patentes ; d’y joindre les tarifs de ces droits sur chaque espèce de marchandises qui s’y trouvent assujetties, avec les modifications que l’usage a pu introduire dans la perception, en y ajoutant encore le détail des exemptions ou privilèges, et les titres particuliers, s’il y en a, qui établissent ces privilèges ; enfin, l’état des charges et dépenses assignées sur le produit de ces droits.

Vous chargeriez les intendants de vous envoyer leur avis sur l’utilité plus ou moins grande de ces perceptions relativement aux besoins des villes ou communautés qui en jouissent ; sur les droits qu’il pourrait être avantageux de supprimer, et sur ceux par lesquels on pourrait les remplacer pour procurer aux villes le même revenu d’une manière plus simple et moins onéreuse au commerce ; enfin sur les différents privilèges qu’il peut être juste d’abroger ou de conserver. Vous les autoriseriez à vous proposer de nouveaux projets de tarifs et vous vous décideriez sur les éclaircissements qu’ils vous enverraient, à accorder ou à refuser la confirmation des droits d’octrois, et à autoriser par des lettres-patentes les anciens tarifs, ou ceux que vous jugeriez à propos d’y substituer.

Je ne vous dissimulerai pas que tous ces droits sur les consommations me paraissent un mal en eux-mêmes ; que, de quelque manière que ces droits soient imposés, ils me semblent toujours retomber sur les revenus des terres ; que, par conséquent, il vaudrait beaucoup mieux les supprimer entièrement que de les réformer ; que la dépense commune des villes devrait être payée par les propriétaires du sol de ces villes et de leur banlieue, puisque ce sont eux qui en profitent véritablement ; que, si l’on peut supposer que certaines dépenses utiles aux villes le sont aussi aux campagnes des environs, ce qui est effectivement vrai quelquefois, il vaudrait mieux assigner une portion de l’impôt levé sur ces campagnes, pour subvenir aux dépenses dont ces campagnes profitent suivant cette supposition, que de les leur faire payer par la voie indirecte d’un impôt sur les consommations. Mais les idées ne sont pas encore assez généralement fixées sur les principes à suivre dans l’établissement des impositions, pour que l’on puisse proposer dans ce moment un changement aussi considérable. En attendant, et puisqu’il faut qu’il y ait des droits d’octrois, il faut du moins que ces droits soient établis de la manière qui entraîne le moins d’inconvénients. Comme cette réforme ne me paraît pas difficile, je crois devoir vous la proposer.

Je sens que l’examen des différents tarifs, et les éclaircissements nécessaires pour en proposer de nouveaux en connaissance de cause, exigeront quelque temps, et qu’un an ne suffira peut-être pas pour compléter tout ce travail. Il en résultera que, s’il se lève plusieurs droits sans une autorisation légale, cet abus durera un peu plus longtemps, puisqu’il n’est pas possible de faire cesser par provision la perception, et de priver par là les villes et les communautés de leurs revenus. Mais ce mal me paraît beaucoup moins fâcheux que celui de perpétuer des tarifs vicieux en eux-mêmes, onéreux au commerce, sujets à mille contestations et remplis d’injustice, en les autorisant sans un examen préalable et sur la simple demande des villes. Je vous serais très obligé, M., de vouloir bien me marquer si vous adoptez le plan que j’ai l’honneur de vous proposer.

Comme le délai d’ici au 1er avril n’est pas fort long, j’ai cru devoir rendre dès à présent une Ordonnance pour obliger toutes les villes, bourgs et hôpitaux qui jouissent de droits d’octrois à me présenter leurs titres et leur tarifs avant le 15 mars prochain, sans m’expliquer sur les autres dispositions de votre lettre, et sans leur indiquer la voie de se pourvoir directement au Conseil pour obtenir des lettres-patentes : l’exécution de cette ordonnance préparatoire me fera toujours connaître cette partie plus en détail. Si vous adoptez mes idées, je pourrai travailler tout de suite à l’examen des tarifs actuels, et m’occuper des moyens de les réformer. Si vous ne jugez pas à propos d’entreprendre un si long travail, je me contenterai de mander aux villes et communautés de se pourvoir pour faire autoriser leurs tarifs par des lettres-patentes[2].

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[1] On trouve aux Archives de la Haute-Vienne un arrêt du Conseil du 28 février 1772 ordonnant que les registres des recettes d’octroi soient tenus sur papier timbré (C. 277).

On trouve aussi aux mêmes Archives (C. 84 et 99, p. 176) les pièces ci-après :

23 novembre. Ordonnance invitant les officiers municipaux des villes qui jouissent de privilèges à produire leurs titres.

9 février. Commission pour l’arpentement de la paroisse de Verneuil.

[2] Cette ordonnance fut rendue le 23 novembre (A. H. V., C. 84).

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