123. — LE COMMERCE DES COLONIES.
[A. N., K. 908. — D. P., VI, 293.]
(Les ports de Rochefort et de la Rochelle. — La navigation de la Charente.)
I. — Lettre au maire de Rochefort.
Limoges, 7 juillet.
Je trouve ici, M., au retour d’une tournée fort longue que je viens de faire, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 21 juin et les nouvelles représentations que vous avez faites au Roi, au nom de la ville de Rochefort, pour obtenir la liberté du commerce aux colonies. Je regarde cette liberté comme très avantageuse à la province dont l’administration m’est confiée. Je dois m’y intéresser d’autant plus que je suis, depuis plusieurs années, occupé du projet de perfectionner la navigation de la Charente au-dessus d’Angoulême, et de rendre cette rivière navigable dans toute l’étendue de l’Angoumois, et jusqu’à Civray en Poitou. La possibilité de cette navigation a été bien reconnue, et tous les plans en sont dressés. Cette navigation et la liberté du port de Rochefort doubleront leur utilité réciproque. Vous pouvez donc juger combien j’ai dû me faire un plaisir de joindre mes sollicitations aux vôtres. Avant de quitter Paris, j’avais eu l’honneur d’en parler à M. de Boynes[1]. Il m’avait paru aussi bien disposé qu’on pouvait le désirer et persuadé, ainsi que moi, que cette demande ne pouvait souffrir aucune difficulté. Je vois, par votre lettre, qu’on vous oppose l’intérêt prétendu de la ville de La Rochelle et des fermiers généraux. Je crois cet intérêt très léger, s’il est réel. Mais, quand il serait beaucoup plus grand qu’il ne peut l’être, ce ne serait assurément pas une raison pour priver toutes les provinces, à portée de la Charente, de leur débouché naturel, pour les forcer d’en prendre un détourné et moins avantageux ; aurait-on pu rejeter le projet du canal de Languedoc sur l’opposition des rouliers de Toulouse à Cette, ou admettre l’opposition des muletiers contre l’ouverture des routes praticables aux grandes voitures ? Je connais trop les principes de M. Trudaine pour douter qu’il n’apprécie à leur juste valeur les oppositions des habitants de La Rochelle et celles des fermiers généraux. Je lui écris, cependant, ainsi qu’à M. le Contrôleur général.
II. — Lettre au Contrôleur général.
Limoges, 7 juillet.
Les juges-consuls d’Angoulême m’ont communiqué, il y a quelque temps, un mémoire par lequel ils joignent leurs sollicitations à celles du corps municipal de Rochefort, pour demander que cette dernière ville obtienne la liberté de commercer directement aux colonies.
Cette demande intéresse trop essentiellement la province dont l’administration m’est confiée, pour ne pas me faire un devoir de l’appuyer auprès de vous. La Charente, dont les ports de Rochefort et de Charente forment l’abord, est le débouché naturel de toutes les denrées de la Saintonge et de l’Angoumois. Plusieurs parties du Périgord, du Poitou et du Limousin n’ont de communication avec la mer et avec l’étranger que par le moyen de cette rivière. C’est par elle que leurs habitants peuvent se procurer les moyens de pourvoir à leurs besoins et tirer un parti utile de leur superflu. Ils ont donc le plus grand intérêt à tout ce qui peut donner au commerce de cette province plus d’étendue et d’activité. Les vrais principes du commerce auraient dû sans doute assurer à tous les ports, à toutes les provinces, à tous les lieux, à tous les particuliers du Royaume, la libre jouissance des avantages que la nature leur a donnés ; car la liberté, la concurrence universelle, l’activité qui en résultent, peuvent seules établir entre toutes les parties et tous les membres d’un État la proportion la plus juste et l’équilibre le plus favorable à la plus grande richesse du tout. Un débouché plus facile diminue les frais, augmente le profit des exportations, et modère la dépense des importations ; un débouché qui communique avec l’intérieur par un plus grand nombre de routes et de canaux, multiplie au profit de l’État les objets et les bénéfices du commerce. À ces titres, les villes de Rochefort et de Charente, situées au débouché d’une grande rivière navigable et qui peut le devenir encore plus, devraient, s’il était nécessaire de limiter le nombre des villes autorisées à faire le commerce des colonies, obtenir la préférence sur beaucoup d’autres.
Jusqu’à présent, l’établissement d’un département de la marine à Rochefort avait été regardé comme un obstacle aux établissements de marine marchande dans le même port. Sans examiner si cette raison devait l’emporter sur l’utilité du commerce qu’on sacrifiait, du moins l’établissement auquel on faisait ce sacrifice offrait aux provinces riveraines de la Charente un dédommagement dans les consommations inséparables de la dépense que le Roi faisait à Rochefort. La suppression ou, du moins, la réduction de l’établissement de la marine royale dans ce port prive les provinces de leur dédommagement ; il est donc juste, il est donc nécessaire de leur rendre les avantages que la nature leur avait donnés, et dont il n’y a plus aucun motif de les priver. Il est nécessaire de remplacer le vide d’une consommation qui cesse, en ouvrant un nouveau champ à l’industrie, en lui permettant de chercher des consommateurs hors du Royaume, et de partager avec les autres sujets du Roi les bénéfices du commerce des colonies, et les bénéfices plus considérables encore dont ce commerce serait l’occasion par l’activité que cette branche nouvelle donnerait à toutes les autres.
Il faut, ou prendre ce moyen de suppléer au vide des consommations, ou se résoudre à voir dépérir le commerce et la culture, baisser les revenus des propriétaires, languir le recouvrement des revenus du Roi dans toutes les provinces que vivifiaient ces consommations. Il faut sacrifier les espérances fondées qu’on a, et qu’on doit avoir, d’étendre le commerce et les productions des provinces qu’arrose la Charente fort au delà de l’état actuel. Cette rivière n’est à présent navigable que jusqu’à Angoulême ; encore, depuis Cognac jusqu’à cette ville, la navigation est-elle difficile, embarrassée, interrompue pendant une partie de l’année. Il est possible et même aisé, non seulement de rendre cette navigation sûre et facile dans tous les temps, mais encore de la prolonger pendant un cours de près de cinquante lieues de rivière, depuis Angoulême jusqu’à Civray, petite ville assez peu éloignée de Poitiers. Les plans et les devis de ce travail ont été élevés et rédigés sous mes yeux par l’ingénieur de la Province, et j’ose dire que la dépense de l’exécution sera fort au-dessous des avantages qu’elle procurera. J’attends que l’ingénieur ait mis la dernière main à son travail pour avoir l’honneur de vous en rendre compte ; plus la navigation de la Charente se rapprochera de sa source, plus les communications qu’elle ouvre se ramifieront dans l’intérieur, plus il deviendra utile d’ouvrir et d’étendre ses débouchés à l’extérieur ; plus son commerce extérieur acquerra d’activité, plus aussi la navigation intérieure développera les richesses naturelles de cette partie du Royaume ; plus l’État trouvera d’intérêt, plus il aura de motifs pour donner aux habitants de Rochefort, et par eux à une partie considérable du Royaume, la faculté d’user de tous leurs avantages en commerçant directement avec les colonies.
Ces raisons me paraissent à la fois si puissantes et si palpables, que j’ai peine à comprendre comment la demande des habitants de Rochefort a pu souffrir à cet égard la plus légère difficulté. Je vois cependant, par un nouveau Mémoire que vient de m’adresser le maire de cette ville, qu’on a opposé à ses demandes l’intérêt des habitants de la Rochelle et celui des fermiers généraux.
Quant à ce dernier intérêt, je n’ignore pas que, lorsqu’en différentes occasions il a été question d’augmenter le nombre des villes auxquelles les lettres-patentes de 1717 avaient accordé la liberté de commercer directement aux colonies, les fermiers généraux ont opposé l’augmentation de frais qui en résulterait pour leur régie, par l’obligation où ils seraient d’établir de nouveaux bureaux dans ces ports ; mais je sais aussi qu’on a évalué la force de cette objection, et qu’on n’en a pas moins, avec grande raison, accordé, depuis quinze ans, la liberté du commerce des colonies à un grand nombre de ports qui n’en jouissaient pas. On a pensé avec raison que, si les frais de régie devenaient un peu plus forts, la perception des droits augmenterait dans une plus grande proportion encore, parce que les produits des droits augmentent avec le commerce, et que le commerce s’accroît en raison des facilités de le faire. Les fermiers généraux ont appris vraisemblablement, par l’expérience, que leur intérêt bien entendu s’accordait avec l’intérêt du commerce ; et le Gouvernement a dû apprendre mieux encore que, si l’intérêt du commerce et celui de la ferme pouvaient être contraires, l’intérêt de l’État serait toujours de favoriser le commerce par préférence ; un propriétaire éclairé sait bien qu’il ne doit pas sacrifier l’amélioration de sa terre à l’intérêt momentané de son fermier.
Quant à l’intérêt prétendu des habitants de La Rochelle, il mérite, s’il est possible, encore moins de considération. Qu’importe à l’État que le commerce soit fait par telle ou telle ville ? Ce qui lui importe, c’est que le commerce soit fait aux moindres frais possibles ; que les sujets de l’État aient le débit le plus avantageux de leurs denrées, et que, par conséquent, ils aient le plus grand choix entre les acheteurs ; qu’ils se procurent les objets de leurs jouissances au meilleur marché qu’il soit possible ; que, par conséquent, ils aient le plus grand choix entre les vendeurs ; que les marchandises dont ils ont besoin ne soient pas surchargées de frais intermédiaires au profit de tiers. C’est ce qui arrive naturellement et de soi-même quand les routes du commerce sont libres, parce que chaque vendeur et chaque acheteur choisissent celle qui leur convient le mieux. Si les marchandises du Royaume se débouchent mieux par La Rochelle, si celles des colonies y arrivent et en sortent à moins de frais que par la voie de Rochefort, la liberté sollicitée par Rochefort ne fera rien perdre à La Rochelle ; mais si, par la nature des choses, les avantages des acheteurs et des vendeurs les attiraient par préférence à Rochefort, il serait injuste de sacrifier à l’intérêt des habitants de La Rochelle, non seulement ceux de Rochefort, qui sont comme eux Français, enfants de l’État, et qui ont les mêmes droits à la protection du souverain, mais encore ceux de la Saintonge, de l’Angoumois, du Poitou, du Limousin, qui, par leur nombre, et par leurs richesses, sont d’un tout autre poids dans la balance. Ce ne serait pas seulement une injustice, ce serait une erreur politique très funeste, et qui tendrait à sacrifier à un très petit intérêt particulier les productions et les revenus de plusieurs provinces, et à diminuer la somme des richesses de l’État. Cette injustice et cette erreur seraient précisément du même genre que celles par lesquelles un administrateur se refuserait à l’ouverture d’un chemin commode, plus court et plus doux, et praticable à toutes sortes de voitures, dans la crainte de nuire à quelques aubergistes placés sur une route longue, escarpée, et où le commerce ne pourrait se faire qu’à dos de mulet. Il ne s’ouvre aucune route ; il ne se creuse aucun canal, aucun port ; il ne se fait aucune amélioration dans quelque genre que ce soit, sans qu’il en résulte quelque préjudice pour quelque particulier ; mais le bien général l’emporte et doit l’emporter. Quand ce bien général exige que le particulier perde sa propriété, l’État doit l’en indemniser, ou plutôt remplacer cette propriété par une propriété équivalente. Quand, en conservant sa propriété, le particulier ne perd qu’un avantage accidentel, étranger à sa propriété, qui ne tenait qu’à l’usage libre que d’autres faisaient de leur propriété, et qui ne cesse que par ce même usage libre de la propriété, l’État ne lui doit pas même de dédommagement ; à plus forte raison, ne lui doit-il pas de contraindre la liberté d’autrui pour lui conserver cet avantage accidentel et passager par sa nature.
Je vous avoue que l’évidence de ces principes me paraît telle qu’il est également difficile et superflu de les démontrer. Je dois croire que vous en êtes aussi convaincu que moi, et peut-être dois-je vous prier de me pardonner l’indiscrétion avec laquelle je vous présente des réflexions dont vous ne devez pas avoir besoin et que vous ne me demandez pas. L’importance de l’objet pour l’avantage de cette province me servira d’excuse.
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[1] Ministre de la marine, à qui Turgot succéda.
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