Oeuvres de Turgot – 122 – Lettres à Condorcet

122. — LETTRES À CONDORCET.

II. (La justice criminelle.)

[A. L., copie. — Carl Friedrichs von Baden brieflicher verkehr mit Mirabeau und Du Pont, publiée par M. Knies, II, 233[1].]

Limoges, 12 février.

Je vous ai fait part de mes doutes, M., sur la forme des jugements par des jurés en matière criminelle : cette matière mérite beaucoup d’examen et je saisirai avec grand plaisir l’occasion que vous voulez me donner de la discuter contradictoirement lorsque nous aurons tous deux un peu de liberté ; je ne serais pas même fâché que nous gardions réciproquement nos lettres, qui pourront ensuite servir à celui de nous deux qui voudrait arranger définitivement ses idées sur une question aussi importante pour l’humanité.

Ce qui me répugne le plus dans la procédure par jurés, c’est ce choix de juges pour chaque crime particulier, qui me paraît devoir rendre souvent la justice arbitraire et dépendante, ou du parti dominant, ou du souffle de l’opinion populaire actuelle. Les Calas ont été condamnés au parlement de Toulouse ; mais j’eusse parié encore plus contre eux dans la circonstance, s’ils eussent été jugés par des jurés. C’est d’ailleurs un métier et un métier difficile que de bien juger, et surtout de bien instruire un procès criminel ; il faut donc qu’il soit fait par des gens qui le fassent ex professo. Je ne veux pas dire pour cela qu’ils doivent être ni perpétuels, ni irrévocables, ni commis par l’autorité, mais je veux que ce soient des juges qui sachent juger, et qui aient mis leur point d’honneur à bien juger. Dieu nous garde de juges qui aient mis leur point d’honneur à être des hommes d’État et des héros patriotes. Dieu nous garde de ceux qui en se rendant redoutables au gouvernement, donnent au gouvernement un intérêt de les acheter, et de leur apprendre le tarif de leur probité. Oh ! j’aime autant des jurés que ceux-là. Adieu, M., recevez les assurances de ma sincère amitié[2].

III. (La justice criminelle.)

[Carl Friedrichs von Baden, etc., II, 238.]

Limoges, 17 mai.

Il y a longtemps, M., que je dois une réponse à votre lettre du 25 avril. Le défaut de loisir et l’importance de la matière sur laquelle vous entamez la dispute sont la cause de ce retard. Il me serait impossible d’ici à longtemps de la traiter comme elle devrait l’être et je suis forcé de me borner à quelques légères observations. Heureusement, vous êtes accoutumé à entendre à demi-mot.

Il faut d’abord, ce me semble, exclure de notre dispute la comparaison entre le système actuel de la procédure criminelle en France et le système actuel de l’Angleterre. Je suis loin de défendre notre procédure dont je connais toute l’injustice et l’odieux. Quoique je voie de grands inconvénients dans la forme anglaise, je ne suis nullement éloigné de penser qu’à tout prendre, il vaut mieux être jugé en Angleterre par des jurés qu’à Paris par l’ancien ou le nouveau Parlement. Mais les avantages et désavantages réciproques et les motifs de préférence pour la procédure d’une des deux nations ne tiennent pas tous à beaucoup près, à l’alternative d’être jugé par des jurés choisis pour chaque procès ou par un tribunal subsistant. Ils tiennent en grande partie à la différence des lois et des préjugés des deux nations. L’arrêt que vous citez contre cette malheureuse fille qui a mieux aimé souffrir la question que d’accuser son père, n’aurait pas eu lieu en Angleterre, mais c’est parce qu’en Angleterre, la question a été abolie. Cette loi barbare est absolument indépendante du choix qu’on peut faire entre les deux systèmes. On peut demain abroger la question en France, il ne faut pour cela qu’un chancelier humain. La forme de l’instruction qui, en France, est secrète et toute contre l’accusé et qui en Angleterre est contradictoire avec lui, cette injustice atroce de priver un accusé de tout autre moyen de défense que ce que sa présence d’esprit lui suggère dans ses interrogations et à la confrontation, nous vient du droit canon et des formes de l’inquisition. Aussi M. Montclar trouvait-il que l’abbé Morellet dans son Manuel des inquisiteurs avait tort de reprocher à l’inquisition une forme qui a lieu dans toute la procédure criminelle. Vous m’avouerez qu’une instruction contradictoire où l’accusé pourrait produire ses témoins, serait très compatible avec un tribunal réglé.

Il y a en Angleterre un autre usage excellent et très propre à garantir l’innocence des condamnations injustes. C’est l’usage de faire imprimer tout au long les procédures criminelles. Cette publicité est le meilleur frein qu’on puisse opposer à l’injustice des juges ; elle doit même à la longue intimider les ignorants et les empêcher de s’asseoir sur le tribunal. J’observe en passant que cette publicité est le seul moyen possible d’atteindre au but, que vous regardez avec raison comme si important, de convaincre le public que la condamnation portée contre tel citoyen est juste, et qu’il a véritablement commis le crime dont il a été accusé. L’impression des procès criminels devrait, suivant moi, être faite dans l’intervalle entre le jugement des premiers juges et le nouvel examen du juge d’appel. Car c’est, suivant moi, une chose nécessaire que ce second examen qui manque à la procédure anglaise. La dépense n’en sera pas excessive quand on aura borné la peine de mort au petit nombre de cas où elle doit avoir lieu si elle doit avoir lieu, autre matière à discussion, sur laquelle j’ai encore des doutes et sur laquelle, malgré mon penchant, je trouve bien des difficultés à adopter l’opinion de Beccaria[3]. Au surplus la publicité peut être admise avec la forme française, et l’appel à un juge supérieur peut être ajouté à la forme anglaise.

Il y a encore des préjugés qui, indépendamment d’une forme ou d’une autre rendent la justice criminelle plus ou moins redoutable. Tels sont les préjugés qui font regarder certaines actions comme plus ou moins criminelles. L’assassinat de La Barre est l’effet d’un système d’intolérance dont ce malheureux jeune homme n’eût peut-être pas moins été la victime, si son procès avait été instruit par des jurés ; un autre préjugé souvent funeste à l’innocence est l’idée très répandue qu’un juge doit juger secundum allegata et probata, et qu’il y a des preuves légales auxquelles le juge doit se rendre. Il y a une foule de gens assez imbéciles et assez féroces pour que la déposition de deux témoins tranquillise pleinement leur conscience. L’usage de l’instruction contradictoire doit rendre ce préjugé moins nuisible en Angleterre qu’en France, parce que les preuves se trouvant balancées par d’autres preuves, le juge est forcé de les comparer, de discuter et de faire usage de sa propre sagacité pour juger. Un léger progrès dans les lumières et dans l’instruction publique, des leçons sur l’esprit de la loi dont un législateur éclairé et bienfaisant accompagnerait sa promulgation, donneraient des idées saines sur la nature des preuves légales : tout juge saurait que la condition nécessaire, pour qu’il puisse infliger justement une peine afflictive, est sa conviction intime que le crime a été réellement commis ; il saurait qu’aucune loi ne peut déterminer le nombre ni le genre des preuves qui peuvent produire en lui cette conviction intime ; mais qu’un législateur guidé par la sagesse et par l’humanité a pu et dû mettre une barrière à la trop grande facilité à croire et exiger au moins certaines preuves déterminées pour autoriser à prononcer une condamnation ; il regarderait, en conséquence, ce qu’on appelle preuve légale, non pas comme une preuve suffisante pour condamner, mais comme le minimum de preuve sans lequel il ne peut condamner.

Je conviens avec vous qu’un corps de juges perpétuels et inamovibles a bien des dangers. On a cru par là prévenir les inconvénients des choix arbitraires dictés dans les monarchies par la faveur, le crédit, et dirigés par la plus basse vénalité. Mais il ne fallait ni l’un ni l’autre. Quant au malheur d’avoir des juges qui croient avoir des occupations plus importantes que de rendre la justice et qui se croient en droit de se mêler des affaires d’État, je suis pleinement d’accord avec vous : de tels tribunaux sont l’absurdité des absurdités.

Toutes les observations que je viens de faire, ne sont que des préliminaires qui ne tendent point à décider la question, mais à en fixer l’état entre nous. Voici comme je le conçois. Il ne s’agit pas de comparer entre elles deux formes établies, l’une en France, l’autre en Angleterre ; car elles peuvent être et sont, suivant moi, toutes deux mauvaises. Il ne s’agit pas non plus d’examiner les différents obstacles que les différentes formes de gouvernement despotique, aristocratique, démocratique, et les abus attachés à ces formes de gouvernement peuvent mettre à la meilleure forme de procédure criminelle ou plutôt à l’exercice plein et entier de la vraie justice qui ne se permet de rigueur, qu’autant que la nécessité absolue et la conservation des droits de la société l’exigent. Ce serait la matière d’un très gros livre impossible à bien faire, suivant moi, si l’on n’a préalablement déterminé quelle est en elle-même la meilleure forme de procédure et de justice criminelle, ou ce qui est la même chose, le meilleur moyen d’assurer d’un côté les citoyens contre les violences des particuliers, et de l’autre contre les accusations injustes, contre la prévarication, l’incapacité, l’iniquité et tous les différents genres de corruption dont on peut croire susceptibles les juges chargés de garantir la société. Je dis en elle-même et abstraction faite des formes de gouvernement, ou plutôt des abus dont ces formes sont susceptibles, c’est-à-dire en supposant que le gouvernement est le vrai gouvernement qu’établirait l’ordre naturel de la société humaine, mieux connu et non troublé par des causes accidentelles ; — car la meilleure forme de gouvernement est aussi très susceptible d’être fixée par l’examen approfondi de la nature de l’homme et, quoiqu’on en dise, il n’y en a qu’une de bonne, et quoiqu’elle n’ait jamais été établie dans aucun temps ni dans aucun lieu, elle n’en est pas moins la seule raisonnable ; — ou bien encore, en supposant que le gouvernement, quel qu’il soit, n’a que des intentions droites et éclairées, qu’il veut le bien et qu’il ne veut point abuser. Après avoir ainsi résolu le problème dans sa plus grande simplicité et en y faisant entrer le moindre nombre d’éléments qu’il est possible, il sera temps de considérer les modifications que pourra exiger dans les résultats l’introduction successive des divers éléments qui peuvent le compliquer.

Je me suppose donc législateur absolu et indépendant de toute institution arbitraire, n’ayant à traiter qu’avec l’homme et la nature, et c’est de là que je partirai dans ma prochaine lettre ; celle-ci est déjà bien assez longue, et je ne veux pas non plus remettre encore au premier courrier à entamer avec vous cette matière intéressante. Rien ne nous presse, car on n’attendra pas le résultat de nos réflexions pour former les nouveaux tribunaux et le nouveau code.

Réponse de Condorcet. — Ribémont, 4 juin. — … Les réflexions préliminaires dont vous m’avez fait part m’ont fait un grand plaisir, parce que j’en ai beaucoup à voir, avant que je m’accorde avec vous ; mais j’ai été charmé de votre idée sur ce qu’on appelle preuves légales, et je la crois si juste et si utile que je voudrais qu’elle fût consacrée par une forme, comme de signifier à l’accusé que cette preuve légale est acquise contre lui, et de laisser un temps entre cette signification et le jugement…

III. (La justice criminelle. — Les jurés ; les pairs ; les juges permanents. — L’instruction ; la défense ; le jugement. — Double tribunal ; publicité ; comité des grâces.)

[Carl Friedrichs von Baden, etc., II, 243.]

Limoges, 16 juillet.

La tâche que vous m’avez prescrite, M., m’a rendu bien paresseux. Je suis honteux d’avoir reçu la réponse à mes préliminaires avant d’être entré dans le fond de la question. Mais je ne pense pas que la matière que nous traitons ait en rien diminué votre penchant à l’indulgence. J’en étais, je crois, à vous dire, que j’examinais la question de la meilleure forme à donner à la procédure criminelle dans la supposition d’un gouvernement où la liberté serait entièrement affermie, où il n’y aurait aucun de ces établissements artificiels qui compliquent la constitution et qui la rendent incertaine et flottante, en introduisant dans la société des intérêts qui ne sont ni l’intérêt des particuliers, ni l’intérêt du corps entier de la société.

Je tire de là une première observation contre le système des jurés auquel je reproche de tenir à des institutions arbitraires, toujours nuisibles par là même qu’elles sont arbitraires, et qui ne doivent jamais servir de base à la législation, puisque la législation doit tendre à les détruire.

Ce système est tout fondé sur le droit d’être jugé par ses pairs. Mais qu’est-ce que des pairs ? Dans l’ancienne subordination féodale de laquelle date ce droit d’être jugé par ses pairs, on entendait par ce mot ceux qui relevaient du suzerain dans le même degré. Les vassaux immédiats et au-dessous d’eux les arrière-vassaux dont le seigneur immédiat n’avait point de cour et qui étaient jugés dans la cour du suzerain, enfin ceux qu’on appelait les vilains. Dans la jurisprudence des Anglais l’on a, je crois, étendu cette idée de pairs à l’identité de métier ou de profession, aux membres de la même corporation : en sorte qu’un tisserand a pris pour pairs des tisserands, comme un pair du royaume a pour pairs les membres de la Chambre des seigneurs. Il me semble pourtant que si un chapelier a assassiné un homme, la question n’est pas plus du ressort des chapeliers que des cordonniers, et que l’esprit de corps qui intéresse les chapeliers pour les autres membres de la communauté, ne peut avoir ici d’autre effet que de laisser le crime impuni pour sauver l’honneur du corps. Dans la bonne politique, toutes ces corporations, ces associations des gens d’un même métier, ne doivent point avoir lieu. Un homme peut exercer successivement, ou à la fois, tous les métiers qu’il sait et qui lui donnent le plus à gagner.

Dans la constitution naturelle des sociétés, il n’y a que deux ordres réellement distingués, c’est-à-dire, dont la distinction soit nette, tranchée et donne lieu à des droits différents, l’ordre des propriétaires de biens fonds et le reste des citoyens non propriétaires. Il y a une autre distinction entre les riches et ceux qui ne le sont pas ; et cette distinction a lieu dans les deux ordres des propriétaires ; mais elle n’influe en rien sur l’étendue des droits de citoyen, par rapport auxquels le riche et le pauvre sont parfaitement égaux ; cette distinction d’ailleurs ne partage pas précisément la société en deux classes. Il n’y a pas une limite précise au-dessus de laquelle on soit riche ou pauvre ; et la société entière présente à cet égard une suite de nuances dégradées imperceptiblement, depuis M. de la Borde[4] jusqu’au mendiant du coin des rues. Pauvre et riche sont deux termes de comparaison qui n’ont point de signification absolue, à moins qu’on entende par pauvre celui qui manque du nécessaire physique pour vivre.

Outre la différence que mettent entre les membres de la société la richesse et la pauvreté, il en est une autre qui est une suite de cette première, c’est celle qui se trouve entre les hommes qui ont reçu une éducation libérale et ceux qui n’en ont reçu qu’une grossière ou tout à fait nulle.

Il est vraisemblable que le partage des biens-fonds abandonné à la marche de la nature serait beaucoup moins inégal que le partage actuel dirigé par une législation orgueilleuse et qui tend à multiplier les causes d’inégalité par des substitutions, des retraits féodaux et lignagers, des droits d’aînesse, des exclusions des filles, une faveur excessive accordée aux testaments, etc. Le terme, auquel le partage des terres doit aller et où il doit s’arrêter, est celui où les terres rapportent le plus de revenu ; ce qui doit varier suivant les différents genres de culture. Il est certain qu’il y a des frais indispensables qui n’augmentent pas en même proportion que le terrain et, par exemple, si une charrue peut labourer 100 arpents, celui qui n’en a que 90 n’a pas les 9/10 du revenu de celui qui en a 100. Il est certain, dans le fait, qu’un gros fermier de quatre à cinq charrues, gagne plus et donne plus de fermage à son propriétaire, que cinq fermiers exploitant chacun une ferme d’une charrue ; mais cette augmentation de revenu, dans une plus grande proportion que l’augmentation d’étendue, a son maximum, son décroissement et ses bornes. Il devient impossible qu’un seul homme conduise une exploitation trop vaste. Il est obligé de négliger bien des parties, de payer des subalternes qui le trompent ou qui font des fautes. Il perd ainsi en mauvaise administration plus qu’il ne gagne en épargne de frais. Je penche par différentes considérations à croire que la division des terres, abandonnée à la marche de la nature, sera portée beaucoup plus loin que ne le pensent les économistes et qu’on ne l’imagine communément.

Mais toute cette digression est bien étrangère à notre question principale : il n’y a pas grand mal, et je pourrai bien me livrer ainsi aux idées accessoires qui se présenteront à moi sans me piquer d’une marche régulière.

Je voulais seulement vous faire remarquer que la classe des propriétaires est comme celle des non propriétaires, composée de pauvres et de riches, d’hommes qui ont été élevés d’une manière fort inégale, en sorte qu’elles doivent se trouver assez mélangées par l’habitude de la société pour qu’on n’ait point à craindre de l’une à l’autre ce mépris insultant qui pourrait aller jusqu’à l’inhumanité.

Je voulais en conclure que la loi qui ordonnerait que les propriétaires seraient jugés par des propriétaires et les non-propriétaires par des non-propriétaires, serait à peu près sans objet. Celle qui ordonnerait que les riches seraient jugés par des riches, et les pauvres par des pauvres, serait bien arbitraire dans son application, à moins qu’on ne voulût classer les citoyens à raison de leur fortune, institution arbitraire et dangereuse en ce qu’elle donne un aliment à la vanité en formant une séparation décidée, en mettant une distinction humiliante entre des citoyens qui ont droit de se croire égaux. Cette dégradation de nuances que la nature établit, dans l’inégalité inévitable des fortunes, fait que personne n’en est ni trop enorgueilli ni trop humilié, que tous doivent et rendent à tous des égards. Les institutions artificielles comme la noblesse, comme les castes indiennes, donnent à la vanité un fondement légal, mettent d’un côté l’orgueil, de l’autre la bassesse, et font souvent oublier les droits de la justice et de l’humanité. Il serait d’ailleurs difficile de distribuer en classes les citoyens non propriétaires, à raison de leur fortune, sans une inquisition aussi odieuse que facile à éluder.

Je ne puis voir au fond une grande utilité à cette égalité entre l’accusé et les juges. Vous craignez que le mépris des classes supérieures pour les inférieures ne soit porté jusqu’à faire regarder la vie des inférieurs comme indifférente.

J’ai déjà observé que ce mépris d’une classe à l’autre n’a pas lieu dans l’ordre naturel, et que la dégradation par nuances imperceptibles adoucit beaucoup l’effet de l’inégalité des fortunes. Nous en avons sous les yeux un exemple dans la manière dont les nobles, quoique très inégaux en fortune et en illustration, en agissent entre eux. J’ajoute que même dans notre état de guerre habituel de toutes les parties de la société les unes contre les autres, malgré la distinction beaucoup trop tranchée entre la noblesse et la roture, je n’ai point aperçu que ce mépris inhumain du peuple soit, en général, porté assez loin pour que qui que ce soit, ose s’avouer que la vie d’un homme du peuple est pour lui une chose vile. Ce sentiment ne peut exister que dans quelques âmes atroces, et je ne pense pas qu’il puisse résister aux progrès de l’éducation qu’amènera le progrès des lumières. Il existe, à la vérité, un sentiment assez commun qui est la mauvaise opinion du caractère moral du peuple, opinion malheureusement fondée. De cette mauvaise opinion résulte la crainte qu’on a du peuple, et l’idée où sont bien des gens qu’il faut le contenir par la sévérité. La cruauté est ordinairement fille de la peur. Mais cette cruauté a, je crois, plus influé sur les législateurs que sur les juges, sur la fixation de la peine que sur l’examen du fait ; ce dernier article a toujours été regardé par l’homme même médiocrement honnête comme de devoir rigoureux. Si les juges ont trop souvent manqué à ce devoir, c’est : 1° par bêtise et parce que, peu accoutumés à discuter les preuves du genre moral, ils se laissent éblouir par des lueurs, entraîner par des notoriétés trompeuses, par des préjugés populaires ou de parti ; le supplice du malheureux Calas n’a pas eu d’autre cause ; 2° par une suite de l’opinion beaucoup trop répandue qu’il y a des preuves légales proprement dites, auxquelles le juge est obligé de soumettre sa conscience ; 3° par la crainte trop grande de laisser le crime impuni.

Ce dernier sentiment est très répandu et tient à deux principes. L’un est le retour sur soi-même et sur le danger de se trouver exposé à devenir la victime du crime ; l’autre est l’opinion naturelle et presque innée que la vengeance du crime fait une partie essentielle de la justice. Le désir de la vengeance est naturel à l’homme injurié ; et, dans l’état de nature, il est l’unique frein du crime. Dans l’état civil, le citoyen ne s’est pas tout à fait départi de ce droit de vengeance ; mais il l’a remis au corps de la société pour l’exercer légalement.

Le remède naturel à ces causes d’injustice est le progrès de l’éducation, et je pense que ces causes seraient encore plus actives si l’on confiait le jugement des affaires criminelles aux dernières classes de la société ou aux véritables pairs des accusés. Car le plus grand nombre des crimes qui donnent lieu aux peines affectives, sont commis par des hommes de ces dernières classes, que la misère d’un côté, de l’autre le défaut d’éducation et la facilité d’échapper à l’infamie, exposent infiniment davantage aux tentations du crime.

Un procès criminel est composé de trois parties : l’instruction, le jugement du fait et l’application de la loi, ou la condamnation à la peine. Cette dernière partie devrait être une chose, pour ainsi dire, mécanique de la part du juge ; la loi doit avoir prévu le petit nombre de crimes qu’il est nécessaire de punir et en avoir fixé la peine. Le juge, dans aucun cas, ne doit être autorisé à être plus sévère que la loi. Et il faut tendre à ce que les lois ne soient pas assez sévères pour que le juge doive être plus indulgent qu’elles ; chose qui, dans l’état actuel de notre législation incertaine, barbare et incohérente, est cependant nécessaire, puisqu’il y a, dans nos recueils d’ordonnances, des lois atroces qui n’ont jamais été abrogées que par la désuétude, et d’autres encore très injustes qui sont restées en usage. Je voudrais pourtant que, même avec la législation la plus humaine, le juge pût encore, sinon tempérer la loi, du moins en suspendre l’effet et renvoyer à l’autorité supérieure qui peut faire grâce, en lui donnant son avis sur les circonstances qui rendent l’action criminelle graciable.

Cette partie des procès criminels, qui consiste dans l’application de la peine, doit être incontestablement réservée à un magistrat et l’est effectivement partout, même en Angleterre.

La première partie, qui consiste dans l’instruction, ne paraît guère non plus pouvoir être confiée qu’à un homme public exerçant habituellement cette fonction. Il est à remarquer que cette instruction exige un pouvoir légal, puisqu’il faut faire assigner des témoins, donner des ordres pour faire des descentes dans les maisons, pour compulser des papiers nécessaires, sans lesquels on ne pourrait acquérir les preuves. De plus, il faut encore que celui qui est chargé de l’instruction des procès criminels, y emploie beaucoup de soins et de temps ; j’ajoute qu’il doit avoir acquis, par l’expérience et par l’habitude de réfléchir, un certain degré de sagacité pour découvrir la vérité et suivre les indices qui peuvent y conduire. L’instruction doit donc être nécessairement réservée à un magistrat ; ce magistrat doit être choisi dans l’ordre des hommes qui ont reçu une éducation soignée, dans l’ordre des hommes à qui l’aisance dont ils jouissent laisse un assez grand loisir pour se livrer avec assiduité à des fonctions laborieuses étrangères à leurs intérêts. Ce magistrat doit être chargé, non pas de l’instruction d’un seul procès, mais de celle de tous les crimes qui se commettent dans son district, parce qu’indépendamment même de la sagacité plus grande qu’il acquiert par l’expérience, il est très ordinaire que les recherches faites pour découvrir un crime, servent d’indices pour conduire à la connaissance d’autres crimes ; les criminels ont entre eux des espèces de ligues et d’associations qui font que presque tous se connaissent, et que, même sans qu’ils soient complices, leurs différents crimes sont liés par une sorte d’enchaînement. Je conclus encore de là, non pas que la magistrature de l’homme, chargé de l’instruction criminelle, doive être perpétuelle, mais quelle doit être permanente, qu’elle ne doit pas être une commission spéciale donnée pour l’instruction de tel ou tel crime. Ce dernier arrangement serait même infiniment dangereux, car l’instruction étant la partie la plus importante d’un procès criminel, celle dont dépend le plus le sort de l’accusé, puisque les juges ne peuvent prononcer que sur les preuves que leur présente le procès instruit, celle en même temps qui peut le moins être dirigée par des lois précises, parce que l’immense variété des circonstances possibles ne permet pas à la loi de les prévoir et de fixer, dans tous les cas, la conduite que chacune doit déterminer, il s’ensuivrait que l’autorité dans les monarchies, l’esprit de parti dans les républiques, ou simplement l’intrigue pourraient, en dirigeant le choix du commissaire, préparer le salut du coupable ou la perte de l’innocent.

Ces principes sont, je crois, incontestables, et je n’ai pas connaissance que la législation d’aucune nation vraiment policée (car je ne parle pas des Turcs) s’en soit écartée. Les Anglais confient l’instruction des procès à des magistrats d’un ordre un peu trop subalterne à la vérité, mais agissant au nom de la loi et exerçant une fonction ordinaire.

L’instruction, dans notre système de procédure, est confiée à deux magistrats dont la fonction est différente. L’un exerce, au nom du public, la fonction de poursuivre le crime. Il est accusateur et demandeur. Il indique les preuves, requiert les jugements d’instruction et conclut, en définitive, à la punition du coupable. C’est une très bonne institution que cette partie publique qui n’envisage, dans la poursuite du crime, que l’intérêt général de la société, et qui réunit l’activité de l’accusateur à l’intégrité et à l’impartialité de juge. Il serait même désirable que le droit de poursuivre le crime et d’en requérir la punition fût réservé exclusivement à la partie publique, et que toute idée de vengeance particulière fût ainsi écartée du sanctuaire de la justice. L’offensé n’aurait d’autre action que l’action civile en dommages et intérêts.

L’instruction exige nécessairement aussi un magistrat qui fasse fonction de juge, qui rende les jugements d’instruction, qui entende les témoins, qui fasse les procès-verbaux tendant à constater les faits, qui reçoive les interrogatoires des accusés.

Mais il y a une troisième partie de l’instruction qui a lieu en Angleterre et qui n’a pas lieu en France, je parle de la fense de l’accusé. Celui-ci, dans notre jurisprudence, bien loin d’être admis à proposer ses défenses, n’a pas même communication de la procédure qui s’instruit contre lui en secret. Il n’apprend de quoi il est accusé que par ses interrogations ; il ne connaît les charges et les indices qui s’élèvent contre lui qu’au moment où les témoins et lui sont confrontés. Tout au plus, il pourrait les soupçonner en réfléchissant sur les questions qui lui sont faites par le juge qui l’interroge. Mais, dans de pareilles circonstances, l’homme qui aurait le plus de sagacité pourrait difficilement conserver le sang-froid nécessaire pour démêler la vérité dans une foule d’interrogations captieuses. Si l’accusé a des faits à alléguer pour prouver la fausseté des faits qu’on lui impute, il n’est point admis à en faire preuve sans un jugement, lequel ne se rend que sur la visite du procès et au moment même où l’on peut le condamner, si les juges trouvent la procédure instruite contre lui concluante.

C’est ici, suivant moi, le véritable avantage de la procédure anglaise sur la nôtre. L’accusé en Angleterre a connaissance de toute la procédure. Il peut se défendre, faire entendre ses témoins, argumenter des lois qui parlent en sa faveur ; il peut charger un avocat de sa défense. Il faut avouer que notre méthode est inique et atroce et que la législation anglaise n’accorde à l’accusé que ce qui lui est dû. C’est de l’Inquisition que nous avons pris notre forme actuelle, bien digne de son origine. Je ne m’éloignerais pas d’avoir une seconde partie publique qui fît les fonctions de défenseur de l’accusé au nom du public, comme le procureur du roi fait les fonctions d’accusateur. J’y trouverais deux avantages, l’un que la bonté du conseil ne dépendrait pas de la fortune de l’accusé, l’autre que ce défenseur public étant tenu à la même impartialité que l’accusateur public, ne chercherait point, comme le font les avocats anglais, à embarrasser l’affaire par toutes les subtilités de la chicane. Je ne voudrais cependant pas ôter à l’accusé la liberté d’avoir un conseil de son choix : mais celui-ci serait tenu de communiquer ses défenses à l’avocat général établi pour la défense de tous les accusés,

Je n’ai pas besoin de dire que la question est un moyen d’instruction qui doit être rejeté par toute législation humaine et juste.

L’instruction achevée, ce qui reste est de juger le fait. Que faut-il pour cela ? Discuter la force des preuves. Ces preuves sont du genre des preuves morales qui ne portent pas avec elles une conviction irrésistible : il faut donc savoir estimer les probabilités, discuter les indices, apprécier les témoignages. Or, il me semble que c’est encore là ce qu’on ne peut guère attendre de gens qui n’ont reçu que l’éducation du peuple ni, par conséquent, des véritables pairs de l’espèce d’hommes qui commettent le plus de crimes. L’examen des preuves morales est précisément ce qui exige le plus de sagacité et de finesse d’esprit, le plus de ce tact que donnent l’expérience et l’étude approfondie du cœur humain. Certainement des faits, quels qu’ils soient, seront mieux discutés par des hommes d’un esprit cultivé et qui ont reçu cette éducation libérale qui suppose quelque aisance. Croirai-je donc que cet avantage sera compensé par le plus grand intérêt que mettront à ne se point tromper, à ne pas condamner injustement, des hommes qui auraient leur égal à juger ? Je croirai plutôt le contraire. Ce sentiment, qui attache une importance si grande à la vie des hommes, me paraît être beaucoup moins généralement répandu parmi le peuple, que parmi ceux qui ont reçu une éducation libérale. Le peuple est endurci par sa misère. Il est presque indifférent à la vie, s’expose à la mort pour un léger intérêt, la voit approcher sans émotion. Quoi qu’on en dise, les sentiments de la nature sont beaucoup moins vifs en lui que parmi les hommes d’un état plus relevé. L’amour même est faible chez nos paysans. Et souvent ils regretteront plus leur vache que leur femme ou leur fils parce qu’ils calculent mieux le prix de cette vache que les privations du cœur. On les voit beaucoup plus violents dans leurs querelles, plus furieux dans leurs haines et dans leurs vengeances, beaucoup moins susceptibles de cette modération qu’inspire le retour de l’homme sur lui-même et l’idée que ce qu’il fait aux autres, on pourra le lui faire. C’est du moins ainsi que j’ai vu ou cru voir le peuple et que l’expérience me l’a montré. Et j’en conclus que cette haine, cet esprit de vengeance publique que le crime inspire à ceux qui en souffrent, ou qui craignent d’en souffrir, est beaucoup plus fort, beaucoup moins contre-balancé par d’autres sentiments, dans l’âme des hommes du peuple, que dans celle des hommes cultivés par l’éducation. Lorsque le peuple est indifférent au crime, c’est une preuve qu’il est corrompu.

L’ordre dans lequel on voudrait prendre des juges est précisément celui dans lequel on trouve des faux témoins. Je sais bien que, dans la classe des hommes trop élevés au-dessus des autres, l’orgueil, l’ambition, les crimes avec lesquels l’ambition familiarise, et ce genre de morale qu’on appelle la probité des grandes affaires sont aussi une source de corruption, de dureté, d’inhumanité, d’injustices atroces. Aussi n’est-ce pas non plus dans l’ordre des grands seigneurs qu’il faut chercher des juges, lorsque malheureusement on vit dans une constitution où il y a de grands seigneurs. Il ne faut prendre ni la lie, ni l’écume, des nations. C’est entre ces deux extrêmes, c’est dans l’état mitoyen que se trouvent les sentiments honnêtes, dirigés et fortifiés par l’éducation, par les réflexions, par le besoin de l’estime publique et moins souvent ébranlés par les tentations des petits et des grands intérêts.

Je suis très persuadé que les pairs des criminels mettraient moins de scrupule, moins de délicatesse dans l’examen des procédures, et qu’ayant moins de lumières, ils seraient plus exposés à se tromper. Ils peuvent, à la vérité, être susceptibles d’un sentiment qui les rende favorables à l’accusé. En effet, l’autorité de la justice s’exerce au nom de la partie puissante de la société pour y maintenir le bon ordre auquel le riche et le puissant ont certainement le plus d’intérêt, puisqu’ils possèdent et qu’ils n’ont qu’à perdre dans les changements. Le peuple, la partie faible de la société jouit moins des avantages de cette justice, et en souffre beaucoup plus et plus souvent. L’autorité judiciaire, qui doit être la protectrice de tous, lui paraît au contraire la sauvegarde des riches et des grands, et l’effroi des petits. Le peuple éprouve donc un secret plaisir à lui résister, à l’éluder, à dérober à sa poursuite des malheureux qu’il regarde comme les compagnons de sa propre souffrance. Ce sentiment, il faut l’avouer, n’est pas tout à fait injuste dans l’état actuel de nos sociétés, où les lois sont beaucoup trop favorables au riche et souvent oppressives du pauvre. Mais est-il à souhaiter que ce sentiment populaire influe dans l’examen et le jugement des faits sur lesquels roule la procédure criminelle ? Je conçois que si nous avons des lois barbares, il est à désirer qu’elles ne soient pas exécutées. Mais il s’agit ici d’examiner, non pas quel remède on doit apporter à des mauvaises lois, mais quelles lois on doit établir. Un législateur, ayant le choix de corriger une loi mauvaise ou de mettre par une autre loi des barrières à ses mauvais effets, n’hésitera certainement pas à prendre le premier parti. Il n’y a que dans le livre d’Esther qu’on voie un roi, après avoir ordonné de tuer les juifs, au lieu de révoquer tout simplement son édit, permettre aux juifs de s’armer et de tuer leurs ennemis. Suivant l’ordre naturel que nous supposons, les lois doivent être humaines et elles doivent être exécutées. Les juges doivent être scrupuleux sur la preuve des crimes parce qu’ils doivent mettre à un haut prix l’honneur et la vie des hommes ; mais il est contre toute raison et contre le bien de la société qu’ils cherchent à sauver un coupable par un sentiment de faveur pour lui et d’indisposition contre la loi. Si le coupable méritait d’être favorisé, la loi serait mauvaise et il faudrait la changer.

Vous désirez avec raison que l’instruction criminelle et la forme des jugements soient telles que les citoyens puissent présumer la justice de la condamnation et se rassurer contre la crainte d’être un jour, malgré leur innocence, assujettis aux peines que la loi a statuées pour les crimes. Je crois avoir prouvé que les gens de la classe du commun des criminels, étant en général moins humains, moins scrupuleusement délicats et en même temps moins éclairés que des hommes d’un ordre plus relevé, ne doivent point inspirer cette confiance ; que le penchant qu’on peut leur supposer à favoriser leur égal est mauvais en soi, lorsque la loi est bonne, puisqu’en ce cas elle doit être exécutée et le fait jugé avec une entière impartialité. Il faut donc recourir à d’autres moyens pour établir la sécurité des citoyens et la présomption raisonnable que les jugements seront fondés sur l’équité. Un des fondements de cette sécurité doit sans doute être le choix des juges ; et je pense absolument comme vous, que la perpétuité et l’irrévocabilité des membres des tribunaux est contraire à cette sécurité. Je pense donc que les juges criminels doivent changer. Ce serait, suivant moi, un grand mal qu’ils fussent établis pour un crime en particulier ; et j’ai déjà observé l’abus que pourrait faire d’un pareil usage, ou le gouvernement, ou un parti dominant, ou même un homme très riche. L’histoire d’Angleterre prouve que le gouvernement ou le parti de l’opposition, suivant que l’un ou l’autre parti ont dominé, ont presque toujours décidé de l’opinion des jurés. Le remède des récusations facilement admises ne me paraît pas suffisant pour rassurer entièrement contre ces abus. L’accusé pourrait ignorer la corruption ou les principes des commissaires, et souvent on aurait l’adresse de faire épuiser le droit de récusation sur des juges qu’on remplacerait ensuite à son gré. J’aime donc mieux des juges qui composent un tribunal permanent, des juges instruits, au-dessus de la basse corruption par leur état, par leur fortune, par les sentiments d’honneur toujours plus forts chez les hommes pour l’objet particulier de leur profession. Mais je voudrais que la durée de cette espèce de magistrature et de toute, en général, fût bornée, que le tribunal restât et qu’une partie de ses membres se renouvelât tous les ans, en sorte que le nombre des anciens dominât toujours. Ainsi, par exemple, le tribunal entier ne serait renouvelé qu’en trois ans. Ces juges seraient élus par le peuple, c’est-à-dire, par tous les chefs de famille dans la forme la plus propre à prévenir le tumulte, car pour la brigue, elle sera peu à craindre, si les offices ont plus de considération que de pouvoir et de richesses. Certainement, le peuple aurait le plus grand intérêt à avoir des juges équitables et éclairés et il les choisirait parmi les hommes du métier qui auraient la meilleure réputation.

Un autre moyen bien propre, et le plus propre de tous à augmenter la confiance des citoyens pour l’impartialité des jugements, parce qu’il serait en même temps le frein le plus puissant contre l’iniquité et l’inapplication des juges, et encore parce qu’il mettrait le public en état de procurer aux juges des lumières nouvelles, ce serait la publicité et l’impression de toutes les procédures criminelles. La forme de l’instruction et des jugements en Angleterre permet la publication de toutes les procédures propres à piquer la curiosité du public. Le seul intérêt des libraires a établi cet usage et il y a des feuilles périodiques destinées uniquement à cet objet. Cette publication a sauvé la vie à des innocents en mettant ceux qui savaient des faits propres à les justifier, à portée de donner aux juges des connaissances nouvelles. Je voudrais faire une loi de l’impression de tous les procès criminels. Il entre dans mes idées, sur l’administration de la justice criminelle, de ne jamais laisser exécuter un condamné qu’il n’ait subi deux degrés de juridiction. Il serait donc jugé d’abord par le tribunal local qui aurait instruit son procès ; et je dirai, par parenthèse, que je ne vois aucune raison, dans mon système, pour séparer la fonction de juger les faits de celle d’appliquer la peine, puisque la première serait aussi remplie par des légistes, sauf à se décider, d’après un mûr examen, sur la question de savoir s’il n’est pas à propos de faire de ces deux questions l’objet de deux délibérations séparées.

Quoi qu’il en soit, le procès tout entier, avec les rapports et peut-être même avec les opinions des juges, serait imprimé avant d’être examiné de nouveau par le tribunal supérieur résidant dans la capitale de la province. Ce tribunal, par conséquent, aurait le temps de recueillir les réflexions du public, et peut-être beaucoup de faits nouveaux, avant d’entamer le second examen du procès. Ce second tribunal profiterait de ces nouvelles lumières pour ordonner, s’il était nécessaire, un supplément d’instruction ; et, sans doute, il en résulterait que les faits auraient toute la certitude dont ils sont susceptibles, et que le citoyen acquerrait la plus grande sécurité contre le danger d’être opprimé judiciairement. Cette impression de procès criminels est susceptible d’objections dont quelques-unes ne sont pas à mépriser ; mais je crois qu’à tout prendre les avantages surpassent infiniment les inconvénients.

J’aimerais aussi que, dans le tribunal supérieur, il y eût un comité des grâces qui examinerait si, dans les circonstances du fait, il n’y en aurait pas qui diminueraient la gravité du crime et qui l’excuseraient assez pour qu’on pût, sans blesser les droits de la société, décharger le coupable de la peine prononcée contre lui. Il me semble que des tribunaux ainsi constitués et dont les membres choisis par le peuple pour un intervalle assez long, comme de trois ans, ne seraient sujets ni à l’influence des partis populaires, ni à celle de la cour, et qu’aucun autre système ne pourrait être aussi propre à assurer l’exacte impartialité des jugements et la justice des condamnations. Vous croyez bien que les fonctions de ces tribunaux doivent être absolument séparées de tout ce qui a le moindre rapport à l’administration et au gouvernement. Cette séparation est essentielle à la justice criminelle comme à la justice civile. Les considérations politiques, de quelque espèce qu’elles soient, sont le poison de la justice. Et les juges doivent s’honorer de n’être que des juges. Si la nation a besoin de défenseurs, qu’elle se choisisse des représentants, mais, soit dans une république, soit dans une monarchie, que ni le souverain ni le gouvernement n’aient rien de commun avec l’exercice de la justice, si ce n’est de lui prêter main forte.

Je ne sais si je me trompe, M., mais je crois avoir à peu près répondu à toutes les objections que vous faites contre les tribunaux permanents : objections, au reste, qui tombent plus sur la constitution des tribunaux que nous avons eus, vous et moi, sous les yeux, que sur ceux dont je viens d’esquisser la composition. Vous n’avez pas besoin que j’insiste en détail sur cela.

Mon système serait, je crois, celui que la nature des choses indiquerait dans une société bien constituée, où le peuple et le gouvernement n’ont point deux intérêts séparés. Le système des jurés semble, au contraire, avoir pour base la défiance du gouvernement et le besoin réel ou présumé de se garantir de ses entreprises. Or, je crois que mes tribunaux rempliront mieux ce but sans supposer ni annoncer l’état de guerre entre le gouvernement et la nation. Ce système ne suppose d’ailleurs aucune division factice entre les classes de la société, aucune institution arbitraire. J’ajoute qu’il se prête à tous les gouvernements, et que le gouvernement le plus monarchique, le plus absolu même, ne pourrait mieux faire que de l’adopter. Aucun gouvernement n’a, dans la vérité, d’intérêt à commettre des injustices ; et, comme les injustices de détail sont une des choses qui peuvent le rendre le plus odieux au peuple et par là en ébranler la solidité, une législation propre à les prévenir et qui ôterait tout prétexte à une foule de déclamations, serait un des plus grands avantages qu’un prince pût assurer à ses successeurs. Une législation douce qui modérerait les princes et qui, si elle laissait subsister la peine de mort (ce qui est l’objet d’une grande question), les rendrait du moins très rares, serait l’ouvrage d’un prince humain et philosophe, jaloux d’être le bienfaiteur des hommes ; mais l’établissement d’une forme de procédure, telle que je la propose, pourrait n’être l’ouvrage que d’un prince éclairé sur ses intérêts.

Je n’ai rien dit d’un reproche que vous faites avec justice à la trop grande prépondérance de la pluralité des voix. Je suis sur cela pleinement de votre avis car, quoique la pluralité d’une voix ne suffise pas, comme vous l’avez supposé, pour décider la condamnation, et que la loi exige une supériorité de deux voix, il est incontestable que la certitude nécessaire pour asseoir une condamnation ne saurait être compatible avec un partage des voix aussi voisin de l’égalité. Mais je ne conclurais pas de là qu’il faille adopter le principe de la jurisprudence anglaise sur l’unanimité des jurés. Indépendamment de la bassesse des moyens que la loi a imaginés pour les forcer à cette unanimité, c’est, suivant moi, une chose mauvaise en elle-même, je dirai même scandaleuse, qu’une loi qui force un juge à prononcer contre sa conscience. Or, celui qui finit par se ranger au parti le plus nombreux, parle certainement contre sa conscience. Puis donc qu’il ne faut pas que l’opiniâtreté d’un seul juge, qui peut être gagné, interrompe le cours de la justice ; il ne faut pas faire une loi de l’unanimité. Il suffit à la sécurité des citoyens qu’ils ne puissent être condamnés qu’à une très grande pluralité, comme des trois quarts ou même des quatre cinquièmes des voix. Ajoutez à cela le double jugement, l’impression de la procédure et la révision du comité des grâces, vous aurez, je crois, toute la sécurité que peut désirer l’innocence.

Je reviens sur mes objections contre le système des jurés. J’ai craint l’influence du despotisme dans les choix des juges, et l’influence des opinions populaires et de parti, premièrement sur le choix des juges et, en second lieu, sur leur opinion. J’ai déjà dit un mot sur l’insuffisance des précautions que vous proposez, relativement à l’influence sur le choix des juges et à la facilité plus ou moins grande de les corrompre. Ces deux inconvénients me paraissent plus sûrement prévenus dans mon système de tribunaux dont les membres sont choisis par le peuple pour juger tout le peuple en général, et non tel ou tel accusé. Ma lettre est déjà si excessivement longue que je me reprocherais de me livrer à de nouvelles discussions sur ce point.

Je veux cependant ajouter encore une observation sur un danger particulier que peut avoir la trop grande influence de l’opinion publique dans le système du jugement par jurés.

Ce qui vient de se passer à Clermont me la fournit. Des particuliers ont établi un moulin économique suivant la méthode de Senlis, de Pontoise, etc., et publiée depuis peu par Bucquet et Malisset, dont l’objet est de tirer beaucoup plus de farine de la même quantité de grains. Ces gens faisaient commerce de leurs farines. Les autres meuniers et boulangers, accoutumés à rendre très peu de farine et de pain pour beaucoup de grain, ont cherché à détruire ces concurrents dangereux et qui trahissaient le secret du métier. Ils ont répandu dans le peuple que les entrepreneurs du moulin économique vendaient leurs farines à l’étranger et qu’ils y mêlaient de la chaux. Le peuple, comme de raison, a cru ces bruits, et les habitants de plusieurs paroisses se sont attroupés avec des fusils ; ils ont rasé de fond en comble les moulins. Les entrepreneurs ont eu beaucoup de peine à se sauver. La maréchaussée, qui s’est transportée sur les lieux, a été obligée de combattre et plusieurs cavaliers ont été tués. Voilà un crime qu’il est certainement très intéressant pour l’ordre public de réprimer. Mais je vous demande comment il le sera par les jurés, dont peut-être une grande partie seront, non pas tout à fait complices de la sédition, mais imbus de l’erreur qui l’a excitée. Il en sera de même de toutes les séditions occasionnées par le préjugé du peuple contre le transport ou le magasinage des grains.

Si le gouvernement était assez raisonnable pour vouloir établir la tolérance, et que les prêtres ameutassent le peuple pour piller le temple des protestants et assassiner leurs ministres, croyez-vous que les jurés bons catholiques trouvassent les zélés défenseurs de la foi bien coupables ?

Toutes les fois que le peuple est échauffé et que la fermentation a fait naître la révolte, on ne peut espérer de justice par la voie des jurés. On me dira peut-être que le pis-aller est que les coupables échappent à la condamnation, et que l’humanité ne peut s’en affliger. Je ne pense pas ainsi. L’attroupement séditieux du peuple et la tyrannie qu’il exerce dans ces occasions, me paraît un des fléaux les plus à redouter et un des crimes les plus destructifs de la tranquillité publique ; c’est, par conséquent, un de ceux qui doivent être les plus réprimés. Je sais bien que, d’un côté, le trop grand nombre des coupables et, de l’autre, l’erreur à peu près involontaire qui les a conduits pour la plupart et qui les excuse, doivent faire désirer que les peines ne soient ni trop sévères ni trop multipliées. Mais je crois très important que l’adoucissement vienne de l’autorité qui fait grâce, et non de la justice qui ferme les yeux. Il faut que le peuple soit effrayé de la sévérité des jugements et qu’il sente le bienfait de la modération dans l’exécution, qu’il ne se flatte pas de se soustraire à la justice du gouvernement, mais qu’il mette toute son espérance dans sa bonté. Il faut surtout que les chefs cachés de la sédition, ceux qui par leurs menées sourdes ont trompé, ont enflammé le peuple, soient connus et punis[5]. C’est le seul moyen de remédier au mal pour l’avenir. Il me paraît impossible d’y parvenir par la voie des jurés. La forme des tribunaux électifs et permanents, telle que je l’ai proposée, me paraît beaucoup plus propre à procurer des juges vraiment impartiaux, car étant choisis d’avance par des gens intéressés à avoir pour juges les hommes les plus honnêtes et les plus éclairés, il est certain que, s’il y a quelque part des hommes intègres et au-dessus des préjugés du peuple, ce sera parmi eux.

Je sais bien que toutes les fois qu’il s’agit de révolte, et même avant que la révolte ait éclaté, dès qu’une fois l’esprit de parti s’est enraciné dans une nation, il est puéril d’imaginer qu’on puisse ramener la paix par l’observation stricte des formes. Je sens combien la maxime que je vais avancer est dangereuse dans ses applications, mais elle n’en est pas moins vraie. Toutes les fois que les esprits sont divisés, les formes ne sont rien, et l’on est exactement dans l’état de guerre. La justice est toujours sacrée parce qu’elle doit l’être, même dans l’état de guerre ; mais le respect superstitieux pour les formes ôtera toujours toute activité au gouvernement, lorsqu’il n’en disposera pas à son gré ; et lorsqu’il en disposera, elles deviendront le plus terrible instrument de sa tyrannie. Il est trop facile d’en abuser et d’en rendre l’application arbitraire, quand ceux qui les appliquent sont de mauvaise foi et guidés par l’esprit de parti ou par des intérêts cachés ; dès lors, elles ne sont plus qu’une arme dans la main des fripons d’autant plus redoutable qu’elles en imposent au peuple par une fausse apparence de justice. Je suppose que les Parlements aient eu tort, ou puissent l’avoir une fois pendant la durée de la monarchie, je dis que le gouvernement n’a et ne peut avoir aucun moyen de vaincre leur résistance, s’il veut observer scrupuleusement toutes les formes établies et, par exemple, il n’a aucun moyen reconnu légal de faire faire le procès à un parlement rebelle. Il faut donc, dans ces cas extraordinaires qui n’ont jamais été prévus lors de l’établissement des formes, juger uniquement par le fond, c’est-à-dire, par les principes du droit naturel et de l’intérêt public. En même temps que je fais cet aveu, je n’en crois pas moins que c’est là une extrémité funeste, et que le législateur doit faire en sorte qu’il ne soit que très rarement nécessaire d’en user. Or, dans le système des jurés, on serait forcé toutes les fois qu’il y aurait une sédition à punir, de violer les formes reçues et auxquelles le peuple serait infiniment attaché. Le gouvernement ne pourrait réprimer l’anarchie et l’insubordination du peuple, qu’en se chargeant à ses yeux de l’apparence odieuse de la tyrannie ; et cela, parce que la forme judiciaire serait dans son action trop dépendante de l’esprit actuel dont le peuple serait animé. Je ne crois pas la forme que je préfère moins favorable aux individus du peuple ; mais je crois qu’elle a beaucoup plus rarement l’inconvénient d’être corrompue par le peuple en corps et de se prêter à ses impressions tumultueuses. Si la chose peut arriver, ce ne peut être que dans des cas infiniment rares, où le trouble et la division sont portés au point d’ôter toute force aux lois ; l’état de guerre est alors inévitable. C’est un malheur sans remède, du moins d’ici à bien longtemps ; car encore ne faut-il pas désespérer qu’un jour les progrès de la raison n’établissent partout des lois justes et qui, rendant les hommes aussi heureux qu’ils peuvent l’être, préviendront toutes les révolutions. Ainsi soit-il !

IV. (La justice criminelle.)

[Communiqué par M. le Colonel Du Pont de Nemours.]

Limoges, 16 juillet.

Vous voilà donc de retour à Paris, M., c’est pour moi une nouvelle raison de regretter de n’y pas être. Mais j’espère bien me dédommager cet hiver. Grâce aux retards multipliés de cette lettre tant promise et à son excessive longueur, elle n’a point été vous chercher à Ribémont et vous la trouverez dans ce paquet ; j’en suis fâché parce que j’imagine qu’à Paris vous n’aurez pas le temps d’y faire les observations dont elle est très susceptible et qui nous conduiraient à éclaircir encore plus cette question intéressante, qui est d’ailleurs assez compliquée par la multitude des questions auxquelles elle est liée et par la différence qu’on est tenté de supposer dans les résultats, suivant la différence de législation, la forme du gouvernement et les lumières actuelles d’une nation.

Je crois que l’observation que je vous ai faite sur la force du mot preuve légale est vraie, mais elle a dû se présenter à tout homme qui réfléchit. Quant à la signification que vous voudriez faire faire à l’accusé de l’existence de cette preuve légale, je ne la crois pas nécessaire ; il en est instruit, même dans notre forme actuelle par la confrontation des témoins et à plus forte raison dans la forme que je propose, puisqu’il a communication de toute la procédure et que l’instruction est publique et contradictoire avec lui. Je ne crois pas qu’on ait eu pour but de raccourcir les griffes du monstre dont Boileau parlait dans deux vers que vous m’avez cités ; on a seulement voulu les faire rentrer en dedans pour faire patte de velours.

J’ai fait mon compliment à Mlle de Lespinasse sur le retour de son secrétaire dont elle me paraît fort joyeuse. Je vous remercie de vos nouvelles. Je n’aurais pas cru que M. Le Jai, homme d’un nom connu et qui avait une route tracée eût voulu se parer de la plume de greffier en chef.

Adieu, M., recevez les assurances de ma bien sincère amitié.

Comme je vois, par les excuses que vous me faites à la fin de votre grande lettre sur la procédure par jurés, à quel point vous êtes ennemi des ratures et que la mienne en contenait d’autant plus que mes retards m’ont donné le temps d’en relire le commencement, j’ai pris le parti de la faire copier et je garde l’original. Par ce moyen, je l’aurai sous les yeux et j’entendrai mieux vos nouvelles observations.

Réponse de Condorcet. — S. d. — Je suis persuadé qu’il est possible de combiner le système de jurisprudence criminelle que vous proposez ou de corriger la jurisprudence de manière que, dans l’une et l’autre forme, la sûreté publique et les droits des citoyens accusés ne soient point sacrifiés l’un à l’autre, et que les particuliers y aient très peu à craindre, soit de la violence, soit de l’ignorance ou de l’oppression. Je m’occuperai donc moins à défendre la jurisprudence par les jurés ou à attaquer la vôtre, qu’à faire quelques réflexions sur la jurisprudence, en général, et sur ces deux formes.

1° S’il faut un grand nombre de tribunaux et beaucoup de magistrats dans chacun, il faut supposer que les sots, les ignorants, les gens durs et personnels y seront le plus grand nombre. En raisonnant donc d’après cette supposition, je trouve que les juges, partagés entre la crainte de condamner un innocent et celle de laisser un crime impuni, seront plus frappés de la dernière. Plus les juges seront éloignés du rang des accusés, plus ce sentiment augmentera ; il faut donc les choisir dans un rang à peu près égal, parce qu’alors les deux craintes le seront aussi. Donc, si les accusés sont des gens du peuple, il faut que leurs juges ne soient pas fort au-dessus de cet état, et qu’ils puissent y retomber en cessant d’être juges. J’ai toujours peur du mot d’un conseiller de la Tournelle : à la mort et allons dîner. J’avouerai cependant que cet affreux sentiment n’est peut-être que le fruit de la perpétuité des tribunaux.

2° Si la jurisprudence anglaise n’était pas d’ailleurs singulièrement favorable aux accusés, je ne croirais pas que l’humanité y fût assez respectée dans la forme de l’instruction. Le seul juge qui la fait peut altérer la vérité malgré les réclamations des accusés et les raisons de son défenseur. Ainsi, non seulement je désirerais comme vous une partie publique favorable aux accusés, et qui ferait l’office de censeur du magistrat qui instruit, mais je voudrais encore qu’au lieu d’un seul magistrat, il y en eût plusieurs qui fussent chacun à leur tour chargés des premières procédures.

3° Le second degré de juridiction me paraît nécessaire quelque forme qu’on prenne, et il peut remédier aux défauts de toutes deux.

4° Je ne trouve pas suffisante la pluralité des trois quarts ou des quatre cinquièmes des voix. Voici, je crois, comme il faudrait examiner cette matière. D’abord, je demande que cette pluralité soit réglée de manière qu’en supposant les juges éclairés et impartiaux, et l’accusé bien entendu et bien défendu, je doive regarder son crime comme avéré, de cela seul qu’il a été décidé tel par le tribunal. Je remarque ensuite qu’il n’y a ici aucune certitude physique absolue, mais une certitude morale et que, par conséquent, il faut fixer une unité qu’on regardera comme une certitude absolue à laquelle on comparera celle qu’on acquiert dans les différentes hypothèses. Je crois devoir prendre pour cette unité l’unanimité libre d’un nombre donné de gens éclairés et impartiaux ; en sorte, par exemple, qu’un crime doit être regardé comme très avéré lorsque ce nombre d’hommes l’a trouvé tel unanimement. Maintenant, il faudrait fixer ce nombre d’hommes.

5° L’inconvénient de l’impunité des séditions me paraît beaucoup moindre qu’à vous. Dans celle dont vous me parlez, le peuple est beaucoup moins coupable que le gouvernement qui, au lieu de vouloir détruire les préjugés du peuple, semble chercher à les fortifier et à les consacrer.

V. (Météore du 7 juillet. — Le nouveau Parlement.)

[Correspondance de Turgot et de Condorcet, publiée par M. Henry, 54.]

Limoges, 26 juillet.

J’ai vu aussi, M.[6], ce phénomène du 17 et c’est parce que je l’avais trop mal vu que je n’ai pas daigné vous en faire mention. Cependant l’éclat qu’il a fait à Paris et la distance des lieux mérite qu’on en recueille jusqu’aux moindres circonstances[7]. J’étais à mon bureau à écrire ; le hasard m’ayant fait tourner les yeux vers la fenêtre, j’aperçus une clarté comme d’une étoile tombante, mais d’un éclat plus vif et occupant un peu plus d’espace ; elle me paraissait accompagnée, comme ces phénomènes le sont ordinairement, d’une espèce de traînée pareille à celle des fusées volantes, mais beaucoup plus faible. Malheureusement, je ne vis cette clarté qu’au moment même où elle se plongeait derrière un toit qui bornait de fort près mon horizon, en sorte que je ne pus porter aucun jugement sur la forme, ni sur le diamètre apparent du phénomène. Je jugeai seulement à son éclat qu’il était beaucoup plus considérable que ne le sont les étoiles tombantes, et qu’il devrait être du genre de ces globes de feu dont j’ai beaucoup entendu parler sans en avoir jamais vu. Mon valet de chambre était dans une chambre au second étage, dont la fenêtre était ouverte ; il m’a dit que, pendant près d’une minute, il fut frappé d’une clarté extraordinaire. Mais, comme il est peu curieux, il ne s’avisa que fort tard de regarder à la fenêtre, et il n’eut que le temps d’apercevoir une espèce d’éclair très vif qui se plongeait à l’horizon. Je n’ai pas connaissance que personne ici ait rien vu de mieux. L’on n’a point entendu de bruit, et cela n’est pas étonnant, vu l’éloignement où nous sommes de Paris ; mais cet éloignement prouve à quel point ce phénomène était élevé dans l’atmosphère. Pour aider à en porter un jugement plus sûr, j’ai fait prendre avec un graphomètre l’angle que fait avec la méridienne la direction dans laquelle j’ai vu de mon bureau cette lumière se plonger sous le toit qui me l’a dérobée, et j’ai fait prendre l’élévation du bord de ce toit. Il en résulte que lorsque ce phénomène s’est caché à mes yeux, je le voyais sous un angle de 5 à 6 degrés de hauteur, et du côté du nord, dans une direction qui déclinait de la méridienne de 1 à 16 degrés vers l’orient. Vous comprenez que je ne vous donne pas ces angles comme mesurés avec précision, puisque ce n’est que de mémoire que j’ai pu fixer le point où j’ai vu disparaître le phénomène. La position de Limoges est suffisamment connue. Il est à souhaiter qu’il parvienne à l’Académie des observations plus précises et de différents lieux éloignés, pour bien constater la hauteur du lieu de l’explosion. L’intervalle de deux minutes entre l’explosion et le bruit en annonce déjà une bien étonnante.

Le nouveau Parlement a dû être bien surpris de s’entendre applaudir ; les membres de l’ancien ont raison, à ce que je vois, de faire liquider leurs offices.

P. S. — Deux de mes secrétaires qui se promenaient le 17 à 10 heures et demie du soir, dans un chemin creux, ont cru voir une masse de feu assez considérable qui leur paraissait s’élever de terre à la hauteur, m’ont-ils dit, de 30 pieds. Un instant après, le phénomène s’est dissipé, toujours en paraissant monter, mais en se dissipant, il a répandu une clarté plus vive.

VII. (Le météore.)

[Correspondance publiée par M. Henry, 57.]

Limoges, 2 août.

Je suis très persuadé comme vous, M., qu’il n’y a eu qu’un seul météore le 17[8], mais je regrette que nous n’en ayons pas eu un second dont me parle Mlle de Lespinasse ; je parle de l’information contre les auteurs de ce phénomène. Ce second météore eût été du genre des parhélies et l’on eût dit à bon droit : uno avulso non deficit alter plumbeus et simili frondescit virga metallo.

J’indique à M. Desmarets l’occasion du chevalier de Tourdonnet qui part incessamment pour Limoges et qui demeure rue Traversière, à l’hôtel de Malte. Je serai bien aise qu’il joignît aux livres dont vous l’avez chargé, l’ouvrage de Baumé[9] sur les Argiles.

VIII. (Le météore. — Le phlogistique. — La théorie de la combustion.)

[Même correspondance, 59.]

Limoges, 16 août.

Je vous ai trop fait attendre mes bavardages, M., pour pouvoir me plaindre du retard de vos observations ; c’est un plaisir différé, mais que je n’en sentirai que plus vivement en son temps. Vous ne m’avez pas marqué si vous aviez reçu ma lettre sur le météore du 17. Il y a dans le Mercure une relation datée de Champigny-sur-Marne qui semblerait indiquer que c’était le vrai lieu du météore ; mais cette relation contient des choses bien extraordinaires, et ne paraît pas faite par un bon physicien.

Il me semble que l’auteur de votre Mémoire sur la calcination des métaux[10] ne l’est guère non plus. Je n’ai pas connaissance de ses expériences, mais à vue de pays, il les a fort mal analysées puisqu’il en conclut une tendance du phlogistique dans une direction contraire à celle de l’explication donnée du même phénomène par ce charlatan ignorant, tant copié par nos mauvais physiciens et tant loué par les médecins ses confrères ; je parle de Boerhaave[11]. Cet homme veut que l’augmentation de poids des métaux calcinés au soleil soit formée par la matière même de la lumière incorporée au métal ; en multipliant cette masse par la vitesse de la lumière, on verrait beau jeu, et notre pauvre petit globe serait bientôt jeté par delà les régions des comètes. Mais ce Boerhaave qui conseillait de faire les dorures des fourneaux elliptiques, afin que la chaleur se réunît au foyer, ne connaissait pas mieux la théorie de la lumière que celle de la flamme. Je ne conçois pas comment les chimistes n’ont pas encore pensé à expliquer le phénomène en question par une cause qui se présente d’elle-même et que j’aurais publiée, il y a bien longtemps, si j’avais le loisir de faire des expériences. Cependant, je la crois prouvée par un assez grand nombre d’inductions pour être très persuadé que c’est la vraie. Cette augmentation de poids est excessive dans la calcination ou, pour parler plus correctement, dans la combustion du plomb, car le plomb se trouve augmenté d’un cinquième à peu près. Cependant, il s’est dissipé en l’air, pendant l’opération, une partie considérable de plomb, qui s’est évaporée ou vaporisée, car les métaux sont susceptibles d’évaporation ou de vaporisation, mais je crois plus de la seconde que de la première. Quoi qu’il en soit, ce plomb dissipé en l’air ne se trouve plus lorsqu’on réduit la cendre de plomb en métal en lui rendant le phlogistique qu’elle a perdu ; il fallait donc que le poids additionnel du plomb calciné remplaçât encore le plomb dissipé ; c’est donc au plomb qui reste après la réduction qu’il faut comparer le poids du plomb calciné pour juger du poids de la matière ajoutée.

Quelle est cette matière et d’où vient-elle ? Il est évident qu’elle ne vient pas du feu ordinaire qui passerait à travers les pores des vaisseaux puisque l’expérience réussit tout aussi bien au verre ardent. Ce n’est pas la matière de la lumière qui tombe pendant la durée de l’opération sur un ou deux pieds carrés de surface qu’a le verre ardent dont on se sert, puisque la terre n’en est pas jetée hors de son orbite. Votre Conseiller[12] veut qu’au lieu de l’addition d’une matière pesante, ce soit la soustraction d’une matière légère qui augmente le poids, mais cette prétendue légèreté du phlogistique serait une chose bien étrange en physique. J’ose bien, sans savoir quelles sont les expériences du Conseiller, répondre qu’elles ne prouvent pas cette légèreté ; il faudrait, avant d’adopter une pareille hypothèse, être bien sûr d’avoir épuisé toutes les autres hypothèses possibles et il s’en faut beaucoup qu’on en soit là, puisqu’on n’a pas parlé de la plus simple de toutes.

Puisque la lumière ne peut augmenter le poids du métal calciné, il faut donc voir s’il n’y a pas dans le voisinage du métal quelque autre matière qui puisse s’y unir pendant le cours de l’opération. Il y en a sans doute une et il n’y a que celle-là qui s’y trouve en assez grande abondance pour remplir l’effet qu’on désire. Cette matière est l’air. L’air, substance pesante, qui, pure ou n’étant unie qu’avec une petite quantité d’eau, se tient constamment à l’état de vapeur ou de fluide expansible à tous les degrés de chaleur connus sans jamais pouvoir être réduit à l’état liquide, et encore moins à celui de corps solide, mais dont les éléments sont susceptibles de s’unir avec tous les autres principes des corps et font dans cet état partie de la combinaison des différents mixtes. Il est certain, par une foule d’expériences, et en particulier par celle de Stahl[13], que cet air combiné entre dans la composition des corps les plus durs et contribue à leur liaison et à leur dureté, ainsi que l’eau fait la liaison et la dureté des marbres, ainsi que le phlogistique fait la liaison des métaux. Cet air se combine ou se dégage dans les différentes opérations chimiques à raison de l’affinité plus ou moins grande qu’il a avec les principes auxquels il était uni ou avec ceux qu’on lui présente. Si l’on verse, dans la dissolution d’un métal par un acide, de l’alcali fixe, l’acide abandonne le métal qui tombe ou fond pour s’unir à l’alcali, parce qu’il a plus d’affinité avec l’alcali qu’avec le métal. De même, si l’on présente à un corps qui ait de l’air dans sa combinaison un autre corps qui ait plus d’affinité avec le principe combiné avec l’air que l’air lui-même n’en a, ce nouveau venu s’unira à l’autre principe qui abandonnera l’air. L’air, ainsi dégagé et mis à nu, reprendra l’état de fluide expansible qui lui est naturel à tous les degrés de chaleur connus et montera en forme de bulles dans la liqueur qu’il agitera de façon à y produire une apparence d’ébullition. C’est ce qu’on appelle effervescence et les effervescences chimiques sont pour la plus grande partie l’effet de l’air qui se dégage de quelque principe auquel il était uni. La mousse du vin de Champagne et des eaux acidulées n’est autre chose que de l’air uni par surabondance au vin ou à l’eau et qui se dégage par la simple secousse ; les vents du corps humain sont de l’air qui se dégage des aliments dans l’opération de la digestion.

Puisque l’air est susceptible de se combiner avec les principes de tous les corps et puisqu’il n’y a que de l’air à la portée du métal qui se calcine, il faut bien en conclure que l’augmentation de poids survenue à ce métal est due à l’air qui, dans l’opération de la combustion, s’est unie à la terre métallique et a pris la place du phlogistique qui s’est brûlé et qui, sans être léger d’une légèreté absolue, est incomparablement moins pesant que l’air, apparemment parce qu’il contient moins de matière[14].

Le magasin qui fournit à cette augmentation ne manquera pas puisque l’atmosphère fournit toujours de l’air à mesure que la terre métallique en absorbe. Cette absorption a ses limites ou son point de saturation, comme toutes les unions chimiques, et c’est cette saturation qui établit le rapport de l’augmentation du poids dans les différents métaux calcinés.

C’est, parce que la calcination exige cette union de l’air avec la terre abandonnée par le phlogistique, que le contact de l’air est indispensablement nécessaire à cette opération ; il n’y a que la surface du métal qui touche à l’air qui se calcine ou se met en cendre et il faut la retirer pour découvrir une nouvelle surface si l’on veut que la calcination continue ; on la hâte aussi avec des soufflets qui, renouvelant l’air avec plus de vitesse, en fournissent une plus grande abondance.

Au surplus, cette calcination des métaux devrait être appelée combustion ; ce n’est qu’une branche du grand phénomène de la combustion par lequel le phlogistique uni aux principes terreux s’en dégage à un degré de chaleur constant dans chaque corps, mais vraisemblablement variable dans les différents corps à raison de la force de l’union ; en se dégageant, il constitue le corps dans l’état igné ; il produit ce qu’on appelle le feu et fait naître la lumière, soit en s’élançant lui-même tout entier du corps auquel il était uni, soit en se décomposant et lançant en tous sens toutes ses parties avec une vitesse toujours constante et relative à la force qui les retenait unies. Le contact de l’air dans la combustion de la plupart des corps soumis à nos expériences est une condition nécessaire de la combustion et l’air en est l’agent le plus puissant. C’est pour cela qu’il faut souffler le feu pour l’entretenir et pour l’animer, et c’est pour cela que rien ne brûle dans les vaisseaux fermés ; c’est pour cela que l’eau versée sur le feu l’éteint ; c’est pour cela que les métaux qui, comme les charbons, ne sont qu’une terre unie à du phlogistique ne brûlent qu’à leur surface et avec le concours de l’air. Ces effets analogues ont la même cause ; je veux dire la nécessité de l’air pour aider le phlogistique à se dégager des corps en prenant sa place.

Il suit de là que le phénomène de l’augmentation du poids devrait être, en général, dans la combustion de tous les corps ; je voudrais constater cette conséquence par des expériences. Mais j’observe que ces expériences pourraient être sujettes à erreur ; il peut se dissiper dans la combustion une partie de la substance du corps brûlé ; le courant d’air qui entretient le feu peut en entraîner une partie et faire disparaître l’augmentation de poids. Il y a des corps qui se dissipent en entier en vapeur, comme l’esprit de vin et le soufre dont les vapeurs, lorsqu’elles se recueillent, attirent une très grande quantité de l’eau dissoute dans l’atmosphère.

Je voudrais encore examiner les cendres métalliques, les combiner avec des acides, comparer les phénomènes de leur dissolution lorsqu’elle est possible (ce qui n’arrive pas toujours) avec les phénomènes des dissolutions des métaux unis à leur phlogistique, pour voir si, dans le premier cas, la surabondance de l’air se ferait connaître. Ce serait peut-être le moyen de donner à mon explication l’évidence de la démonstration. Mais le temps me manque et j’avoue que, sans nouvelles expériences, les inductions tirées de celles qui sont déjà faites me paraissent donner à cette théorie une probabilité fort approchante de la certitude[15].

J’ai des remords de vous avoir tant ennuyé de ma physique ; mais votre Conseiller de Dijon[16] m’avait donné de l’humeur ; le temps que j’ai perdu m’empêchera d’écrire à Mlle de Lespinasse à qui je vous prie de dire mille choses, ainsi qu’à M. D’Alembert. Je vous demande toujours de l’exactitude pour les nouvelles de la santé de Mlle de Lespinasse. Ma goutte n’est pas tout à fait passée et j’ai un peu souffert cette nuit. Cependant, j’espère être bientôt en état de me mettre en chemin pour mes courses[17].

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[1] Du Pont de Nemours désirant préparer pour le margrave de Bade un travail sur la justice criminelle en parla à Turgot qui lui communiqua la correspondance qu’il avait échangée sur ce sujet avec Condorcet.

« Je lui ai demandé, écrivit Du Pont au Margrave, la permission de vous en faire part, non seulement parce que je n’aurais sûrement pas aussi profondément traité la question que ces deux messieurs, tous deux d’un mérite si distingué, l’ont fait en débattant leurs opinions opposées, mais surtout parce que je suis bien loin d’avoir sur la jurisprudence des connaissances aussi consommées que M. Turgot qui a passé vingt ans dans l’exercice de magistratures importantes. D’ailleurs, Monseigneur, je suis bien aise de vous faire connaître par son propre travail cet excellent homme aussi modeste qu’il est supérieur, qui a fait une multitude de très bons ouvrages anonymes, et dans l’Encyclopédie, et ailleurs, et dans les Éphémérides, auxquelles il a donné dans le 7e volume de 1767 un petit mémoire parfait sur la jurisprudence relative à l’exploitation des mines et des carrières, et dans les volumes 11 et 12 de l’année 1769 et premier volume de 1770 un autre sur la formation et la distribution des richesses, qui est aussi de main de maître. La bonté du cœur et la noblesse de l’âme de M. Turgot sont encore au-dessus de la sagacité de son génie. On ne peut le connaître sans l’aimer avec une sorte de vénération. La naissance et les lumières de M. Turgot peuvent le conduire un jour au ministère. Il est possible que V. A. ait dans la suite quelque chose à traiter avec lui. Il est donc utile qu’elle sache d’avance quel homme c’est ».

[2] Condorcet répondit le 25 avril :

« Dans les pays où l’on jouit de quelque liberté civile, personne n’est puni qu’auparavant on n’ait déclaré qu’il n’est convaincu d’un tel crime particulier. Le parlement de Paris qui se dit le vengeur de notre liberté politique, et n’est réellement que l’ennemi de la liberté civile, s’est pourtant permis de condamner le comte de Lally sans spécifier son crime, et condamne tous les jours à mort des gens qu’il déclare en même temps véhémentement soupçonnés. Il y a quelques années qu’une femme, sur un tel prononcé, a été brûlée comme incendiaire après avoir été mise à la question pour révélation de complices. Le premier juge ne l’avait condamnée qu’au bannissement ; son père coaccusé était resté en prison faute de preuves. Il vient d’y mourir, et a déclaré en mourant que sa fille était innocente. Elle avait mieux aimé souffrir la question et le supplice que d’accuser son père. On faisait dans le temps honneur de cet arrêt à M. Pasquier. Ce fait s’est passé auprès de Saint-Quentin.

« Comme il est impossible que chacun examine les preuves de crime, la certitude que chacun en doit avoir ne peut être fondée que sur la confiance qu’inspire le tribunal qui a jugé. Ainsi, la question de la meilleure forme possible qu’on puisse donner à un tribunal se réduit à celle de la meilleure manière possible d’acquérir la certitude d’un fait dont on ne peut examiner les preuves et sur lequel on ne peut asseoir son jugement que d’après l’opinion d’autrui…

« Je réponds à vos premières objections que, dans un état où l’on craint que l’esprit de parti ou le zèle des opinions n’influent dans les jugements, il faut augmenter à proportion le nombre de ceux d’où l’on tire les juges choisis pour chaque crime, et le droit de récusation des accusés. On peut aussi laisser au sort à choisir, parmi ceux qui restent, le nombre de juges suffisant. De plus, en établissant, comme en Angleterre, l’unanimité, il est probable que, dans le nombre des juges, il y en aura quelqu’un du parti opposé au dominant, ou quelqu’un sans préjugés qui rendra par sa fermeté l’injustice impossible ; car heureusement le zèle pour faire le mal fait naître dans les gens honnêtes le zèle pour l’empêcher ; et si celui-ci n’est pas toujours assez actif pour faire, il est assez ferme pour s’opposer.

« Je réponds aux secondes objections qu’on peut tellement combiner dans la formation d’un tribunal momentané le sort et l’autorité d’un corps municipal de chaque territoire, que le gouvernement ne puisse rien sur les élections…

« Reste le défaut de lumières soit pour l’instruction, soit pour le jugement. Je trouve que si l’accusé peut fournir ses preuves, et empêcher le magistrat chargé de l’instruction de faire dire aux témoins ce qu’ils n’ont pas dit, il est difficile que le peu d’instruction du juge lui soit fort nuisible. Ce juge peut d’ailleurs n’être point pris parmi les jurés, mais lorsque le délit serait, ou contesté, ou présumé par les corps municipaux, choisis au sort parmi les jurisconsultes du district, dans le jugement, l’ignorance des jurés aura sans doute des inconvénients lorsque les accusés seront des derniers ordres de la société ; mais en aura-t-elle plus que l’indifférence ou le mépris de juges choisis dans les ordres supérieurs ? Je crois même que cette ignorance sera le plus souvent favorable aux accusés, pourvu que les lois ne prononcent de peines que pour des crimes réels et dont la preuve soit possible. Enfin, je suis persuadé que ce qu’il y aurait de mieux serait de n’avoir pour juges que des philosophes vertueux. Mais il faut que les juges soient peuple ; je trouve moins d’inconvénients à la procédure par jurés qu’à tout autre…

« Je ne crois point cependant la jurisprudence anglaise absolument sans inconvénient. Je n’aime point qu’on fasse jeûner les jurés pour les forcer à l’unanimité ; je voudrais qu’on employât la clôture seulement. La faim influe physiquement sur notre âme ; elle abat le courage et peut même nuire à la liberté et à la force de l’esprit.

« Voilà, M., une bien longue lettre. J’espère que le sujet vous donnera la patience de la lire. Il me paraît un des plus intéressants qu’il y ait ; et de toutes les manières d’opprimer les hommes, l’oppression légale me paraît la plus odieuse. Je sens que je pourrais pardonner à un ministre qui me ferait mettre à la Bastille, mais je ne pardonnerai jamais aux assassins de La Barre. »

[3] Traité des Délits et des Peines.

[4] Marquis De Laborde (1724-1794), banquier de la cour.

[5] C’est ce que Turgot tenta de faire lors de la guerre des farines.

[6] Condorcet était devenu le principal correspondant de Turgot, celui qui lui donnait le plus régulièrement des nouvelles de Paris, l’un des amis avec lesquels il aimait le plus à s’entretenir lorsqu’il venait à Paris. On lit dans la Correspondance de Mlle de Lespinasse à Condorcet en 1771 :

Samedi (avril). — Votre absence est un grand vide pour M. Turgot ; il s’en faut bien que je vous aie suppléé. À propos de M. Turgot, il n’a toujours point reçu le second et le troisième volumes de Robertson*. J’en ai écrit à votre libraire qui n’a pas daigné me répondre ; je suis persuadée qu’il n’a pas envoyé ces volumes et qu’ils sont encore chez lui. Je vois prierai de lui écrire pour lui en faire des reproches ; cela prive M. Turgot du plaisir de cette lecture.

Samedi, 28 septembre. — Je viens d’avoir des nouvelles de M. Turgot ; il ne souffre plus ; mais il ne peut pas marcher ; il avait reçu tous les paquets qui avaient été le chercher à Clermont.

Lundi, 18 novembre. — Vous savez qu’enfin M. Turgot arrive dimanche ou lundi.

The History of the reign of Charles V, by Robertson, London, 1769, 3 in-4.

[7] Condorcet avait écrit à Turgot le 21 juillet :

« On a vu ici, le 17, à 10 heures et demie du soir un météore remarquable. M. Bailly qui était alors à Chaillot occupé à observer Jupiter, a aperçu à peu près au zénith, mais du côté de l’orient, une lame de feu qui, au bout de quelques minutes, a éclaté en globules de feu blanc comme les étoiles brillantes des artifices : leur lumière était tellement grande, que M. Bailly a été ébloui et a cessé de voir les étoiles et même Jupiter, qui était alors très brillant. L’explosion n’a été entendue qu’environ deux minutes après la dissolution du météore et elle a semblé un bruit souterrain. Le phénomène a été vu sûrement à Senlis, à Versailles, à l’extrémité de la forêt de Saint-Germain, à la Chapelle, chez M. de Boulogne. On dit même en beaucoup d’endroits plus éloignés, mais cela est moins sûr. »

[8] Condorcet avait écrit à Turgot le 28 juillet :

« On n’est pas sûr qu’il n’y ait eu qu’un météore le 17, et quelques personnes pensent qu’il faut en supposer plusieurs pour accorder toutes les observations. Mais, comme il n’y a aucun endroit où on en ait vu deux à la fois et ce phénomène ayant été éblouissant, on ne doit faire aucune attention au rapport de ceux qui ont cru voir du feu par terre ou autour d’eux ; je crois encore que le météore était unique. »

[9] Baumé (1728-1804), célèbre chimiste.

[10] Guyton de Morveau (1737-1816), conseiller au Parlement de Dijon, dont le mémoire était parvenu à l’Académie des Sciences et dans lequel il était expliqué que le phlogistique n’est pas attiré par chaque molécule de matière terrestre comme les autres corps et qu’au contraire, il est animé de forces qui lui donnent une direction contraire à celle de la pesanteur.

[11] (1668-1738) ses Elementa chimiæ datent de 1732.

[12] Guyton de Morveau.

[13] Inventeur du phlogistique (1660-1734).

[14] Les travaux de Bayen, de Priestley, de Lavoisier sont postérieurs à la lettre de Turgot.

[15] Le 10 septembre, Condorcet répondit à ce sujet : « Il faudrait qu’un chimiste suivît votre explication et imaginât des expériences décisives pour ou contre. C’est une des questions les plus importantes qu’on puisse agiter dans cette science ».

[16] Guyton de Morveau.

[17] Aux Archives de la Haute-Vienne est une Ordonnance de Turgot, datée de 1771, sur la fermeture d’un chemin à Limoges (C. 365), sans intérêt.

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