Oeuvres de Turgot – 120 – Lettres à Du Pont de Nemours

120. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

LXXXVII. (Béranger. — Albert. — La liberté de la presse. — Les Éphémérides.)

Limoges, 4 janvier.

Je vous ai écrit, mon cher Du Pont ; vous n’avez pas reçu ma lettre, mais elle n’est pas perdue. J’en avais chargé quelqu’un pour causer avec vous plus à mon aise et ce quelqu’un a retardé son voyage. Vous n’y perdrez rien. Je n’ai que le temps de vous dire que je sens toute votre amitié et que j’y réponds du fond de mon cœur.

Je vois qu’il ne saurait être quant à présent question de Béranger[1] puisqu’il est amoureux. Je ne suis pas si fâché que vous contre les passions des hommes honnêtes ; communément, elles ne dérangent qu’eux. Les autres font de tout autres escarres dans la société et sont des épées dans la main des méchants, dont ils tiennent la poignée et dont tous sont blessés, excepté eux. J’approuve fort M. Albert[2] et je crois comme lui qu’on n’a pas lu mes lettres[3]. Elles n’auraient pas convaincu et probablement, elles auraient fort déplu. Je crois qu’on va, comme vous le conjecturez fort bien, éclaircir le champ de la littérature[4] et arracher le bon grain de peur qu’il n’étouffe l’ivraie. Attendons patiemment l’avenir. Mandez-moi, je vous prie, tout ce qui vous arrivera d’intéressant.

Ne voilà-t-il pas encore qu’avec toutes mes résolutions d’écrire à M. de Mirabeau à chaque ordinaire, j’y manque encore celui-ci ; je ne sais comment il pourra excuser cette paresse. Je suis enchanté de l’arrangement que vous avez fait avec lui et l’abbé Baudeau. Si j’avais fait comme M. Albert, je vous aurais donné aussi un volume.

Adieu, je vous embrasse et vous souhaite un censeur facile et beaucoup de souscripteurs. Mes compliments à Mme Du Pont.

LXXXVIII. (Coup d’État Maupeou. — Réglementation du commerce des grains. — La liberté de la presse. — Les Éphémérides. — L’abbé Roubaud. — Le Mémoire sur l’usure. — Les gens de bien.)

Limoges, 15 janvier.

Cette lettre, que je vous avais écrite, il y a si longtemps, part enfin demain, mon cher Du Pont, et encore ne sais-je si elle vous parviendra promptement. Vous trouverez qu’elle ne valait pas la peine d’être si longtemps attendue. N’importe, puisqu’elle est écrite, elle partira ainsi qu’une autre, non moins vieille, incluse pour l’abbé Morellet.

Il me semble que la victoire sur les Parlements est encore équivoque et en leur livrant, comme vous dites, le pauvre peuple, on leur a donné une arme assez avantageuse à manier pour des fripons.

Ce bel arrêt[5] ne m’a point encore été envoyé ; je ne crois pas que ce soit par pudeur, mais seulement parce qu’on ne l’a fait que pour Paris et peut-être pour dénoncer M. de Choiseul au peuple des Halles comme exportateur. Je ne reçois point de réponse de M. Albert quoique je lui aie récrit, il y a déjà plusieurs courriers, et je ne sais s’il est vrai qu’il quitte.

On me mande qu’on met des cartons à une édition de Platon ; cela fait voir à quel point les principes prohibitifs vont être mis en pratique. Je ne puis espérer qu’on vous laisse continuer vos Éphémérides ; cependant, allez toujours votre chemin jusqu’au dernier moment, mais soyez le plus sage que vous pourrez, non pas pourtant comme l’abbé Roubaud qui l’est tant qu’il en est plat.

Dites-moi donc pourquoi cet abbé au lieu d’imprimer un démenti net que lui a envoyé M. de l’Épine, comme secrétaire de la Société[6], y a substitué je ne sais quel verbiage ; apparemment qu’il a voulu ménager son correspondant, lequel est bien un des plus bêtes qu’il pût choisir dans Limoges.

Quand vous n’aurez plus besoin de mon Mémoire sur l’usure, je vous prie de me le renvoyer ; c’est la seule copie au net que j’en aie.

J’ai reçu votre lettre du jour de l’an, suivant l’usage, un ou deux courriers plus tard que je n’aurais dû la recevoir.

Je n’ai pas si bonne opinion que vous des gens de bien ; ils ont de la solidité, mais un peu d’immobilité ; ils sont en général moins actifs que les méchants. Rousseau a dit (c’est le poète) : la vigilance est la vertu du vice. Voyez M. d’Aiguillon, le comte de Broglie ; M. de Choiseul, l’abbé Terray, le Chancelier, etc., ils agissent toujours pour eux et sont très attachés à leurs intérêts. Ils se divisent sans doute, mais ils s’unissent dans un point qui est d’écarter les gens de bien, parce que ceux-ci ne peuvent jamais s’amalgamer avec eux, ni passagèrement, ni d’une façon durable. Ils trouvent toujours le moyen de se recruter, d’où je conclus que jusqu’au règne de l’évidence, le monde ne cessera d’être gouverné par des fripons et qu’après la pluie nous verrons la grêle. Je ne dis pas que, sur quelques points particuliers, comme par exemple la liberté du commerce des grains, la vérité ne l’emporte à la fin. Mais cette reculade-ci est bien terrible. Songez que les Anglais même déraisonnent là-dessus après une expérience de quatre-vingts ans.

Adieu, mon cher Du Pont, que tout cela ne vous fasse pas perdre courage et comptez toujours sur ma tendre amitié. Je ne puis trop vous dire ce que j’ai donné à Barbou pour vous ; je n’en ai pas gardé note, mais il doit l’avoir écrit sur son livre et peut-être M. de Beaulieu retrouvera-t-il sa quittance.

LXXXIX. (Le second fils de Du Pont. — Le coup d’État Maupeou. — Les Éphémérides. — L’archevêque d’Aix. — La petite poste.)

Limoges, 1er février.

Oui certes, mon cher Du Pont, j’accepte le don que vous me faites. Cet enfant est peut-être réservé pour le temps où tout ira bien.

Il me semble pourtant que le mouvement vers l’état de pleine prospérité n’est pas accéléré ; mais tout va par cascades dans ce monde.

Je ne prends pas un intérêt infini aux cruches cassées[7] et je ne sais trop à quel point elles avaient raison sur l’objet qui a occasionné leur rupture. Leur résistance pourrait être utile, si elle était éclairée et désintéressée ; mais la négative absolue qu’ils voudraient s’arroger dans le Gouvernement est une chose absurde en elle-même et avec laquelle aucun gouvernement ne peut subsister, ni agir raisonnablement. Le malheur est qu’on les achètera toujours quand il ne s’agira que des intérêts du peuple. De tout temps, nos seigneurs les lions ont conclu leurs traités aux dépens des moutons.

La petite farce qui se joue à Paris me paraît plus comique que tragique et se terminera comme les deux que j’ai vues, par le retour des cruches dont tous les morceaux se rejoindront, comme le nez et les oreilles respectives de saint Georges et de saint Denis dans la Pucelle, tant les saints ont la chair ferme et dodue. Ce retour pourra amener quelque changement ou peut-être n’en pas amener. En attendant, je vous recommande toujours la sagesse. La chair des journalistes n’est pas si bonne que celle des saints de la Pucelle, et il faut tâcher de conserver toujours quelques fibres qui tiennent.

J’imagine que vous allez avoir quelques souscriptions de plus. Vos derniers volumes m’ont paru en total devoir intéresser. Ce serait dommage d’être obligé de perdre à si beau jeu.

Vos coopérateurs ne vous ont guère avancé ; vous êtes toujours reculé de cinq volumes[8]. Je croyais avoir payé à Barbou ce que je vous devais et j’ai appris qu’il n’a rien touché. Ce qui me fâche, c’est que croyant avoir payé, j’ai perdu la note du tout. Je crois que vous la retrouverez dans quelqu’une de mes lettres si vous les avez conservées et je vous prie de la chercher, afin que je la paye. Envoyez les Éphémérides à M. Cornet, rue Saint-Avoye vis-à-vis la rue du Plâtre, afin d’éviter le port, mais adressez à M. Cornet pour M. T. et non pas à M. T. chez M. Cornet.

Je vous ai induit en erreur sur la demeure de l’Archevêque d’Aix[9] ; il demeure dans la rue d’Anjou, faubourg Saint-Honoré. Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse, non sans vous gronder d’une étourderie que vous avez faite. Il ne faut jamais rien envoyer par la petite poste qu’on ne veuille bien qui soit vu. Je ne vous répondrai sur cet article que par quelque occasion particulière.

XC. (Honoré de Mirabeau. — La richesse. — Comédie de Du Pont.)

Limoges, 12 février.

J’avais compté, mon cher Du Pont, vous écrire à mon aise par le fils de M. de Mirabeau[10], mais il s’est avisé de partir sans m’en avertir, ce qui n’est guère honnête après me l’avoir promis.

Oui certes, j’ai bien entendu et vivement senti l’expression de votre dernière lettre. Ces expressions-là vont du cœur au cœur sans passer par les circonlocutions de la grammaire. Ce que j’ai aussi senti vivement, c’est la peine de vous voir sujet à la goutte ; c’est un trait de fraternité ; mais elle me convient mieux qu’à vous. La pauvreté n’est rien et je la supporterais, ce me semble, assez facilement, mais avec la santé. Les riches n’ont, selon moi, d’autre avantage que d’être malades un peu plus à leur aise que les autres. Je parle des riches qui ne sont riches que pour eux. Cette goutte aurait dû vous garantir au moins de la fièvre. Je ne sais de laquelle il faut vous plaindre le plus, la fièvre physique ou la fièvre poétique qui vous a pris en même temps. Ce qui me fâche, c’est que cette comédie[11] va rendre inutile le secours que vos amis donnent aux Éphémérides et que, par conséquent, vous resterez arriéré sur 1771 comme sur 1770, ce qui est un grand mal à tous égards. Il n’y a rien de si traître que ces projets d’ouvrages qui viennent ainsi à la traverse nous distraire de nos véritables occupations. J’en dis tous les jours mon mea culpa. Je ne vois pas trop comment vous aurez tourné votre sujet pour en faire une comédie. Je la verrai cependant avec plaisir, mais je vous avertis que j’ai peu d’habitude du théâtre ; c’est une des choses sur lesquelles je suis le moins sûr de mon goût. J’en suis plus sûr pour le style et depuis que je fais des vers métriques, d’autres vers me paraissent un jeu. On a mis de cet empereur [12] une histoire assez plate dans une gazette, c’est au sujet de chemises de soldats qu’il a envoyées à faire à de pauvres religieuses qui travaillaient en ouvrages de modes (à quoi sans doute elles gagnaient davantage), sous prétexte que ces soldats se battaient pour elles.

Je m’informerai si M. de l’Épine vous avait payé l’année dernière ; mais il y a un autre article à ajouter, c’est celui de l’évêque de Lavaur, aujourd’hui archevêque d’Aix[13], lequel m’a payé à Limoges pour 1770.

Adieu, je vous embrasse, car le courrier me presse.

XCI. (Les Éphémérides. — Le luxe. — Les économistes. — Lettre d’un fermier des droits de halle.)

Limoges, 15 février.

J’ai vérifié, mon cher Du Pont, que M. de l’Épine vous a payé directement les Éphémérides de 1770 ; ainsi voici mon compte dont je vais faire remettre le montant à Barbou, en prenant quittance que je vous enverrai pour prévenir tout oubli.

Pour M. Turgot                         18 l.

Pour Mme Blondel                  18 l.

Pour M. de Rochebrune 24 l.

Pour M. de Saint-Laurent       24 l.

Pour M. de Lavaur                   24 l.

                  Total                          108 l.

En 1771, la somme sera la même parce que nous mettons la Société de Limoges à la place de M. de Lavaur, aujourd’hui d’Aix[14].

Par parenthèse, n’oubliez pas d’envoyer mes Éphémérides à Cornet. Il me les envoie dans des paquets particuliers et je crains que vous n’ayez payé le port de quelques-uns que j’ai reçus sans enveloppe.

Où en est votre fièvre ? J’ai impatience de vous en savoir quitte et avancé dans votre travail (non pas dans votre comédie, mais dans les Éphémérides). Connaissez-vous un traité du luxe en deux volumes ? On y démontre très bien que le superflu est une chose nécessaire, mais on confond le luxe avec le superflu. C’est encore une question à traiter, celle-du luxe. Malheureusement les deux patriarches des économistes[15] ne brillent pas dans l’analyse fine du langage et de la grammaire et le grand respect des disciples fait qu’ils veulent toujours lier ce qu’ils disent à ce qu’ont dit les maîtres, d’où je conclus qu’ils déraisonneront toute leur vie, car pour bien raisonner, il faut commencer par faire table rase, chose antipathique à tout esprit de secte.

J’ai lu une brochure qui m’a fait grand plaisir sur la nouvelle loi concernant les grains. C’est la lettre d’un fermier des droits de Halle. Cela a-t-il été répandu ? Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse. Avez-vous reçu un billet que je vous ai écrit par Desmarets et une autre vieille, vieille lettre, retardée par mille accidents ?

XCII. (La poste. — Mirabeau. — Correspondance de J.-J. Rousseau avec Buttafuoco. — Les Éphémérides. — L’abbé Roubaud. — Melon. — Le coup d’État Maupeou.)

Limoges, 28 février.

Je suis inquiet de vous, mon cher Du Pont ; il y a longtemps que je n’ai eu de vos nouvelles et vous étiez malade quand vous m’avez écrit. Je crains que cette maladie ne soit devenue sérieuse. Tirez-moi d’inquiétude, je vous prie. Vous devez aussi avoir reçu différentes lettres par des voies détournées, comme celle-ci ; entre autres, un billet par Desmarets, dans lequel était un de vos ouvrages corrigé de ma main, ce qui n’est pas l’action la plus sage, ni de vous, ni de moi. Vous auriez pu m’en accuser la réception à mots couverts. En général, ces choses-là ne doivent pas être envoyées par la poste ; aussi ne vous aurais-je pas répondu sans l’espérance où j’étais que M. de Mirabeau le fils serait mon courrier, mais il partit sans daigner m’en avertir. Il m’avait prêté la Correspondance de Jean-Jacques avec Buttafuoco[16] et je vous la renvoie, afin que vous la lui remettiez.

Et les Éphémérides ? Elles n’avancent donc point ? L’abbé Roubaud[17] est plus ponctuel, aussi en prend-il à son aise. Je ne sais ce qui m’indigne le plus, ou de l’ignorance, ou de la platitude qui règne dans sa gazette. Il croit sauver sa conscience par des équivoques et des restrictions mentales, et il fait des articles de contre-vérités que ses lecteurs doivent prendre pour des vérités. Or, ce n’est point ainsi qu’il faut soutenir la cause du genre humain.

Il a fait une cruelle bévue sur l’ergot qu’un de ses imbéciles correspondants a confondu avec la nielle. En conséquence, cet imbécile dit avoir fait du pain de blé ergoté sans danger pour ceux qui en ont mangé et il propose gravement de nettoyer le blé de l’ergot en l’éventrant. Il est évident que le correspondant et le compilateur n’ont jamais vu d’ergot, et cela est plaisant pour un gazetier d’agriculture.

On lui avait envoyé une correction pour les sottises qu’il avait dites de Limoges et il n’a pas voulu les rétracter franchement. Il a continué ; le même correspondant dit tous les jours de nouvelles sottises. Je suis charmé que cet homme ne soit pas votre associé ; c’est un vrai provençal et j’ai une très médiocre idée de son caractère.

M. Caillard, qui est à Paris et que vous verrez peut-être, pourra vous parler d’une querelle que vous vous êtes faite avec le pauvre M. Melon, fils de l’apologiste du luxe[18].

Que disent les Économistes du nouvel Édit ? Il me semble qu’on chemine vers le despotisme légal. Pour moi, en détestant les causes, les motifs, les dessous de cartes, je ne blâme pas le fond de la besogne[19], et il me semble que si elle peut tenir, le public à la longue y gagnera plus qu’il n’y perdra.

Adieu, mon cher Du Pont, portez-vous bien et dites-le moi. Soyez-sûr de toute mon amitié. Mes compliments à MM. de Mirabeau père et fils, et remettez à celui-ci les lettres de Buttafuoco.

Bien des choses à Mme Du Pont.

XCIII. (Du Pont. — Épigramme sur Séguier. — Comédie de Du Pont. — La Corse. — L’Esprit des lois. — L’abbé Roubaud. Le renvoi des Parlements. — Les Éphémérides.)

Limoges, 13 mars.

J’ai reçu aujourd’hui, mon cher Du Pont, vos deux lettres et votre comédie. Je suis bien aise d’être enfin tiré d’inquiétude sur votre santé, quoique je voie par votre lettre de mardi que vous aviez encore quelques maux de tête.

Je ne suis point du tout d’avis de laisser Linguet dans l’épigramme[20]. Je trouve que l’association des deux noms Séguier[21] et Calonne[22] en fait le sel ; que Linguet est là étranger et qu’il est trop hors du rang des gens auxquels le public peut penser. Je ne me battrais pas pour le « Je voudrais » au lieu de « Je veux » et l’épigramme ne restera pas là faute de décider entre ces deux leçons.

Je reviens à la comédie[23] que j’ai lue comme vous imaginez avec intérêt. Il y a des choses charmantes ; mais il y en a aussi beaucoup à corriger et je suis fâché de vous le dire ; la scène du ministre des finances fait le plus mauvais effet ; elle est si postiche qu’elle coupe totalement la pièce et en détourne toute l’attention ; elle est d’ailleurs trop en dissertation, et c’est ce qu’il y a de moins bien écrit. Il y a aussi un anachronisme choquant pour un sujet du temps présent. Il est trop notoire que l’Empereur n’ayant point d’États à gouverner, n’a, ni ne peut avoir de ministre des finances. D’ailleurs, croyez-vous qu’on puisse mettre dans la bouche d’un souverain vivant des principes qui peuvent n’être pas les siens et y être même très opposés ?

Il y aurait bien d’autres critiques à faire de la pièce en détail, et je vous avoue qu’elle me paraît bien difficile à corriger. La forme des vers ajoute au travail du correcteur, car les vers alexandrins sont beaucoup plus difficiles à faire que ceux de cinq pieds ou les vers libres. Je ne puis vous promettre d’en venir à bout promptement, surtout ayant beaucoup d’autres travaux qu’il n’est pas permis de négliger. J’y réfléchirai cependant encore en vous relisant à plusieurs reprises.

Tout cela me fait bien regretter que vous ayez sacrifié à ce travail l’agrément de vous acquitter avec le public en vous avançant sur les Éphémérides.

J’aurais bien des choses à dire sur votre phrase au sujet des Corses. Je pense bien, quant au fond, comme vous sur le rôle que devait jouer Rousseau, mais dans le détail de vos idées les arrêts substitués à la prison me paraissent une chose impossible ou bien tout coupable s’échappera. Il est vrai que vous ne voulez point de peine de mort, chose qui me paraît plus problématique qu’à vous ; bien entendu qu’il n’y a que l’assassinat et quelques autres crimes de la même gravité qu’on puisse punir aussi rigoureusement, mais il suffit de peines afflictives un peu fortes pour engager tout coupable à fuir. Coutume du pays ! bon Dieu ! les économistes en sont là à croire que la loi civile peut être indifférente et qu’il n’y a pas un ordre naturel unique ! Il faut laisser cette sottise à l’Esprit des lois dont elle fait le fond, et puis un tribunal d’appointeurs volontaires ! Pour quoi faire ? Si vos tribunaux sont tels qu’ils doivent être, c’est évidemment un double emploi ; il faut reléguer cela avec le despotisme légal.

L’idée que j’ai de l’abbé Roubaud est précisément celle que vous m’en donnez, et cette idée n’est point du tout bonne. Je suis fort aise que vous ne soyez point associé avec lui ; je crois bien, comme vous, que nous ne cueillerons pas des figues sur les chardons, ni des raisins sur les ronces, mais c’est parce que ces chardons et ces ronces vont bientôt manquer de sève.

Par tout ce qu’on me mande, je vois que le ministère actuel a manqué son opération[24]. Nous serons délivré de quelques loups dévorants et les ufs-tigres reviendront aussi stupides et plus stupides que jamais.

D’aucun côté, il ne faut attendre rien de bien.

Ces gens-ci[25] ont entrepris, avec de mauvaises intentions, une chose qui, même avec de bonnes intentions, aurait été très difficile ; mais les obstacles qu’ils ont trouvés seront longtemps des obstacles à tout progrès et à tout changement en bien.

Le prix des grains diminue ; il n’y a que notre Montagne qui souffre beaucoup. On y fait faire des chemins. Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse, je vous renvoie la quittance de Barbou pour 1770. Je n’ai point payé 1771, parce que n’ai pas vu que vous ayez publié votre Avertissement ; mais puisque vous l’avez passé en compte à Barbou, je lui paierai encore 108 livres cette semaine.

J’oubliais de vous dire que Caillard, Desmarets et Mme Blondel ont des papiers ou livres à m’envoyer. Faites-moi le plaisir de les faire avertir par la petite poste quelques jours avant que M. de Mirabeau parte et de prier celui-ci de se charger des paquets. Si vous appreniez chez M. de Mirabeau qu’il dût partir, avant lui, quelque autre Limousin, vous me ferez plaisir de faire la même chose et d’en donner pareillement avis à Mme Blondel, etc., quelques jours à l’avance. Vous savez où elle demeure ; Caillard demeure chez l’Archevêque d’Aix ; Desmarets, Cloître Saint-Germain de l’Auxerrois.

Adieu, bien des compliments à Mme Du Pont.

XCIV. — (Lettre de Mme Blondel. — Mort du marquis de Sousmont. — Divers. — Idylles de Gessner.)

Paris, 16 mars.

Vous êtes bien têtu, mon cher Du Pont, il a bien fallu vous contenter et copier la lettre de Mme B.[26], mais c’est sous la condition que vous n’en donnerez de copie à personne.

Je suis resté ici quelque jours de plus pour attendre des nouvelles de mon frère aîné[27] dont j’ai appris la mort au moment où j’allais partir pour aller le voir. Cet événement me ramènera ici beaucoup plus tôt que je ne comptais pour mes affaires de la succession qui ne me rendront pas plus riche, car presque tout le bien va au Chevalier, comme l’aîné.

Vous êtes parti sans envoyer à l’abbé Morellet le morceau de l’abbé Baudeau sur Colbert et Mazarin. Vous avez aussi trois volumes de Thomas à moi, et la Félicité publique[28], etc.

Quand vous serez de retour à Paris, je vous prie de ne pas oublier ma montre. Si vous pouvez, sans vous embarrasser, m’apporter la petite édition française de Gessner, en trois volumes, imprimée chez lui, pareille à mon édition allemande, vous me ferez plaisir. S’il existait aussi une édition des Nouvelles Idylles[29], en allemand, grand in-8°, je serais bien aise de avoir. Adieu, mon cher Du Pont, portez-vous bien, comptez sur mon amitié et donnez-moi de vos nouvelles à Limoges. Je vous embrasse.

XCV. (L’historien Gaillard. — Mme Geoffrin.)

Ce mardi[30].

Je ne pense point du tout, mon cher Du Pont, que M. d’Aiguillon fasse donner une exclusion formelle à M. Gaillard[31]. D’ailleurs s’il le faisait, vraisemblablement la démarche que vous feriez vous deviendrait très utile et disposerait les Pairs favorables à M. Gaillard à vous substituer à lui. Il n’est point nécessaire que vous recommandiez et protégiez M. Gaillard à personne, mais que vos amis qui doivent parler aux ducs leur fassent entendre que vous ne demandez que subsidiairement à M. Gaillard.

J’ai dîné hier avec l’évêque de Vilna[32] et le colonel de Saint-Maurice[33], chez Mme Geoffrin. Je me suis tout d’un coup trouvé en pays de connaissance. Adieu mon cher Du Pont.

M. de Saint- Aignan[34] a fait ces jours-ci un voyage à Versailles ; j’ai bien peur qu’il n’ait été prévenu par M. d’Aiguillon. Vous pouvez être tranquille sur ma lettre à Mme d’Enville J’y avais eu soin de parler de vous. Je vous embrasse.

XCVI. (Joseph II. — Les princes et le public. — La Corse. — L’abbé Roubaud. — Le coup d’État Maupeou.)

Limoges, 12 avril.

Il y a longtemps, mon cher Du Pont, que je me reproche mon silence avec vous. Ce n’est pas uniquement l’effet de mes occupations diverses, il y est entré un peu d’embarras. J’ai tort, car je dois vous connaître assez pour être sûr que votre amitié pour moi est à l’épreuve de la critique la plus accablante ; mais j’ai tant d’expérience de l’amour-propre des auteurs et vous avez mis tant d’intérêt à cette pièce de Joseph, que c’est réellement avoir mis mon amitié à l’épreuve que de m’avoir consulté. Mais vous méritez qu’on vous dise la vérité ; car vous l’aimez. D’ailleurs, cette vérité est très intéressante pour vous ; elle tend à prévenir une démarche dont sûrement vous vous repentiriez et vous savez bien qu’elle ne m’est arrachée que par la conviction de votre intérêt ; car vous êtes bien sûr de mon amitié ; et puis encore, vous me pardonneriez un moment de douleur que je vous aurais causé pour votre bien ; car vous avez de l’amitié pour moi. Eh bien ! mon ami, il faut donc vous dire qu’il faut renoncer à rien faire, absolument rien de Joseph second. Je l’ai lu et relu plusieurs fois et mon jugement n’a pas varié. Je ne dis pas qu’il fût absolument impossible de faire de cette petite aventure une pièce en un acte, qui, en travaillant le style et le dialogue, pourrait être lue avec intérêt. Mais il n’y a pas matière pour trois actes. L’épisode de la conversation économique qui vous tient plus au cœur que la pièce même est absolument insoutenable par l’impossibilité d’y mettre la plus légère liaison avec l’action. D’ailleurs, il est très médiocrement traité et ne représente que des lieux communs économistiques qui, débités ainsi et présentés sans développement, n’ont d’autre effet que celui des vers artificiels du père Buffier[35]. Des dialogues didactiques en vers sont absolument insoutenables : il faut, ou des idées communes qu’on puisse rendre agréables par l’expression ou, si les idées sont philosophiques et sujettes à discussion, il faut que la discussion soit étendue et développée. Je crois votre scène impossible à bien faire, et je crois que fût-elle parfaitement bien faite, elle ne serait pas supportée dans la pièce. S’il n’y avait que des défauts de versification dans l’ouvrage, on pourrait le corriger ; mais il y en a beaucoup de plan et surtout de dialogue. Il manque presque toujours de marche et d’intérêt. Je ne crois pas que je puisse lui en donner. Je n’en ai pas, je crois, le talent. Je n’en ai pas davantage le temps et je ne crois pas que le sujet en soit susceptible. D’après cela, mon ami, je ne puis assez vous exhorter à oublier cet ouvrage et à ne pas vous détourner pour le rajuster toujours mal, des occupations plus utiles et que vous devez au public. Ne vous montrez pas ainsi en robe de chambre quand vous pouvez paraître armé de pied en cap. Ne dites point que vous donnerez cet ouvrage sans prétention ; quiconque donne des vers au public en a et doit en avoir ; et, en ce genre, il n’est pas permis à un homme qui se respecte d’être médiocre. À l’égard du petit mérite de faire passer à l’Empereur des vérités utiles sous une forme obligeante, c’est une chose à laquelle je n’attache nul prix. Je ne connais pas de temps plus perdu que celui qu’on emploie à instruire les princes qui ne sont plus enfants. C’est le public qu’il faut instruire. Si les princes sont des hommes, ils entendront les livres faits pour les hommes et ils n’auront pas besoin qu’on leur débite des fables comme aux enfants. S’ils ne sont que princes, ils répéteront leur fable sans l’entendre et ne seront vraiment convaincus que de ce dont tout ce qui les entoure sera convaincu, c’est-à-dire des vérités devenues, non pas publiques, mais populaires. Voyez un peu ce que peuvent faire quelques pages de vérités déguisées et empâtées d’éloges mielleux, vis-à-vis de tous les cris qui se sont élevés contre les économistes, vis-à-vis d’un ouvrage comme celui de l’abbé Galiani. Croyez que le prince que ce livre n’ébranlera pas n’a pas eu besoin d’éloges pour sentir et goûter la vérité. Règle générale, mon ami, c’est le public seul qu’il faut instruire et convaincre. On n’y parvient à la longue que par de bonnes démonstrations qui convainquent les bons esprits, car ce public qui maîtrise les hommes puissants est à son tour maîtrisé par les hommes éclairés. Or, les hommes éclairés ne se convainquent pas par des vers, ni bons, ni mauvais, quoiqu’ils s’amusent de ceux qui sont bons ; il leur faut des raisons et de la simplicité dans la manière de les présenter. La déclamation et le ton de secte les prévient, comme vous l’éprouvez tous les jours. Pardon encore une fois, mon cher ami, mais ne vous donnez point en spectacle au public pour l’amuser à vos dépens. Ayez le courage de sacrifier un ouvrage qu’un moment de chaleur vous a fait écrire et que vous n’avez peut-être pas encore pu juger de sang-froid.

J’oubliais de vous dire que votre cher Empereur va mettre encore le feu dans toute l’Europe. Et mon Dieu ! encore une fois, laissez là toute cette espèce féroce et incorrigible ; parlez aux hommes !

Je ne me souviens plus si j’ai répondu à votre lettre du 10 mars ; en tout cas, vous avez à présent oublié ce qu’elle contient et, quoique sur plusieurs articles je puisse disputer avec vous sur l’article des arrêts et que je ne sois pas même entièrement décidé sur la suppression totale de la peine de mort, je ne vous dirais rien sur toute la législation que vous auriez proposée aux Corses si le bon Dieu avait voulu que vous vous fussiez appelé Jean-Jacques.

Votre abbé Roubaud[36] est d’une ignorance inimaginable et qui perce à chaque ligne ; il nous a répété sérieusement le conte qu’on fait aux enfants de la manière de prendre les canards en les enfilant par le moyen d’une ficelle au bout de laquelle on attache une grosse pilule purgative. Il mérite qu’on se soit moqué de lui de cette manière ; c’est peut-être un tour de Grâce.

Les grains ont diminué sensiblement dans notre pays ; il n’y a plus que cette malheureuse Montagne qui souffre ; au reste, je n’en irai pas plus tôt à Paris. Vous imaginez bien que je n’irai pas me fourrer dans cette bagarre[37]. Je crois que le Chancelier finira par être abandonné du Roi, mais les choses n’en iront pas mieux.

Je vois que vous vous proposiez d’envoyer votre pièce[38] à l’Empereur. Je vous exhorte à n’en rien faire. Si M. de Saint-Mégrin allait, comme on le disait, ambassadeur à Vienne, je crains qu’il ne vous encourageât à faire cette démarche ; mais il ne la fera pas, s’il est véritablement votre ami.

Voici un paquet qu’un homme de Marseille me prie de faire passer au ministre de Russie à Paris. Vous le pourrez facilement par vous ou par l’abbé Baudeau. Vous êtes toujours en arrière de quatre mois[39], et tout à l’heure de cinq. Il faut que l’abbé vous prête encore la main pour gagner le courant. Adieu, mon cher Du Pont, aimez-moi toujours un peu malgré mes critiques déchirantes et portez-vous bien. Mes compliments à Mme Du Pont.

XCVII. — (Joseph II. — La sincérité dans la critique. — Les Économistes. — Les Éphémérides. — Linguet. — La disette du Limousin. — Le second fils de Du Pont. — Le despotisme légal. — Étymologies.)

Limoges, 7 mai.

J’ai reçu votre lettre du 17, mon cher Du Pont, et je vous demande pardon d’avoir eu quelque peine à vous dire franchement mon avis ; mais j’ai tant d’expérience de la sensibilité des auteurs, j’ai si fort rebuté mes amis mêmes par cette franchise, qu’ils trouvent décourageante, que je suis devenu timide sur cet article et d’autant plus que l’on ne persuade presque jamais. Vous voyez bien que je ne vous ai pas persuadé et que vous vous occupez toujours de raccommoder cette pièce et de corriger son défaut incorrigible qui est l’impossibilité de lier des discussions économiques à votre intrigue. À cet égard, je persiste dans mon avis, ainsi que sur la parfaite inutilité d’écrire en vers sur ces matières, et surtout d’en traiter incidemment dans des ouvrages qui ont et doivent avoir un autre but.

Je vois avec peine que le découragement et le dégoût vous prennent. Je suis sujet à ces deux maladies qui sont très fâcheuses, et dans leurs symptômes, et dans leurs effets. C’est encore pour moi une raison d’être fâché de la perte de temps que vous a occasionné votre drame. Il est vrai qu’on se lasse de redire toujours la même chose ; mais aussi pourquoi voulez-vous toujours dire la même chose ; pourquoi vous obstiner à tourner toujours dans le même cercle et à ne vouloir être qu’économiste, lorsque vous pouvez traiter toutes les matières qui tiennent à la politique, au bonheur des hommes, à la morale, à la législation ? Vous voulez tous que Quesnay et ses premiers disciples aient tout dit. D’un côté, vous vous défendez de traiter d’une foule de choses dont il n’a pas parlé et, lorsque vous en parlez, vous cherchez toujours à les ramener à ce que les maîtres ont dit. Cela donne à tout ce que vous faites un ton d’uniformité.

En osant vous livrer aux détails, en négligeant de rabattre à chaque instant des généralités dont le public est las, vous mettrez de la variété dans votre ouvrage.

Vous avez lu mon morceau sur l’usure et plus anciennement celui sur les mines. Cela est dans vos principes à peu près et cependant personne n’y trouvera cette uniformité qu’on reproche aux économistes. On peut traiter ainsi une infinité de questions : la tolérance, l’égalité des partages entre les enfants, l’utilité ou les inconvénients des testaments, l’esclavage, l’utilité réelle des colonies et les illusions des nations modernes à cet égard, les questions relatives à la justice criminelle, à la question, à la procédure par jurés ou par tribunaux, les supplices, l’instruction contradictoire, la mendicité, le pouvoir paternel, l’indissolubilité du mariage, etc., enfin toute la morale, toute la politique présentent autant de matières neuves que de questions, car, à peine y en a-t-il une qui soit seulement ébauchée. Je sais que plusieurs de ces questions ne peuvent pas être traitées avec approbation et privilège, que d’autres ne peuvent pas l’être bien sans contredire les idées des maîtres ; mais il en reste encore assez pour varier. Les matières même purement pratiques pourraient être de votre ressort ; il est vrai qu’il faut beaucoup de réserve à croire et qu’il faudrait être un peu physicien pour traiter cette partie. Enfin, pourquoi ne pas faire des extraits qui soient de francs extraits, c’est-à-dire qui donnent au lecteur l’idée du livre, au lieu de ne s’attacher qu’à faire remarquer les rapports de l’ouvrage avec la doctrine économique ou à réfuter ce qui s’en écarte, chose qui contribue infiniment à l’uniformité parce qu’en effet ces disputes roulent toujours sur les mêmes objets ?

Votre Chou-King[40] est assommant ; il est vrai que c’est la faute de l’abbé Baudeau. Je n’ai pas été aussi mécontent que vous de sa critique de Beardé[41] ; elle tournait, comme vous dites, dans votre cercle tant rebattu, mais aussi, c’était une réponse à une critique. Vous aviez autrefois dû traiter la question de l’esclavage à l’occasion de Ziméo. Vous aviez commencé une Histoire des finances d’Angleterre. Voyez les moyens de varier. Vous avez jusqu’à des livres d’histoire dont vous pourriez tirer parti ; par exemple, est-ce qu’un bon extrait de la nouvelle histoire de Gaillard n’irait pas bien dans les Éphémérides dont la préface de ce livre aurait fait l’ornement.

Je n’ai point lu les nouveaux aboiements de Linguet ; mais je ne vous conseille pas de lutter contre ce chien enragé plus longtemps ; il ne mérite que le mépris ; à votre place je me contenterais de l’annoncer, de faire une petite récapitulation de ses plus grosses injures sans aucune réflexion ni réponse. Il s’est plaisamment justifié sur son M. Hall[42] en disant que Vauxhall signifiait salle éclairée avec des bougies, confondant wax qui signifie cire avec le nom de Vaux dont les Anglais, en l’estropiant dans leur conversation, ont conservé soigneusement l’orthographe, aussi éloignée du mot wax ou ouax que la prononciation qu’ils ont substituée à la vraie. Comme si un peuple corrompait ainsi l’orthographe et la prononciation d’un mot qui lui est familier ! Il s’est aussi justifié sur l’article de la bière, en disant qu’elle se faisait avec de l’orge et non avec du grain, mais tout cela ne vaut guère la peine de prendre votre temps. Si vous voulez que je connaisse son ouvrage, envoyez-le-moi.

Je suis occupé actuellement à trouver les moyens de distribuer une aumône à nos paroisses de la Montagne et à faire que les pauvres hors d’état de travailler en profitent, ce qui n’est pas bien aisé. Après cela, je jouirai d’un peu de liberté et je tâcherai de me délivrer de beaucoup de besognes arriérées. Je ne me suis pas trop bien porté depuis quelque temps ; des coliques d’estomac, suivies d’une espèce d’épanchement de bile m’ont tourmenté. Cela, avec beaucoup d’autres choses, me fait désirer de revoir Paris ; mais je ne sais quand je le pourrai.

Je vous enverrai une procuration pour nommer le petit Robert ou la petite Anne[43]. J’aurais été bien charmé de pouvoir le tenir moi-même[44]. Je vous enverrai en même temps la nouvelle quittance de Barbou.

Je dois une réponse à l’abbé Baudeau ou plutôt un remerciement. Je ne sais si je lui enverrai ma lettre par la poste. Je préférerai une occasion si j’en trouve. En attendant, remerciez-le pour moi. Son livre[45] est très clair et écrit sur la fin avec une chaleur douce qui en rend la lecture intéressante. Il sera plus lu que La Rivière[46], mais ce diable de despotisme, quoique plus déguisé, nuira toujours à la propagation de votre doctrine, et surtout en Angleterre, et parmi les gens de lettres. Ceux-ci seront toujours aussi révoltés du ton de secte. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. Mille compliments à Mme Du Pont.

À propos, ne parlez donc plus d’étymologies pour ne pas donner la revanche à Linguet. Où avez-vous vu qu’il fallût dire épizoonique et faire partir les dérivés d’une terminaison étrangère à la racine ? C’est bien épizootique qu’il faut dire.

XCVIII. (Le despotisme légal.)

Limoges, 10 mai.

Voici, mon cher Du Pont, ma réponse à l’abbé Baudeau[47] que je vous adresse par Desmarets ; elle est pleine d’hérésies, mais j’ai voulu faire ma confession d’Augsbourg sur le grand article du despotisme légal, dont la doctrine ne cesse de salir les ouvrages des économistes et ne devrait se trouver que dans ceux de Linguet.

Ce n’est pas que je fasse plus de cas de celle des contreforces[48], dont je ne veux pas qu’on ait besoin.

Je ne puis vous envoyer encore aujourd’hui la quittance de Barbou ni ma procuration ; ce sera pour la semaine prochaine. Je vous embrasse.

XCIX. (Le second fils de Du Pont. — Les Éphémérides.)

Limoges, 24 mai.

Voici, mon cher Du Pont, la procuration pour le baptême de l’enfant dont Mme Du Pont est grosse. Si c’est un garçon ne voulez-vous pas l’appeler Éleuthère-Irénée en l’honneur de la liberté et de la paix. Les noms d’Éleuthèrie et d’Irène iraient aussi fort bien à une fille. Si vous voulez des noms moins significatifs, vous savez que je m’appelle Anne-Robert-Jacques et vous avez là de quoi choisir. Je souhaite à Mme Du Pont les couches les plus heureuses.

Je vous envoie encore la quittance de Barbou pour l’argent que je lui ai remis. C’est le prix des souscriptions des Limousins et de celle de Mme Blondel. Je voudrais bien savoir si vous avez à présent beaucoup de souscripteurs.

M. de Mirabeau doit-il venir dans ce pays avec l’abbé Baudeau, et celui-ci vous aidera-t-il encore pour vos Éphémérides, pour lesquelles, malgré tous les secours que vous avez eus, je vous vois toujours retardé de cinq mois ?

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse de tout mon cœur. Desmarets vous fait mille compliments.

C. — (Le second fils de Du Pont. — La poste. — Les Éphémérides. — Le censeur Moreau. — Les constitutions. — H. de Mirabeau. — Saint-Mégrin. — Linguet.)

Limoges, 21 juin.

Vous vous plaignez de moi, mon cher Du Pont ; cependant un intendant est, ainsi qu’un journaliste, un galérien attaché sur son banc et ramant contre vent et marée. Il faut donc avoir un peu d’indulgence pour l’un et l’autre de ces animaux. Au reste, je crois être sûr de vous avoir écrit plusieurs lettres sans en avoir reçu aucune de vous et vos plaintes me font craindre qu’il n’y en ait eu d’égarées. Je ne vois pas en quoi la procuration[49] peut gêner pour les noms ; il n’y est pas dit, ce me semble, un mot qui y ait rapport.

Je n’ai point vu M. de Mirabeau et je lui garde votre lettre, mais vous auriez bien dû avertir Mme Blondel et Mlle de Lespinasse de son départ quelques jours à l’avance, comme je vous en avais instamment prié. On est à l’affût des occasions pour envoyer des livres ou même des lettres à cœur ouvert, attendu que l’inquisition des postes est encore redoublée. À propos d’envoi, vous oubliez toujours de me renvoyer ce Mémoire sur l’usure dont vous avez la seule copie au net.

Les retards ont sûrement beaucoup de part à la diminution de recettes des Éphémérides, mais croyez que le défaut de variété dans le ton et dans les matières, et aussi l’humeur qu’a prise la plus grande partie du public contre le ton de secte, y ont contribué encore plus. Je ne conçois pas Moreau[50] de vous ôter un mémoire sur le commerce des eaux-de-vie ; il me semble qu’il vous a passé des choses bien plus fortes. Ce Moreau n’est pas un fripon comme Linguet ; Quidquid recipitur ad modum recipientis, disaient les scolastiques.

N’allez pas vous imaginer que j’approuve les constitutions républicaines. Je ne crois pas qu’il en ait jamais existé une bonne et je suis de l’avis des économistes que l’état de guerre intérieure et ce qu’on appelle contre-forces ne vaut rien.

Je serais bien affligé que les propositions du M. D. B. D.[51] devinssent pour vous une ressource nécessaire. Vous ne me marquez pas quelles sont ces propositions. J’espère du moins que vous n’abandonnerez le champ de bataille et vos amis qu’à la dernière extrémité.

Je connais peu le comte de Mirabeau ; comme je ne vous ai pas vu à son âge, j’ignore si vous aviez ses défauts. Il y en a un cependant que je ne crois pas que vous ayez eu, c’est le ton hâbleur. Quand on aime la vérité bien franchement, on la respecte en tout. Vous faites fort bien de l’aimer, si vous croyez qu’il vous aime. Pour moi, je suspends mon jugement, jusqu’à ce que je le connaisse davantage. Il n’a pas trop réussi dans ce pays.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse de tout mon cœur. Bien des compliments à Mme Du Pont, à qui je souhaite les couches les plus heureuses.

On dit que votre autre ami St-M.[52] s’est brouillé avec Mme D. B.[53] C’est le comble de l’avilissement qu’une bassesse infructueuse.

Je voudrais voir le nouvel ouvrage de Linguet, ne fût-ce que pour savoir ce qu’il a dit sur les approvisionnements d’ordonnance.

CI. (La Rochefoucauld. — Linguet.)

Limoges, 28 juin.

Je n’ai, mon cher Du Pont, que le temps de vous dire un mot sur ce que j’ai appris par M. le comte de Mirabeau de votre aventure avec le duc de La R.[54] Comme je n’ai point vu votre lettre, je ne puis vous en rien dire, si ce n’est que le duc est un homme honnête qui aura suivi un mouvement d’humeur. Mais dès que vous lui avez renvoyé votre livre, il faut absolument que vous persistiez à refuser son argent. J’ai vu ce misérable Linguet, il serait absurde de vouloir lui répondre. Adieu, je n’ai que le temps de vous embrasser.

CII. (Le second fils de Du Pont. — Dégoûts de Turgot. — Linguet.)

Limoges, 2 juillet.

Je vous fais, mon cher Du Pont, mon compliment de tout mon cœur ainsi qu’à Mme Du Pont sur la naissance du petit Irénée. J’aurais été bien enchanté d’être à Paris pour lui donner moi-mème ce nom de bon augure. Je ferai part de sa naissance à M. de Mirabeau, quoique je ne sache pas trop où lui adresser ma lettre. J’imagine qu’il est en Aigueperse ; il n’a passé ici qu’un jour.

Je ne suis point de votre avis sur la persévérance que vous me conseillez. Je suis très convaincu qu’on peut être mille fois plus utile par de bons écrits que par tout ce qu’on peut faire dans une administration subalterne avec les données actuelles et aussi avec celles qui me sont personnelles. La difficulté n’est que de me désengrener.

Je vous ai mandé que j’avais lu cet infâme Linguet. Je vous condamne à ne pas répondre ; ce serait lui faire trop d’honneur. La table de son livre en serait la réfutation la plus complète. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

CIII. — (La Rochefoucauld. — Le margrave de Bade. — Linguet. —Voltaire.)

Limoges, 5 juillet.

Je suis mon cher Du Pont, fort content de votre lettre à M. de L. R.[55] Elle est faite pour faire impression à un homme honnête comme lui. À bien d’autres ducs et pairs, elle n’eût paru que ridicule.

Vous êtes bien le maître de communiquer mon Mémoire sur l’usure au Margrave de Dourlach et puisqu’il a daigné faire attention à l’Essai sur les richesses, je vous prie de lui en donner un exemplaire en faisant corriger les fautes d’après l’errata. Je vous embrasse ainsi que le petit Éleuthère-Irénée. Mille compliments à Mme Du Pont.

Caillard a passé chez Voltaire qu’il a trouvé déraisonnant complètement sur l’économie et livré à tous les sophismes de Galiani.

CIV. — (Le second fils de Du Pont. — Linguet. — Dégoûts de Tmgot. — Sa timidité. — Son nouveau secrétaire. — La gabelle. — Monthyon. — La Rochefoucauld. — Les Éphémérides. — La procédure criminelle.)

Limoges, 16 juillet.

Je vous fais mon compliment, mon cher Du Pont, sur la bonne santé de mon filleul Irénée et de sa mère. J’ai oublié de vous parler des dragées et autres bagatelles qui sont d’ordinaire à la charge du parrain. Je suppose que vous aurez fait les choses comme pour moi et que nous en parlerons à mon retour[56].

Je trouve bien plaisant qu’il ne soit pas permis d’attaquer Linguet et qu’il ait une marque comme Caïn, son devancier, qui s’était mis comme lui dans le cas d’avoir besoin de sauvegarde.

Quoique vous en disiez, je crois qu’en statu quo le travail d’un homme libre dans son cabinet peut être plus utile que celui d’un intendant ramant, comme il peut, au milieu des courants et des rochers. Je suis encore moins de votre avis sur la prétendue timidité que vous me reprochez. Si vous aviez vu ce que j’ai écrit sur le projet de règlement pour les blés[57], vous verriez combien la force, et des raisons, et des sermons est perdue. Je vous le répète ; c’est au public lisant et réfléchissant qu’il faut parler, c’est à lui qu’il faut plaire, c’est lui et lui seul qu’il faut persuader ; toutes les flagorneries aux gens en place, tous les petits détours dont on s’enveloppe pour ne pas les choquer sont une perte de temps écartant du vrai but et ne réussissant pas même à faire sur eux l’impression qu’on s’est proposée.

J’ai un grand défaut ; mais ce n’est pas la timidité. Ce défaut est me charger de trop de besogne et d’être paresseux plus par libertinage d’esprit que par inaction proprement dite ; mon esprit gagne du côté de l’étendue et de la justesse, mais j’y perds beaucoup du côté de l’action. Il faudrait, pour que je me déployasse, que je fusse le maître absolu, parce qu’alors, je n’aurais qu’à voir et à agir en conséquence, au lieu qu’actuellement, il faut que je persuade pour faire agir et que je sue sang et eau pour présenter avec netteté mille détails très longs à prouver et qu’un coup d’œil me fait voir.

Je viens pourtant de faire une acquisition qui pourra beaucoup me soulager. C’est un jeune avocat que les circonstances ont mis sur le pavé. Je suis infiniment content de son caractère et de sa manière de voir et d’écrire. Si j’étais aussi bien tombé du commencement, je crois que je serais à présent au-dessus de ma besogne.

Il n’est pas possible que M. Trudaine ait approuvé le projet de mettre la gabelle dans tout le Royaume. Cela est trop contraire à tous les principes ; je doute même que le Gouvernement puisse adopter une pareille extravagance. Vous ne doutez pas que je ne combattisse ce nouveau monstre avec toute la force dont je serais capable. Mais ce serait bien inutilement si une fois on se l’était mise dans la tête. Alors, il faudrait bien forcément quitter[58], car bien sûrement je ne consentirais jamais à être l’instrument d’une pareille abomination que, pour comble de bien, nos sots Limousins seraient assez sots pour m’imputer, comme les Auvergnats ont imputé à M. de Monthyon les opérations de M. de L’Averdy sur le don gratuit, tandis qu’il les avait combattus de toute sa force, et ce qui est bien encourageant, c’est que le Gouvernement en renonçant à son projet en a fait tout l’honneur à la Cour des Aides de Clermont qui avait répandu toutes ces calomnies contre ce pauvre M. de Monthyon. Après cela, veillez bons citoyens, suez, soufflez, ramez comme corsaires ! Je suis fâché à propos de M. de M. qu’il ait donné des prix pour des courses de chevaux et fâché aussi que vous ayez loué cette sottise[59].

Le D. D. L. R.[60] a eu de l’humeur contre les Éphémérides et il a eu tort ; vous en avez contre lui et vous avez tort aussi. Dépêchez-vous donc de nous donner le troisième et le quatrième volumes ; il faut absolument vous avancer.

Je viens de discuter la question de la procédure criminelle par jurés[61] et j’ai pris la négative. Si la chose était imprimable, cela vous ferait un bon remplissage d’une soixantaine de pages ; mais cela n’est imprimable en aucun sens.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse et suis fâché de vous avoir fait venir l’eau à la bouche.

CV. — (La goutte. — Le nouveau secrétaire de Turgot. — Ses dégoûts. — Les livres utiles. — Le baptême d’Irénée Du Pont.)

Limoges, 9 août.

Je vous aurais vraisemblablement écrit, mon cher Du Pont, par l’occasion de M. de Vaines[62], si la goutte que j’ai depuis samedi ne m’en avait empêché. Je voulais vous annoncer un morceau qu’il vous porte et dont je doute que vous puissiez faire usage. D’ailleurs, il ne me paraît pas aussi piquant qu’il me semble qu’on eût pu le faire. C’est un amusement du nouveau secrétaire dont j’ai fait l’acquisition et pourvu que vous ne le nommiez pas, vous pourrez en faire ce qui vous plaira, même le changer et le bouleverser à votre gré.

Il faut avant tout vous parler de ma goutte ; elle a été plus forte que je ne m’y serais attendu dans une saison chaude. J’y ai fait mettre trois fois les sangsues et je ne suis soulagé que de cette nuit. J’espère pourtant que je pourrai toujours achever la tournée que j’ai projetée dans la Montagne où j’ai peur de trouver autant de misère que l’année passée, car la récolte y est tout aussi mauvaise. Je ne sais plus que faire, car j’ai épuisé toutes les ressources.

Vous voudriez que je fusse tout à fait fou ; je le suis pourtant fort honnêtement. L’inexécution totale du Règlement sur les grains malgré les cris de tous les petits bourgeois de ce pays et plus de 200 000 francs que j’ai dépensés en travaux publics dans la Montagne, au lieu de 80 000 qu’on m’avait fixés, sont, je crois, des traits dignes de vos éloges, mais fou ou sage, soyez sûr qu’un administrateur subalterne, dans les circonstances données, ne peut jamais faire la meilleure partie du bien que fait un bon livre ; je dis un livre qui produit la conviction. Calculez un peu celui qu’aurait fait, dans les temps des premières querelles des protestants, un homme qui aurait bien clairement développé les principes de la tolérance civile. Quel bien même ne serait-ce pas encore aujourd’hui ! Un bon ouvrage sur les grains vaudrait mieux que ce que je ferai jamais comme Intendant ; item, un ouvrage sur l’impôt, etc. etc., et sur la guerre, etc. Les méchants pêcheront en eau trouble et les bons s’agiteront en vain à l’aveugle pendant dix mille ans. C’est la lumière qu’il faut apporter partout. Les prétendus petits biens dont vous me parlez sont une grande perte de temps pour le redressement des grands maux.

Je n’entends rien à tout ce que vous me dites sur les articles dont je vous avais parlé dans ma lettre. C’était assurément pour moi seul et non pour vous que je voulais satisfaire à ce qui est d’usage[63] et d’une sorte de décence. Si votre refus de vous expliquer me jette dans quelque dépense en moins, d’où il résulte de la part des prêtres de Saint-Jacques du Haut-Pas une imputation de vilenie sur ma personne, ce sera votre faute.

Adieu mon cher Du Pont, je vous embrasse et vous souhaite une bonne santé ainsi qu’à Mme Du Pont et à M. Irénée.

CVI. (La population. — Linguet. — Les Éphémérides. — La disette du Limousin.)

Limoges, 29 août.

Voici, mon cher Du Pont, une lettre que M. Viollet m’adresse pour vous et qu’il désire que vous imprimiez dans les Éphémérides. Cela me paraît juste. Il est certain que sans entrer dans la discussion de l’exemple de la Suisse et de la Chine, le fond de ce que dit M. Viollet sur l’inconsidération du souhait d’une population illimitée est très vrai. Elle se proportionne d’elle-même aux moyens de subsistance ; mais si le nombre des hommes ne peut s’augmenter que par la diminution des jouissances de ceux qui existent, il est certain qu’il vaut mieux que ces hommes surabondants n’existent pas que d’exister pour partager la détresse à laquelle ils réduiraient les autres hommes, leurs consorts. C’est une vérité terrible que, dans tous les états des choses connues, la limite de la population est toujours la misère. Il serait à désirer que cela ne fût pas, mais les moyens d’y parvenir sont un problème qui n’a point encore été résolu.

Si on eût envisagé ce que Linguet a dit sur l’esclavage comme un avis donné aux philosophes et aux politiques humains que ce problème était à résoudre, on n’aurait peut-être pas traité sa Théorie des lois[64] avec tant de mépris. Il fallait le réfuter en prouvant que l’esclavage ne résolvait pas le problème et en cherchant une autre solution, mais on pouvait lui tenir quelque compte d’avoir fixé les esprits sur l’insuffisance des solutions connues.

Quant à Viollet, quand même vous pourriez prouver que ses expressions ont dû conduire au sens que vous leur avez donné, je ne vous conseille pas de vous appesantir là-dessus, car cet acharnement polémique qui choque beaucoup l’amour-propre des auteurs est une des choses qu’on blâme dans votre journal. Avoir toujours raison, c’est un grand tort. Il faut savoir, quand on vous cède le fond, céder la forme.

J’ai commencé ma tournée de la Montagne, quoiqu’il me reste encore de la faiblesse ; mais il faut bien aller préparer les nouveaux secours dont ces misérables auront besoin l’année prochaine, si on veut bien me les accorder encore.

Adieu, mon cher Du Pont, vous connaissez mon amitié. Mille compliments à Mme Du Pont.

CVII. — (Projet d’un Dictionnaire du Commerce. — L’Encyclopédie. — Le moire sur l’usure. — La procédure criminelle. — La goutte. — La poste.)

Limoges, 10 septembre.

Je me hâte, mon cher Du Pont, de répondre à une lettre que j’ai reçue de vous par le courrier de vendredi et qui est sans date. Vous devez m’en savoir gré, car je suis dans mon lit très fatigué de ma journée ; aussi ne vous écrirai-je pas de ma main. Je commence par l’article le plus intéressant.

Vous pouvez être très certain que la proposition que vous a fait Pankoucke[65] serait très affligeante pour l’abbé Morellet. Vous voyez clairement que le plan d’un pareil ouvrage forme nécessairement un double emploi avec la troisième partie de son Dictionnaire du commerce, et jusqu’à présent, il a été tant contrarié, il a été si fort le mâtin de la liberté du commerce, qu’il serait bien dur de se voir devancé dans son travail et persécuté en quelque sorte d’une autre manière par les partisans de la liberté. D’ailleurs, quoique les Éphémérides ne vous vaillent pas grand’chose, je crois qu’il vous est plus aisé d’en tirer parti que d’un ouvrage pour lequel vous seriez dépendant du libraire Pankoucke, dont je vous avoue que je n’ai pas grande idée. J’imagine que vous auriez le bon sens, si vous entrepreniez un pareil ouvrage, d’en changer le titre et que vous laisseriez le Père Hyacinthe de Montagon annoncer une Encyclopédie pour la chaire ou bien le Saint-André une Encyclopédie perruquière. Le mot Encyclopédie signifie l’enchaînement de toutes les sciences qui peuvent entrer dans l’éducation et une Encyclodie économique est un titre fort analogue à celui de l’Histoire universelle de la criss ou du carquois, mais ce à quoi je vous exhorte fort, c’est à mettre dans vos Éphémérides un peu plus de variété, et de matières, et de ton.

Il semble par vos lettres que vous n’ayez pas reçu la plus grande partie des miennes. Je suis sûr de vous avoir mandé que vous étiez fort le maître de laisser votre margrave prendre une copie du Mémoire sur l’usure, mais je demande qu’il ne soit pas imprimé. Ce n’est point à vous que j’ai adressé les réflexions sur la procédure par jurés. Je les ai écrites dans le cours d’une dispute que j’ai entamée sur cette question avec M. de Condorcet qui est fort partisan de cette forme. Mes réflexions sont écrites à bâtons rompus et ne pourraient être imprimées ; mais je vous les montrerai quand je serai à Paris.

Je n’ai point reçu le volume des Éphémérides que vous m’annoncez et je n’en suis pas étonné puisque vous l’avez mis à la poste. Ce sera autant de perdu ; on aura décacheté le paquet et on l’aura retenu.

Je vous avais mandé de Tulle que j’étais parti pour une tournée assez longue. Je n’étais pas assez bien guéri et le renouvellement de douleurs m’a forcé de rebrousser chemin au bout de huit jours. J’ai, à présent, la goutte du côté gauche après l’avoir eue du côté droit. J’espère pourtant qu’elle ne sera pas vive. Je vous prie de me marquer si vous avez reçu la table que je vous ai annoncée.

Adieu, je vous embrasse ; mes compliments à Mme Du Pont.

CVIII. — (Les Éphémérides. — La poésie. — Greuze. — L’esclavage. — La corvée. — La goutte. — H. de Mirabeau.)

Limoges, 15 octobre.

J’ai enfin reçu, mon cher Du Pont, votre sixième volume[66] que vous m’aviez annoncé, il y a longtemps ; mais je l’ai reçu par la voie ordinaire de la poste et sans enveloppe ; ainsi, je vous en dois le port. J’aurais sur tout votre ouvrage bien des choses à vous dire, mais il vaut mieux remettre à vous gronder au temps où je vous verrai. J’ai un peu ri de votre enthousiasme[67] quand vous dites qu’il n’y a que les honnêtes gens qui se connaissent en vers. Je crois pourtant qu’on pourrait citer des gens qui en font de très bons et qui sont fort loin d’être honnêtes gens. Ce n’est pas qu’il n’y ait dans votre proposition un fondement vrai.

Que parlez-vous d’esquisses que Greuze ait à se reprocher ? Serait-ce le fils ingrat et le fils puni ? Ces deux morceaux sublimes qui, en regard, forment la tragédie la plus pathétique et la plus morale ? Ces deux morceaux sont plus éloquents et plus utiles que tous les sermons. Oh ! que je serais scandalisé de votre scandale si c’est de ces deux esquisses que vous avez voulu parler. J’ai lu votre morceau sur les nègres[68] et je trouve que vous n’avez point traité la question. J’en suis fâché, car on vous répondra, et malheureusement on aura raison contre vous. Croyez-vous aussi que M. N. ne rira pas[69] des chemins à 5 sous ou à 8 sous la toise ? MM. les Économistes, ne vous lasserez-vous jamais de parler des faits sur lesquels vous êtes à tout moment trompés, lorsque vous pourriez vous appuyer sur des raisonnements démonstratifs. Mais j’ai tort, car j’avais promis de ne vous pas gronder.

J’ai encore de légers ressentiments de goutte ; ce n’est rien, mais je ne sais comment je ferai mes départements. Il me répugne beaucoup de rester à Limoges et d’y faire venir les élections. Il faudra bien pourtant s’y résoudre, si la goutte me fixe au centre de mon tourbillon et m’oblige à substituer le système de Copernic à celui de Ptolémée. Je suis en colère contre votre ami M. de Mirabeau ; il s’était chargé en partant d’ici d’un paquet de lettres et, au bout de huit jours, il n’était pas rendu. Une négligence portée à cet excès n’est en vérité pas honnête. Adieu, mon cher Du Pont. Donnez-moi quelquefois de vos nouvelles et envoyez-moi votre septième volume. Je vous embrasse.

CIX. (La goutte. — La sévérité de Turgot. — Les Éphémérides.)

Limoges, 29 octobre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, votre lettre du 20 ; je ne sais pas qui avait pu vous dire que je ferais voyager mes élections, car je ne m’y suis décidé que le 22. Au surplus, j’ai très bien fait, sans souffrir ; comme vous l’avez imaginé, je n’étais pas assez bien pour pouvoir voyager sans imprudence ; attendre que ma santé fût tout à fait raffermie, c’eût été m’exposer à des retards qui auraient pu devenir nuisibles à moi et aux affaires. Vous me reverrez beaucoup plus tôt à Paris ; j’espère y être dans le courant de novembre.

Je remets à ce temps-là à vous prouver que je ne suis point trop sévère et que je le suis toujours moins que le public. Je n’ai assurément pas attendu mon accès de goutte pour réfléchir sur la nature et les principes du goût. Ainsi, ce n’est pas le chagrin qui m’a fait trouver faux vos principes de littérature. Au reste, ce n’est pas ici une affaire de sentiment ni de goût, mais bien de logique, mais la logique n’est pas le fort des Économistes. Leur mal est, en général, de vouloir aller trop vite et de ne pas analyser assez scrupuleusement le sens des mots. Votre erreur sur les nègres ne tient pas à la seule logique, mais au défaut d’examen des principales circonstances de la question.

J’ai été à ce propos fort content du morceau de l’abbé Roubaud sur les nègres. Comment un homme qui peut faire si bien, fait-il habituellement si mal ? Je vous fais mon compliment d’avoir enfin un coopérateur[70], mais cela ne suffit pas pour vous enrichir. Il faut encore que vous vous défassiez de ce ton économiste qui vous fait presque autant d’ennemis qu’il y a d’auteurs dont vous faites l’extrait et vous réservez vos éloges pour M. de Pezay[71] ! Vous avez traité Viollet avec une dureté révoltante pour un amour-propre beaucoup moins sensible que le sien et je vois que vous ne voulez pas imprimer sa lettre que je vous ai envoyée. Charles XII n’était pas plus tête de fer que vous. Mais je vous prédis que tout cela ne fera point venir les souscriptions. Barbou est à la campagne.

Je suis fort aise que le petit Irénée ait la physionomie de son nom ; je vous remercie de m’en donner des nouvelles. Faites, je vous prie, mille compliments à sa mère. J’embrasse son père de tout mon cœur, malgré mes gronderies et ma sévérité excessive. Réparation à M. de Mirabeau puisque son père l’avait retenu au Bignon.

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[1] Voir la lettre LXXXV.

[2] Il avait donné sa démission d’intendant du commerce.

[3] Les lettres sur le commerce des grains.

[4] Enlever à la presse toute liberté.

[5] Sur le commerce des grains.

[6] D’agriculture de Limoges.

[7] Les Parlements.

[8] Le t. VIII (septembre) de 1770 des Éphémérides ne fut approuvé par le censeur Moreau que le 14 janvier 1771.

[9] Boisgelin.

[10] Le futur Constituant.

[11] Du Pont s’était mis à écrire une comédie intitulée : Joseph II.

[12] Joseph II.

[13] Boisgelin.

[14] Boisgelin.

[15] Quesnay et Mirabeau.

[16] Sur la législation de la Corse. Buttafuoco, capitaine au service de la France, avait, d’accord avec Paoli, demandé à Rousseau un plan de constitution.

[17] Pour la Gazette de l’agriculture qu’il dirigeait.

[18] Dans l’Essai politique sur le commerce.

[19] Le renvoi des Parlements.

[20] On ne sait de quelle épigramme il s’agit.

[21] Avocat général qui avait donné sa démission au Coup d’État Maupeou.

[22] Procureur général de la commission créée pour juger La Chalotais.

[23] Joseph II.

[24] Le renvoi des Parlements.

[25] Maupeou, D’Aiguillon et Terray.

[26] Il s’agit d’une jolie lettre de Mme Blondel, dans laquelle elle avait raconté à Turgot les aventures d’un pauvre pêcheur de Strasbourg qui était venu jusqu’à Paris lui demander assistance et qu’elle avait tout d’abord fait renvoyer « parce qu’elle était restée à rêver et à faire du noir dans son lit ».

Cette lettre commence ainsi : Toujours, toujours, tous les sentiments de mon cœur circuleront dans le vôtre, mon ami. Je viens d’en éprouver un si doux, si pur, que je veux en rendre le plaisir parfait en vous le communiquant. »

Sur l’insistance de sa femme de chambre, Mme Blondel avait reçu son malheureux compatriote, l’avait secouru, l’avait fait secourir par son entourage, et le pêcheur était reparti à Strasbourg en emportant une petite fortune.

[27] Le marquis de Sousmont, président à mortier.

[28] Du Chevalier de Chastellux.

[29] De Gessner.

[30] Date incertaine.

[31] Pour son Histoire de la rivalité de la France.

[32] Prince Mussalski qui avait fait nommer Baudeau en Pologne.

[33] De Saint-Maurice de Saint-Leu, qui devint bientôt rédacteur des Éphémérides.

[34] Le duc de Saint-Aignan, beau-frère de Turgot, était pair de France.

[35] Grammairien (1661-1737).

[36] Rédacteur de la Gazette du commerce.

[37] Le renvoi des Parlements.

[38] Joseph II.

[39] Le tome XI des Éphémérides (décembre) de 1770 ne fut visé par le censeur que le 23 février ; le tome XII que le 14 avril.

[40] Le Chou-King des Chinois, série d’articles de Baudeau dans les Éphémérides sur un ouvrage de De Guignes.

[41] Béardé de l’Abbaye.

[42] Linguet avait pris le Vaux-hall pour un homme.

[43] Le futur enfant de Du Pont.

[44] Sur les fonts baptismaux.

[45] Première Introduction à la philosophie économique ou analyse des États policés, 1771.

[46] Intérêt général de l’État.

[47] À la lettre d’envoi de l’ouvrage de Baudeau. Il est regrettable que cette réponse soit perdue, puisqu’elle devait contenir l’exposé des vues politiques de Turgot.

[48] Autrement dit, le système parlementaire imité de l’Angleterre.

[49] Pour le baptême de l’enfant de Du Pont.

[50] Censeur des Éphémérides.

[51] Karl-Friedrich, Margrave de Bade-Dourlach.

[52] Le duc de Saint-Mégrin.

[53] Mme Du Barry.

[54] La Rochefoucauld.

[55] La Rochefoucauld.

[56] Voir la lettre du 9 août.

[57] Les lettres sur le commerce des grains.

[58] D’après la Correspondance Metra Turgot aurait, dans un cas analogue, offert sa démission.

[59] De Monthyon. Dans les Éphémérides, 1770, t. II et 1771, t. XII.

[60] La Rochefoucauld.

[61] Avec Condorcet.

[62] De Vaines, que Turgot nomma plus tard premier commis du contrôle général ; de l’Académie française en 1803.

[63] Le baptême d’Irénée Du Pont.

[64] La théorie des lois civiles, 1767.

[65] Libraire, éditeur de l’Encyclopédie méthodique.

[66] Éphémérides de 1771

[67] Dans l’article de Du Pont « Du principe commun à tous les beaux-arts et de leurs rapports avec l’utilité publique ».

[68] Observations importantes sur l’esclavage des nègres.

[69] Lettres à M. N…, ingénieur des ponts et chaussées sur l’administration des chemins

[70] L’abbé Baudeau qui se chargea de faire plusieurs volumes des Éphémérides pour rattraper le courant.

[71] Masson, dit marquis de Pezay (1741-1777) qui contribua plus tard à la chute de Turgot.

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