116. — QUESTIONS DIVERSES.
I. — Lettre à l’abbé Morellet.
(Les Dialogues de Galiani.)
[Mémoires de Morellet, I, 187.]
17 janvier.
Vous êtes bien sévère : ce n’est pas là un livre[1] qu’on puisse appeler mauvais, quoiqu’il soutienne une bien mauvaise cause ; mais on ne peut la soutenir avec plus d’esprit, plus de grâces, plus d’adresse, de bonne plaisanterie, de finesse même et de discussion dans les détails. Un tel livre écrit avec cette élégance, cette légèreté de ton, cette propriété et cette originalité d’expression, et par un étranger, est un phénomène peut-être unique. L’ouvrage est très amusant, et malheureusement il sera très difficile d’y répondre de façon à dissiper la séduction de ce qu’il y a de spécieux dans les raisonnements et de piquant dans la forme. Je voudrais avoir du temps, mais je n’en ai point ; vous n’en avez point non plus. Du Pont est absorbé dans son journal ; l’abbé Baudeau répondra trop en économiste.
II. — Lettre à Mlle de Lespinasse.
[D. D., II, 800. — Asse. Lettres de Mlle de Lespinasse, 316.]
(Les Dialogues de Galiani.)
Limoges, 26 janvier.
Vous croiriez que je trouve son ouvrage bon, et je ne le trouve que plein d’esprit, de génie même, de finesse, de profondeur, de bonne plaisanterie, etc., mais je suis fort loin de le trouver bon, et je pense que tout cela est de l’esprit mal employé, et d’autant plus mal qu’il aura plus de succès, et qu’il donnera un appui à tous les sots et les fripons attachés à l’ancien système, dont cependant l’abbé s’éloigne beaucoup dans son résultat. Il a l’art de tous ceux qui veulent embrouiller les choses claires, des Nollet disputant contre Franklin sur l’électricité, des Montaran[2] disputant contre M. de Gournay sur la liberté du commerce, des Caveyrac[3] attaquant la tolérance. Cet art consiste à ne jamais commencer par le commencement, à présenter le sujet dans toute sa complication, ou par quelque fait qui n’est qu’une exception, ou par quelque circonstance isolée, étrangère, accessoire, qui ne tient pas à la question et ne doit entrer pour rien dans la solution. L’abbé Galiani, commençant par Genève pour traiter la question de la liberté du commerce des grains, ressemble à celui qui, faisant un livre sur les moyens qu’emploient les hommes à se procurer la subsistance, ferait son premier chapitre des culs-de-jatte ; ou bien à un géomètre qui, traitant des propriétés des triangles, commencerait par les triangles blancs, comme les plus simples, pour traiter ensuite des triangles bleus, puis des triangles rouges, etc.
Je dirai encore généralement que, quiconque n’oublie pas qu’il y a des États politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique. Je n’aime pas non plus à le voir toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec tous les ne quid nimis, et avec tous ces gens qui jouissent du présent et qui sont fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, parce qu’il va fort bien pour eux, et qui, comme disait M. de Gournay, ayant leur lit bien fait ne veulent pas qu’on le remue. Oh tous ces gens-là ne doivent pas aimer l’enthousiasme, et il doivent appeler enthousiasme tout ce qui attaque l’infaillibilité des gens en place, dogme admirable de l’abbé, politique de Pangloss, qu’il étend à tous les lieux et à tous les temps, etc.
Je crois possible de lui faire une très bonne réponse, mais cela demande bien de l’art. Les économistes sont trop confiants pour combattre contre un si adroit ferrailleur. Pour l’abbé Morellet, il ne faut pas qu’il y pense ; il se ferait un tort réel de se détourner encore de son Dictionnaire[4].
III. — Lettre au docteur Tucker.
(Les Réflexions sur les Richesses. — La liberté du commerce. — Les Colonies.)
[D. P., IX, 366.]
Paris, 12 septembre.
Je n’ai pas l’honneur d’être personnellement connu de vous, mais je sais que vous avez été satisfait d’une traduction que j’ai faite, il y a quinze années, de vos Questions sur la naturalisation des protestants étrangers. J’ai depuis traduit votre brochure sur les Guerres du Commerce[5] et j’ai différé de la faire imprimer, parce que je me propose d’y joindre quelques notes que mes occupations ne m’ont pas laissé le temps d’achever. Un traducteur doit à son auteur toutes sortes d’hommages ; et je vous prie d’accepter à ce titre une brochure qui certainement ne vous présente aucune idée nouvelle, mais qu’on m’a persuadé pouvoir être utile pour répandre des idées élémentaires sur des objets qu’on ne saurait trop mettre à la portée du peuple. Ce morceau avait été écrit pour l’instruction de deux Chinois que j’avais vus dans ce pays-ci, et pour leur faire mieux entendre des questions que je leur ai adressées sur l’état et la constitution économique de leur empire.
Ces questions m’en rappellent d’autres que vous aviez eu la bonté de m’envoyer par M. Hume, et que je n’ai jamais reçues, parce que le paquet, mis à la poste à Paris pour Limoges, où j’étais alors, s’y est perdu. M. Hume vous a sans doute instruit de cet accident et de mes regrets. Je ne vous en dois pas moins de remerciements. S’il vous en restait quelque exemplaire et si vous vouliez bien réparer ma perte, le moyen le plus sûr serait de le mettre tout simplement à la poste de Londres, à l’adresse de M. Turgot, intendant de Limoges, à Paris. J’ai un regret bien plus grand de n’avoir pu profiter du voyage que vous avez fait, il y a quelques années, à Paris, pour avoir l’honneur de faire connaissance avec vous. J’en aurais été d’autant plus flatté que je vois, par vos ouvrages, que nos principes sur la liberté et sur les principaux objets de l’économie politique, se ressemblent beaucoup.
Je vous avoue que je ne puis m’empêcher d’être étonné que, dans une nation qui jouit de la liberté de la presse, vous soyez presque le seul auteur qui ait connu et senti les avantages de la liberté du commerce, et qui n’ayez pas été séduit par la puérile et sanguinaire illusion d’un prétendu commerce exclusif. Puissent les efforts des politiques éclairés et humains détruire cette abominable idole, qui reste encore, après la manie des conquêtes et l’intolérance religieuse, dont le monde commence à se détromper ! Que de millions d’hommes ont été immolés à ces trois monstres !
Je vois avec joie, comme citoyen du monde, s’approcher un événement qui, plus que tous les livres des philosophes, dissipera le fantôme de la jalousie du commerce. Je parle de la séparation de vos colonies avec la métropole, qui sera bientôt suivie de celle de toute l’Amérique d’avec l’Europe. C’est alors que la découverte de cette partie du monde nous deviendra véritablement utile. C’est alors qu’elle multipliera nos jouissances bien plus abondamment que quand nous les achetions par des flots de sang. Les Anglais, les Français, les Espagnols, etc., useront du sucre, du café, de l’indigo, et vendront leurs denrées précisément comme les Suisses le font aujourd’hui ; et ils auront aussi comme le peuple suisse, l’avantage que ce sucre, ce café, cet indigo, ne serviront plus de prétexte aux intrigants pour précipiter leur nation dans des guerres ruineuses, et pour les accabler de taxes.
IV. — Au sujet de l’ergot du seigle. Circulaire aux subdélégués.
[A. H. V., C. 25.]
Limoges, 31 octobre.
Comme j’ai été averti, M., qu’il y avait dans les seigles récoltés cette année une grande quantité de ce grain vicié connu sous le nom d’ergot ou de blé bâtard, qui est un poison très dangereux, et que je sais qu’en même temps les paysans de cette province sont en général peu instruits de ce danger, il m’a paru nécessaire de faire publier un Avertissement pour le leur faire connaître et les engager à prendre des précautions pour s’en garantir.
Comme malgré cet Avis, il se pourrait que quelques malheureux mangeassent de ce grain corrompu et fussent, par conséquent, atteints de la maladie qu’il occasionne, j’ai cru qu’il n’était pas moins intéressant de répandre la connaissance des remèdes qui ont réussi dans d’autres provinces. J’ai en conséquence fait imprimer un Mémoire composé par un médecin du Mans[6] qui m’a paru fort bien fait.
Je vous envoie un grand nombre d’exemplaires de l’Avis et du Mémoire. Je vous prie de faire passer l’Avis dans toutes les paroisses de votre subdélégation où l’on mange du seigle ou de méteil, et de vous assurer sa publication dont je ne doute pas que MM. les curés ne veuillent se charger.
Quant au Mémoire, je vous prie d’en donner des exemplaires à tous les médecins, chirurgiens, et aux personnes charitables qui, dans votre arrondissement, sont dans l’usage de traiter les maladies des gens de la campagne.
V. — Lettre à l’évêque de Limoges, D’Argentré[7], au sujet d’une indemnité aux habitants d’une paroisse[8] privés de leur abbaye[9].
[A. H. V., C. 220. — Archives historiques du Limousin, 1e série, t. X, p. 106.]
J’envoie, Monseigneur, directement à M. de Toulouse, suivant vos désirs, mon avis sur l’indemnité des habitants de Grandmont ; je suis fâché que vous ne l’ayez pas vu, car je propose l’établissement de deux sœurs grises avec un fonds pour le bouillon des malades et les remèdes, et je crains que ce ne soit une trop forte charge eu égard à l’émolument que vous tirerez de la réunion[10]. Je fais part de cette réflexion à M. de Toulouse[11] et je l’en fais juge ainsi que vous. Vous ferez bien de vous en expliquer avec lui et d’envoyer votre lettre chez lui à Paris où je crois qu’il ne tardera pas de passer pour se rendre à Compiègne. Je commence à marcher un peu mieux.
Adieu, Monseigneur. Vous connaissez mon inviolable et respectueux attachement[12].
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[1] Dialogues sur le commerce des blés, 1770.
Galiani était très soucieux de connaître le jugement de Turgot. Il écrit (le 11 février 1770) à Mme d’Épinay qu’il voudrait avoir l’avis de Marmontel, de Thomas, de Chastellux, de Turgot, etc., puis (le 7 avril) qu’il est ravi du jugement de Turgot ; mais il est encore plus ravi de celui de Sartine qui a protégé les Dialogues (lettre du 27 avril), qui a empêché la publication de la réfutation de l’abbé Morellet (lettre du 13 juillet), quoiqu’il ait laissé passer les Récréations économiques de l’abbé Roubaud (lettre du 27 juillet).
Trois ans plus tard, Galiani est moins satisfait de Turgot. Il écrit (le 15 juillet) : « M. Turgot et l’abbé Morellet soutiennent que jamais aucun livre n’a été si pernicieux. Personne n’entend mon système ou ne veut l’entendre ». C’est le marquis de Carracioli qui lui avait fait connaître l’opinion de Turgot. (Lettres de Galiani à Mme d’Épinay, édition Asse, 1882.)
[2] Michau de Montaran, intendant du commerce.
[3] Novi de Caveyrac (1713-1782), théologien.
[4] Le Dictionnaire du Commerce, dont Morellet ne publia jamais que le Prospectus.
[5] Traduction non retrouvée.
[6] Le Dr Vétillard.
[7] À son abbaye des Vaux-de-Cernay.
[8] Grandmont, commune de Saint-Sylvestre, canton de Lansève.
[9] Date incertaine.
[10] Réunion des biens de l’abbaye à la mense épiscopale (Note de M. Leroux).
[11] Loménie de Brienne.
[12] On trouve aux Archives de la Hante-Vienne (C. 99, p. 113, 115, 116, 128, 131), les lettres ci-après :
12 mars 1770. — Lettre à Bourdin, syndic des officiers de l’élection d’Angoulême auxquels la Cour des Aides de Paris a permis de soutenir leurs privilèges devant elle.
2 mars. — Lettre à d’Ormesson sur le même objet.
12 avril. — Lettre à de Boisbedeuil sur le même objet. (Il est dit que ces privilèges ont été supprimés par édit antérieur.)
24 novembre. — Lettre à d’Ormesson sur le même objet.
21 décembre. — Arrêt du Conseil déboutant les officiers de leurs prétentions.
26 décembre. — Commission donnée aux ingénieurs géographes au sujet de l’arpentement général.
26 décembre. — Ordonnances cassant des délibérations des commues d’Ambazac, de Saint-Julien, de Ségur, etc. (Nominations irrégulières de préposés).
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