115. — LETTRES À CONDORCET.
[Henry, Correspondance de Condorcet et de Turgot, 6. — Une partie de cette correspondance avait déjà figuré dans les Œuvres de Condorcet.]
I. (Détails divers. — Disette du Limousin. — L’intendant Fargès).
6 avril.
Je suis tout honteux, M., d’avoir reçu plusieurs lettres de vous sans vous avoir remercié de la bonté avec laquelle vous m’instruisez de tout ce qui se passe et de la santé de Mlle de Lespinasse. J’ai besoin d’un peu d’indulgence de la part de mes amis dans tous les temps, mais surtout dans celui-ci où je suis sans cesse harcelé de lettres de toutes les parties de la Province, et encore plus du spectacle de la misère à laquelle tout le travail du monde ne peut remédier. On vient pourtant de m’accorder encore 50 000 écus de secours et c’est une grâce dont je sens tout le prix.
Je suis étonné de la révocation de M. Fargès[1] qui a des lumières, de la probité, et qui certainement n’a pu faire ce qu’il a fait que par la conviction d’une nécessité absolue pour le bien du service. Cette raison lui a paru assez forte pour risquer de déplaire au ministre. C’est une grande faute, mais on peut la pardonner à un pauvre intendant et tout le corps peut bien dire ce que Danchet[2] aux Champs-Élysées dit au Cardinal de Richelieu sur la réception de Corneille à l’Académie : « Hé! Monseigneur, pardonnez-le. Nous n’avons pas encore sur notre compte deux fautes comme celle-là. » Je plains fort M. Fargès d’avoir quitté 19 000 livres de rente pour l’Intendance et de se retrouver fort mal à son aise. S’il était riche, je le trouverais heureux d’acquérir le droit de se reposer sans reproche.
Les vers de Voltaire sont charmants ceux de Saurin que j’ai aussi vus m’ont paru agréables.
Voilà donc M. d’Aiguillon sur la sellette et devenu client de M. Pasquier. J’imagine pourtant que celui-ci fera grâce du baillon[3]. J’ai vu par ci, par là, en manuscrit, quelques informations de cette fameuse procédure de Bretagne et je n’y ai vu, comme vous, qu’un tissu de pauvretés auxquelles l’excès seul de la passion pouvait donner quelque créance ; il me paraît qu’on ne songe plus à l’article de l’empoisonnement et qu’on se rabat sur la subornation de témoins, ce qui sort moins des bornes de la vraisemblance.
Je ne sais pas si j’ai vu les vers de Michel et Michau que vous m’annoncez par votre billet du 10 ; j’en ai vu, il y a assez longtemps ; mais je ne sais si ce sont les mêmes ; vous ne risquez rien de les envoyer.
Adieu, M., recevez tous mes remerciements et l’assurance de toute la réciprocité des sentiments dont vous voulez bien me flatter.
J’écris à Mlle de Lespinasse.
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[1] Fargès, intendant de Bordeaux, avait été révoqué pour avoir, par une Ordonnance, suspendu l’exécution d’un arrêt de surséance aux rescriptions, arrêt qui aurait porté une grave atteinte au crédit de la place de Bordeaux. Le Parlement de cette ville avait confirmé l’ordonnance de l’Intendant par arrêt.
[2] Poète dramatique (1671-1748).
[3] Pasquier avait fait mettre le baillon à Lally.
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