Oeuvres de Turgot – 110 – La mendicité

110. — LA MENDICITÉ.

I. — Supplément à des instructions précédentes[1].

[D. P., VI, 1]

19 février.

Le Conseil s’étant déterminé à entendre les ordres ci-devant donnés pour la suppression de la mendicité à tous les mendiants, soit qu’ils aient un domicile ou qu’ils n’en aient pas, M. le Chancelier et M. le duc de Choiseul ont adressé de nouvelles instructions aux officiers de la maréchaussée pour les autoriser à faire arrêter et conduire dans les dépôts ceux qui seraient trouvés mendiant, même dans le lieu de leur domicile, et à procéder contre eux de la même manière que contre les autres mendiants de profession. L’intention du Conseil n’est pas cependant que ces ordres soient exécutés avec la même rigueur et la même universalité que ceux précédemment donnés pour faire arrêter les mendiants non domiciliés. Il ne doit, au contraire, y être procédé qu’avec la modération nécessaire pour ne point risquer de confondre deux choses aussi différentes que la pauvreté réelle et la mendicité volontaire occasionnée par le libertinage et l’amour de l’oisiveté. La première doit être non seulement secourue, mais respectée ; la seconde seule peut mériter d’être punie. Il ne faut donc pas perdre de vue que la seule mendicité volontaire, qui se refuse aux moyens honnêtes de subsister qu’on lui offre, est l’objet de ces nouveaux ordres.

Par conséquent, leur exécution suppose que les vrais pauvres trouveront chacun dans la paroisse où ils font leur domicile, ou des secours, s’ils sont hors d’état de gagner leur vie, ou du travail s’ils ont la force ou la santé nécessaires.

Cette considération avait déterminé à suspendre l’envoi de ces mêmes ordres, jusqu’à ce que la diminution du prix des grains eût fait cesser la mendicité forcée par la misère répandue dans les campagnes. Mais, les mesures qui doivent être prises dans toutes les paroisses de la Généralité pour assurer la subsistance ou procurer du travail aux vrais pauvres ne laissant plus aucun prétexte pour mendier, on a cru que c’était au contraire le moment le plus favorable qu’on pût choisir pour remplir les vues du Conseil et supprimer entièrement la mendicité ; et, comme il est nécessaire de donner des règles précises sur la conduite que doivent observer les différentes personnes chargées des détails de l’opération, afin que les principes qu’on suivra soient uniformes dans toute la Généralité, l’on a rédigé ce supplément aux deux instructions du 1er août et du 20 novembre 1768.

ART. Ier. — Il ne sera plus loisible à quelque personne que ce soit de mendier, même dans la paroisse de son domicile, et ceux qui mendieront seront arrêtés par les cavaliers de la maréchaussée, de la même manière que l’Instruction du 10 août prescrit d’arrêter les mendiants de profession.

II. — Ils ne pourront cependant être arrêtés que dix jours après que les ordres et les instructions, donnés dans chaque paroisse pour assurer la subsistance des pauvres, auront été exécutés, ce dont les cavaliers auront soin de s’instruire par la voie de MM. les curés.

III. — Comme on peut toujours retrouver des mendiants domiciliés et connus, et comme il est moins question de les punir d’avoir mendié que de les empêcher de mendier à l’avenir, comme il serait, d’ailleurs, inutile et dispendieux de remplir les dépôts d’une foule de gens qui seraient disposés à quitter la vie mendiante, les officiers et cavaliers de la maréchaussée ne doivent point conduire dans les prisons ceux qu’ils auraient arrêtés, par la seule raison qu’ils les auraient trouvés mendiant. Ceux à qui il n’y aurait d’autre reproche à faire que d’avoir été trouvés mendiant, doivent être remis en liberté, à la charge de ne plus mendier, et en les prévenant que, s’ils y retournent, ils seront arrêtés de nouveau et conduits dans les dépôts.

IV. — Il doit néanmoins être dressé procès-verbal de leur capture, et des éclaircissements qui auront été pris sur leur nom, leur domicile et leur état, ainsi que l’article II de l’instruction du 1er août 1768 le prescrit relativement aux mendiants domiciliés, qui n’étaient point dans le cas d’être emprisonnés, mais dont l’état devait être constaté.

V. — En effet, s’ils sont repris de nouveau, ils seront conduits dans les prisons, et l’on suivra contre eux la forme de procéder prescrite, par les instructions précédentes, vis-à-vis des mendiants de profession.

VI. — Ceux qui seront connus dans leur paroisse pour mauvais sujets, mendiants opiniâtres ou insolents, se refusant aux occasions de travailler, et déterminés à continuer de mendier, doivent être dès la première fois, traités en mendiants de profession ; mais, comme les cavaliers ne peuvent les connaître, ils doivent demander aux subdélégués et aux officiers chargés de la police dans les villes, et aux curés dans les campagnes, des informations sur les particuliers qui ont mérité ces notes, afin d’arrêter ceux qui leur seront indiqués.

VII. — En se concertant ainsi avec les fonctionnaires publics de chaque lieu, l’on ne risquera point de confondre les bons et véritables pauvres avec les mendiants volontaires.

VIII. — Conformément aux instructions et aux ordonnances qui ont été données dans toutes les paroisses pour subvenir aux besoins des pauvres domiciliés, les pauvres étrangers doivent être renvoyés dans le lieu de leur domicile ordinaire, et il doit leur être fourni de quoi subsister pendant la route, au moyen de quoi, il ne leur sera pas permis de mendier, et ceux qui seraient surpris mendiant doivent être arrêtés par la maréchaussée.

IX. — Ces pauvres doivent être munis de certificats des curés ou des préposés du bureau de charité de la paroisse d’où on les renvoie, ou de routes délivrées par les subdélégués. Ces certificats et ces routes feront toujours mention du secours qu’ils ont reçu, du lieu d’où ils sont partis et de celui où ils doivent se rendre. Les cavaliers doivent veiller avec le plus grand soin à ce que ces hommes ne s’écartent pas de la route qui leur est indiquée.

X. — Au surplus, les deux instructions précédentes, du 1er août et du 20 novembre 1768, continueront d’être exécutées dans tous les points auxquels il n’est point dérogé par la présente. Les personnes chargées de concourir à l’exécution des ordres de S. M., concernant les mendiants et vagabonds se conformeront, chacune pour ce qui la regarde, à l’Instruction ci-dessus[2].

II. — Lettre à l’Intendant de Paris (Bertier de Sauvigny).

[A. H. V., C. 364.]

(Approvisionnements des dépôts.)

Limoges, 12 janvier.

J’ai reçu les deux lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 4 et le 7 janvier pour m’annoncer les ordres qu’a donnés M. le Contrôleur général pour me faire passer les grains destinés à l’approvisionnement des dépôts de mendicité et je me hâte de vous faire une observation sur la disposition que M. le Contrôleur général a faite de ces grains, tant pour Limoges que pour Angoulême. Cette disposition a quelques inconvénients qu’il serait à souhaiter qu’on pût changer. Je vois, par l’état joint à votre lettre du 4 janvier, qu’on a destiné pour le dépôt de Limoges 80 setiers de froment, 66 setiers de seigle et 66 setiers d’orge, lesquels doivent être expédiés de Saumur, par le sieur Drouin, l’ainé ; et qu’en même temps, les sieurs Montaudoin frères de Nantes doivent expédier pour le dépôt d’Angoulême, 40 setiers de froment, 34 setiers de seigle et 34 setiers d’orge, le tout mesure de Paris.

Je prends la liberté de vous observer qu’il y a du désavantage à faire partir des grains, de Saumur, destinés pour Limoges, en les transportant par eau jusqu’à Chatellerault et de Chatellerault par terre jusqu’à Limoges. La difficulté de cette dernière route rendrait ce transport extrêmement dispendieux, et l’on aurait beaucoup meilleur marché à expédier de Nantes par Angoulême le grain destiné pour Limoges. D’ailleurs, je n’emploie pas de froment à la nourriture des mendiants de Limoges, et vous sentez que, dans un pays où les bourgeois aisés ne vivent que de pain de seigle, il ne serait pas naturel de donner à des mendiants renfermés une nourriture meilleure.

Ces deux raisons doivent concourir, M., à faire expédier la totalité de l’approvisionnement que m’a destiné M. le Contrôleur général, de Nantes à Angoulême, où je ferai garder la totalité du froment et d’où je me chargerai de faire voiturer le seigle jusqu’à Limoges.

J’observe encore que, comme le dépôt de Limoges est plus considérable que celui d’Angoulême, il serait bon de diminuer la provision du froment de 50 à 60 setiers, et d’augmenter de pareille quantité avec du seigle.

Il y aura certainement de l’économie à ce nouvel arrangement et, s’il en est temps encore, je vous serai très obligé de vouloir bien, en conséquence, faire révoquer les ordres déjà donnés aux fournisseurs et leur en donner de nouveaux relatifs à ma proposition.

III. — Lettres au Contrôleur général.

[A. H. V., C. 334.]

(Approvisionnements des dépôts.)

Limoges, 20 juillet.

M., conformément à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 12 janvier dernier, je vous envoie une copie des procès-verbaux de réception que mon subdélégué à Angoulême a dressés des grains qui y ont été envoyés par vos ordres par les sieurs de Montaudoin frères, de Nantes, pour la subsistance des renfermés des dépôts de mendicité établis dans ma généralité. J’ai réglé ces grains à la somme de 7 150 l. 11 s. 7 d. sur le prix courant d’Angoulême, lorsque ces grains y sont arrivés à la déduction d’un huitième seulement, ainsi que vous me l’avez prescrit par votre lettre du 12 janvier. J’en ai expédié mon ordonnance au profit des sieurs de Montaudouin, sur le caissier établi dans cette province pour l’acquit des dépenses relatives à l’opération de la mendicité, et cette somme lui a été payée par la voie d’une rescription du trésorier des troupes de Limoges sur celui de Nantes.

Les besoins pressants de Limoges et quelques intervalles de temps pendant lesquels on n’a pu recevoir aucune partie des grains, achetés chez l’étranger, pour la subsistance du peuple, m’ont déterminé à y faire transporter et vendre tout le seigle du second envoi de M. de Montaudoin, qui était destiné pour les dépôts. Je suis persuadé que vous approuverez que, dans une pareille circonstance, j’aie pris sur moi de faire vendre aux peuples cette partie de grains.

J’ai aussi autorisé mon subdélégué à faire vendre à Angoulême une partie de ces grains qui ne pouvait être consommée.

Le caissier de la mendicité portera en recette le prix de la vente de ces grains dans le compte des dépenses de l’année 1769.

Limoges, 30 octobre.

M., vous m’avez fait l’honneur de me demander, par une lettre du 20 septembre dernier, un état de l’approvisionnement des grains fait pour la subsistance des renfermés dans les dépôts de ma généralité, avec la réduction des mesures locales à la mesure de Paris ; et vous me marquez, par une seconde lettre du 15 de ce mois, que cette première connaissance ne vous suffisant pas pour juger de ma situation actuelle et régler les précautions à prendre pour assurer cette partie du service pendant le cours de l’année prochaine, vous me priez de vous faire part de la quantité effective de grains qui restaient dans les dépôts de ma généralité au 1er de ce mois.

J’ai eu l’honneur de vous prévenir dans le temps, M., que l’approvisionnement de grains que vous aviez fait venir l’année dernière avait été de très peu d’usage pour la subsistance des renfermés. L’excès de la misère ayant forcé de se relâcher beaucoup de la rigueur des ordres donnés contre la mendicité, il n’y a eu que très peu de mendiants d’arrêtés. D’ailleurs, la plus grande partie était au dépôt de Limoges, où j’avais pris antérieurement des arrangements avec les administrateurs de l’hôpital pour leur fournir le pain de seigle ; on leur a aussi donné des fèves, du riz et des pommes de terre. Dans ces circonstances, la rareté excessive des grains me fit prendre le parti, dans un intervalle où l’arrivée des grains étrangers était suspendue, par quelque contre temps, de faire venir à Limoges le seigle qui était au dépôt d’Angoulême et de le faire vendre, pour calmer les esprits du peuple. Une partie du froment a été aussi vendue à Angoulême pour la même raison. Vous avez eu la bonté d’approuver cette opération. Mais, comme par le moyen de ces différentes ventes, ces grains se sont trouvés confondus avec les autres approvisionnements, et que le compte général de l’opération par lequel toutes les parties doivent être séparées n’est pas encore mis au net, je ne puis vous envoyer encore l’état détaillé des approvisionnements fournis par MM. Montaudoin et de l’usage qui en a été fait ni, par conséquent, satisfaire à votre lettre du 20 septembre.

Quant à l’objet de celle du 1er octobre, il m’est plus facile de le remplir et vous trouverez ci-joint l’état de ce qui reste au dépôt d’Angoulême énoncé en boisseaux, mesure de cette ville, et réduit aussi à la mesure de Paris.

Je ne pense point du tout, M., qu’il soit nécessaire de renouveler cet approvisionnement. Vous voyez que celui de l’année dernière a été presque entièrement inutile pour l’opération de la mendicité et n’a servi que pour un objet étranger. Encore, à cet égard, a-t-il fait plus de mal que de bien ; car, comme ces grains étaient arrivés à Angoulême à l’adresse du sieur de Boisbedeuil, mon subdélégué, le peuple ne manqua pas de dire qu’il faisait le commerce ou le monopole sur les grains, et qui dit le peuple, à Angoulême plus encore qu’ailleurs, dit bien du monde. Il a reçu des lettres où il était menacé d’être assassiné, brûlé dans sa maison et moi-même j’ai reçu plusieurs lettres de cette espèce.

Cette année, le froment est à aussi bon marché à Angoulême qu’en aucun lieu du Royaume, et il en est de même de l’orge et du blé d’Espagne. À l’égard du seigle, il est un peu plus cher, mais je ferai en sorte d’en faire consommer le moins qu’il se pourra et d’y suppléer par d’autres subsistances dans le dépôt de Limoges. Je crois donc absolument inutile que vous donniez aucun ordre pour cet approvisionnement.

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[1] Les premières Instructions des 1er août et 20 novembre 1768 n’ont pas été retrouvées. La mendicité était, sous l’Ancien régime, un fléau dont on ne peut avoir aucune idée aujourd’hui. Quand les journaliers des campagnes ne trouvaient plus un salaire suffisant, en raison souvent de la misère des propriétaires, ils se précipitaient sur les villes et, comme ils n’y trouvaient pas d’emploi — en partie par suite de l’organisation des gens de métiers —, ils demandaient l’aumône, ou réunis se révoltaient.

[2] Aux Archives de la Haute-Vienne est un arrêté de Turgot du 15 juillet relatif aux dépenses pour la destruction de la mendicité.

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