Oeuvres de Turgot – 106 – La disette du Limousin

106. — LA DISETTE DU LIMOUSIN.

Lettres au Contrôleur Général[1].

[A. L., copies.]

Première lettre.

(Le commerce des grains. — Émeute à Saint-Léonard. — La disette de 1739 et celle de 1769. — Bureaux et ateliers de charité.)

Limoges, 16 décembre.

M., la cruelle situation où se trouvent les peuples de cette province par la cherté des grains et la rareté des subsistances de toute espèce, me fait une loi de mettre leurs besoins sous vos yeux et de solliciter avec les instances les plus vives les secours qu’ils ne peuvent espérer que des bontés du Roi.

J’avais déjà eu l’honneur de vous annoncer mes inquiétudes dès le mois de septembre dernier, en vous adressant mon avis sur l’état des récoltes et du moins imposé[2]. J’ai rendu compte à M. d’Ormesson, par une lettre postérieure, des funestes effets de la gelée du 4 octobre qui, en détruisant toute l’espérance qu’on pouvait encore conserver du succès des récoltes d’automne, ne justifiait que trop la crainte que je vous avais témoignée d’une disette prochaine. J’ai vu avec douleur que les circonstances ne vous ont pas permis d’avoir aux représentations que je vous ai adressées tout l’égard qu’elles m’avaient paru mériter, et que la diminution accordée à cette généralité est moindre cette année de 30 000 l. que l’année dernière. Mais à l’époque même de ces représentations, j’avoue que je ne connaissais pas toute l’étendue du mal, et je regrette d’autant plus de ne l’avoir pas prévue que j’aurais pris dès lors des précautions qui, aujourd’hui commencent à être un peu tardives.

Vous savez, M., que la plus grande partie de cette généralité ne produit que du seigle au lieu de froment ; on ne recueille de ce dernier grain que dans les parties les plus fertiles de l’Angoumois et dans quelques paroisses du bas Limousin. Ces deux cantons n’en produisent même qu’une quantité médiocre et insuffisante pour leurs besoins, la plus grande partie des terres étant occupée par des vignes. Le Poitou supplée ordinairement aux besoins de l’Angoumois et du Quercy à ceux du bas Limousin, mais ces secours étrangers n’ont guère pour objet que la nourriture des habitants des villes. Ceux de la campagne ne mangent que très peu de froment ou de seigle ; ils subsistent la plus grande partie de l’année des productions d’une moindre valeur. En Angoumois et en bas Limousin, les paysans vivent principalement de maïs, qu’ils appellent blé d’Espagne ; ceux du Limousin vivent de gros navets appelés raves, de châtaignes, surtout de blé noir, connu sous le nom de sarrasin. Ces productions qui sont communément assez abondantes, suppléent au vide du froment et du seigle, et il en résulte que ces deux grains sont ordinairement à un prix assez bas parce qu’on en consomme peu.

Cette année a été également stérile dans tous les genres de productions. Les seigles et les froments qui avaient été semés dans la boue ont fort mal réussi ; les pluies du printemps ont fait beaucoup de tort au seigle dont la récolte a été très mauvaise. On s’était flatté en Angoumois que celle des froments serait un peu meilleure, mais au battage, on a reconnu que les épis ne contenaient presque point de grains. Les blés noirs et les châtaignes avaient déjà été très attaqués par les pluies excessives du mois d’août et du mois de septembre. La gelée du 4 octobre a entièrement détruit toutes les châtaignes et tous les blés noirs de la partie montagneuse du Limousin. Les environs de Limoges, qui ont été un peu moins maltraités, ont été réduits au tiers de la récolte ordinaire de cette denrée. La même gelée a fait périr les raves et le blé d’Espagne dont le grain n’était pas encore mûr. Depuis ce moment, les grains n’ont pas cessé d’augmenter ; le seigle se vend actuellement à Limoges 21 l. 45 s. les trois setiers, qui font un setier, mesure de Paris. Le froment à Angoulême est environ à 30 l. les trois boisseaux qui font pareillement un setier, mesure de Paris ; mais, dans les autres villes de la Province plus éloignées des secours, il est beaucoup plus cher. Les grains de toute espèce y sont même plus rares qu’en Limousin, et la preuve en est qu’on tire des grains du Limousin pour en porter dans cette partie.

Il est bon de vous observer, M., qu’avant 1765, le prix moyen du seigle en Limousin, n’était guère que de 7 l. 10 s., à 9 l. le setier de Paris et le prix du froment, dans l’Angoumois, de 11 l. à 14 l. Ces deux derniers prix de 9 l. pour le seigle et de 14 l. pour le froment, étaient même regardés comme un bon prix, favorable aux cultivateurs. Les mauvaises récoltes de 1765 et et de 1767, jointes aux disettes éprouvées dans quelques provinces en 1768, et au mouvement qu’a donné aux grains la liberté rendue au commerce, ont un peu rapproché ces prix de ceux du marché général et les ont fait monter de 10 l. à 12 l. pour le seigle et de 15 l. à 18 l. pour le froment, en sorte que 12 l. pour le seigle et 18 l. pour le froment peuvent être aujourd’hui considérés comme un bon prix au-dessus du prix moyen et très favorable aux cultivateurs. Je suis bien loin de regarder cet enchérissement comme un mal ; il sera au contraire une source de richesses et l’augmentation qu’il a commencé à occasionner dans les salaires, le rendra sans danger pour les ouvriers. À l’égard des habitants de la campagne, tant que les denrées dont ils font leur nourriture ordinaire sont abondantes, ce haussement dans le prix leur est indifférent puisque, même lorsque les seigles étaient au plus bas prix, ils étaient trop pauvres pour en consommer habituellement. En effet, les recherches les plus exactes que j’ai pu faire sur les ressources des paysans non propriétaires, m’ont convaincu que, l’un portant l’autre, ils ne dépensent ou ne consomment pas la valeur de 30 à 35 l. par an.

Vous concevez, M., dans quel excès de misère, des malheureux, pour qui cette situation est un état d’abondance, doivent être plongés, lorsque toutes les ressources de leur subsistance ordinaire leur sont enlevées et que les grains dont ils sont obligés de se passer, dans les années mêmes où ils sont à bas prix, sont montés à un prix excessif et double du prix moyen. Telle est, M., la cruelle position des peuples de cette province.

En 1766, les grains étaient fort chers en Limousin, puisque le seigle y a valu jusqu’à 18 l. le setier, mesure de Paris, et même un peu au-dessus ; mais le prix ne monta aussi haut qu’au mois de février et de mars ; la misère d’ailleurs n’était pas la même dans les campagnes parce que les mêmes grains n’avaient pas manqué. D’ailleurs les provinces voisines n’avaient point été aussi maltraitées ; l’Auvergne, en particulier, et le Bourbonnais pouvaient secourir le Limousin ; mais cette année, le seigle est très cher en Auvergne ; les parties voisines du Berry, du Poitou, du Quercy et du Périgord, n’ont point de grains à nous fournir, et les parties plus éloignées le peuvent encore moins à cause de la difficulté des transports. Pour trouver une année aussi désastreuse que celle-ci, il faut remonter jusqu’en 1739, année où comme en 1769, toutes les récoltes manquèrent et où la misère fut portée à son comble. Les détails que j’apprends à chaque instant, par mes subdélégués et par les curés, me font trop voir combien la ressemblance est exacte ; de tous côtés, on me présente le tableau de la plus excessive misère ; des familles entières sont prêtes à périr. Exactement, la plus grande partie des colons ou métayers ne subsistent que des avances que leur font leurs maîtres dont plusieurs ont l’inhumanité de les renvoyer, dans cette saison où la terre n’exige que peu de travaux pour en prendre d’autres au bout de quelques mois ; ces malheureux accourent de tous côtés sur les routes pour demander de l’ouvrage aux entrepreneurs qui, jusqu’à présent, n’ont pu leur en donner, les fonds ordinaires étant insuffisants.

Je sais que les paysans voisins des villes viennent acheter, des boulangers, le son pour le mêler dans leur pain et tromper ainsi leur besoin par un aliment sans substance.

Un autre indice de l’excessive détresse où se trouve le peuple est la multitude de vols qui se commettent journellement sur les grands chemins et dans les campagnes où l’on force les maisons pendant la nuit.

Le peuple s’échauffe dans les petites villes ; il menace de s’opposer au transport des grains. Je viens d’apprendre, dans l’instant que des meuniers et des boulangers de Limoges étant allés chercher quelques setiers de seigle qu’ils avaient acheté à Saint-Léonard, petite ville à cinq lieues d’ici, la populace les avait insultés et battus, en sorte qu’ils ont été obligés de revenir à vide. Mon subdélégué me mande que la populace de cette ville s’ameute depuis quelques jours tous les soirs, au nombre de deux à trois cents personnes, en criant qu’on leur donne du pain et menaçant de mettre le feu aux maisons des bourgeois. Je viens de donner des ordres pour rassembler plusieurs brigades de maréchaussée, afin d’arrêter ce désordre dès le commencement ; mais le mal est trop général ; les préjugés du peuple sont encore trop enracinés partout et la maréchaussée est trop peu nombreuse pour qu’on puisse espérer de contenir partout ce peuple par la crainte si, en même temps, on ne lui présente l’espérance d’un secours prompt et effectif dans son malheur.

Où trouver ce secours, M., si ce n’est dans l’amour du Roi pour ses peuples et dans ses libéralités ? Il a bien voulu l’année dernière faire sentir les effets de sa bonté à ses sujets de Normandie dont la position était certainement moins cruelle, puisque, d’un côté, la Normandie a dans ses richesses une ressource que le Limousin n’a pas, et, de plus, la Normandie est une province baignée par la mer, traversée par la Seine et ouverte de tous côtés par des communications faciles qui la mettent à portée de tous les secours du commerce, tandis que le Limousin est très éloigné de la mer et de toute rivière navigable, que les transports ne s’y font presque qu’à dos de mulet et qu’il ne s’y trouve point de négociants riches qui se livrent à des spéculations sur le commerce des grains.

Je vois, sans sortir de cette province, un exemple encore plus frappant des bontés paternelles du Roi dans les secours qui furent accordés en 1739. Je viens de lire toute la correspondance entre M. Orry et M. de Tourny, alors intendant de cette province, pendant le cours de cette année si ressemblante à celle où nous nous trouvons. Je vois, par les lettres de MM. Orry, de Fulvi et d’Ormesson, qu’outre 166 000 livres que le Roi voulut bien faire prêter du Trésor Royal pour des approvisionnements de grains, il donna en pur don, et pour être distribués dans les paroisses, cent dix milliers pesant de riz, 7 000 livres d’aumônes aux hôpitaux, et 27 000 livres d’argent pour être distribués en partie en aumônes aux vieillards et aux enfants invalides, et employés en partie à faire travailler ceux qui étaient en état de le faire. Indépendamment de ces secours, M. le Contrôleur général voulut bien augmenter les fonds des Ponts et chaussées d’une somme de 90 000 livres qui, avec 70 000 livres, montant de l’état de 1738, les porta à 160 000 livres ; en 1740, ils furent portés à 130 000 livres. En additionnant tous ces secours, je vois que le Roi, d’un côté, prêta à la Province une somme de 166 000 livres et qu’il la gratifia en pur don, en ne comptant le riz que sur le pied de 20 livres le quintal, d’une somme de 146 000 livres.

M. Orry eut de plus l’attention de prescrire aux Receveurs généraux et aux Receveurs des tailles, les plus grands ménagements dans le recouvrement des impositions ; il alla jusqu’à défendre aux Receveurs des tailles de faire aucun frais jusqu’à la récolte contre ceux qui étaient hors d’état d’acquitter leurs impositions et il les autorisa à suspendre l’exécution de leurs traités avec les Receveurs généraux.

Les mêmes besoins demanderaient, M., les mêmes secours, si je ne m’arrêtais qu’au prix actuel des grains. Je pourrais vous dire que les besoins sont plus grands aujourd’hui, puisque je vois par les lettres de M. de Tourny qu’au mois de mars, dans le temps de ses plus vives alarmes, lorsqu’il s’était cru obligé de rendre une Ordonnance pour distribuer les pauvres entre les principaux habitants de chaque lieu, et obliger ceux-ci à les nourrir, les seigles ne montaient qu’à 15 ou 16 livres le setier de Paris[3], tandis qu’il est aujourd’hui, dans le milieu de décembre, au prix de 22 livres. Je ne veux point exagérer des maux qui n’ont pas besoin de l’être. Je vois, dans la correspondance et dans les anciens états, qu’alors le prix moyen ne passait guère 7 livres 10 sols le setier de Paris et qu’ainsi l’augmentation était à peu près du double, c’est-à-dire dans la même proportion que celle que nous éprouvons aujourd’hui, comparée au prix moyen actuel ; mais il faut observer que cette augmentation est plus effrayante au mois de décembre qu’au mois de mars et cette différence dans les époques mérite la plus grande attention, d’autant plus que je vois, par les détails contenus dans les lettres de M. de Tourny, que toutes les circonstances sont d’ailleurs les mêmes.

Les secours, M., doivent être prompts et abondants. Je voudrais pouvoir me flatter de trouver dans les négociants de ce pays-ci des ressources pour les approvisionnements de grains, mais je n’en ai trouvé aucun qui voulût risquer des capitaux dans ce commerce.

J’ai eu beaucoup de peine même à en trouver trois qui ont consenti à donner aujourd’hui des ordres pour faire venir de Hambourg une faible cargaison de 16 tonneaux de seigles au port de Charente, d’où l’on pourra le faire remonter par eau jusqu’à Angoulême et en tirer une partie par terre jusqu’ici ; encore n’ai-je pu les y engager qu’en leur promettant de les garantir de toutes pertes. J’ai cru, M., que la circonstance urgente m’autorisait à prendre sur moi de le leur promettre, sans attendre votre aveu, et je n’ai pas douté que vous ne voulussiez bien l’accorder.

Ce que je regrette le plus, c’est la faiblesse et l’éloignement de ce secours et surtout son incertitude. Le vaisseau peut être arrêté longtemps, ou même périr par les tempêtes ; le grain peut être avarié, et quand il arriverait promptement, il ne remplira qu’une très petite partie du vide. Le grain chargé de tous les frais de transport sera presque aussi cher ici que le grain du pays ; il ne pourra donc point en faire baisser le prix et il aura produit tout le bien qu’on en peut attendre, s’il l’empêche de devenir beaucoup plus cher qu’il ne l’est, et si l’opinion que ce secours sera plus considérable qu’il ne l’est en effet, peut déterminer les propriétaires, qui ont quelques grains, à ouvrir leurs greniers. Je crains même que ce grain, à son arrivée à Angoulême, ne soit déjà trop surchargé de frais pour pouvoir supporter ceux du transport par terre jusqu’à Limoges. Si, pour éviter la perte qui en résulterait, l’on se décide à le faire vendre à Angoulême, tout l’effet de cette emplette sera d’empêcher que l’Angoumois n’affame encore davantage le Limousin en continuant d’en tirer des grains.

Angoulême aurait besoin de secours en froment et malheureusement on ne peut se flatter que cette ville puisse profiter de sa situation sur la Charente pour se secourir elle-même. Une manœuvre odieuse, tramée par quelques négociants ruinés, pour attaquer comme usuriers les principaux capitalistes de cette place (manœuvre dont je vous rendrai compte en détail par une autre lettre[4] et qui méritera toute votre attention) a répandu le discrédit sur cette place et a rendu toute négociation d’argent impossible, au moyen de quoi aucun négociant ne peut se livrer à la moindre spéculation faute de fonds.

J’aurais voulu pouvoir engager les négociants de Limoges à faire une entreprise plus forte et à faire venir des froments de Dunkerque où l’on dit qu’ils sont à plus bas prix qu’ailleurs, mais ils manquent, m’ont-ils dit, de fonds. Les tentatives que j’ai faites du côté de Bordeaux et de La Rochelle n’ont servi qu’à me faire connaître que les grains, par cette voie, seraient revenus à Limoges à un prix plus haut que le prix actuel.

Au défaut des ressources du commerce, il faut bien que l’Administration prenne des mesures pour assurer les approvisionnements ; je sais, M., combien toute opération de ce genre semble d’abord opposée aux principes que vous avez adoptés avec tant de raison sur le commerce de grains ; je sais combien il est à désirer que ce commerce et tout ce qui y a rapport puisse être entièrement oublié de la part du Gouvernement dont toute intervention est dangereuse. S’il fait faire les achats pour son compte, voilà l’Administration transformée en commerçant, exposée à être trompée, par les sous-ordres qu’elle est forcée d’employer, en butte aux soupçons du peuple qui impute à des vues odieuses d’avidité les mesures mêmes prises pour le secourir. Le Gouvernement court encore le risque que les opérations, par lesquelles il cherche à se rendre maître du prix des grains, n’écartent la concurrence des négociants particuliers ; ceux-ci, qui ne peuvent ni ne veulent perdre, n’osent spéculer sur le cours naturel de la denrée parce qu’ils craignent de le voir interverti par des manœuvres indiscrètement bienfaisantes, et il peut arriver de là qu’au lieu de procurer au peuple un soulagement réel, on le prive des secours qu’il aurait reçus du commerce.

Toutes ces choses sont vraies, M., et j’en suis depuis longtemps aussi convaincu que vous-même, mais vous savez aussi qu’avant qu’on puisse voir l’effet plein et entier de la liberté du commerce des grains, il faut non seulement que cette liberté soit établie sans contradiction et sans troubles, soit de la part des magistrats, soit même de la part des peuples, et que les préjugés des uns et des autres ne menacent plus, et la fortune, et l’honneur des négociants qui spéculent sur les grains ; il faut encore que ce changement soit assez affermi, assez notoire, assez ancien même, pour que les négociants y prennent une confiance entière et osent risquer leur fortune sur cette assurance. Il faut même que cette branche de commerce ait eu le temps de se monter en capitaux et en négociants expérimentés, que les magasins, les correspondances, les moyens de communication de toute espèce soient établis.

C’est une révolution qui ne peut s’opérer que lentement et par degrés ; elle doit commencer par les ports de mer et y être consommée avant de se faire sentir dans les provinces de l’intérieur. Nous sommes malheureusement encore éloignés de ce moment et jusqu’à ce qu’il soit venu, l’Administration sera forcée de prendre des mesures pour assurer la subsistance des peuples pendant les années disetteuses, dût-elle s’exposer à quelques-uns des dangers qui peuvent en résulter. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de ne négliger aucune des précautions que la prudence peut suggérer pour les traiter.

En écartant les moyens aussi maladroits qu’odieux qu’on employait autrefois, et qui ont été si sagement et si justement proscrits par les deux lois de 1763 et de 1764, je ne vois que deux moyens de fournir cette province de grains. Le premier, est d’avancer des fonds à des négociants sûrs, pour faire faire des achats dont la vente fera rentrer peu à peu ces fonds ; bien entendu que le Roi supportera la perte, s’il y en a. L’autre moyen est de promettre à quiconque fera venir du grain dans la Province, une gratification par setier assez forte pour rassurer les négociants sur la crainte de perdre.

Le premier de ces deux moyens se présente, au premier coup d’œil, comme plus sujet aux inconvénients qu’entraînent toutes opérations de commerce de la part du Gouvernement, à la fraude de la part des sous-ordres, aux soupçons de la part du peuple, au découragement des autres négociants. Ces inconvénients peuvent être en grande partie évités par de sages précautions ; on écarte les fraudes et les abus en s’adressant à des négociants dont la probité et l’intelligence sont bien connues ; quoiqu’il soit difficile de s’assurer entièrement de la probité des hommes, le genre humain n’est pas encore assez malheureux pour que cela soit impossible ; on évite le découragement des négociants en ne vendant qu’au cours du marché sans entreprendre de le faire baisser forcément, et quant aux discours populaires, une réputation connue et la publicité d’un zèle vraiment actif pour soulager la misère publique, les empêchent de naître, ou donnent le droit de les mépriser. Il faut d’ailleurs avouer que ce premier moyen d’assurer les approvisionnements a quelques avantage réels. Lorsqu’on se fait une loi de faire revendre exactement au cours du marché, sans perdre volontairement, le Gouvernement a l’espérance de retrouver la totalité de ses avances ; du moins, il a la certitude de ne perdre que peu, et comme il sait précisément la quantité de grains qu’il a fait venir, il connaît exactement le sacrifice qu’il peut faire. Enfin, dans un pays où le commerce n’est point encore monté, ce moyen paraît devoir être plus sûr et surtout plus prompt.

Le moyen des gratifications a l’avantage de débarrasser l’Administration du soin de suivre les détails des achats et des ventes, de compter avec les négociants et du danger d’être trompé par eux ; il est plus simple, plus noble et plus propre à inspirer une confiance générale, parce qu’il ne suppose ni choix, ni préférence, ni faveur ; il ne peut déranger aucune spéculation, et il les favorise toutes. Le Gouvernement profite des efforts d’une foule de négociants auxquels il n’aurait pu s’adresser, faute de les connaître, et il ne risque point de dépenser sans fruit, puisqu’il ne gratifie que ceux qui ont fourni des secours effectifs. Ces avantages sont compensés, parce que tout le montant des gratifications est un sacrifice absolu qui ne rentrera point an Gouvernement ; c’est de plus, un sacrifice dont la somme est incertaine et dépend de la quantité plus ou moins grande que les négociants feront venir. Je crois que ce moyen est en soi le meilleur et même le seul qu’on doive adopter dans les circonstances les plus extraordinaires, lorsqu’une fois le commerce des grains sera monté. Vous avez sans doute pensé de même, M., lorsque vous avez fait rendre l’Arrêt du Conseil du 31 octobre 1768[5].

Mais je crains, je l’avoue, que ce moyen, qui même à présent est très bon à employer, pour approvisionner le Royaume en général, ou des provinces maritimes, ne soit insuffisant et surtout qu’il ne soit trop lent pour subvenir aux besoins d’une province méditerranée, aussi peu à portée que l’est le Limousin des ports de mer et des grandes communications du commerce. Il résulte de cette position que, dans les années d’abondance, les grains trop éloignés des débouchés et ne pouvant y arriver que surchargés de frais, y sont restés à un prix plus bas que partout ailleurs, que le peuple s’est accoutumé à ce bas prix, que les salaires s’y sont proportionnés de façon que le prix du marché général, le prix commun des ports de mer, serait un prix de cherté où le peuple commencerait à souffrir. Cependant, lorsque la denrée manque, elle ne peut venir que de ces mêmes ports où il faut la prendre à ce même prix du marché général, déjà au-dessus des facultés communes du peuple des provinces méditerranées ; elle ne peut arriver que surchargée de frais de transports qui sont très considérables et, par conséquent, le commerce ne peut l’y porter qu’autant que le prix de la vente s’y soutiendra au taux le plus exorbitant. Il suit de là que l’importation des grains n’est point la vraie ressource de ces provinces méditerranées dans les années disetteuses. Leur salut est plutôt dans les magasins réservés, d’une année sur l’autre, surtout quand la denrée à laquelle le peuple est accoutumé, est le seigle, dont les frais de transport surchargent d’autant plus le prix que ce grain, à poids égal, a beaucoup moins de valeur que le froment. Heureusement que, par une espèce de compensation, il se conserve plus longtemps avec moins de déchet sur la quantité et moins d’altération sur la qualité. Mais, quand les magasins sont épuisés par plusieurs chertés successives et qu’en même temps la privation des autres subsistances augmente la consommation des seigles, comme nous l’éprouvons cette année, il paraît presque impossible qu’un commerce qui n’est point encore monté, remplace le vide. Le haut prix que le grain doit avoir à la vente pour qu’il n’y ait pas de perte, d’un côté, ne présente au peuple qu’un faible soulagement et, de l’autre, effarouche les spéculateurs qui craignent avec raison que l’arrivée d’une quantité considérable de grains dans une province, d’où il ne peut ressortir sans de nouveaux frais très onéreux, n’y fasse baisser tout à coup les prix et ne rendent leur entreprise ruineuse.

Pour contrebalancer ce risque par l’assurance d’une gratification, cette gratification doit être très forte et presque équivalente aux frais de transport depuis les ports jusqu’au lieu où le grain doit être consommé. De plus, et c’est la plus grande objection, avant que vous ayez eu la bonté de m’autoriser à promettre une gratification, avant que l’annonce en ait été répandue, et que les négociants aient, en conséquence, fait leurs spéculations et donné leurs ordres, il s’écoule un temps considérable et bien précieux pour un peuple qui souffre.

Cette considération me fait penser, M., qu’il serait utile de réunir les deux moyens ; d’annoncer une gratification à ceux qui feront venir d’ici au premier juin prochain du froment ou du seigle et, en même temps, en faire venir directement, soit en avançant de l’argent à des négociants, soit en leur garantissant la perte. Je présume que si la gratification est portée au taux où elle doit être, pour donner un encouragement suffisant, la dépense réelle par mesure de grain ne peut pas être plus grande dans la première méthode que dans la seconde et qu’elle sera même un peu moindre en prenant le parti d’avancer de l’argent aux négociants qu’on chargerait des achats.

J’ai déjà eu l’honneur de vous marquer que, sans attendre vos ordres, j’avais déjà engagé trois négociants de Limoges à écrire à Hambourg pour faire venir une cargaison de seigle de 150 tonneaux, mais ce secours est faible et éloigné. Si vous adoptez mes propositions, il deviendra facile de donner plus d’étendue aux commissions, car le défaut de fonds ne l’aurait pas permis, les négociants auxquels je me suis adressé ayant leurs fonds occupés dans leur commerce ordinaire.

Si les avis, que contient la Gazette du commerce, étaient fidèles, on pourrait peut-être tirer avec succès des grains de l’Artois, par Dunkerque. Cette voie serait plus courte que celle de Hambourg, mais le secours le plus prompt et peut-être le moins coûteux qu’on puisse se procurer serait celui des grains d’Angleterre, si, comme il y a lieu de l’espérer, la liberté de l’exportation et la gratification à la sortie doivent y être rétablies dans le courant de janvier à la rentrée du Parlement. En effet, de Bristol à Charente, la traversée est très courte, parce que les vaisseaux n’ont point à traverser la Manche. J’ai écrit à M. de Francès, ministre du Roi[6], pour le prier de me donner sur ce point, ainsi que sur les prix, tous les éclaircissements nécessaires, mais vous sentez que je ne pourrai aller en avant que lorsque j’aurai été autorisé par vous et assuré d’avoir des fonds.

À l’égard de la gratification, je me proposerai de la donner uniquement aux grains expédiés par la Dordogne ou par la Charente et qui arriveraient à un des trois ports d’Angoulême sur la Charente, de Souillac sur la Dordogne, et de Saint-Léon sur la Vézère, rivière qui se jette dans la Dordogne. Ce sont les trois lieux les plus à portée où le grain puisse arriver par eau ; et il serait facile d’avoir dans chacun d’eux un homme sûr, pour que la distribution de la gratification se fît sans fraude et sans abus ; peut-être sera-t-il utile de la partager de façon qu’on n’en reçoive que les deux tiers à l’arrivée dans ces trois ports ? L’autre tiers serait réservé pour les menus grains qui pénétreraient plus avant dans le cœur de la Province, dans certains lieux principaux que l’on indiquerait. En effet, une des plus grandes difficultés étant le transport par terre, il semble qu’une partie de la gratification doive être employée à la faire surmonter afin d’assurer des secours à ceux qui en sont les plus éloignés. Au surplus, cet arrangement et ceux qui concernent les formalités à prescrire pour éviter les fraudes et la quotité de la gratification sont des choses à combiner avec réflexion et à concerter avec les plus habiles négociants.

J’observe, sur l’article des fraudes, que les principales sont bien moins à craindre lorsqu’on fait payer la gratification à l’entrée d’une province aux grains qui y arrivent sur des bateaux chargés au bord des rivières, que quand elle se paye à l’entrée du Royaume dans les ports de mer. En effet, il est impossible que les grains du pays se présentent pour la partager. Il faudrait, pour cela, qu’on les eût précédemment fait descendre au bord des rivières pour les y faire charger sur des gabarres, et les faire remonter, ce qui absorberait plus que la gratification. Il ne serait pas possible, par la même raison, que les mêmes grains se présentassent deux fois pour toucher la gratification ; ces deux fraudes paraissent plus possibles sur les ports de mer où le même grain peut sortir sur un vaisseau et rentrer sur un autre.

Je vous ai déjà prévenu que la quotité de la gratification devrait être forte. Vous l’aviez fixée par l’Arrêt du 31 octobre 1768 à 30 sols par setier de froment, mesure de Paris, 20 sols par setier de seigle, et 10 sols par setier de menu grain jusqu’au premier avril, et à cesser au premier juin. La gratification de 30 sols par setier de froment pourrait suffire en la bornant au seul port d’Angoulême, sans rien ajouter pour le froment qui remonterait en Limousin, parce que ce grain n’y est pas si nécessaire que le seigle.

Quant à ce dernier grain, j’imagine, sans cependant avoir toute mon opinion arrêtée, qu’on pourrait fixer la gratification à 20 sols le setier, mesure de Paris, à l’arrivée dans les trois ports d’Angoulême, de Saint-Léon et de Souillac, en y ajoutant une gratification de 10 sols, payable dans les lieux de l’intérieur du Limousin qu’on indiquerait. Il serait aisé d’éviter toute fraude à ce sujet en ne payant la seconde gratification que sur la représentation d’un certificat de paiement de la première.

Je ne puis que vous indiquer les différentes dispositions qu’on peut faire à cet égard ; si vous approuvez mon idée, je les rédigerai en forme d’Ordonnance que je publierai et, si vous ne jugez pas qu’une Ordonnance de moi fût suffisante, vous pourriez la confirmer par un Arrêt du conseil.

Il est bien difficile de prévoir exactement les sommes nécessaires pour ces opérations. En 1739, M. Orry commença par faire avancer du Trésor Royal 166 000 l. ; le grain est aujourd’hui plus cher dans les ports qu’il ne l’était en 1739, mais comme les avances ne seront nécessaires que pour les secours les plus prompts, et que l’on peut se reposer sur la gratification des approvisionnements ultérieurs, j’imagine que la somme de 100 000 l. pourrait être suffisante ; il est vrai qu’elle ne rentrerait pas tout entière.

Avant de quitter cet article des approvisionnements de grains, je dois vous informer d’une autre précaution que j’ai cru devoir prendre sans attendre même votre autorisation, c’est de charger un homme de confiance d’aller faire une tournée dans la partie du Limousin, qu’on appelle particulièrement la Montagne, où se trouvent les greniers les plus considérables. L’objet de cette tournée est de prendre secrètement des informations sur la quantité de grains actuellement existante, dans cette partie de la Province, et sur les secours qu’on peut en attendre. Je l’ai chargé aussi d’acheter douze ou quinze cents setiers de seigle, mesure de Limoges, c’est-à-dire quatre à cinq cents, mesure de Paris. Mon but est d’employer cet approvisionnement à faire garnir successivement les marchés de Limoges, afin d’entretenir un peu la confiance du peuple et d’engager, s’il se peut, ceux qui peuvent avoir du grain dans leurs greniers de les ouvrir.

Si cette espèce de manœuvre, dont je sens toute la délicatesse, réussit, elle donnera le temps d’attendre les secours plus abondants qui ne peuvent venir que du dehors.

Les détails, dans lesquels je suis entré au commencement de cette lettre, sur la misère des paysans de cette province et sur leur manière de vivre, ont pu vous convaincre d’avance que quelques mesures que l’on prenne pour attirer dans la Province des grains du dehors, et quelque succès qu’elles puissent avoir, ils ne seront ni en assez grande abondance, ni à un prix assez bas, pour que les habitants des campagnes puissent y atteindre ; ils ont besoin de secours plus sûrs et plus à leur portée. Une grande partie sont exactement à l’aumône et, depuis ma lettre commencée, j’ai encore reçu de tous côtés les détails les plus affligeants. La plus grande partie des petits propriétaires, ayant à peine de quoi se nourrir eux-mêmes, mettent dehors leurs bordiers et leurs valets, en sorte que ces malheureux n’ayant ni subsistance, ni moyen d’en gagner, sont réduits au dernier désespoir, eux et leur famille. Nous allons, M. l’évêque[7] et moi, faire nos efforts pour engager les habitants les plus aisés de chaque lieu à établir des espèces de bureaux de charité ; mais nous y prévoyons bien des obstacles par le peu de facilités des esprits de ce pays-ci à se prêter à tout arrangement qui n’a pour objet que le bien public. D’ailleurs, ces bureaux en les supposant établis, ne suppléeront pas au vide réel des moyens de subsistance, et au défaut des salaires résultant de l’économie forcée de tous les petits propriétaires. Le Roi est le père de tous ses sujets et c’est de lui qu’ils attendent des secours qu’aucun autre ne peut leur procurer.

Les pauvres se divisent en deux classes : ceux que l’âge, le sexe et les maladies mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes et ceux qui sont en état de travailler. Les premiers doivent seuls recevoir des secours purement gratuits ; les autres ont besoin de salaires et l’aumône la mieux placée, et la plus utile, consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. Ce sont ces deux genres de secours, M., que le Roi voulut bien procurer aux peuples de cette généralité en 1739.

II pourvut à ces deux objets par une somme de 7 000 livres donnée aux hôpitaux et par une somme de 20 000 livres destinée en partie à des aumônes gratuites, et en partie à différents travaux propres à occuper les femmes, les enfants, et les autres travailleurs trop faibles pour être occupés sur les grands ateliers des routes. Il eut de plus la bonté d’envoyer dans la Généralité la quantité de cent dix milliers de riz, qui fut distribué dans les paroisses. Les essais que j’ai fait faire récemment à la maison de Force m’ont convaincu qu’une médiocre quantité de riz fournissait une très grande quantité de nourriture et qu’un homme, par ce moyen, pouvait être nourri suffisamment à moins d’un sol par jour. Vous m’avez autorisé à en acheter pour la maison de Force. J’ai su à cette occasion qu’on en attendait dans le mois de janvier de la Caroline à Bordeaux, une assez grande quantité. Il me reviendra à Limoges à cinq sols la livre et peut-être, en en achetant une très grande quantité à la fois, sur le vaisseau même, l’aurai-je à meilleur marché. Les cent milliers feraient une dépense de 25 000 livres ; mon projet ne serait pas de tout distribuer ; j’en ferais vendre une partie par un négociant de cette ville et cette opération aurait deux effets : l’un, de procurer aux artisans et aux travailleurs une nourriture à bas prix qui diminuerait un peu la consommation des grains ; l’autre, de familiariser le peuple, par l’exemple des aisés, à la nourriture du riz qu’il est assez ordinaire de voir rebuter par ceux qui n’y sont point accoutumés. Par ce moyen, une partie de la somme que vous m’auriez autorisé à avancer pour cet objet rentrerait.

Outre ces secours, le Roi voulut bien encore augmenter de 80 000 livres les fonds des Ponts et Chaussées et les porter de 70 000 à 160 000. C’est, M., un des soulagements les plus effectifs que vous puissiez procurer à cette malheureuse province ; mais il serait de la plus grande importance que ce secours fût donné tout entier dans les premiers mois de l’année. Il cessera d’être nécessaire au mois de juin, parce qu’alors les travaux de la campagne fourniront au peuple assez d’occupations. Je sens qu’il est impossible d’arrêter à présent la distribution des Ponts et Chaussées pour l’année prochaine et que, peut-être, les arrangements pris avec les trésoriers ne permettent pas de forcer les remises au delà des sommes déjà fixées, mais ne serait-il pas possible que vous m’autorisassiez à prendre, pendant les cinq premiers mois de 1770, par des Ordonnances sur les receveurs généraux, les fonds extraordinaires que vous nous destineriez et que vous feriez ensuite remplacer sur les fonds destinés à la caisse des Ponts et Chaussées et vous auriez la bonté de porter ceux de la généralité de Limoges, dans la prochaine distribution, à 140 000 livres au lieu de 50 000 livres, à laquelle ils ont été bornés cette année malgré l’urgence des besoins de cette province en ce genre. L’Ingénieur a actuellement pour plus de 100 000 livres de projets approuvés sur les différentes routes ; on n’y travaille pas, uniquement faute d’argent, et sur votre réponse, tous les ateliers pourront être ouverts dans le mois de janvier, c’est-à-dire dans le moment où le besoin en est le plus pressant. Je ne vous cacherai même pas que, dès à présent, j’ai donné ordre aux entrepreneurs des ateliers déjà établis de doubler le nombre de leurs ouvriers. Je ne sais pas sur quoi je les paierai ; mais j’ai compté sur vous et sur les bontés du Roi. Je crois que ce moyen de soulager la Province est d’autant plus fait pour être adopté, qu’au fond, cet argent ne sera employé qu’à des travaux à la charge du Roi et qui doivent tous être exécutés, tôt ou tard. Ce n’est pas un don, mais une simple avance faite en 1770 des mêmes sommes que l’on eût dépensé aux mêmes objets quelques années plus tard, et le commerce gagnera plus à cette avance que le Roi n’y perdra.

Pour me résumer, M., les demandes que j’ai l’honneur de vous faire se réduisent à trois objets :

Aux mesures à prendre pour assurer l’approvisionnement des grains qui manquent dans cette province ;

Aux secours dont les pauvres de la campagne ont le besoin le plus pressant et qu’ils ne peuvent attendre que des bontés du Roi ;

Enfin, au moyen de procurer du travail, d’ici à la fin de mai, à ceux qui manquent de salaires.

Sur le premier point, je vous propose de promettre une gratification par setier de grains importé dans la Généralité, mais cependant de m’autoriser en même temps à avancer quelques sommes à des négociants sûrs pour faire venir des grains qui seront vendus au prix du marché. Je vous propose de consacrer à à ces deux objets une somme de 100 000 livres dont la partie employée en avance vous rentrera.

Pour le second objet, je crois qu’il faut au moins une somme de 50 000 livres dont la moitié sera employée en approvisionnements de riz. Il rentrera peut-être quelque chose de cette moitié. Le reste sera distribué en aumônes en partie, et employé en partie, à faire travailler les pauvres des villes.

Enfin, par rapport au troisième objet, le meilleur, et presque le seul moyen que j’imagine, est que vous veuilliez bien accorder à la Province un fonds extraordinaire de 90 000 livres pour les travaux des Ponts et Chaussées, outre le fonds ordinaire de 50 000 livres, et que vous veuilliez bien me faire toucher ce fonds extraordinaire dans les cinq premiers mois de l’année 1770.

J’ajouterai que la manière la plus facile de me faire parvenir ces secours me paraît être de m’autoriser à tirer des ordonnances sur les receveurs généraux du montant de toutes ces sommes, montant ensemble à 250 000 livres, en partageant cette somme en cinq ou six paiements égaux de 48 000 livres, si vous m’autorisez à la tirer en cinq mois, ou de 40 000 livres, si vous aimez mieux qu’elle soit payée en six. Je sens, M., que les besoins de l’État vont vous faire paraître mes demandes bien fortes ; mais je vois de près combien les besoins des peuples leur en rendent les secours nécessaires. Les bontés que le Roi a montrées, dans des occasions semblables, pour différentes provinces m’enhardissent à vous prier de mettre sous ses yeux la malheureuse situation de celle dont il m’a confié l’administration, et ses sentiments paternels pour tous ses sujets ne me permettent pas de douter que ses libéralités ne soient proportionnées à l’étendue de leurs maux.

22 Décembre.

P. S. J’ai différé, M., d’un courrier l’envoi de cette lettre pour pouvoir vous faire part du compte rendu de la tournée dont j’ai l’honneur de vous parler dans cette lettre. Ce compte n’a fait qu’augmenter mes alarmes en m’apprenant que les grains sont encore moins abondants dans cette partie que je ne m’en étais flatté. Les grains y sont déjà si chers qu’en y ajoutant les frais de voiture jusqu’à Limoges, on ne peut espérer aucune diminution et chaque jour ils y augmentent de prix. J’ai cependant donné ordre qu’on achetât douze ou quinze cents setiers qu’un marchand fera filer peu à peu à Limoges pour y faire paraître quelques grains au marché et diminuer l’inquiétude du peuple.

Je reçois aussi continuellement des avis sur l’augmentation de la misère et sur l’inquiétude des peuples dont les têtes s’échauffent de jour en jour.

J’ai fait mention, au commencement de cette lettre, d’un commencement d’émeute à Saint-Léonard. Pour y remédier le plus efficacement, je me suis déterminé à prier le Commandant du régiment de Condé-Cavalerie qui est ici en garnison d’y envoyer un détachement de cinquante hommes ; les choses avaient été portées au point que les séditieux avaient enfoncé avec des haches et des leviers, les portes d’une ferme qui avait quelques setiers de grains et se les étaient partagés entre eux. La présence du détachement a tout calmé. Les principaux chefs ont été arrêtés et sont actuellement entre les mains des officiers de la maréchaussée qui instruisent leur procès.

Je regarde comme un bonheur, dans cette circonstance, qu’il y ait eu un régiment dans la Province.

—————

[1] Maynon d’Invau fut remplacé le 22 décembre au contrôle général par l’abbé Terray. Ainsi que l’indique le P. S. de la lettre de Turgot, cette lettre ne partit de Limoges que le 22. Elle fut donc reçue par l’abbé Terray.

[2] Avis sur l’imposition de la taille, du 17 septembre 1769, ci-dessus p. 48.

[3] Il y eut cependant un moment où le seigle monta à 30 livres les trois setiers de Limoges ; mais ce ne fut qu’une crise violente qui ne dura que peu de jours. J’ai lieu de croire qu’elle fut occasionnée par une ordonnance imprudente que rendit M. de Tourny pour obliger tous les particuliers à déclarer la quantité de grains qu’ils avaient, sous peine de confiscation des grains non déclarés.

[4] Voir ci-dessous p. 134.

[5] Arrêt accordant des primes à l’importation.

[6] À Londres.

[7] Duplessis d’Argentré.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.